Un monde inconnu/Tome II/21

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Alexandre Cadot, éditeur (Tome IIp. 163-194).

XXI

La route de Queritaro à Guadalajara, la capitale du département de Jalisco, nous prit environ sept jours. La distance était de cent et quelques lieues. Nous passâmes par êplusieurs villes assez industrielles et qui jouent un grand rôle dans la fabrication indigène, comme Salamanca, Selaïa, Léon, Trapuato ; mais aucune de ces villes ne mérite une description particulière ; qui a vu l’une d’elles, les connaît toutes. À Salamanca une seule chose nous frappa, ce fut l’entrée des faubourgs. Tous les murs des jardins et ceux de quelques habitations, se composent tout bonnement d’énormes cactus droits comme des cierges, épineux à l’extrême et de la grosseur d’un homme. C’est là un moyen de bâtir des moins fatigants, et il suffit d’un peu de patience pour voir s’élever sa maison d’elle-même chaque jour. Nous remarquâmes également à Salamanca quelques têtes de morts, exposées aux entrées de la ville ; ayant demandé si elles provenaient de chefs de voleurs, on nous répondit que ces têtes n’étaient autres que celles des généraux insurgés que les Espagnols firent fusiller pendant la guerre de l’indépendance. Une fois vainqueurs, les Mexicains ne pensèrent plus à sauver des ravages du temps et de la honte d’une curiosité publique ces glorieux débris de martyrs morts pour leur liberté. C’est réellement en Amérique peine perdue de s’illustrer et folie de compter sur la gloire.

J’ignore encore comment il put se faire que nous passâmes à travers ces diverses villes sans être dévalisés, car les chemins étaient alors couverts de déserteurs, sans autres ressources que leurs fusils, et chassant aux voyageurs. Ces déserteurs provenaient d’un corps d’armée assez considérable que le gouvernement mexicain envoyait au Texas pour y soutenir les droits de la république, et qui faisait à la vitesse près, la même route que nous.

Nous avions donc terminé, sinon la partie la plus difficile, du moins la plus dangereuse de notre voyage, lorsque nous arrivâmes à Guadalajara.

Guadalajara, qui porte le titre de capitale, est une espèce de succursale de Mexico. Il y a école de droit et de médecine, archevêché, manufactures, et le commerce y est des plus considérables. Nous y retrouvâmes même jusqu’à des portales semblables à ceux de Mexico et tout aussi fréquentés par la foule. La population de Guadalajara s’élève à près de cinquante mille âmes.

Le meson où nous descendîmes, malgré son importance et les nombreux voyageurs qu’il recevait chaque jour, différait peu de ces affreuses masures que nous avions rencontrées le long de la route, et les règles du confort et de la commodité y étaient outrageusement violées. Nous n’en prîmes pas moins pour cela gaîment notre parti, enchantés du reste de nous retrouver dans une grande ville ; car pour ceux qui voyagent à travers le Mexique, les grandes villes leur font le même effet que celui que produit la vue de la terre sur les marins. On rêve compensations et plaisirs.

Les habitants de Guadalajara, ou les Tapatillas, sont renommés comme experts en beaux faits de couteau. Cette arme, vile entre les mains des leperos, qui ne s’en servent que pour assassiner, redevient presque noble en les leur, car ils en jouent avec autant de hardiesse que de dextérité, et ne tuent que loyalement, c’est-à-dire d’après les principes voulus.

La réputation des Tapatillas est également colossale, dans tout le Mexique, comme danseuses de fandango. Le fait est, qu’il est impossible de déployer plus de grâce, plus de légèreté, plus d’abandon que les Tapatillas n’en mettent dans cette danse, qui, monotone et ridicule même, partout ailleurs, devient, exécutée par elles, un caprice aussi poétique que délicieux.

Malheureusement, ces mêmes Tapatillas si séduisantes, sont d’un emportement extrême dans leurs passions et ne se laissent arrêter par aucun obstacle. Ce sont les seules Mexicaines qui se rapprochent un peu de l’Andalouse française du drame et des romans.

On me raconta pendant les quelques jours que je restai à Guadalajara une tragique histoire, de date assez récente, et qui mit toute la ville en émotion. Il n’y a pas un enfant qui ne soit à même de la redire dans tous ses détails, et comme elle a le mérite d’être assez courte, j’ai cru pouvoir lui donner une petite place dans ce voyage.

La plus célèbre des Tapatillas était, d’après l’aveu même de ses rivales, une jeune fille de seize à dix-sept ans, nommée la Leona. Nulle ne savait comme elle danser le fandango, se draper dans un rebozo et s’agenouiller avec grâce à l’église. Ce nom de Leona, par lequel on désignait cette merveille de Jalisco, n’était point le sien propre, mais bien un sobriquet qui lui avait été décerné à l’unanimité, comme s’adaptant parfaitement à son caractère ; car la Leona, malgré son extrême jeunesse, avait déjà donné de tels exemples de fermeté, que les plus hardis Lechuguinos n’osaient lui faire leur cour qu’en tremblant. Insensible à tous les hommages que lui valait son incomparable beauté, la Leona n’aimait qu’un jeune homme, un pauvre orphelin, mais elle l’aimait en lionne, et pour lui, elle eût repoussé les prières d’un roi.

Cependant, un riche hacendero, épris d’elle à en perdre la raison, la demanda en mariage à ses parents qui, très maltraités par la fortune et de la classe la plus humble, se trouvèrent à l’apogée du bonheur en entendant cette proposition.

La Leona que l’on n’avait pas consultée, refusa net, dès les premières paroles qu’on lui dit, à ce sujet, et rien, ni prières ni menaces, ne put ébranler sa résolution.

Sa mère, au désespoir d’une pareille obstination, finit enfin par la menacer de sa malédiction si elle ne lui obéissait pas ; la Leona ; qui aimait sa mère, se résigna.

Seulement, le soir même de cette journée elle prit à l’écart son obstiné fiancé, l’hacendero, et elle lui dit :

— Vous voulez m’épouser, et vous savez pourtant que je n’ai pas d’amour pour vous ; mais ce que vous ignorez probablement, c’est que j’ai un querido.

— Je ne l’ignorais pas lorsque j’ai fait ma demande, répondit-il.

— Alors cela prouve de votre part une grande lâcheté ou un grand courage. Mais allons droit au fait. Puisque vous êtes instruit de ma position, senor, et que vous connaissez vraisemblablement mon caractère, vous devez deviner quelle sera ma conduite une fois que l’on m’aura liée malgré moi, reprit la Leona.

— J’en ai peur, Nina[1] ; parlez donc hardiment.

— Senor ! s’écria la Leona avec véhémence, ma mère n’aura plus le droit de me maudire, mais vous… vous l’aurez… car je deviendrai parjure.

— Je ferai mon possible, Leona, pour mériter votre amour… à force de sacrifices… et le premier, le plus grand de tous, sera votre liberté, que je vous laisserai, si vous voulez devenir ma femme.

— Vous me le jurez ?

— Je vous le jure !

— Eh bien ! moi, en retour, je vous fais un autre serment… C’est que, si jamais vous vouliez vous prévaloir de vos droits sur moi, je vous tuerais. — Me demandez-vous toujours pour femme, senor ?

— Toujours, Nina.

En effet, un mois après cette conversation, et même, pour être plus exact, après cette convention, la Leona épousa l’hacendero.

Ce mariage fit grand bruit à Guadalajara, car chacun connaissait le caractère indomptable de la Leona, et tout le monde savait également son amour ; du reste, la célèbre Tapatilla, malgré sa sauvagerie, ou peut-être bien même à cause de cette sauvagerie, avait beaucoup de partisans. Tous les jeunes gens de la ville, les plus riches et les mieux nés, l’aimaient, parce qu’en les refusant tous, elle n’avait froissé aucun amour-propre. De plus, on racontait sur son compte de nombreux traits d’une générosité et d’un dévoûment d’autant plus réels, que jamais elle ne s’en était glorifiée.

Au total, ce mariage, qui semblait devoir la faire oublier, en la rejetant dans le cercle des choses vulgaires, la rendit au contraire et tout à coup célèbre à jamais.

On apprit, un beau matin, qu’elle avait tué son mari dans la nuit.

Les détails de cette sanglante tragédie ne tardèrent guère à être connus, et les voici tels qu’on me les a racontés.

Une nuit que la Leona avait reçu chez elle son querido, on frappa à la porte, et elle reconnut la voix de son mari qui lui ordonnait d’ouvrir. Le même jour cependant, en montant à cheval, il lui avait déclaré qu’il resterait plusieurs semaines absent.

La Leona ferma aussitôt la porte de sa chambre et ouvrit celle de la rue.

— Quelles raisons avez-vous donc pour revenir ce soir ? demanda-t-elle à son mari,

— Une seule, lui répondit-il avec colère, la jalousie !…

— La jalousie ! répéta la Leona, dont ce mot réveilla toutes les mauvaises passions.

— Et là vengeance ! s’écria l’hacendero qui venait d’entendre tomber une chaise dans la chambre de sa femme.

— Écoutez-moi, senor, dit la Tapatilla en se plaçant devant la porte qui séparait son amant de son mari, au nom du ciel ! écoutez-moi… cela peut éviter un grand malheur… Vous n’avez sûrement pas oublié là promesse que vous me fîtes lors de notre mariage ?…

— J’ai tout oublié… et votre devoir est de m’obéir, dit l’hacendero en s’avançant d’un air déterminé et en prenant violemment sa femme par le bras.

À cette étreinte, la Leona fit un effort désespéré pour maîtriser la colère qui gonflait son sein.

— Arrière ! senor, arrière !… Au nom de notre Seigneur Jésus, prenez garde… Je ne suis pas comme vous, moi… j’ai la mémoire des serments…

— J’entrerai dans cette chambre et je tuerai celui qui s’y trouve ! cria l’hacendero hors de lui et en mettant la main sur la garde de son sabre.

Mais à peine avait-il prononcé ces paroles qu’il poussa un cri, étendit son bras droit en avant, comme s’il eût espéré se cramponner dans le vide, puis tomba lourdement à terre.

La Leona venait de le frapper d’un coup de poignard en pleine poitrine.

Si mon intention était d’arranger ce récit au détriment de la vérité, je crois qu’il ne nie serait pas impossible de le rendre plus saisissant, tout en le rendant moins horrible ; et je supprimerais, afin de jeter un peu d’intérêt sur la Leona, l’affreuse scène qui suivit la chute de l’hacendero. Mais, comme dans des narrations de voyages rien ne peut remplacer le cachet de la vérité, j’avouerai que la Leona, implacable et sourde aux prières de son mari qui lui demandait grâce et lui promettait un entier oubli, le cribla de coups de poignard, jusqu’à ce qu’il ne fut plus qu’un cadavre.

Cette sanglante besogne achevée, elle ouvrit la porte de sa chambre, et appelant son amant :

— Tiens, regarde si je t’aime, lui dit-elle avec un affreux mouvement d’orgueil.

Cette preuve d’amour, loin d’enthousiasmer le jeune homme, lui causa une telle épouvante, qu’il s’éloigna d’elle avec horreur, sans oser prendre la main qu’elle lui tendait.

— Malheureuse ! quel crime ai-je commis !…et pour qui ?… s’écria la Léona, que ce geste expressif fit rentrer en elle-même, en lui montrant que non seulement elle était criminelle, mais bien encore qu’elle s’était trompée sur le compte de son amant… Pepe, reprit-elle en s’adressant au pauvre orphelin, immobile de peur, laisse-moi seule, et retire-toi… enfant… tu viens de me faire bien mal, sans t’en douter, mais je ne t’en veux pas… Ta main !…

Celui-ci obéit cette fois, poussé plutôt par la crainte que par tout autre sentiment. La Leona serra sa main entre les siennes, et Pepe y sentit tomber une larme brûlante ; c’était la seule que la Leona eut versée de sa vie.

— Ce n’est point sur notre amour perdu que je pleure, dit-elle, c’est sur une illusion que je regrette, un rêve… Rien de plus. Adieu, Pepe !

Le lendemain matin, la Leona, coquettement parée et le visage aussi calme que si tien ne s’était passé, se rendit chez le juez de Letras.

— Senor juez, lui dit-elle en entrant, et tout en accompagnant ses paroles d’une gracieuse révérence, j’ai tué cette nuit mon mari… et je viens me mettre à votre disposition.

Les débats de cette sanglante affaire commencèrent peu après, et un avocat de Guadalajara promit à la Leona de la sauver si elle voulait l’aider.

— Que désirez-vous de moi ? lui demanda-t-elle.

— Que vous juriez devant le tribunal que vous n’avez frappé votre mari que pour sauver votre vie… et qu’il n’y avait personne dans votre chambre.

— J’ai tué un homme pour ne pas manquer à un serment, senor Abogobo ; aussi vous comprendrez qu’il m’est impossible de faire un parjure pour sauver ma vie… Alors seulement je deviendrais réellement coupable à mes yeux, répondit-elle.

Malgré les prières de son avocat, qui l’assurait que l’on ne demandait qu’un prétexte pour l’absoudre, la Leona resta inébranlable dans sa résolution, et le jour du jugement arrivé elle raconta en entier, sans rien pallier, sans en omettre le moindre détail, la scène de l’assassinat.

Ainsi que cela devait être, elle fût condamnée à mort.

L’avant-veille du jour où, suivant l’usage espagnol et mexicain, elle devait entrer en chapelle, c’est-à-dire quarante-huit heures avant l’exécution, son geôlier vint la trouver dans son cachot.

— Écoutez-moi sans m’interrompre, lui dit-il, nos moments sont précieux.

Un jeune homme de la ville m’a promis deux mille piastres si je parvenais à vous faire évader de votre prison…, et j’ai accepté.

— Vous avez eu tort, mon ami, lui dit-elle, cela est impossible.

— Mais laissez-moi donc achever. Je vous répète que non seulement j’ai dit oui, mais que je suis même parvenu à lever tous les obstacles.

— Vous vous trompez, il en est un que vous n’avez pu et que vous ne pourriez vaincre.

— Lequel ?

— Ma volonté. Ainsi donc, ne parlons plus de cela.

Le geôlier qui connaissait la Leona de réputation, n’insista plus ; mais il lui demanda le secret.

— Je vous le promets, lui dit-elle. Puis, comme il s’en allait sans ajouter un mot, elle le rappela.

— Ce jeune homme qui voulait me sauver lui demanda-t-elle, devait-il m’accompagner dans ma fuite ?

— Non, senora ; ils vous eût laissé pleine et entière liberté.

— Ne me dites pas son nom, s’écria avec force la Leona ; mais faites-moi le plaisir de couper une mèche de mes cheveux, et jurez-moi que vous la lui remettrez.

Le geôlier le fit ainsi qu’elle le désirait, et il partit sans qu’elle le rappelât.

Le lendemain, la Leona fut mise en chapelle ardente.

De tous les supplices, la chapelle est bien sans contredit le plus horrible et le plus affreux. Veillé, sans qu’on lui laisse un seul moment de repos, sans qu’on lui accorde un seul instant de sommeil, le condamné se trouve livré pendant vingt-quatre heures — vingt siècles à toutes les angoisses d’une mort anticipée. L’appareil qui l’entouré, les paroles que l’on prononce à ses oreilles, tout lui représente le tragique dénoûment du lendemain. Tel homme qui, par un suprême effort de volonté, trouve assez de force pour mourir héroïquement, la fatale heure venue, succombe à l’épreuve de la chapelle, et sanglote en s’efforçant de garder sa dignité et son sangfroid.

La Leona, au contraire, non seulement brava la funeste influence de cette exposition, mais elle parvint même par sa gaîté, à changer le funèbre aspect de cette sombre chapelle, sa dernière demeure en ce monde. À la voir ainsi tranquille et souriante, mais tout en guettant du coin de l’œil l’harmonie des plis de son rebozo, on eût dit une jeune fille remerciant le ciel d’un heureux amour, et songeant avec joie à l’avenir.

Les prêtres qui la veillaient, séduits par sa grâce et subissant à leur insu l’influence de sa beauté, apportaient dans leurs exhortations une douceur insolite et causaient plutôt avec elle qu’ils ne la sermonnaient.

Deux heures avant l’exécution, une chauve-souris tomba dans l’église, et se trouvant éblouie par l’éclat des lumières, se mit à exécuter des tournoiements rapides, et renversa dans son vol inégal et brisé plusieurs cierges.

— La vilaine bête ! s’écria la Leona qui, se relevant aussitôt, déploya son rebozo soyeux et se mit à sa poursuite.

Une de ces folles et joyeuses luttes, comme en engagent les enfants dans les jardins, avec les papillons, commença entre la Leona et le quadrupède ailé. Souple comme un jeune chevreuil, la Tapatilla déployait dans ses efforts une grâce et un naturel parfaits, et ses petits pieds si mignons et si potelés qu’ils avaient fait le désespoir de toutes les femmes de Guadalajara, battaient encore instinctivement en bondissant sur les froides dalles de la chapelle, les mesures du fandango.

Enfin elle parvint à tuer la vilaine bête :

— Savez-vous bien, mon père, dit-elle, en s’adressant à un des prêtres qui la contemplait avec admiration, et sans essayer de retenir deux grosses larmes qui tremblaient dans ses cils, savez-vous bien que l’apparition d’une chauve-souris en plein jour, est un signe infaillible de malheur. Heureusement, ajouta-t-elle en souriant, que mon sort est fixé, sans cela j’aurais été toute inquiète.

Pendant la dernière heure qui précéda l’exécution, la Leona devint impatiente.

— N’en finira-t-on donc pas, répéta-t-elle plusieurs fois.

— Vous n’avez plus que peu d’instants à vivre, ma fille, lui dit un des religieux chargés de l’assister, et peut-être feriez-vous bien de les employer à vous repentir.

— À me repentir ? s’écria la Leona avec feu. Et de quoi donc, mon père ?

— De votre crime !…

— De mon crime ! Permettez-moi, cher père, de vous faire une question. Avez-vous quelquefois, dans votre vie, emprunté de l’argent ?

— Oui, Nina… Mais je ne vois pas en quoi cela petit avoir rapport…

— Et en avez-vous éprouvé des remords ? continua la Tapatilla.

— Aucun, puisque je l’ai toujours rendu…

— Eh bien, alors, à quoi bon me repentir ?… j’ai tué mon mari… et on va me tuer à mon tour… il n’y a dans tout cela qu’une dette et qu’un paiement.

Cette singulière argumentation, quelque fausse et quelque déraisonnable qu’elle fut, imposa silence au religieux, qui ne sut que répondre à la condamnée, et se contenta de lui recommander la prière.

Peu de temps après, un cliquetis d’armes et un murmure confus de cris et de voix se firent entendre au dehors.

— C’était bien inutile de déranger tant de monde pour si peu de chose, dit la Leona, qui ne se méprit pas sur la cause de ce bruit.

En effet, on venait la chercher pour la conduire à la mort.

Je passerai sous silence, sans en donner de description, les nombreuses sociétés religieuses, les formalités consacrées par l’usage et l’interminable cortège qui jouèrent leur rôle dans ce triste drame, et j’arriverai sur la place publique sans me laisser arrêter par tous ces détails généralement connus.

La Leona avec son rebozo à longues franges qui, serré sur sa taille dessinait d’admirables contours, avec son court corté de tunico de mousseline blanche, et ses petits pieds parfaitement chaussés dans d’étroits souliers de satin, avait pendant tout le trajet, tenu constamment la tête du cortège, et elle ressemblait certes plutôt à une fiancée qu’à une victime.

Rendue sur la place, elle chercha du regard l’échafaud, et comme elle ne vit rien :

— Où donc est le garote ? demanda-t-elle avec curiosité.

On lui répondit que les lois locales du département de Jalisco, le gouvernement étant alors fédéral, ne reconnaissaient qu’un seul genre de mort, la fusillade, et qu’elle devait être passée par les armes.

— Moi… une femme… fusillée… s’écria la Leona les yeux brillants de joie… Moi… fusillée, senores… tout comme si j’étais un brave militaire… un vaillant insurgé… Ah ! merci, mon Dieu, je ne m’attendais pas à ce bonheur.

Un mouvement qui s’opéra parmi les troupes démasqua la fatale croix qu’un peloton cachait d’abord. La Leona s’y dirigea aussitôt d’un pas ferme et assuré, avec cette même démarche de Tapatilla si vantée pour sa grâce.

Arrivée à la croix, elle épousseta gentiment, avec son mouchoir de batiste brodée, la banquette qui y était clouée, puis repoussant de côté les draperies de sa robe, comme si elle eût craint de les froisser, elle s’assit d’elle-même et sans qu’on le lui ordonnât.

Tout le monde pleurait, et ce fut à peine si le religieux chargé de l’exhorter à ses derniers moments, trouva assez de force en lui pour lui adresser quelques paroles :

— Vous allez mourir, Nina…

— Je le sais d’autant mieux, mon père, répondit la Leona, que voilà vingt-quatre heures que la mort me fait faire antichambre.

— Récitez votre credo, reprit le prêtre renonçant à sa morale ; car, quoiqu’il fut habitué à voir des exécutions, la Leona n’était pas une condamnée ordinaire, et il sentait sa parole mourir dans des sanglots.

L’infortunée et courageuse Tapatilla, avant d’obéir, rejeta gracieusement son rebozo sur ses épaules, et découvrit sa poitrine à peine voilée par une de ces chemises de fil, découpées en festons, et à manches courtes que portent les femmes mexicaines. Ainsi posée, elle était si belle, que les soldats choisis pour accomplir l’exécution pleuraient de désespoir en songeant à la terrible mission qu’il leur restait à remplir.

Après s’être laissé recouvrir les yeux d’un mouchoir, la Leona commença sa prière dernière, le fatal credo, et, sur un signe de leur commandant, les soldats s’avancèrent l’arme menaçante.

Deux fois l’écharpe de l’officier s’agita dans les airs, en guise de signal, sans que les soldats fissent feu.

Un colonel, se détachant aussitôt d’un groupe de militaires, courut vers eux pour savoir d’où provenait cette violation de discipline, et il les trouva tous aveuglés par leurs larmes.

— Votre humanité vous rend inhumain, leur dit-il, vous prolongez ainsi les angoisses d’une victime. Obéissez donc.

— Nous ne nous y refusons pas, mon colonel, répondit le plus vieux d’entre eux ; mais il nous sera impossible de tirer tant que ce rebozo restera ouvert.

Le colonel s’empressa de ramener le rebozo sur les épaules arrondies de la Leona, puis, s’éloignant de quelques pas, il leva le bras.

Cette fois une forte détonation, que couvrit un immense et spontané soupir de la foule, se fit entendre, la fleur des Tapatillas n’existait plus.

Telle est l’histoire de cette pauvre Leona, qui fut si grande et si noble dans ses malheurs, qu’on a oublié aujourd’hui son crime, pour ne plus se souvenir que de son courage et de sa beauté.

  1. Quoique le mot Nina signifie jeune fille, on l’emploie universellement au Mexique, en parlant aux femmes quel que soit leur âge.