Un monde inconnu/Tome II/22

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Alexandre Cadot, éditeur (Tome IIp. 195-222).

XXII

Le Placer ou Bonanza de Nabogame est entièrement inconnu en Europe ; jusqu’à ce jour on n’en a publié aucune description. On cessera de s’en étonner quand on saura qu’il est séparé de Mexico par sept cents lieues d’abominables chemins. Le dernier endroit habité qui soit le plus près de cette Bonanza, est Culiacan, la capitale de ce vaste département de Sinaloa, dont la mer Pacifique baigne les côtes, et dont rarement les pieds des voyageurs étrangers ont foulé le sol ; encore faut-il huit bonnes journées de marche dans la direction du nord-est, au cavalier qui veut se rendre de cette capitale à Nabogame.

La plus exacte définition que je puisse trouver, pour donner une idée de ce qu’au Mexique on nomme Bonanza ou Placer, est de l’appeler (et qu’on me pardonne la pompe de cette expression) un vaste océan d’or ; quelques lignes d’explication me deviennent du reste ici tout à fait nécessaire pour bien me faire comprendre.

Dans les déserts de sables que renferment les départements de Sonore y Sinaloa, les Indiens, je parle de ceux qui relèvent du gouvernement Mexicain, et sont regardés comme civilisés, découvrirent à différentes époques, de certains endroits couverts d’immenses quantités de poudre d’or. Cet or, mêlé à la superficie du sable, se livre de lui-même à la cupidité de l’homme, en trahissant sa présence par ses scintillements au soleil. À peine une pareille découverte a-t-elle lieu, que le secret mal gardé, quoique entouré pourtant de solitude et de silence, se répand jusqu’à travers les populations les plus éloignées avec une rapidité aussi incroyable qu’elle est incompréhensible, et fait s’abattre en peu de semaines, sur la nouvelle Bonanza ou le nouveau Placer jusqu’à vingt-cinq ou trente mille Mexicains ou Indiens, que l’appât d’un gain facile y attire.

On peut concevoir combien une agglomération de monde, si grande et si subite, doit entraîner avec elle d’inconvénients et d’abus ; et bien mieux encore en songeant que presque toute celle population improvisée ne se compose que de misérables vagabonds, aux instincts nomades et indomptés, aux penchants grossiers et sanguinaires.

Aussi, rarement la découverte d’un placer profite-t-elle aux négociants établi au Mexique, qui auraient plus à redouter de la cruauté de ses habitants qu’à espérer de la richesse de son sol.

À ces dangers, se joignent encore ceux de l’insalubrité et des maladies qu’elle engendre. Lorsque je me rendis à Nabogame, la route, quelques lieues avant d’arriver, était blanchie d’ossements épars et de squelettes de mules et de chevaux que la soif avait tués, et sur lesquels des zopilotes, acharnés encore à arracher quelques lambeaux de chair, présentait à l’œil attristé un spectacle d’une lugubre horreur. L’eau (et Dieu sait quelle eau) se vendait à l’époque dont je parle une piastre et une piastre et demie la bouteille.

Cette cherté s’expliquera bien facilement, quand on saura que la Noria (source ou puits) la plus rapprochée de Nabogame, était encore distante d’une dizaine de lieues, et que l’eau est aussi essentielle aux chercheurs d’or, pour se procurer ce métal, que le mercure et le plomb sont indispensables aux mineurs. — La manière dont les Bonanceros obtiennent la poudre d’or est tellement simple, qu’à peine demande-t-elle deux lignes de description ; elle consiste tout bonnement à prendre le sable même de la surface du sol, puis, après l’avoir bien lavé et remué fortement, à le passer dans un tamis d’une extrême finesse, le sable se dégage insensiblement, grain par grain, et finit par ne plus laisser que la poudre d’or qu’il contenait.

Parmi les premiers aventuriers qui se rendirent à Nabogame, on en cite un grand nombre dont les recherches furent couronnées d’un si heureux succès, que le récit en paraîtrait fabuleux en Europe. J’ai vu pour ma part, lorsque le sol de la Bonanza commençait à s’apauvrir, un Indien qui avait trouvé dans sa journée deux morceaux d’or vierge ou à mille millièmes de titre, formant ensemble un poids de soixante quatre onces, ce qui représente en France une valeur de cinq mille sept cent cinquante francs.

Mon intention, en allant visiter Nabogame, n’ayant jamais été de réaliser quelque combinaison commerciale, mais bien seulement de satisfaire ma curiosité, j’avais eu soin de n’emporter avec moi que le strict nécessaire, afin de ne pas mettre à l’épreuve la très suspecte hospitalité des habitants, que l’appât d’un bagage de caballero eût bien pu trouver en défaut.

Toute ma suite se composait donc de deux pauvres mules bien maigres et bien pelées, conduites par mon domestique, qui, relevant lui-même de maladie, ne déparait en rien le tableau. C’est dans cet équipage triomphal, qu’arrivé au bas d’un sentier étroit et rocailleux qui descendait le long des flancs d’une montagne, je me trouvai tout à coup au beau milieu des habitations de Nabogame.

Le spectacle que j’avais devant les yeux, ce spectacle acheté par tant de peines, vint renverser de prime-abord toutes les idées que je m’étais faites d’une Bonanza, mais non mon espoir d’y trouver des sujets d’étude. Au contraire, tout ce qui frappait ma vue était empreint du cachet d’une sauvage originalité que je n’avais rencontrée encore nulle part. Et puis, c’était un piquant contraste de sortir d’une solitude immense et profonde pour se trouver jeté sans transition au milieu de vingt-cinq ou trente mille individus ; d’être resté huit jours sans entendre le son d’une voix humaine, de se trouver étourdi tout à coup par des mugissements de plaisirs et de plaintes, car, dans Nabogame, lieu entouré de solitude et d’impunité, sol maudit ou tout manque, excepté l’or, les passions ne gardent aucun frein et éclatent dans toute leur violence.

Les habitations des Romanceros, disséminées çà et là, sans ordre et sans ensemble, présentaient également dans leur construction quelque chose de pittoresque et de bizarre. Leurs murs, égalisés tant bien que mal, et à vue d’œil, n’étaient composés pour la plupart que d’arbres entiers couverts encore de leur écorce et réunis entre eux par des couches d’une terre argileuse ; les clous étaient remplacés par des lianes, les tuiles par des feuilles de palmier, les carreaux et les portes manquaient presque partout.

Malgré la modeste, pour ne pas dire piteuse apparence de mon train de voyageur, je compris clairement, aux regards hardis et presque menaçants que jetèrent sur moi les premiers Nabogamiens que je rencontrai, que ce rempart d’humilité derrière lequel je comptais me blottir, pour observer tout à mon aise, pourrait bien être franchi, et je sentis combien le choix d’un abri et d’un hôte pouvait influer sur ma tranquillité future. Pour un étranger sans connaissances et sans amis, ce choix présentait d’autant plus de difficultés que je devais me décider sans retard, n’ayant pour tout guide que mon talent de physionomiste.

Ne comptant, comme tous ceux qui n’ont rien à espérer, que sur le hasard, je poussai ma mule dans la foule, après m’être bien promis toutefois de mettre à profit la première occasion qui se présenterait de trouver un bon gîte. Devant les maisons et appuyées contre leurs murs, d’énormes chaudières remplies de sable et d’eau étaient surveillées par des hommes presque nus et à l’air farouche, de tous les sangs et de toutes les couleurs ; Indiens, créoles, métis, noirs, jaunes, bistres, blancs et olivâtres, misérables vagabonds qui, le couteau pendu à une ceinture de crêpe de Chine tout souillé,on bien à une amarre de lianes, prenaient, en me voyant passer, des airs de matamores et des poses de Cid, dans l’intention probablement de me donner, à moi, étranger, une haute idée de leur personne et de leur pays.

Au milieu de ces travailleurs étaient étendus à terre des zarapes couverts de petits sacs pleins de poudre d’or et représentant des tables de jeu ; à l’entour, des Indiens déguenillés, les lions de l’endroit, fumaient avec sangfroid leurs cigarettes, tout en aventurant sur un seul coup de cartes des enjeux qui eussent été remarquables, même dans nos clubs modernes, et qui, là, passaient presque inaperçus.

Arrêté par la foule qui entourait une de ces parties, je fus témoin d’une scène assez curieuse, et dont ma position élevée (puisque j’étais à dos de mule) me permit de saisir jusqu’aux moindres détails.

Deux célèbres chercheurs de poudre d’or (car où il y a rivalité il y a célébrité) se partageaient l’attention publique.

Le premier, Matagente, ainsi que je l’entendis nommer autour de moi, présentait une énorme face, s’appuyant sur des épaules brûlées par le soleil, et aux proportions herculéennes. L’expression de son visage trahissait de prime-abord un cachet de cruauté vraiment remarquable, et qui pouvait bien lui avoir mérité le sobriquet de Matagente (lueur de monde). Il était de la race indienne.

Son adversaire appartenait à cette race croisée, astucieuse et bâtarde, qui n’a gardé aucune des vertus primitives de l’Inde et n’a pris des Espagnols que leurs vices. Le Pelon (ou tondu), car tel était son nom de guerre, ne ressemblait pas mal à un moine défroqué : sa figure, hypocritement bénigne, offrait au premier coup d’œil quelque chose d’honnête et de bon, qu’un examen plus attentif démentait du reste bientôt. Souple et brillant de corps, sans barbe et les cheveux coupés ras, sa nature se rapprochait de celle des reptiles. C’était lui qui, dans le moment où j’arrivai, paraissait le vainqueur.

— Allons, tu as encore perdu, mon vieux Matagente, disait-il alors en retirant de dessus le zarape qui leur servait de table, un sac plein de poudre d’or. Aussi, caramba ! pourquoi diable t’obstines-tu toujours à être mon rival ? Tu devrais savoir pourtant que tu ne joues guère de bonheur avec moi ; ce ne sont, certes, ni les observations, ni surtout les leçons qui t’ont manqué. L’autre jour, je t’ai gagné à la course ton dernier cheval, et tu es meilleur cavalier que je ne le suis moi-même ; ensuite, je t’ai soufflé ta maîtresse, quoique tu l’emportes beaucoup sur mon humble personne par la bonne mine et tes airs fanfarons ; et voilà qu’aujourd’hui, par un heureux coup de cartes, je m’approprie ton dernier sac de poudre d’or, et cependant la réputation de merveilleux tricheur n’avait jamais essuyé d’échec jusqu’à ce jour. Qu’en dis-tu, Matagente ? ajouta le Pelon en empochant son or, et en prenant, comme s’il eût voulu s’en aller, son chapeau qu’il avait posé près de lui.

— Ce que je dis, infernal Pelon, répondit Matagente, dont les yeux pleins de rage semblaient voilés de sang, je dis que si tu m’as trompé en amour, gagné en courses de chevaux et volé au jeu, il y a une partie que nous n’avons jamais jouée ensemble, et dans laquelle l’avantage me restera peut-être.

— De quelle partie veux-tu parler ? demanda l’imperturbable Pelon avec un sangfroid glacial.

— De celle du couteau, cria Matagente en se précipitant d’un bond terrible sur son adversaire, la rage dans le regard, l’écume à la bouche, et son couteau à la main.

Le mouvement du fougueux Indien avait été tellement rapide et imprévu, que pas un des assistants n’eut le temps de l’arrêter : du reste, et quand même il eût été au pouvoir de la foule de s’interposer, même sans danger, il est plus que probable que personne ne l’eût fait : c’était se priver d’un spectacle, spectacle d’autant plus précieux, qu’à Nabogame les courses de taureaux manquaient.

Au lieu de reculer vivement, pour tâcher de parer le coup qui lui était porté, le Pelon se jeta, au contraire, hardiment au-devant de son adversaire, et le frappa de son chapeau au milieu de la poitrine. À ce coup, si inoffensif, du moins en apparence, Matagente chancela comme s’il eût été ivre, puis ses jambes plièrent, et il tomba lourdement à terre, la poitrine inondée de sang.

— Eh bien ! comment trouves-tu que je joue cette partie-là ? demanda le Pelon, penché au-dessus de son adversaire ; et au milieu du silence général produit par ce coup de théâtre. Imprudent, ou imbécile plutôt, qui croyais pouvoir me tromper tout comme on ferait d’un enfant ! Mais tu ne sais donc pas que voilà un quart d’heure que je lisais ta trahison dans tes yeux, Matagente, un quart d’heure que j’attendais ton attaque, un quart d’heure que j’étais prêt ? Vois plutôt !…

Le Pelon, laissant tomber son chapeau, et entrouvrant la manche de sa chemise, en fit sortir son couteau qu’il y tenait caché.

Comme, à Nabogame, la justice était chose complètement inconnue de fait et de nom, le métis, n’ayant aucune poursuite à craindre, ne daigna pas même s’éloigner du lieu de son exploit.

Quant à Matagente, comme il avait une grande réputation, et qu’en tous pays les grandes renommées jouissent de certains priviléges, deux personnes daignèrent, parmi les sept à huit cents qui l’entouraient, venir à son aide.

Une fois que le sang eut été étanché, on vit que la poitrine de l’Indien était sillonnée d’une horrible ouverture ; mais le couteau du Pelon, ayant été arrêté par une côte, il se trouva, en définitive, que la plaie paraissait beaucoup plus effrayante qu’elle n’était dangereuse : aussi la chute de Matagente fut-elle attribuée plutôt à la violence du coup qu’il avait reçu, et qu’avait doublée la force de son propre élan, qu’à la gravité de sa blessure.

— Pourquoi donc laisser languir ainsi le jeu, amigos ? dit le Pelon après avoir arrangé de nouveau son zarape à terre. Pour voir un homme blessé ! chose rare et curieuse, sur ma foi, surtout ici. Allons, en avant les cartes ! La partie recommença.

Pendant que le jeu continuait, Matagente recouvrait ses sens.

Son premier regard fut un regard de haine impitoyable qu’il dirigea vers le Pelon, complètement absorbé en ce moment par les chances du monte ; sa première action, celle de ramasser son couteau gisant à terre, et sa seconde de se jeter si violemment et avec une si sauvage énergie, sur son ennemi, qu’avant que le Pelon eût eu le temps de pousser un seul blasphème, il se trouvait cloué au sol par le poids de son adversaire, qui, les deux genoux fortement appuyés sur sa poitrine, et, d’une main, lui serrant la gorge à l’étouffer, semblait prendre plaisir à bien choisir la place où son autre main, armée du couteau, devait frapper.

Cette situation dramatique dura pendant quelques secondes, au grand ébahissement et à la vive joie des spectateurs, qui, après avoir assisté à une tragi-comédie, et avoir cru que tout était fini, se trouvaient maintenant devant un drame bien sombre et bien noir.

— Ah ! Pelon, cria tout à coup Matagente au milieu du silence général, il paraît que tu t’étais trompé tout à l’heure en croyant gagner la partie. Ce n’était que la première manche, cher ami, la seconde est à présent pour moi. Quant à la troisième, tu la joueras avant peu avec le diable.

Matagente, désireux de jouir des angoisses de son ennemi, leva le bras comme pour le frapper ; mais son attente fut trompée, car le Pelon ne sourcilla seulement pas. Ce calme, loin de désarmer la colère de son ennemi, l’exaspéra encore davantage ; et, pensant que ce qui empêchait le Pelon de demander merci était la rude manière dont il lui pressait la gorge, Matagente ouvrit un peu ses doigts pour le laisser respirer.

La foule, tranquille et muette, attendait toujours avec une admirable patience le dénoûment du reste prévu, de ce drame, et ne songeait pas le moins du monde à interposer son autorité.

— Ouf ! fit simplement le Pelon en sentant l’air lui arriver dans la poitrine.

— Eh bien ! demanderas-tu grâce ? lui cria Matagente ; demandes-tu grâce, maudit Pelon, ou veux-tu mourir ?

Le Pelon soutint froidement le farouche regard dont son vainqueur accompagna cette menaçante interrogation, et lui répondit sans qu’aucune émotion pût se distinguer dans sa voix :

— Matagente, tu te conduis trop brutalement à mon égard pour que je garde des procédés envers toi ; je t’ordonne de me tuer.

Il était évident que le fougueux Indien ne s’attendait à rien moins qu’à cette réponse bizarre ; aussi pris à l’improviste et poussé à son insu par un sentiment d’opposition, répondit-il, sans trop se rendre compte de ses paroles :

— Et si je ne veux pas te tuer, moi !

— Et si je veux pourtant me laisser tuer moi — reprit le métis avec une impudence d’autant plus remarquable, que malgré toute sa bonne volonté il eût été incapable de faire un seul mouvement — qui m’en empêchera ?

— Personne, répondit brutalement Matagente qui croyant tout à coup voir un piège dans les réponses de son ex-ami, voulut en finir.

— Personne, dis-tu, enfant ? répéta vivement le Pelon. Je parie pourtant qu’il en est une.

— Laquelle ?

— Toi.

— Moi !… moi !… s’écria Matagente d’un air dans lequel la colère et la curiosité se mêlaient par moitié. Mais tu es fou !…

— Cher ami, laisse de côté toutes ces exclamations qui ne prouvent rien ; approche ton oreille de ma bouche et écoute les deux mots que j’ai à te dire.

Que ce fût par curiosité, ou par un reste de cette ancienne supériorité qu’avait jusqu’alors exercée le Pelon sur lui, toujours est-il que l’Indien obéit ; seulement et par manière de précaution, il appuya son couteau sur la poitrine de son ennemi, mais pas assez délicatement pour empêcher quelques gouttes de sang d’en jaillir.

Aux premières paroles que prononça le Pelon, les yeux de Matagente étincelèrent, et un tressaillement convulsif, qui pouvait venir tout aussi bien de la joie que de la crainte, fit trembler ses puissants muscles ; cette émotion ne dura pas plus d’une seconde. Le métis continua de lui parler à l’oreille pendant à peine une demi-minute, puis s’arrêtant court, reprit soudain à haute voix :

— Si ton intention est toujours de me tuer, finis-en, je t’en prie, car il est vraiment ridicule de voir deux caballeros tels que nous se donner ainsi en spectacle à la plèbe.

— Te tuer moi, s’écria Malagente avec un sentiment presque d’horreur. Te tuer, moi !… Pourtant, dis-moi, bien-aimé Pelon, tu me jures, n’est-ce pas, que si je te laisse vivre, tu me pardonneras ma conduite d’aujourd’hui, et que tu oublieras tout ce qui s’est passé de fâcheux entre nous ?

Le Pelon, à cette question, eut l’air de réfléchir pendant un moment, puis répondit avec un air admirable de bonhomie et de gracieuse condescendance :

— Eh bien ! oui, Matagente, je consens à tout oublier.

À peine ces paroles étaient-elles prononcées, que l’Indien se mit sur ses pieds et tendit la main à son ancien ou nouvel ami, comme on voudra le nommer, afin de l’aider à se relever ; puis, le prenant par le bras disparut bientôt avec lui dans la foule, au grand étonnement, et au plus grand désappointement encore des curieux.

Parmi les innombrables commentaires auxquels donna lieu cette scène bizarre, une réflexion partie près de moi, vint me frapper d’une subite lumière.

— Voilà donc les suites du jeu et du vagabondage, avait dit un vieux Mexicain, du sang et des remords.

Je m’avançai sans perdre de temps vers le moraliste, puis me penchant sur ma selle, je lui dis de l’air le plus gracieux qu’il me fut possible de prendre :

— Voudriez-vous m’accorder l’hospitalité, senor, je suis un étranger qui ne connaît personne ici.

Mon homme, quoique surpris par ma brusque demande, ne m’en répondit pas moins à l’instant même de cette manière si simple et si courtoise en même temps que le Mexicain possède au suprême degré.

— Ma maison est pauvre ; mais le peu qu’elle contient est à votre disposition, caballeros. Veuillez prendre la peine de me suivre.

Je me hâtai de mettre à profit cet avis tout en me félicitant du heureux hasard qui me faisait peut-être rencontrer le seul homme, dans tout Nabogame, qui fût sincère et bon.

Une heure après, installé avec mon nouvel hôte devant une table frugalement servie, nous causions tous les deux des événements du matin qui avaient précédé notre rencontre.

— À quoi, don Luis (tel était son nom), attribuez-vous, lui demandai-je, le subit changement de Matagente et le mystère de sa conduite.

— À une mauvaise action future.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Asseyez-vous, dit-il, et écoutez-moi.