Un mystérieux enlèvement/10

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A. Lefrançois (p. 184-192).

CHAPITRE VIII

LES DÉBATS DE TOURS

I. État des esprits à Tours, à la veille du Jugement. ─ II. Les débats. ─ III. Annulation de l’arrêt et renvoi de la cause devant le Tribunal spécial de Maine-et-Loire.


I

Plus le jour approchait, plus les esprits s’exaltaient ; plus aussi se multipliaient les démarches, plus vives étaient les intrigues en faveur des prévenus, particulièrement de MM. de Canchy et de Mauduison.

Leur condition, leur âge, leur parenté, ce qu’il y avait de romanesque dans la situation du premier, marié de fraîche date, arrêté en pleines fêtes du baptême de son enfant nouveau-né, tout ouvrait les cœurs à une pitié que tournait en sympathie l’agissante tendresse de la marquise de Canchy, jeune, ardente, éprise, véritable héroïne. Elle s’était rendue à Tours. On la voyait partout, protestant de l’innocence de son mari, de son frère, assiégeant les juges, mêlant larmes et prières. Tant d’efforts, tant d’amour émouvaient les plus froids, attendrissaient les plus durs. « J’ai été obligé de rester plusieurs jours à Tours, écrit, à la date du 9 germinal, un correspondant de Clément de Ris[1], et j’ai pu voir combien les honnêtes gens[2] s’y apitoyaient sur le sort des brigands qui t’ont pillé et maltraité. Cependant j’ai pu me convaincre aussi que le plus grand nombre des citoyens est révolté de cet apitoiement. Espérons qu’un bon tribunal fera justice, et qu’on n’aura pas à gémir de l’impunité. »

À Blois, l’émotion n’était pas moindre : « Il n’est pas de calomnies, d’hypocrisies, de fureurs que la foule des royalistes qui empoisonnent cette ville et le voisinage ne déploient contre tout ce qui est républicain, lisons-nous dans une lettre de l’ex-conventionnel Grégoire[3]. Aussi c’est en cette qualité de républicain que ces brigands ont levé contre vous les poignards. » On attendait anxieusement l’arrêt concernant Lemesnager. Le préfet de Loir-et-Cher, sollicité par lui de venir témoigner au procès, demandait au Ministre des instructions[4] : « Il n’y a personne ici, ajoutait-il, qui ne soit persuadé de l’innocence de Lemesnager, car il n’y a personne qui n’ait vu quelques-uns des nombreux témoins qui déposent de son alibi. Divers maires et d’autres citoyens se sont trouvés avec lui, le jour et à l’heure de l’enlèvement, à dix-huit lieues de Beauvais. »

Il importait de réagir contre ces impressions et de se prémunir contre cette pression de l’opinion. Un éclectisme, la prudence eut plus de part que l’impartialité, présida à la constitution du Tribunal. On le voit par une lettre que, le 30 prairial, un des juges[5] adressait au Sénateur : « Avant que vous vous soyez intéressé à moi, Monsieur, j’avais peu l’honneur de vous connaître, et je vous ai une double obligation pour cette circonstance. Je me rappellerai toujours avec reconnaissance l’intérêt que vous m’avez témoigné et que vous avez mis à ma nomination. Si les occupations auxquelles je me trouve livré ne sont pas gaies, je m’en trouve dédommagé par l’agrément que j’éprouve avec mes collègues, notamment M. Calmelet, que j’avais déjà l’avantage de connaître. Les militaires qu’on nous a adjoints sont également très estimables, gens de bonne éducation, droits, et dans les principes du gouvernement. On ne pouvait faire un meilleur choix. »

Les principes du gouvernement, à cette date, sont connus. S’inspirant d’une pensée de vengeance, plutôt que de justice, contre une faction prête à employer tous les moyens, même les plus criminels, le Ministre de la Police avait invité le Tribunal à rester sourd à toute clémence, à être impitoyable dans l’application des peines. L’audace des rebelles, la série ininterrompue de leurs méfaits, leur entente avec l’étranger ne permettaient pas l’indulgence. Il fallait un exemple, et, n’avait-il pas cessé de répéter, il le fallait terrible. Les dispositions du Premier Consul étaient connues ; son désaveu n’était pas à redouter. N’avait-il pas dit tout récemment : « Il faut avoir l’œil ouvert sur les émigrés rentrés, sur les chouans, et sur tous les gens de ce parti. Cette poignée de scélérats sera bientôt réduite à l’impuissance de nuire. » Des engagements pris avec les ravisseurs, qui donc oserait en parler ? Les inculpés ? Invoquer l’oubli promis serait avouer le crime dont ils persistaient à se dire innocents. D’ailleurs, quel engagement pouvait lier à des gens qui venaient de trahir les leurs ? On tenait les coupables ; les lâcher serait un crime envers le pays ! Et, fort de la confiance de Bonaparte ; invoquant – à défaut de la légalité – la légitimité des mesures nécessaires à la défense d’une société dont la sauvegarde lui était confiée ; en repos avec les capitulations de sa conscience, il réitérait confidentiellement au Préfet d’Indre-et-Loire l’ordre, en cas d’acquittement, de faire conduire à Paris, sous bonne escorte, de Canchy, de Mauduison et Gaudin : « Ces trois individus, disait-il, les seuls de ceux arrêtés qui m’aient été signalés d’une manière positive pour avoir fait partie des brigands qui ont enlevé de chez lui le Sénateur Clément de Ris, ont encore donné lieu, par leur conduite, à d’autres préventions, qui exigent qu’ils restent en arrestation jusqu’à ce que je me sois procuré les renseignements nécessaires pour les faire juger[6]. »


II

Les débats s’ouvrirent le 26 messidor, sous la présidence du citoyen Bruère, président du Tribunal criminel de Tours, assisté des citoyens Jean Pierre Demizel et Antoine Taschereau, juges au même tribunal ; Antoine Mouret, chef de la 3e brigade des vétérans ; Charles Joseph Mourain, capitaine de gendarmerie ; Nicolas Joseph Busiquet, capitaine adjoint à l’État-Major ; et, comme adjoints, Louis Jean Rondeau-Châteauroux et Alexandre Louis Liger-Maisonneuve, anciens juges. Le Commissaire du Gouvernement était Louis François Denis Calmelet, membre du Conseil de Préfecture ; le greffier, Louis Bodin, du Tribunal criminel.

Au banc des accusés étaient assis Jourgeon et sa femme Anne Compagnon ; Lacroix et Adélaïde Droulin son épouse ; Leclerc[7] ; Lemesnager ; de Canchy ; de Mauduison ; Aubereau et Gaudin[8].

Les défenseurs étaient, pour de Canchy et de Mauduison, le célèbre Chauveau-Lagarde ; pour Lemesnager, Pardessus[9] ; pour Gaudin, Me Bernazais, et, pour les autres, les citoyens Callaud et Blain, du barreau de Tours.

L’audience fut ouverte à huit heures du matin. Environ quarante témoins répondirent à l’appel de leur nom. Quelque importante que dût être leur déposition, ni Bourmont, ni aucun des ouvriers de la délivrance n’avaient été cités ; la plupart étaient en prison depuis l’événement de nivôse, les autres en fuite. Parmi les manquants figuraient Mme  Clément de Ris et son fils, excusés par certificats de médecins, et le Sénateur, dont l’absence provoqua de violents murmures : si, pendant le trajet de Beauvais au Portail et son séjour dans le souterrain, un bandeau lui couvrait les yeux, il avait eu la vue libre lors du pillage de son cabinet et quand on le conduisait à sa voiture ; il avait vu ses ravisseurs ; il pouvait les reconnaître ! Invité par Me Bernazais à s’expliquer sur ce point, le Commissaire du Gouvernement lut une lettre de son collègue du Tribunal de la Seine : le témoin se retranchait, pour ne pas comparaître, derrière ses fonctions de Sénateur. La défense fit, sur cette lettre et sur ce motif, les réserves que de droit, et il fut passé outre aux débats.

Lemesnager, Leclerc, de Canchy, de Mauduison, Aubereau et Gaudin, considérés comme les six agents principaux de l’attentat, étaient accusés d’enlèvement à main armée avec menace de mort, de vol et de séquestration ; Lacroix et sa femme, de complicité dans les mêmes crimes ; les époux Jourgeon, de séquestration arbitraire. Ceux-ci avouaient et se retranchaient derrière l’ordre reçu de leurs maîtres ; les Lacroix prétendaient avoir agi sous la contrainte des brigands et par désir de sauver les jours de la victime ; les autres niaient et invoquaient l’alibi.

L’audition des témoins occupa les audiences du 27 au 29. Après un jour de suspension, le Commissaire du Gouvernement prononça son réquisitoire. Autant il s’y montra favorable à Leclerc, Lemesnager et Aubereau, dont les alibis méritaient créance, autant il fut énergique à requérir contre de Canchy, de Mauduison et Gaudin ; il n’y avait aucune confiance à accorder à leurs témoins, gens, pour la plupart, d’une honorabilité équivoque, et dont la situation permettait de suspecter l’indépendance et la véracité ; au contraire, les témoins à charge déposaient contre des prévenus inconnus d’eux avant le crime ; eux-mêmes étaient connus de tous ; leur impartialité ne pouvait être soupçonnée. Il abandonnait volontiers les poursuites en ce qui concernait Aubereau, Leclerc et Lemesnager ; mais réclamait, pour le couple Jourgeon, six mois d’emprisonnement, vingt-quatre pour la femme Lacroix, et concluait, pour les quatre inculpés restants, à la peine de mort.

La parole était aux défenseurs. Entre toutes, une plaidoirie fit sensation, celle de Chauveau-Lagarde. Il constata, par pièce authentique, que de Canchy était myope, dur d’oreille, et, depuis une maladie, privé, ou peu s’en faut, de l’usage d’un bras : « Comment, s’écria-t-il, un homme si incomplet serait-il voleur, assassin, ravisseur ? » Pour de Mauduison, enrôlé quelque temps sous les drapeaux de la rébellion, toute sa conduite ultérieure prouvait la sincérité de sa soumission. Le Commissaire du Gouvernement avait attaqué l’honorabilité des témoins de la défense ? Elle était au-dessus de toute atteinte ! Il avait exalté la confiance due aux témoins de l’accusation ? Mais ils avaient reconnu tous les accusés, et l’organe du ministère public concluait néanmoins à l’innocence de trois d’entre ceux-ci ? Les mêmes témoins dignes de confiance, quand il s’agissait des uns, cessaient de l’être quand il s’agissait des autres ? Enfin l’éloquent défenseur s’éleva contre la non-comparution, essentielle cependant, des agents de la délivrance, et plus encore du Sénateur, de sa femme et de leur fils. On avait lu leurs dépositions écrites ? Elles dataient de huit mois ! Qui prouve qu’ils avaient gardé en messidor les sentiments qu’ils avaient en vendémiaire ? Qui sait si aujourd’hui, et en présence des prévenus, leurs déclarations seraient ce qu’elles étaient hier, et en leur absence ?

Les débats furent clos après cette plaidoirie. Il était dix heures du soir. Le Tribunal se retira pour délibérer, et revint au bout d’une heure. Les arguments de Chauveau-Lagarde avaient produit l’effet que la défense en espérait. Mus par la commisération, peut-être par le désir d’esquiver la responsabilité d’un verdict pour lequel leur conscience se sentait insuffisamment éclairée, les juges se dérobèrent et rendirent l’arrêt suivant :

« Considérant qu’il n’est point défendu, en tout état de cause, et même qu’il est de scrupuleuse justice, d’acquérir par tous les moyens possibles les renseignements qui peuvent conduire à une parfaite conviction ;

» Considérant la non-confrontation du Sénateur Clément de Ris, de la citoyenne son épouse et du citoyen leur fils, le père retenu à Paris par ses fonctions, la mère et le fils par la maladie ;

» Mais vu la nécessité d’obtenir d’eux les renseignements qu’ils doivent être dans le cas de donner pour la reconnaissance des accusés ;

» Le Tribunal, avant de faire droit, ordonne que par-devant le Président du Tribunal criminel du Département de la Seine, ou l’un des Juges par lui commis, le Sénateur Clément de Ris, la citoyenne son épouse, et le citoyen Paul François Clément de Ris, seront cités, à la requête du Commissaire du Gouvernement près le même Tribunal, pour être confrontés avec les accusés et entendus sur les faits de l’accusation ;

» Le Tribunal ordonne, qu’à cet effet, les accusés seront conduits à Paris[10]. »


III

Cet arrêt surprit et mécontenta tout le monde. « Le jugement baroque rendu dans l’affaire de vos assassins, écrivait-on de Chinon à Clément de Ris, fait beaucoup de sensation à Tours et ici. Il est généralement blâmé et les juges tournés en ridicule. Chacun se dit : quelle espèce de juges est-ce donc là, qui n’ont pas le courage de condamner ou d’absoudre ? On parle de leur destitution. Vous devez savoir à quoi vous en tenir[11]. »

L’illégalité de l’arrêt était manifeste. Des juges, dont l’accusation n’a pas déterminé la conviction, doivent acquitter, ou, s’ils réclament un supplément d’instruction, le faire par les moyens légaux. Le Tribunal spécial d’Indre-et-Loire sortait de sa compétence en ordonnant de lui-même le transfert des accusés à Paris et la confrontation devant le Tribunal de la Seine des témoins visés. Ainsi en jugea le Tribunal de Cassation, auquel l’arrêt avait été déféré par le Commissaire du Gouvernement. Sans se prononcer sur le fond, il cassa l’arrêt des juges de Tours comme contrevenant aux dispositions de la loi du 10 pluviôse an IX, et il renvoya l’affaire devant le Tribunal spécial de Maine-et-Loire (7 fructidor).




  1. Lettre de Gouïneau, de Bléré, membre du conseil d’arrondissement. Correspondance privée de Clément de Ris.
  2. Entendez les royalistes et leurs partisans.
  3. Lettre à Clément de Ris (9 floréal). Correspondance privée de Clément de Ris.
  4. Lettre du 14 messidor. « Le Préfet n’a pas à se déranger, fut-il répondu ; sa déposition écrite a toute valeur. »
  5. Le citoyen Taschereau. Correspondance privée de Clément de Ris.
  6. Lettre du 9 messidor. Archives nationales.
  7. Au cours des débats, il revint à sa déclaration du 11 vendémiaire et déclara s’appeler de son vrai nom Desmarets.
  8. Il parut à l’audience un œil caché sous une taie de taffetas.
  9. Il avait été, au collège de Saumur, l’élève de Fouché, auquel, en mars 1815, quand celui-ci fut proscrit par Louis XVIII, il devait offrir asile chez lui.
  10. Dossier d’Angers.
  11. Lettre du citoyen Douard (27 thermidor). Correspondance privée de Clément de Ris.