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Un oncle à héritage/Texte entier

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BIBLIOTHÈQUE DU DIMANCHE

UN ONCLE
À HÉRITAGE
PAR
S. BLANDY
PARIS
LIBRAIRIE BLOUD ET BARRAL
4, rue de madame, et rue de rennes, 59
UN ONCLE À HÉRITAGE
BIBLIOTHÈQUE DU DIMANCHE

UN ONCLE
À HÉRITAGE
PAR
S. BLANDY
PARIS
LIBRAIRIE BLOUD ET BARRAL
4, rue de madame, et rue de rennes, 59

UN ONCLE À HÉRITAGE



I

— Madame, dit la femme de service en entrant dans la salle à manger au moment où la causerie s’animait devant le dessert à demi dévasté, c’est une dépêche qu’on apporte du télégraphe.

La correspondance par voie électrique n’est pas assez passée dans nos mœurs pour que l’arrivée d’un télégramme soit chose aussi banale que la remise d’une lettre.

La maîtresse de la maison, qui avait ce soir-là deux étrangers à sa table, prit le papier bleu du télégraphe et le posa près de son assiette sans l’ouvrir, mais avec une curiosité et un trouble évidents.

— Madame, lui dit le plus âgé de ses deux convives, ne nous traitez pas avec cette cérémonie, et prenez connaissance de ce télégramme… Monsieur Albert, joignez-vous à moi pour solliciter Mme Maudhuy de nous traiter, comme il sied, en amis de la maison.

— Je n’oserais m’honorer si tôt de ce titre qui vous appartient, monsieur Langeron, répliqua le jeune homme en s’inclinant devant le vieillard ; mais Charles peut affirmer que sa familiarité avec moi autorise sa mère à me traiter sans façons.

— Eh ! sans doute, dit à son tour Charles Maudhuy. Une dépêche, c’est toujours un événement inattendu qui rompt toutes obligations présentes, et qui demande à être connu à la minute ; mais les femmes — j’en demande pardon à ma mère — sont dominées par les menues convenances de détail, au point d’y sacrifier l’essentiel.

Charles Maudhuy exprimait là, d’un ton à demi gai, une de ses convictions intimes. Qu’elle fût ou non à l’honneur de ses vingt-six ans, elle s’harmonisait chez lui avec son attitude un peu gourmée, avec sa manière de porter haut la tête et de cligner les paupières pour regarder. Mais en ce moment il tenait ses yeux tout grands ouverts et fixés avec une expression d’avidité sur le télégramme. On eût dit qu’il lisait une nouvelle impatiemment attendue à travers les plis du papier bleu.

— Eh bien, mère, tu ne te décides pas ? dit-il en voyant que Mme Maudhuy tournait l’enveloppe entre ses mains sans se résoudre à en faire sauter le cachet blanc.

— C’est involontaire, répondit Mme Maudhuy, et je vous prie, messieurs, d’excuser cet incident désagréable qui vient nous gâter la fête de mon fils, que vous avez été assez aimables pour vouloir bien célébrer avec nous… Oui, c’est involontaire ; je n’ai jamais pu ouvrir un télégramme sans un battement de cœur. C’est une série de dépêches qui, en trois jours, — il y a longtemps déjà, — porta la ruine dans notre maison. Enfin, c’est par un télégramme que j’ai appris que j’étais veuve, et vous, mes enfants, orphelins…

Charles Maudhuy s’agita sur sa chaise. Ces détails oiseux, ces explications d’un sentiment féminin, l’impatientaient ; mais sa sœur, qui était assise à table entre lui et M. Langeron, fut plus sensible à ce rappel d’un triste passé. Elle se leva, vint embrasser sa mère et retourna vers sa place avec la même grâce muette.

— Enfin, poursuivit Mme Maudhuy, je ne puis me défendre d’une sorte de superstition contre les nouvelles que m’apporte le télégraphe.

— Peut-être celles-ci te feront-elles changer d’avis, lui dit son fils avec un singulier sourire, mêlé d’espoir et d’anxiété.

— Tu sais donc d’avance ce que contient cette dépêche ?

— Comment le saurais-je ? Mais le sang me bout sous les ongles d’attendre ainsi.

Charles Maudhuy joignit le geste à la parole. Il allongea le bras par-dessus le couvert d’Albert Develt, placé à la gauche de Mme Maudhuy ; il prit la dépêche, l’ouvrit d’un geste si brusque qu’elle en fut déchirée au coin, et tout en murmurant :

— C’est cela…, c’est bien cela !

Il tira vivement sa montre et articula plus haut :

— Il n’est que sept heures moins un quart. Ah ! quel bonheur que le dimanche nous ait fait avancer le dîner !… Cécile, ma petite sœur, que ma valise soit préparée d’ici à dix minutes. Je cours moi-même choisir une voiture qui ait un bon cheval.

Tous les convives furent debout en un instant, se parlant mutuellement sans s’entendre.

— Je t’accompagne, dit Albert Develt à son ami.

Ils sortirent tous deux, en hâte, pendant que Mme Maudhuy lisait à sa fille et à M. Langeron la dépêche laissée sar la table et ainsi conçue :

« M. Maudhuy a fait une chute. N’a pas repris connaissance depuis l’accident survenu à midi.

« J. Trassey. »

— Et la dépêche est datée d’une heure trois quarts en gare de Sennecey, dit M. Langeron. Ce blessé, madame, est-ce votre beau-frère, l’oncle de vos enfants, dont vous m’avez souvent parlé ?

— Lui-même. Une chute assez grave pour causer un évanouissement de deux heures est presque une annonce de mort quand il s’agit d’un vieillard de soixante-quatorze ans. Ah ! le pauvre homme ! je n’ai pas eu beaucoup à me louer de lui, mais je le plains.

— Ce cher oncle ! s’écria Cécile, moi qui espérais toujours le revoir, qui rêvais de le retrouver bien portant, bon et aimable comme il l’a toujours été avec moi…

— Il faut te hâter, lui dit sa mère, de préparer la valise de ton frère. Avec la permission de M. Langeron, j’irai l’aider tout à l’heure, vérifier si tu n’as rien oublié.

— Faites, faites, dit le vieil ami de la maison. Le temps presse ; Charles aura quelque peine à gagner la gare pour l’heure de l’express. Après l’avoir expédié, j’aurai quelques explications à vous demander sur cet événement, mais…

Le vieillard pencha la tête vers la porte de la salle à manger restée entr’ouverte, afin de voir si la jeune fille était encore à portée d’entendre ; mais Cécile était déjà affairée à l’autre bout de l’appartement. Quand M. Langeron se fut assuré de son tête-à-tête avec la maîtresse de la maison, il continua :

— Mais à condition que vous ne me trouverez pas indiscret de vous interroger sur vos affaires devant M. Albert Develt. L’occasion nous autorise à le mettre au courant de tout ce qui concerne votre famille, et, s’il est un prétendant possible à la main de Mlle Cécile, il vaut mieux qu’il connaisse votre situation de fortune, votre parenté, avant qu’aucune question délicate n’ait été soulevée entre vous. À cet effet, si vous le trouvez bon, madame, je vous questionnerai un peu plus qu’il ne serait besoin de la part d’un aussi ancien ami de votre mari et de votre maison que je suis.

— Ce sera une preuve d’intelligente amitié, répondit Mme Maudhuy. Je sais que Cécile plaît à M. Develt, mais j’ignore quelles sont les prétentions pécuniaires de ce jeune homme. Il vaut donc mieux qu’il renonce à ma fille sans mot dire après avoir appris ce soir, comme par hasard, la modestie de notre situation, que s’il se retirait après avoir formulé sa demande.

— C’est toute la confiance que vous avez dans l’ami de votre fils, chère madame ?

— Est-ce qu’on épouse des filles sans dot de notre temps, et à Paris ?

— Sans dot, sans dot ! répliqua M. Langeron en frappant du bout de ses doigts sur le papier bleu de la dépêche ; sans dot, ce mot, redouté des épouseurs, n’est peut-être plus de saison.


II

L’appartement qu’occupait la famille Maudhuy était haut perché, à un cinquième étage d’une des rues qui longent le square Montholon. L’inconvénient de la pénible montée d’escaliers était compensé, en partie du moins, pour Mme Maudhuy et Cécile, par la vue entière du square et par la large échappée du ciel dont elles jouissaient de leur terrasse.

Ce fut de là que Mme Maudhuy, sa fille et ses hôtes regardèrent s’éloigner la voiture qui emportait le voyageur vers la gare, après de brefs adieux. Pour la suivre des yeux aussi longtemps que possible, Cécile s’éloigna du groupe principal et alla jusqu’à l’extrémité du balcon, se penchant au-dessus de la balustrade en fer, afin d’apercevoir le fiacre qui s’engageait au petit trot dans la rue Papillon.

— Mademoiselle, vous ne craignez donc pas le vertige ? lui dit Albert Develt, qui s’empressa d’aller la rejoindre.

— Oh ! pas le moins du monde, fit-elle sans se tourner vers lui.

— Vous me le donnez presque, à moi, insista le jeune homme ; la tête me tourne à vous voir penchée ainsi sur cet effroyable vide.

— En ce cas, dit Cécile en se redressant, il y a charité de ma part à ne pas vous infliger plus longtemps une sensation désagréable…, mais vous ne me devez pas de remerciements, monsieur ; j’allais me retirer, le fiacre n’est plus visible… Ce pauvre Charles ! Toute une nuit en chemin de fer ! Heureusement que nous sommes au mois de juin. Savez-vous qu’il n’arrivera à Châlon-sur-Saône qu’à quatre heures du matin, et qu’il lui faudra attendre une heure et demie à la gare le premier train-omnibus pour Sennecey ? Et dans quel état va-t-il trouver notre vieil oncle ? Je frémis d’y penser.

— Voilà un attendrissement qui fait honneur à votre bon naturel, dit le jeune homme d’un ton de complaisante ironie. D’après ce que m’en a conté Charles, son oncle, votre oncle, mademoiselle, était une sorte d’égoïste bourru, en somme peu regrettable.

Était…, répéta Cécile en levant cette fois sans timidité ses grands yeux limpides sur l’ami de son frère : vous parlez de mon oncle au passé et par une tournure de phrase d’oraison funèbre ! Mais, monsieur, j’espère bien que mon oncle ne mourra pas de cet accident. Je le connais peu, mais j’aurais bien du chagrin si je devais renoncer à mon plan déjà ancien de le réconcilier avec mon frère. Et puis, voir décroître le nombre de ses ascendants, c’est fort triste. On se sent jeune tant qu’on a autour de soi des gens âgés de son sang. Quand ils disparaissent, on devient responsable à leur place du nom qu’on tient d’eux, et l’on passe pour ainsi dire au rang d’ancêtre.

— Mademoiselle, dit Albert Develt en souriant, c’est une coquetterie que de rapprocher de vos vingt ans ce titre vénérable, par trop vénérable d’ancêtre.

— J’ai donné une tournure ridicule à ma pensée, répondit Cécile sans pouvoir s’empêcher de rougir ; mais vous devez sentir la justesse du sentiment que j’ai si mal exprimé… Ah ! monsieur, prenez garde, vous écrasez mes plants de pétunias.

Le jeune homme, qui piétinait sur le balcon en faisant l’agréable de son mieux, avait en effet mis le pied sur une caisse de bois fort basse où levaient de jeunes pousses.

— C’est réellement vous, mademoiselle, qui faites de cette terrasse un jardin aérien ? dit-il à Cécile après s’être excusé de sa maladresse.

— Qui donc serait-ce ? Mère ne peut se baisser à tout moment comme il le faut pour semer, rempoter, arroser, soigner caisses et jardinières. Quant à mon frère, il est peu champêtre, le savez-vous ?

— Mais cela dépend de la façon d’entendre ce mot. Je suis certain que Charles aimerait beaucoup une maison des champs entourée de quelques hectares de parc et accostée de beaucoup d’autres hectares en terres de rapport.

— Ah ! mais ce n’est pas être champêtre que de souhaiter tout cela !

— Et vous prétendez être champêtre, vous, mademoiselle, que je vois si bien Parisienne d’idées, d’éducation et de simple élégance !

— Va pour champêtre, répondit Cécile en souriant, quoique en vérité vous m’ameniez à dire de moi des choses absurdes. C’est la seconde fois que ceci m’arrive depuis que nous sommes à causer sur ce coin de balcon, et je crois qu’il serait temps d’aller retrouver mère et M. Langeron, si je ne veux finir par vous donner de moi une pauvre idée.

— Oh ! mademoiselle, pouvez-vous supposer !… D’ailleurs, les voici qui viennent à nous, par petites pauses ; ils s’arrêtent pour inspecter vos cultures. Mme Maudhuy relève en ce moment des branches folles de clématite dont l’idée était d’aller voisiner à l’étage inférieur… De grâce, avant qu’ils ne nous aient rejoints, veuillez m’expliquer quel plaisir vous trouvez à gâter vos mains en maniant de la terre, et à voir pousser ces brins d’herbe sur lesquels, moi profane, je mettais les pieds.

— Vous n’avez donc jamais la nostalgie du vert, des fleurs, de l’espace dans ce Paris ?

— Si vraiment… parfois, répondit Albert Develt, qui s’efforçait de se mettre à l’unisson.

Mais c’était un pur Parisien et, de plus, un employé dans une banque, tout à son métier, ne rêvant que de reports fructueux, d’opérations habiles, n’ayant de regrets qu’au sujet de la médiocrité de sa fortune qui lui interdisait les gros gains et ne lui permettait que d’insignifiants bénéfices. C’est dire que les allées du bois représentaient pour lui l’idéal des promenades champêtres, et quelque chose de cette façon de comprendre la nature perça dans objection qu’il présenta tout aussitôt à la jeune fille.

— Nulle part mieux qu’à Paris, lui dit-il, vous ne trouverez autant et de plus belles fleurs. Ne vous êtes-vous jamais arrêtée devant les étalages des fleuristes des boulevards ? Les saisons sont supprimées à force d’art par eux ; ils peuvent marier dans un bouquet de janvier la rose de juin au lilas d’avril, au narcisse de mai.

— Oui, certes, j’ai admiré les féeries de ces étalages ; mais ces féeries, obtenues à prix d’argent, ne sont pas à mon usage ; j’en jouis en passant, d’un regard fugitif. Ces fleurs des riches, je vous l’avoue, me plaisent moins que la plus humble des corolles qui s’ouvrent sur mon balcon. Ces plantes-ci sont à moi ; elles me donnent mille plaisirs, depuis le jour où je sème leurs graines, où je plante leurs boutures, jusqu’au moment où elles m’accordent, en retour de mes soins, les parfums et l’épanouissement de leur floraison.

— Ah ! vous avez le goût de la propriété, dit le jeune homme en souriant, et aussi le grand sens de préférer vos biens, si minimes soient-ils, aux trésors hors de votre portée. C’est là l’indice d’un heureux caractère.

Albert Develt tournait ainsi en compliment enjoué un sentiment qu’il ne pouvait comprendre, et il associait à cette interprétation Mme Maudhuy et M. Langeron qui s’étaient rapprochés, lorsqu’il fut interrompu par la brusque irruption que fit au milieu de leur groupe la servante tenant en main une enveloppe.

— Madame, dit-elle d’un ton effaré, c’est encore du télégraphe… une seconde dépêche.


III

— Ah ! tout est fini ! s’écria Mme Maudhuy quand ils furent rentrés au salon et qu’elle ne fut plus entourée que de sa fille et de ses convives. Tout est fini sans doute. Le pauvre homme sera mort sans pouvoir se reconnaître et c’est une fatalité contre nous, car la vue de Charles l’aurait attendri en faveur de parents qui ne l’ont pas importuné et qui ont su garder leur dignité dans le malheur.

Tout en se lamentant ainsi, elle ouvrit le télégramme et sa physionomie changea. Une rougeur subite monta à ses joues pâles ; sa bouche eut une contraction amère, et ses mains nerveuses froissèrent le papier bleu.

— Eh bien ? lui demanda M. Langeron, seul autorisé par son âge à la questionner.

Les deux jeunes gens attendaient, également anxieux, mais pour des motifs bien différents.

— Ce second télégramme est si étrange, dit enfin Mme Maudhuy, si injurieux envers notre sollicitude que M. Langeron serait seul à en comprendre la portée, si je vous le communiquais sans explication. Monsieur Develt, votre intimité avec mon fils est basée sur la similitude de vos occupations et de vos goûts, et si vous savez tout ce que fait et pense Charles, vous ignorez ou vous ne connaissez qu’en gros les événements de notre passé. Quant à toi, Cécile, je t’ai longtemps tenue en dehors de ces dissensions de famille qui n’étaient propres qu’à t’attrister en te faisant connaître trop tôt les dures réalités de la vie ; tu vas avoir vingt et un ans le mois prochain, il est temps que je te traite en personne capable de tout comprendre et…

Cécile interrompit sa mère pour lui demander d’une voix altérée :

— Notre pauvre oncle est-il donc mort ?

Les yeux bruns de la jeune fille, voilés d’une légère buée de larmes, n’osaient plus se fixer sur le télégramme dont le papier criait, chiffonné, tordu par la main sèche de Mme Maudhuy qui répondit d’un ton bref :

— Non, ma fille, et l’on assure même que son accident n’aura pas de suites fâcheuses.

— Alors réjouissons-nous ! s’écria Cécile en battant des mains par un involontaire mouvement de joie.

Cette gaieté ne trouva pas d’écho. Mme Maudhuy gardait sa physionomie contractée. M. Langeron hochait la tête en fronçant le sourcil. Accoudé à la cheminée, Albert Develt ne ressemblait plus au jeune homme empressé qui avait arrondi ses phrases en compliments sur le balcon. Il faisait assez piteuse mine, regardait d’un air composé ses ongles qu’il tenait fort longs, qu’il croyait beaux et qu’il soignait en conséquence. Son nez mince semblait tomber plus bas que de coutume sur sa moustache rousse que de légers mouvements de la lèvre supérieure hérissaient par saccades.

— Tu es encore bien enfant, Cécile, dit Mme Maudhuy. Certes je suis satisfaite d’apprendre que ton oncle peut espérer sa guérison ; mais il m’est cruel de penser que l’empressement de ton frère à remplir ses devoirs va être mal interprété à Sennecey.

— Et comment ? demanda M. Langeron. Quoique concise, la première dépêche était bien un appel à la parenté.

— Oui, reprit Mme Maudhuy, mais la seconde est un contre-ordre. Écoutez plutôt et remarquez qu’on n’a pas craint de payer des mots supplémentaires pour bien nous faire comprendre qu’on ne veut pas de nous là-bas. Voici le texte du télégramme :

« M. C. Maudhuy a repris pleine connaissance. Sa guérison est assurée et prochaine. D’après son ordre, ne partez point pour venir le voir. Vous recevrez ses bulletins de santé.

« Ph. Limet. »

— La signature n’est pas celle de la première dépêche, dit M. Langeron. Est-ce que ce M. Limet n’est pas ce notaire de Sennecey, ami de votre famille, dont vous m’avez parlé quelquefois, madame ?

— Précisément, répondit-elle, et le signataire du premier télégramme est Julien Trassey, le filleul, le factotum, le favori de mon beau-frère. Vous savez que nous avons tout à craindre de l’influence de ce garçon-là sur un vieillard qu’il circonvient et qui ne voit que par ses yeux.

— Et pourtant, mère, c’est Julien Trassey qui vous a prévenue de l’accident survenu à mon oncle, dit Cécile.

— C’est qu’il ne pouvait faire autrement sans encourir le blâme de l’opinion publique, puisqu’on avait à craindre la mort de l’oncle Carloman.

— Carloman ! répéta Albert Develt sans pouvoir s’empêcher de sourire. Votre parent, madame, porte réellement ce nom carlovingien ?

— Oui, répondit Mme Maudhuy, et au nombre de ses griefs contre moi, il faut compter mon refus d’affubler mon fils, qui est son filleul, de ce nom inusité, Mais que dois-je faire, messieurs ? y a-t-il moyen d’avertir Charles, en gare de Châlon-sur-Saône, de la hâte qu’ont les gens de Sennecey de lui interdire l’accès auprès du blessé ?

— C’est possible, dit Albert Develt, Mais je crois connaître Charles. Une fois arrivé à Châlon, il n’est pas homme à reprendre le premier train pour Paris sans se rendre compte par lui-même de l’état des choses à Sennecey. Je ne saurais l’en blâmer ; à sa place, j’agirais de même. D’abord on l’a appelé ; il est dans son droit en se présentant ; il remplit un devoir de famille et aussi un devoir social en ne laissant pas son oncle aux prises avec des avidités étrangères.

— Mais c’est lui qu’on accusera d’être amené au chevet du malade par une cupidité d’héritier, s’écria Mme Maudhuy. Voilà ce que je redoute. Vous ignorez quel homme ombrageux est l’oncle Carloman. Ah ! pourquoi, dans ma faiblesse maternelle, ai-je laissé prendre à mon fils depuis quelques années le rôle de chef de famille ! Vous avez vu comment il a décidé son départ sans même me consulter. S’il m’avait demandé mon assentiment, s’il m’avait laissé le temps de réfléchir, ou bien si je n’avais pas perdu l’habitude de tout diriger, c’est moi qui serais partie à sa place et j’aurais su m’arrêter à Châlon ; ou mieux encore, avant de me lancer en route, j’aurais télégraphié pour demander si ma présence était souhaitée. Cette promptitude de Charles est capable de nous perdre.

— Mais, Madame, dit Albert Develt, cet oncle Carloman… — il ne pouvait pas encore prononcer ce nom sans un peu d’emphase ironique — serait un bien méchant homme et un spécimen unique dans la classe à jamais vénérable des oncles à héritage s’il déshéritait Charles à cause de son empressement à l’aller visiter. Et puis, quelque machiavéliques que soient les manœuvres de ce Julien Trassey aidé de son notaire, il y a des lois contre la captation au détriment des héritiers naturels.

— Oh ! je ne crois pas du tout que M. Limet, le notaire, soit l’allié de Julien Trassey, s’écria Mme Maudhuy.

— Cette affaire, reprit le jeune homme, est fort embrouillée dans mon esprit. Elle va certainement m’empêcher de dormir cette nuit, et mon insomnie sera hantée par les conjectures plus ou moins fausses que je ne saurai m’empêcher de faire sur les bonnes ou mauvaises chances que va courir mon ami Charles.

— Puisque vous prenez si bien à cœur notre situation, dit Mme Maudhuy, voulez-vous que je vous en débrouille les obscurités ? Est-ce que cela ne vous ennuiera pas d’entendre parler longuement de nos affaires de famille ?

— Ah ! Madame, s’écria le jeune homme avec une vive expression d’intérêt, me traiter en intime c’est aller au-devant de mes désirs.


IV

« Il me faut remonter un peu haut dans l’histoire de notre famille, dit la maîtresse de la maison quand son auditoire se fut groupé autour de son fauteuil ; je dois vous faire connaître le père de mon mari, M. Philibert Maudhuy, qui était de son vivant propriétaire foncier à Sennecey et en même temps régisseur des grands biens que le comte de Glennes possédait dans l’arrondissement.

« Mon beau-père était un homme rude à lui-même et aux siens, d’une activité, d’une économie poussées jusqu’au scrupule. Il n’avait qu’une passion, celle de la terre au soleil, cette passion rurale qui fait qu’on se refuse les douceurs du bien-être pour accroître chaque année son domaine d’un lopin de terre. Philibert Maudhuy se serait contenté pour ses trois fils d’une instruction sommaire, mais le comte de Glennes ne le souffrit pas. Le comte était le parrain du premier enfant de son régisseur et avait donné à son filleul son nom de Carloman qui ne fait vraiment pas mal, accolé au titre de comte de Glennes, mais qui est moins assorti à humble nom de Maudhuy. Le comte voulut payer les frais de collège de son filleul, et lorsque les deux autres fils, Claude et Louis, grandirent à leur tour, M. Maudhuy dut, sous peine d’injustice, leur donner une éducation analogue à celle de leur aîné.

« Ces deux cadets, d’une intelligence plus déliée, perdirent vite le goût de la vie rurale que Carloman conserva, et quand ils furent devenus des jeunes hommes, ils sollicitèrent leur père de leur laisser chercher leur voie dans quelque grande ville.

« Philibert Maudhuy entra dans une de ces colères qui faisaient trembler tout le monde devant lui, et il jura que dès le lendemain, ces beaux jeunes messieurs devraient mettre l’habit bas et faire l’office de garçons charretiers pour ramener la vendange s’ils voulaient avoir à dîner.

« La maison de régie était voisine du château ; au moment où se passait cette scène dont mon mari, mon pauvre Louis, m’a bien des fois fait le récit, le comte de Glennes se promenait non loin de là. Il entendit les éclats de voix qui partaient de la salle basse, et sans façon, à sa mode noblement patriarcale, il entra pour mettre la paix entre le père et les enfants. Peut-être n’était-il si proche que parce qu’il prévoyait les difficultés qui s’élevaient entre eux. En tout cas, il entra, dès les premiers mots, au vif de la question en disant à mon beau-père qu’il tutoyait pour l’avoir connu tout enfant :

« — Raisonne, mon ami, avant de te fâcher. En gardant tes trois fils auprès de toi, qu’en comptes-tu faire ? de parfaits régisseurs à ton exemple. Mais quand tu auras pris le goût du repos, je n’aurai pas besoin, moi, si je vis encore, de trois régisseurs, et mon choix est fait d’avance, puisque mon filleul aime le métier. Il est juste que je lui donne la préférence sur tes autres fils, eussent-ils tous trois la même vocation. Et puis, ton domaine s’arrondit si bien d’année en année que si Claude et Louis restent aux champs, ils peuvent se dispenser d’une sujétion de régie, et prétendre ne cultiver que leurs propres terres. Mais tu admettras que les vocations puissent différer, et si ces jeunes gens n’ont pas de goût pour le métier de propriétaire foncier, je ne vois pas pourquoi tu les empêcherais de tenter d’autres carrières.

« Mon beau-père se défendit de son mieux en arguant qu’il ne voulait ni ne pouvait dépenser de grosses sommes pour faire de ses deux cadets des avocats ou des médecins, D’ailleurs ses fils ne témoignaient pas d’aptitudes assez remarquables, à son gré, pour imposer des sacrifices au dévouement paternel. Ce que voulaient ces jeunes gens, c’était jouir des plaisirs de la ville ; ce qui leur inspirait de la répugnance pour l’exploitation rurale, c’était une vanité paresseuse dont lui, Philibert Maudhuy, saurait bien venir à bout.

« Après un long débat, le comte de Glennes l’emporta sur le parti pris de son régisseur ; il trouva aux deux jeunes gens un emploi qui devait décharger assez tôt leur père de toute obligation pécuniaire à leur égard. Claude et Louis entrèrent à Lyon dans les bureaux du banquier de M. de Glennes, et, grâce à leurs aptitudes, ils s’y firent l’un et l’autre une bonne place.

« Philibert Maudhuy avait cédé, mais à contre-cœur ; sa rancune contre ses deux fils se faisait jour par la manière emphatique dont il les nommait : « Ces beaux messieurs les banquiers », et par les brocards qu’il leur lançait au cours de leurs visites à la régie. Il s’excusait de paraître à table avec des vêtements poudreux au retour des champs ou de quelque foire, se disait confus de sa rusticité devant des citadins d’une telle distinction et tout en guignant de l’œil Carloman, aussi hâlé, aussi mal cravaté et vêtu que lui-même, il articulait un : « nous autres, paysans ! » très narquois.

« Les deux cadets s’aperçurent encore mieux de cette rancune profonde que leur père leur gardait lorsqu’à la mort du régisseur, due à un accident de voiture, l’ouverture du testament leur apprit que leur frère était privilégié. M. Maudhuy avait laissé à Carloman les meilleures terres, la maison paternelle, et le quart en plus dont la loi autorise le don envers les enfants favorisés par le testateur. La part des deux cadets se réduisait pour chacun à une ferme d’environ cent quarante mille francs.

« Résolus à s’associer pour monter une petite maison de banque à Mâcon, ils allaient mettre en vente leur part d’héritage, lorsque Carloman leur offrit de la leur racheter et d’en solder le prix dans les trois mois. Était-il aidé par le comte de Glennes, comme il le laissa entendre, ou bien, associé à la régie depuis dix ans, avait-il joint à ses économies et à la dot de sa femme l’argent comptant de son père, donné et reçu de la main à la main ? Voilà ce qu’on ne sut point. Mais il est certain qu’à la mort du comte de Glennes, le régisseur n’eut aucun reliquat à payer à sa succession. Tout au contraire, il hérita d’un bois d’une quinzaine d’hectares situé sur la commune de Gigny. Le comte de Glennes, qui n’avait que des collatéraux éloignés, disait dans son testament que ce legs était un souvenir de sa famille, éteinte avec lui, le dernier du nom, laissé à son filleul en l’honneur des services rendus à son domaine par les trois générations de Maudhuy qui s’étaient succédé en qualité de régisseurs.

« Carloman s’établit alors à Sennecey-le-Grand, dans la vieille maison patrimoniale, inhabitée depuis longtemps. Son père et lui n’y avaient résidé qu’au moment des récoltes ou des tournées d’inspection dans les fermes. Suivant les errements paternels, il n’y fit aucune réparation et y vécut mesquinement.

« Je me souviens de ma surprise lorsqu’au retour de mon voyage de noces, j’allai visiter à Sennecey mon beau-frère et ma belle-sœur. Ils n’avaient pas paru à mon mariage, ma belle-sœur étant fort malade à cette époque. Elle ne pouvait élever aucun enfant et venait alors de perdre le troisième, à peine né. À notre retour d’Italie, elle était pourtant assez bien remise pour me recevoir, et d’après ce que je savais de la situation aisée de mon beau-frère Carloman, je me figurais trouver en elle une dame de compagnie, peut-être un peu arriérée quant à la coupe de ses robes, mais tenant son rang de son mieux.

« Je débutai par une affreuse maladresse en la prenant pour la servante quand je la rencontrai au seuil vermoulu de la maison Maudhuy. Cette étourderie de jeune femme n’était-elle pas excusable ? Elle portait un tablier de cotonnade bleue à carreaux blancs sur sa robe de laine gris poussière ; elle était coiffée d’un bonnet de mousseline à deux rangs de tuyaux ourlés et n’avait vraiment l’air que d’une boutiquière de village, comme supposition la plus flatteuse.

« C’était une excellente personne après tout et qui ne se choqua point de ma bévue. Mais mon beau-frère Carloman avait hérité de l’esprit narquois de son père. — Notez que cette raillerie qui consiste à se rabaisser pour aller au-devant d’une moquerie possible est un trait du terroir, Carloman donc se mit à rire de mon erreur et l’accueillit ainsi :

« — Il n’y a point d’offense, ma sœur, ne vous excusez point. Nous savons bien que nous ne sommes que de pauvres paysans et qu’il vous faudra de l’indulgence pour vous faire à notre simplicité. Toute autre belle dame de la ville se serait trompée comme vous, car à la ville, c’est la robe qui fait la dame. Ici, ce sont les chiffons de terre qu’on possède.

« Nous restâmes là une huitaine de jours seulement. J’aimais la villégiature, mais non pas dans une maison quasi rustique située dans la grande rue d’un gros bourg, dont le jardin était divisé en carrés potagers et la basse-cour, bruyante avant l’aube des pépiements de la volaille et de l’appel strident des coqs. Puis je l’avouerai : sans être envieuse, je me sentais agacée au cours des promenades en char-à-bancs qui nous menaient chaque jour visiter quelque terre appartenant à mon beau-frère. Je l’appelais tout haut marquis de Carabas ; mais quand je me retrouvais seule avec mon mari, je ne pouvais m’empêcher de remarquer que mon beau-père avait fait bien inégalement le partage de ses biens entre ses trois enfants.

« Louis, qui était très pacifique, ne manquait pas de me répondre :

« — Tu vois comment vivent ces gens-ci. Pouvant manger du pain fait de leur blé, des volailles de leurs fermes, fournis en un mot de toutes les nécessités brutes de l’existence et s’en contentant, ils ne doivent pas dépenser par an plus de deux ou trois mille francs d’argent. Ils placent en terres l’excédent de leurs revenus et Carloman finira par justifier dans une certaine mesure la plaisanterie du comte de Glennes qui prétendait que le plan des Maudhuy était de finir par englober tout le territoire de la commune de Sennecey.

… « Je vous demande pardon, messieurs, de vous parler autant de questions d’argent, mais.

— Mais c’est là l’élément d’intérêt de cette histoire de famille, interrompit Albert Develt qui avait écouté jusque-là avec une attention soutenue. Si M. Carloman Maudhuy a continué à vivre de cette façon, il serait possible d’évaluer, à une erreur de quelques mille francs près, l’héritage important qu’il laissera.

— Ce calcul ne saurait être établi un peu sûrement, dit M. Langeron, car, sans éléments d’information, il ne pourrait être tenu compte des placements plus ou moins heureux et de ces chances de gain qui viennent solliciter les capitalistes et font arriver chez eux le profit sur la pente de l’eau qui court à la rivière, M. Carloman Maudhuy a soixante-quatorze ans. Ayant mené toujours la vie restreinte que vous savez, ayant hérité successivement de sa femme et de plusieurs parents, il doit posséder environ un million. C’est pour moi un de ces provinciaux dont l’existence modeste prouve la force de l’épargne. De telles fortunes, accumulées sou à sou, et pourtant sans ladrerie — car nul n’a accusé jamais d’avarice Carloman Maudhuy — sont un exemple frappant de cette sagesse française qui prévoit et assure l’avenir par l’économie, et aussi par la simplicité des mœurs. Ah ! certes, je souhaite que M. Maudhuy guérisse et qu’il jouisse le plus longtemps possible de sa fortune ; mais, en fin de compte, chacun de nous doit dire adieu à ce bas monde, et cet héritage enrichira Charles et Cécile. La part de chacun sera encore assez belle, même s’ils doivent couper la pomme en trois…

— En trois ? répéta Albert Develt avec un sursaut d’étonnement ; mais après une courte réflexion, il ajouta d’un ton aimable en s’inclinant devant Mme Maudhuy :

— Eh ! sans doute ! madame a droit à n’être pas oubliée par son beau-frère,

— Je vous sais gré de cette politesse, répondit en souriant la maîtresse de la maison ; mais je ne saurais l’accepter comme un présage. M. Langeron ne faisait pas allusion à moi tout à l’heure en présumant que l’héritage sera partagé en tiers. Il songeait à notre cousin d’Amérique dont la parenté avec mon beau-frère est la même que celle de mon fils et qui a par conséquent les mêmes droits à hériter.

— Ce cousin-là est donc le fils du second frère, de l’associé de votre mari, madame, dans sa maison de banque de Mâcon ?

— Précisément, reprit Mme Maudhuy ! et ceci me ramène au fil de notre histoire. La petite maison de banque prospéra pendant quelques années, bien que fondée avec des capitaux modestes. La fortune des deux frères dont vous connaissez le chiffre, ma dot et celle de ma belle-sœur, jetées dans la masse, en constituaient les fonds. Mais les deux associés n’avaient pas la même façon de comprendre et de pratiquer les affaires. Prudent, méticuleux, mon mari préférait manquer une occasion de gain plutôt que de livrer quelque chose au hasard. Mon beau-frère Claude n’aimait au contraire que les spéculations hardies d’où l’on pouvait espérer de gros bénéfices. Mais ma belle-sœur et moi nous n’avons connu que par la catastrophe ces divergences de vues et l’empire que finissait par exercer l’esprit entreprenant de Claude sur les scrupules de Louis. Notre rôle unique était d’élever nos enfants et de tenir honorablement nos maisons.

« Plus prévoyante que moi à l’égard des bonnes chances à ménager pour l’avenir, ma belle-sœur Hortense nomma son fils Carloman, après avoir remarqué un certain dépit dans les plaisanteries que fit M. C. Maudhuy le jour du baptême de mon fils Charles. Je n’avais pu me résoudre à donner à mon premier enfant ce nom inusité du doyen de notre famille qui était naturellement désigné comme parrain. Jeune comme je l’étais, dans une situation de fortune qui nous promettait une indépendance de mieux en mieux assurée, j’avais reculé devant les sourires à subir de la part des étrangers après leur question sur le nom donné au nouveau-né. Plus positive que moi, Hortense brava ce léger ridicule et peut-être, malgré quinze ans passés en Amérique et presque sans relations avec son oncle de Sennecey, le second Carloman Maudhuy devra à sa mère la part qu’il aura à l’héritage de ce vieil original.

« … Le terme est un peu vif, employé à l’égard d’un parent malade ; mais les souvenirs du passé l’amènent malgré moi sur mes lèvres. Jusqu’à présent nous ne devons à M. Maudhuy que la déférence qui sied envers les parents âgés ; car il a manqué toutes les occasions de nous inspirer des sentiments plus affectueux. Je dirai même qu’il nous a donné sujet d’affirmer son égoïsme.

« M. Langeron sait par le menu et je n’ai pas l’intention de vous détailler, monsieur Develt, quelle série de spéculations malheureuses amena l’effondrement de notre maison de banque. Il suffit que vous sachiez qu’il n’y eut de perdu que notre fortune. L’honorabilité de notre nom ne fut pas atteinte, et, si nous fûmes ruinés, pas un de nos clients ne perdit une obole. Nous aurions pu être sauvés au cours de cette crise par une aide temporaire. M. Carloman Maudhuy nous refusa la sienne durement.

« Une fois tout liquidé, il resta de ce désastre une centaine de mille francs environ qui furent partagés entre les deux associés. Ni l’un ni l’autre ne put se résoudre à végéter dans un pays où ils avaient fait assez belle figure. Dans la décision qu’ils prirent, les deux frères suivirent chacun son instinct de nature.

« Mon mari, terrassé par sa ruine, n’eut plus qu’une idée lorsqu’il eut retrouvé ses forces morales : tâcher de s’employer pour nous faire vivre, sans avoir à entamer le petit capital qui nous restait et qu’il considérait comme réserve pour notre vieillesse ou la dot de ses enfants. Nous partîmes pour Paris, ce grand refuge des existences déclassées qui se cherchent une nouvelle voie. Les prétentions de mon mari étaient si modestes, et il apportait avec lui tant de témoignages d’estime et de chaudes recommandations qu’il trouva facilement le poste qu’il souhaitait. Puisque vous êtes le compagnon de mon fils dans la maison de banque où son père a passé les quinze dernières années de sa vie, vous savez, monsieur Develt, quels bons souvenirs on y a gardé de ses services.

« Quant à mon beau-frère Claude, il était incapable de se résigner à un emploi en sous-ordre. Il quitta la France avec sa femme et son fils pour aller tenter la fortune en Amérique à l’aide du mince capital qui lui restait. Depuis quinze ans, nos seuls rapports avec ce parent ont été l’échange des lettres de faire-part avec leurs réponses de condoléances obligées lorsqu’un des nôtres venait de mourir. J’ai appris de cette façon la mort de mon beau-frère, survenue il y a dix ans déjà, et j’ai su par le texte imprimé qu’il résidait à Chicago, tandis que nous le croyions encore à New-York. Lorsqu’à mon tour j’ai adressé à ma belle-sœur et à son fils l’annonce de mon veuvage, j’ai reçu de Carloman, non pas même une lettre, mais une carte de visite sur laquelle il avait tracé d’une écriture aussi pointue, aussi anglaise que possible, les mots suivants :

« Présente ses compliments à sa tante et exprime son étonnement de l’adresse portant le nom de sa mère, décédée depuis six mois. En retour des regrets sympathiques qu’il envoie, espère un souvenir cordial pour le pauvre orphelin. »

« Voilà quelle fut, à quelques erreurs de mots près, selon la fidélité de ma mémoire, la marque de bonne parenté que je reçus de mon neveu dans cette triste circonstance. Carloman, qui m’avait envoyé ces trois lignes griffonnées à la hâte sur une carte de visite, n’avait pas songé, six mois auparavant, à me notifier la mort de sa mère. Je ne répondis rien au pauvre orphelin, et nos rapports s’arrêtèrent là.

— Savez-vous, Madame, demanda Albert Develt, si cet Américain est aussi ménager de sa prose envers M. Maudhuy de Sennecey ?

— J’ai questionné celui-ci à cet égard. Il a sur tous les sujets une façon de répondre d’un ton de badinerie narquoise qu’on ne sait comment interpréter. J’ignore donc ce qu’il en est au juste. Et puis, M. Maudhuy s’intéresse-t-il vraiment à ses neveux ? Voilà ce que je me demande parfois, tant sa conduite à leur égard offre peu de suite. Ainsi, pour ne parler que de ce qui nous concerne, pendant longtemps, pour entretenir de bons rapports avec lui et réchauffer à notre égard ses sentiments de famille, j’ai sollicité chaque été la permission d’aller passer quelques semaines chez lui avec mes deux enfants. Il me répondait chaque fois que son frère Louis avait besoin des siens autour de lui et n’était plus d’âge à supporter sans peine la vie de garçon afin de permettre à sa femme et à ses enfants les plaisirs de la villégiature. J’en étais donc chaque année pour l’humiliation d’un refus. Par contre, après la grave maladie que fit mon mari, lorsque le docteur lui conseilla le changement d’air pour activer sa convalescence, M. Carloman Maudhuy, auquel je fis part de cette prescription sans oser espérer de lui un bon mouvement, confondit toutes mes préventions contre lui. J’en attendais une lettre sèche contenant un refus de comprendre mon vœu à peine exprimé, ou tout au plus l’assentiment mal gracieux d’un homme contraint de faire son devoir. Point du tout. Il arriva ici, par retour du courrier, pour ainsi dire, et il opéra lui-même les préparatifs du départ avec une sollicitude minutieuse qui me donna le remords d’avoir méconnu en lui un brave cœur.

« J’aurais voulu accompagner mon pauvre convalescent à Sennecey ; mais l’on était à la fin de juin. Charles finissait sa dernière année d’études qui ne pouvait être interrompue. Cécile aussi, quoique plus jeune, avait aussi à suivre ses cours jusqu’en août. Il fut décidé qu’à cette époque seulement, j’amènerais les enfants à Sennecey.

« Hélas ! nous y étions tous les trois bien avant cette époque, appelés pour donner un dernier adieu à leur père qui n’eut pas même la consolation de les voir, de les embrasser. Mais je dois passer sur ces souvenirs cruels…

« Un mois plus tard, je fus arrachée à ma prostration morale par une discussion entre Charles et mon beau-frère qui, tous deux, faisaient appel à mon arbitrage. Je dus déposer le fardeau de ma douleur et me reprendre aux difficultés de la vie en décidant du sort de mon fils.

« Charles avait été destiné, par sa vocation et par l’éducation spéciale qu’il avait reçue, à débuter dans la banque sous la direction de son père. Une place lui avait été promise depuis longtemps, et même, avant notre malheur, il était décidé que Charles entrait au mois d’octobre dans les bureaux.

« Or, depuis notre séjour à Sennecey, le plan de M. Maudhuy était de garder mon fils auprès de lui, de l’employer à son exploitation agricole, d’en faire en un mot un second lui-même. Au prix de cette sorte d’adoption, mon beau-frère promettait de se charger de notre sort à tous les trois.

« Je croyais avoir épuisé tout ce qu’un cœur humain peut souffrir. Je vis là qu’on ne peut jamais se flatter d’une expérience complète à cet égard. Je dus subir, d’une part, les obsessions impérieuses de M. Maudhuy qui voulait me faire traiter Charles, un jeune homme de dix-huit ans, comme un enfant rebelle qu’on soumet par force ; et d’autre part, le combat entre les goûts de Charles pour la carrière qu’il s’était choisie et l’intérêt matériel de sa sœur, l’aisance qui m’était promise.

« Il y eut pendant quinze jours des débats qui dégénéraient souvent en scènes violentes entre M. Maudhuy dont le sang est vif, et Charles, toujours trop preste à la réplique. Je ménageais, je raisonnais tantôt l’un, tantôt l’autre, mais inutilement. Il n’y avait pas de moyen terme qui pût accorder deux volontés aussi opposées que les leurs.

« J’avais ma part des horions de paroles qu’ils échangeaient. Là où M. Maudhuy m’accusait de manquer de caractère, d’oublier ma dignité maternelle, Charles, avec cette chaleur de la première jeunesse dont l’expression exagère le sentiment réel, m’accusait de vouloir sacrifier son avenir à la question du pot-au-feu journalier.

« — C’est bien, concluait son oncle à la fin de chaque discussion, si tu refuses ton bonheur et celui des tiens, et que ta mère y souscrive, à votre aise. Je prendrai avec moi Julien Trassey. C’est le filleul de ma femme, et presque un parent pour moi. Il ne sera pas assez sot pour bouder contre les avantages que tu dédaignes.

« Ce Julien Trassey, dont vous avez dû plus d’une fois entendre le nom au cours de mon récit, est le fils d’un cousin de Mme Maudhuy, capitaine retraité presque sans fortune. Devenue veuve, sa mère habitait, moitié par charité, je pense, un petit corps de logis appartenant à la maison Maudhuy, et Julien, de l’âge de Charles environ, faisait alors ses études au collège de Châlon-sur-Saône.

« Cette menace de mon beau-frère s’est réalisée ; il est homme de parole, met à exécution tout ce qu’il annonce, et après tout, je dois rendre hommage à la façon dont il honora sa défaite dans son débat contre mon fils. Après s’être mis dans une colère atroce, et m’avoir reproché tour à tour ma faiblesse maternelle, ma vanité, ma morgue contre les gens et les choses de la campagne, il sortit pour se rafraîchir la tête par une promenade dans son jardin. Quand il reparut, il était calme et me parla sur un autre ton :

« — Ma sœur, me dit-il, puisqu’il est entendu que vous me quittez dans trois jours pour retourner à Paris, nous avons un compte à régler ensemble. Votre fils, ce jeune homme important qui promet de faire votre fortune et qui veut s’en charger à lui tout seul, ne gagnera pas dès la première année de quoi faire aller votre ménage sur le pied habituel.

« Je crus qu’il allait m’humilier par un secours accompagné de ses railleries habituelles et je lui répondis que j’étais résignée à me priver des petites aises dont j’avais joui jusque-là. J’entrais même dans le détail, quand il m’interrompit brusquement :

« — Ta, ta, ta ! Je vous répète que nous avons un compte à régler ensemble et voici lequel… Notre prétention, à nous autres Maudhuy, notre unique gloriole, c’est de ne rien devoir à autrui, de ne faire tort à qui que ce soit. C’est cette idée qui a soutenu mon frère Louis dans son malheur. Mais sa mort vous a fait du tort, à vous… Voyons, ne pleurez pas. Il s’agit de raisonner affaires. Oui, au point de vue matériel, sa mort a été une faillite à votre égard. Votre dot a été englobée dans les pertes qu’il a faites à Mâcon ; mais il vous en servait les revenus, et au delà, par ses appointements. Ses économies, le petit capital qu’il a su conserver, je ne le compte que pour ce qui a pu lui rester de sa fortune personnelle. Donc, mon frère, et, à son défaut, la famille Maudhuy que je représente vous doit les revenus de votre dot. Je vais passer chez mon notaire un acte qui vous les assurera, ma vie durant, et vous les toucherez par quartiers à Paris. Quand je ne serai plus de ce monde, on verra à combiner la chose autrement ; mais nous avons le temps de penser à cela. Ce qui importe, c’est d’arranger cette affaire du mieux possible quant au présent.

…… Bon ! vous voulez vous en défendre d’abord, puis me remercier. Inutile des deux côtés. Je ne suis pas un bienfaiteur, moi, je n’ai même aucun plaisir à débourser de l’argent que je ne dois pas, mais j’ai promis à Louis, voyez-vous, d’être juste à votre égard. L’affaire sera faite demain. Quant à votre fils, il a de la chance de s’appeler Maudhuy, et d’être peut-être le dernier de ce nom, car l’on ne sait qui vit ni qui meurt dans ces pays lointains d’Amérique.

« Voilà comment nous quittâmes Sennecey et depuis, bien que Cécile et moi nous ayons gardé l’habitude d’écrire de temps en temps à M. Maudhuy, nous n’avons plus osé solliciter de l’aller voir. Dans ses rares et courtes réponses, il ne nous y a jamais engagées… Vous savez maintenant, monsieur Develt, quels sont nos rapports avec notre vieux parent, et si vous faites des conjectures à son sujet dans les insomnies que vous prévoyez pour cette nuit, elles auront du moins une base. Mais pour nous résumer, je vous demanderai, à M. Langeron et à vous, s’il est bon d’expédier à Châlon-sur-Saône ce second télégramme qui était destiné à arrêter le voyage sollicité par le premier ?

Il y eut un léger débat sur ce point. M. Langeron opinait pour l’envoi du télégramme ; il conseillait même d’y joindre, sans économiser, le nombre de mots nécessaires à expliquer l’inopportunité, l’imprudence d’une apparition à Sennecey.

Albert Develt convenait de la sagesse de cet avis mais il connaissait le naturel vif de Charles et certifiait que son ami passerait outre.

Mme Maudhuy, indécise, flottait entre les deux opinions.

— Mademoiselle, dit enfin le jeune homme à Cécile qui avait jusque-là dessiné sur son album, sans laisser voir autrement que par quelques jeux de physionomie les impressions variées que lui avait faites le long récit de sa mère, mademoiselle, si vous nous disiez votre idée personnelle sur le sujet qui nous embarrasse, peut-être y trouverions-nous la solution que nous cherchons.

— Je ne puis donner que mon appréciation personnelle, répondit Cécile de sa voix claire et franche, et sans avoir la prétention de l’ériger en avis. Je crois que j’aurais beaucoup de peine, me trouvant si près de mon oncle malade, à m’en retourner froidement à Paris sans être allée l’embrasser. Si vous m’objectez je ne sais quelle crainte de compromettre un héritage, j’ajoute que cette idée de l’argent, qui est appelée à glacer les impulsions naturelles du cœur, est une chose odieuse et qui me répugne.

— C’est parler, avec vos vingt ans, comme une petite fille qui n’entend rien aux choses de la vie, dit M. Langeron qui tapota, du revers de sa main, la joue de Cécile, animée par la vivacité de sa réponse.

— C’est parler comme les anges parleraient s’il en était parmi nous, dit Albert Develt avec un léger trémolo dans la voix, et une intention d’extase sur sa physionomie.


V

Le train express de nuit allongeait sa traînée rapide sur les rails. L’intérieur des wagons présentait le spectacle comique des installations diverses à l’aide desquelles les voyageurs sollicitaient le sommeil et suppléaient à l’incommodité de l’attitude assise. Un seul ne songeait pas à dormir et son agitation dans son coin, les mouvements nerveux par lesquels il ouvrait et baissait la glace tour à tour pour se donner de l’air ou pour retrouver la tiède atmosphère du wagon finirent par impatienter son vis-à-vis, paisible négociant qui s’était enfoncé jusqu’aux oreilles sa casquette de voyage et qui, les jambes emmaillotées dans une couverture malgré la douceur de la saison, prétendait n’avoir pas fait en vain tous ces préparatifs de repos.

Après quelques grognements inarticulés, mais significatifs chaque fois que son voisin lui envoyait à la figure des bouffées d’air en ouvrant la glace, il finit par s’éveiller tout à fait en sentant que la place était disputée à ses jambes par le piétinement continuel et les brusques évolutions de son compagnon de route. Alors, il redressa sur son front d’un geste agressif son casque de nuit et dit d’un ton assez grognon :

— Parce que vous ne pouvez réussir à dormir, Monsieur, est-ce une raison pour empêcher les autres de se reposer ?

Son voisin tressauta, fut quelques minutes à comprendre que ce reproche lui était adressé et répondit ensuite quelques mots d’excuses. Le bonhomme reprit alors d’un air plus cordial :

— Vous avez paru stupéfait de ma plainte. Si c’est involontairement et sans vous en douter que depuis notre départ vous tournez sur place comme un hanneton fou, il faut que vous soyiez diantrement préoccupé.

— Oui, c’est cela. Mais je me tiendrai coi désormais, et s’il m’est impossible de dormir, je ne gênerai plus le repos d’autrui.

Sur cette assurance, le couvre-chef du voyageur ami de ses aises se rabaissa jusqu’à ses oreilles, et le bonhomme reprit son somme interrompu, laissant son voisin, c’est-à-dire Charles Maudhuy, désormais conscient de l’agitation de ses pensées qui s’était traduite en mouvements quasi fébriles depuis qu’il courait vers Sennecey, de toute la vitesse du train express.

À partir de ce moment, le jeune homme se tint immobile et tâcha de raisonner ce qui se passait en lui.

Il touchait donc enfin à cette phase nouvelle de sa vie dont ses vingt-six ans passés dans une situation médiocre avaient été le prologue piteux. C’en était fini de cette mesquine position sociale d’employé, si contradictoire à ses instincts élégants, à ses goûts de luxe… Mais si l’héritage était à partager ? Bah ! il y avait des chances pour le recueillir tout entier. D’abord, rien ne disait que le cousin d’Amérique entretînt une correspondance avec l’oncle de Sennecey, et les vieillards sont portés à punir qui les néglige. Quant au risque d’un gros legs à Julien Trassey, les tribunaux sont coutumiers des arrêts bien justes qui annullent les donations obtenues par des étrangers intrigants, grâce à leur empire sur les vieilles gens circonvenus par leurs menées. Si au contraire Julien Trassey n’était désigné que pour un legs d’une certaine importance, même un peu supérieure à ses services, eh bien, on le lui laisserait. Il valait mieux se montrer large que de s’atteler aux tracas d’un procès.

Selon toute apparence, le testament allait désigner Charles comme légataire universel, Le vieil oncle n’avait-il pas déclaré que Charles avait de la chance d’être pour ainsi dire le dernier des Maudhuy ? N’était-ce pas là attester qu’à ce dernier des Maudhuy devait aller fatalement la fortune de la famille ?… Y aurait-il un legs pour Cécile ? Ce n’était pas probable. L’oncle n’avait guère fait attention à cette enfant pendant le dernier séjour de la famille à Sennecey, huit ans auparavant. C’était Charles qu’il avait voulu garder, s’attacher ; c’était le refus de Charles qui l’avait seul irrité. Il avait laissé partir Cécile sans faire nulle mention d’elle, sans insister pour qu’on la lui confiât. S’il avait tenu à sa compagnie, ne se serait-on pas empressé de lui envoyer chaque année sa nièce à l’époque des vacances ? Mais il ne l’avait jamais réclamée et Cécile s’était épuisée vainement en témoignages de respect affectueux dans ses lettres. Pauvre Cécile ! Par bonheur, son frère penserait à la caser et d’une façon profitable pour la famille entière.

C’est que Charles n’était pas un jeune homme aspirant aux jouissances vulgaires de l’oisiveté. Il savait, pour l’avoir calculé bien des fois, qu’il allait hériter d’un million, à quelque chose près. Un million ! ses idées parisiennes rabaissaient fort la valeur de ce mot, qui dépasse tant d’ambitions provinciales. Ce million, si longtemps convoité, attendu, n’allait pas être pour Charles le gage de son désœuvrement futur, mais, tout au contraire, l’outil d’une belle fortune à créer.

Avec un million, initié comme il l’était depuis des années au maniement des intérêts de Bourse, il allait pouvoir se livrer à des opérations fructueuses, lui qui jusque-là n’avait pu les combiner que d’une façon idéale, à peu près comme les joueurs sans le sou suivent à Monaco les hauts et les bas du jeu en piquant des épingles sur des cartons.

Il lui faudrait un second pour manœuvrer ces gros intérêts, et quel autre trouverait-il plus intelligent, plus dévoué, qu’Albert Develt, son confident, son ami, dont le coup d’œil fin apercevait parfois, dans les jeux de Bourse, des dessous de cartes qui lui avaient échappé, à lui, Charles ? Il s’attacherait donc Albert Develt et lui donnerait en mariage Cécile dont son ami déplorait de n’oser solliciter la main, faute d’une fortune qui lui permît d’installer un ménage dans de bonnes conditions.

Que devrait-on donner à Cécile pour réaliser ce programme ? Charles hésitait quant au chiffre. S’il n’y avait qu’un million à prendre à Sennecey, deux cent mille francs de dot, ce serait vraiment trop écorner l’héritage. Albert devrait se contenter à moins, et il retrouverait ses avantages dans la part des bénéfices que Charles lui abandonnerait sur les opérations à tenter.

Mais si le vieux sournois de Sennecey avait fait dans son testament la part de son cousin Carloman, quel décompte de moitié dans la succession ! En ce cas, plus de dot pour Cécile, sous peine de s’interdire la possibilité de gains fructueux sur un capital d’une certaine importance. Mais Cécile n’avait pas encore tout à fait vingt et un ans ; elle paraissait même beaucoup plus jeune. Sa taille mince, la délicatesse de son teint, la gaieté lumineuse de ses yeux noirs faisaient qu’on lui donnait à peine dix-huit ans. Cécile pourrait donc attendre encore, d’autant mieux que jusque-là elle n’avait point paru empressée de se marier.

Ces craintes d’un partage à subir, ces soucis d’une sœur à doter allaient et venaient, ne troublant que par échappées le château en Espagne d’un héritage complet…

Le train avait dépassé depuis longtemps les gorges accidentées qui avoisinent Dijon. Les blanches lueurs de l’aube avaient succédé au scintillement des étoiles, évanoui dans l’azur. Déjà quelques signes de réveil animaient les paysages que le train traversait. Une troupe de faucheurs entrait en file dans une prairie par une bouchure d’épines, rejetée de côté ; quelques attelages matineux trottinaient sur les routes, et des ménagères se rendant au marché cheminaient portant de larges paniers plats proprement recouverts d’un linge roux.

Mais Charles ne remarquait rien des choses du dehors, tellement il était enfoncé dans son rêve. Il était encore perdu dans ses combinaisons qui allaient jusqu’aux détails minutieux lorsqu’à un arrêt du train, la voix du conducteur le fit tressaillir. Elle répétait sur le ton monotone de ces appels :

— Châlon-Saint-Côme ! Châlon-Saint-Côme !

— Mais je suis arrivé ! s’écria Charles en se dressant pour prendre sa valise ; il se précipita d’un bond hors du train et faillit renverser un employé du télégraphe qui se présentait à toutes les portières des voyageurs en demandant :

— M. Charles Maudhuy est-il ici ?

— C’est moi qui suis Charles Maudhuy, répondit-il à l’homme qui, après avoir esquivé son choc, adressait derrière lui cette question aux voyageurs restés dans le compartiment encore ouvert.

— Eh bien, monsieur, voici un télégramme de Paris pour vous !

Ce fut sur la voie, après avoir posé à terre sa valise, que Charles lut le télégramme, rédigé selon les avis de M. Langeron, qui lui enjoignait de prendre le premier train remontant, sans pousser jusqu’à Sennecey.

Mais Albert Develt avait bien jugé son ami en le supposant incapable de suivre cette mesure de prudence.

— En fin de compte, se dit Charles, j’ai été appelé, je n’ai pas reçu à Paris le second télégramme, je suis dans mon droit et même je remplis un devoir en allant à Sennecey. Il y a huit ans que mon oncle ne m’a vu ; j’étais alors un jeune garçon assez revêche ; il n’a pu garder de moi qu’une idée disgracieuse : l’occasion est bonne pour lui montrer ce que je suis devenu et le réconcilier avec moi. Que vais-je faire après tout chez lui ? Le saluer, lui souhaiter une prompte guérison… Y a-t-il sujet de craindre un méchant accueil ?… Et puis, je prendrai l’air du logis et pourrai conjecturer avec plus de sûreté ce qui s’y passe et ce que le bonhomme a dans l’esprit.

Il était six heures et demie quand le train omnibus déposa Charles Maudhuy à la gare de Sennecey-le-Grand, Réconforté par un léger déjeuner pris à la gare de Châlon-ville pour passer le temps de l’attente, le jeune homme s’achemina vers le bourg dont les constructions tendent à rejoindre la gare, assez voisine d’ailleurs.

Les passants, gens du peuple pour la plupart, regardaient ce voyageur à tournure citadine qui cheminait, sa valise à la main, dans la rue menant au centre de Sennecey, et les femmes, occupées à balayer le devant de leurs portes, échangèrent leurs suppositions en le voyant dépasser l’auberge où descendent d’habitude les voyageurs de commerce.

Charles avançait d’un bon pas, ne reconnaissant autour de lui aucun visage, mais retrouvant l’aspect du bourg tel qu’il l’avait gardé dans ses souvenirs. C’étaient bien là ces maisons grises et basses, cette rue poussiéreuse, ces murs de jardin en pisé au-dessus desquels passait le panache de quelque arbre fruitier, toute cette humble apparence des existences provinciales à qui suffit l’être, et qui savent se passer du paraître. Charles n’avait que dédain pour ces médiocrités et il se demandait comment il était possible de végéter dans ces bicoques, à moins d’y être forcé par la pauvreté, lorsqu’il fut accosté tout à coup par un vieillard, tout de noir vêtu et avec une certaine correction, qui sortait d’un portail entr’ouvert,

— C’est vous, Charles ! dit-il en tendant la main au voyageur, qui reconnut en lui le docteur Cruzillat, peu vieilli depuis huit ans que le jeune homme ne l’avait vu, C’est vous, je vous guettais, et même j’allais faire un tour jusqu’à la gare pour cela. Ma montre, qui retarde de six minutes, m’a mis en retard. Oh ! j’étais certain que vous viendriez, que vous ne tiendriez pas compte du télégramme de ce finaud de Limet, qui voulait vous détourner de venir.

— Ah ! vraiment, et pourquoi ? Est-ce que le notaire aurait pris sur lui d’empêcher ma visite sans prendre à ce sujet l’avis de mon oncle ?

— La chose est plus compliquée que cela et ne peut guère se raconter dans la rue, dit le docteur Cruzillat en faisant signe au voyageur d’entrer dans sa maison, dont le portail entr’ouvert montrait la cour sablée.

Le docteur Cruzillat était là dans son élément, ayant à commenter les menées d’un de ses concitoyens. Ce n’était pas chez lui vice de caractère inné, mais le fait d’une activité de pensée qui, n’ayant pas à s’exercer suffisamment dans les hautes régions de l’intelligence, s’employait en investigations morales sur son entourage. Si le docteur avait exercé dans un grand centre, son goût naturel pour les recherches, activé par l’émulation, l’aurait porté peut-être jusqu’à marquer de son nom quelque découverte scientifique, et, en tout cas, lui aurait valu des distinctions dans sa carrière ; mais, vivant dans un chef-lieu de canton où il n’avait à traiter que des maladies courantes, il s’était peu à peu désintéressé du mouvement médical ; les brochures et les journaux spéciaux s’entassaient dans son cabinet sans que le coupe-papier y eût fonctionné la plupart du temps. La pratique du docteur était généralement heureuse, à cause de son diagnostic très sûr et de la simplicité de ses prescriptions ; mais, n’ayant pas sujet de s’y intéresser passionnément, le docteur, peu à peu envahi par une douce routine, avait tendu dans un autre sens toutes les énergies de son cerveau. Observateur subtil, nul n’excellait comme lui à deviner les mobiles secrets, les passions grandes ou petites, les calculs plus ou moins habiles des gens de sa connaissance. Les petits yeux du docteur luisaient derrière leurs lunettes ; le bout un peu pointu de son nez prenait une mobilité comique, lorsque sa grande bouche, qu’un rictus plaisant ramenait un peu à gauche, dévoilait quelque trame inconnue ou déroulait un plan qui se croyait mieux ourdi. Le docteur Cruzillat était donc un peu commère, mais sans méchanceté foncière pourtant.

Lorsqu’un auditeur s’offusquait de la malice humaine dont témoignaient les faits relevés, rapportés par le docteur, celui-ci répondait, avec ce sourire qui tordait d’un pli narquois ses lèvres minces :

— Il n’y a pas matière à s’indigner, mais à rire. C’est encore plus drôle que triste de connaître les dessous de cartes des salamalecs officiels. Quand on distingue le ressort, les gestes des pantins n’en paraissent que plus comiques… et puis, on n’est pas dupe. Voilà ce que l’on gagne à se rendre compte des choses.

Le docteur commença par faire les honneurs de sa maison au voyageur, en l’introduisant dans sa salle à manger où deux couverts étaient dressés sur la table ; cet accueil témoignait de la certitude de sa venue et du désir de le renseigner dès son débarquer. Charles fut reconnaissant de cet intérêt, et n’y soupçonna pas la moindre curiosité, ni le désir d’analyser, de dépecer une nouvelle conscience, plaisir rare pour le docteur qui s’ennuyait, à son dire, de pouvoir deviner, à première inspection de leurs visages, ce que pensaient ses concitoyens.

— Puisque vous n’avez pas faim, dit M. Cruzillat en désignant à Charles, du coin de l’œil, la servante qui entassait inutilement sur la table hors-d’œuvre et mets variés, et puisque vous êtes rassuré sur l’état de votre oncle que vous ne seriez pas admis à voir de si grand matin, allons faire un tour de jardin pour renouveler connaissance… Fanchette, je déjeûnerai plus tard, à l’heure habituelle.

Le jardin du docteur était un simple potager dont les bordures étaient garnies d’arbres fruitiers en quenouilles et d’où l’agrément était banni au profit du rapport. C’était affaire de principe et non de négligence ou d’avarice. La plus belle des roses ne valait pas une pomme pour M. Cruzillat, et il mettait à présenter les arbres de son verger et les légumes de son potager autant d’enthousiasme qu’un horticulteur à goûts plus poétiques en peut mettre à montrer une belle collection de fleurs ou quelques plantes rares.

Mais Charles ne se souciait guère de l’historique des greffes savantes, des procédés de culture à produits merveilleux par lequel le docteur débuta, et il avait déjà rappelé trois fois son hôte à la question du jour, lorsque M. Cruzillat lui dit, en lui lançant un regard malin par-dessus ses lunettes :

— Que vous êtes donc simples, vous autres Parisiens ! vous n’avez donc pas remarqué comment j’ai expliqué votre présence ici devant ma servante Fanchette ? Et depuis que nous arpentons ces allées, n’avez-vous pas vu ma vieille Fanchette traverser deux fois le perron ? Elle m’a aperçu vous montrant mes espaliers et faisant ensuite des gestes de propriétaire en vous présentant mon poirier-duchesse. La voilà édifiée sur ce que nous disons ici. Elle est rentrée dans sa cuisine en se disant : « Ce jeune monsieur en a pour une heure à écouter les idées de M. le docteur sur chaque arbre. »

— Mais, pardonnez-moi, qu’importe ce que peut penser votre servante ?

— Ô Parisien, trois fois Parisien, vous ignorez donc que dans les petits pays le moindre fait est tourné et retourné jusqu’à ce qu’on en ait extrait, non pas la vérité, mais la donnée qu’on souhaite. Demain, au marché, Fanchette rencontrera d’autres servantes. Là, ou chez les fournisseurs, elle pourrait dire, ou en le répétant, on lui ferait dire : « M. Charles est venu d’abord consulter mon maître pour savoir au juste si M. Maudhuy est guérissable, etc., etc. » Cela vous nuirait, car ce serait répété à votre oncle et dans le sens le plus malveillant.

— Mais, objecta Charles un peu décontenancé, elle ne pourra pas moins raconter que je suis venu, et dès lors vos précautions oratoires…

— Suffisent pour dérouter toute malice, interrompit le docteur. Hier soir j’avais commandé votre déjeuner, et annoncé que j’irais vous prendre à la gare. Donc, vous êtes ici parce que je vous y ai fait entrer d’autorité et c’est par politesse que vous subissez mes théories d’arboriculture.

— Je vois, dit Charles en souriant, qu’on peut être grand politique au village, dans la conduite de la vie privée.

— Vous en doutiez ? reprit le docteur. Vous avez même dit un mot profond, mais sans en saisir la portée, je gage. Il existe en effet une politique dans la vie privée : j’entends un art de manœuvrer les divers caractères dont on est entouré, d’en tirer tout le bien possible et d’en éviter les chocs, les inconvénients… Mais cette théorie nous mènerait trop loin. Vous avez hâte, n’est-ce pas ? de savoir pourquoi l’on ne voulait pas de vous à Sennecey ?

— Oui, certes.

— En deux mots : parce que M. Martin Limet, qui doit laisser son étude de notaire à son fils, serait bien aise de donner sa fille, avec une toute petite dot, à Julien Trassey.

— Vous supposez alors que ces deux hommes s’entendent pour détourner mon oncle de ses héritiers naturels, car Julien Trassey n’a pas de fortune et ne peut s’établir convenablement qu’aux dépens de M. Maudhuy. Quant au rôle de M. Limet, de la part d’un notaire, il est singulier.

— Vous n’y êtes pas, mon jeune ami, les choses ne sont pas aussi peu compliquées que vous les faites. D’abord Julien Trassey n’est pas aussi pauvre que vous vous le figurez. Si son père ne possédait guère que sa retraite d’officier, sa mère avait et a su conserver sa petite ferme qui vaut une trentaine de mille francs. L’éducation de son fils ne lui a rien coûté ; Mme Maudhuy, la marraine de Julien, y pourvoyait. Ce jeune homme se destinait à la carrière militaire, il se préparait pour Saint-Cyr. Tout à coup, volte-face. Il est revenu à Sennecey où M. Maudhuy l’a dressé à vendre et à acheter dans les foires, à surveiller les récoltes, à compter avec les fermiers, à faire ses affaires d’argent à Mâcon, en un mot à toutes les opérations qui concernent l’état de propriétaire foncier. Moyennant ces services, Julien Trassey est devenu peu à peu le second, le factotum de votre oncle, et il est considéré d’autant mieux comme l’enfant de la maison, qu’il prend ses repas avec M. Maudhuy, ainsi que sa mère. Bien qu’habitant le petit corps de logis que vous connaissez, et qui accote sur la rue la grande bâtisse des Maudhuy, les Trassey passent leur vie avec votre oncle dont Mme Trassey gouverne les servantes. Ce mode d’existence a permis à Julien de mettre chaque année de côté le produit de ses petites terres. Dès les premières années, M. Martin Limet, qui n’avait pas encore pensé à lui pour sa fille, vantait l’esprit d’ordre de ce jeune homme qui recourait à son ministère pour ces placements périodiques. Le chiffre de ces économies a dû bien monter depuis cinq ans, parce que Julien est depuis ce temps le fermier d’une partie des biens de M. Maudhuy. Il les cultive à son compte, et d’une façon très intelligente, à ce qu’on dit. Vous voyez qu’il présente une surface, le gaillard, et que maître Limet est un finaud qui sait de quel côté la miche est beurrée. Mais, soyons logiques dans nos appréciations, mon jeune ami. Si le notaire est un finaud, ne l’accusez pas de cette manœuvre grossière qui consisterait à prendre sur lui de vous éloigner de votre oncle. S’il vous a expédié ce télégramme, c’est bien par l’ordre de M. Maudhuy.

— Mais c’est vous, docteur, qui avez attribué au notaire…

— Il a dû être enchanté de cette commission ; la preuve en est qu’il s’est empressé d’aller l’exécuter. Je lui en attribue la responsabilité, parce que si une personne impartiale — moi, par exemple — avait été chargée d’une telle injure à faire à un parent appelé deux heures auparavant, elle aurait exposé au blessé l’inconvenance choquante de ce contre-ordre, et le télégramme ne serait point parti.

— Ainsi, mon oncle ne voulait pas me voir, murmura Charles d’une voix creuse, et presque enrouée.

— Eh ! s’écria le docteur, c’est la voix de l’instinct qui parlait là. La vue de son héritier naturel n’est pas agréable à un blessé qui vient d’esquiver la mort et qui se dit : « Voilà celui qui aurait joui de tout ce qui m’appartient sans le hasard heureux auquel je dois la vie. » C’est même cette crainte de voir la figure de son héritier qui a provoqué une crise heureuse, une réaction de vitalité dans l’état de M. Maudhuy. Après avoir employé inutilement tous les moyens connus pour lui faire retrouver sa connaissance, on avait fini par parler tout haut devant lui. J’étais moi-même persuadé qu’il n’était pas en état de nous entendre. Julien, qui était éploré, c’est une justice à lui rendre, m’a dit qu’il venait de prévenir madame votre mère de l’accident. Aussitôt, le blessé, que nous tenions inerte entre nos bras, et dont je croyais le cerveau envahi par une apoplexie séreuse due à la chute d’un étage qu’il avait faite, le blessé s’est agité, a ouvert les yeux, a poussé des gémissements, et s’est repris à la vie avec une énergie dont témoignaient ses regards et la pression subite de ses mains sur nos épaules. Après les premiers soins, je suis allé vers son bureau pour écrire une prescription, et à mon retour près de son chevet, je l’ai entendu ordonner très distinctement à M. Limet l’envoi immédiat d’un second télégramme destiné à vous arrêter. Le notaire ne se l’est pas fait répéter et quand j’ai voulu protester, le malade m’a dit de m’occuper de mon affaire et de voir ce qu’il avait de cassé ou d’entamé sur le corps. Oh ! c’est un vieux chêne, ce Carloman Maudhuy, et je ne serais pas surpris que malgré ses soixante-quatorze ans, sa jambe cassée, et les contusions qui lui tatouent le corps, il fût capable de présider en personne à ses vendanges de septembre prochain… Mais à propos, vous n’avez pas encore eu la curiosité de me questionner sur cet accident ?

Charles ne comprit pas la malice de cette remarque, et ce fut en vain que la narration du docteur décrivit la chute que M. Maudhuy avait faite du plancher disjoint de son grenier, au second étage, et qu’il énuméra la quantité des lésions subies, et dit quelque chose du traitement qui devait avoir raison de ces blessures. L’attention de son auditeur ne suivait pas ce récit. Charles songeait aux projets de sa nuit de voyage et le proverbe vulgaire sur les souliers des morts, si difficiles à chausser, lui cornait aux oreilles jusqu’à ôter tout sens aux explications du docteur.


VI

La maison Maudhuy, bâtie en plein bourg et vers le milieu de la grand’rue, date du siècle dernier et témoigne que dès ce temps-là, la famille des Maudhuy possédait cette aisance dont le premier luxe, la première représentation est une demeure confortable. Pourtant elle n’avait rien qui déparât trop son alignement sur la rue à côté du tout petit corps de logis voisin, premier nid de la famille, qui avait été maintenu debout, et même restauré lors de l’édification de la grande bâtisse.

La façade de la nouvelle maison ouvrait sur la rue un grand nombre de fenêtres, autrement larges et élevées que celles du petit corps de logis qui avaient conservé leur naïve ouverture à meneau de pierre en croix ; mais leur voisinage ne nuisait ni à l’un ni à l’autre de ces bâtiments dont le plus ancien avait un aspect aimable dans sa vétusté, et le nouveau, cet air de noble élégance particulier aux constructions du siècle dernier.

Les Maudhuy de 1750 n’avaient rien épargné en effet pour que leur gite familial leur fît honneur ; depuis la porte d’entrée surhaussée d’un perron de cinq marches jusqu’au balcon du grenier faisant une saillie ronde sur la rue et muni d’une poulie pour le transport aérien des fourrages, tout attestait, non pas des prétentions seigneuriales de bourgeois riche, mais une aisance soucieuse du bien-être, et ce goût éminemment français qui assortit, harmonise toutes choses.

Mais depuis que les jardins de cette maison avaient été plantés dans l’ancien style, avec parterres carrés et charmilles au fond, trois générations de Maudhuy ne l’avaient habitée que par raccroc, lorsque le comte de Glennes était à Paris ou en voyage et que les soins de la régie laissaient quelques jours de répit. Après avoir longtemps gardé l’aspect morne des habitations inoccupées, elle n’avait pas repris son bel air d’autrefois lorsque Carloman Maudhuy était venu y résider. Il aurait fallu à ces vastes pièces un mobilier en rapport avec leur élévation, leurs boiseries en moulures, leurs trumeaux et leurs dessus de porte peints.

Mais ni Carloman Maudhuy, tout absorbé par son exploitation agricole, ni sa femme, élevée à la campagne et dans des principes d’économie liardeuse, n’avaient compris la nécessité de changer les vieux meubles de la régie pour s’installer d’une façon en rapport avec le style de leur habitation. Ils n’avaient occupé qu’une partie du bâtiment, laissant le reste à l’abandon, ou plutôt s’en servant comme de décharge. Le salon était souvent encombré de sacs de blé qui attendaient un cours rémunérateur des marchés de Châlon ou de Tournus, et de toutes les pièces de la maison, la cave était certainement la plus honorablement meublée.

Puis, par nonchalance ou dédain du décorum extérieur, M. Maudhuy avait laissé se dégrader tout ce qui ne compromettait pas la solidité de sa maison. S’il ne manquait pas une ardoise au toit, bien des vitres restaient brisées aux fenêtres de ce second étage qui, sans usage dans cette famille composée de deux personnes, n’était hanté que par les ébats des souris. Les volets, lavés par la pluie de nombreux hivers, ne gardaient que des vestiges de peinture. Deux marches du perron branlaient dans leur gaîne de ciment, mais il n’y avait qu’à poser le pied d’une certaine façon pour éviter de les faire bouger. M. Maudhuy trouvait plus simple d’en prévenir ses visiteurs que de payer une demi-journée de maçon pour obvier à cet inconvénient.

Voilà comment Charles avait vu la maison Maudhuy huit ans auparavant et il se croyait certain de la retrouver dans le même état d’incurie villageoise. Il fut donc surpris lorsqu’en arrivant avec le docteur Cruzillat auprès de l’habitation de son oncle, son premier coup d’œil lui fit apercevoir un changement d’aspect dans l’ensemble de la façade.

Pas une vitre ne manquait aux fenêtres qui étaient toutes garnies de rideaux blancs, en tulle brodé au premier étage, en mousseline brochée au second. Des plantes grimpantes en caisse se treillageaient sur le réseau du balcon en fer forgé et recourbaient en nappe verdoyante vers la rue. La porte d’entrée, fraîchement peinte en brun rouge, s’ouvrait au-dessus des marches du perron, luisantes d’un poli dû à des soins journaliers.

— Ah ! ah ! vous trouvez ici quelques embellissements, dit le docteur d’un ton singulier, moitié narquois et moitié fat. Mais nous ne sommes pas aussi arriérés à Sennecey qu’autrefois. Nous suivons le progrès. Nous savons nous faire honneur de ce que nous possédons.

En parlant ainsi, il monta le perron d’un pas leste pour son âge, et précédant Charles dans le vestibule que séparait en deux une lourde portière d’étoffe orientale, il ouvrit lui-même, en familier de la maison, la porte de l’ancien magasin à blé et dit au jeune homme en lui faisant signe d’entrer :

— Attendez-moi ici, je vais voir comment votre oncle a passé la nuit et lui annoncer votre arrivée.

Si, en venant visiter M. Maudhuy, Charles avait la persuasion de lui présenter un neveu plus capable qu’autrefois de lui plaire, il comprit, après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, que la connaissance allait être nouvelle des deux parts, car l’aspect de ce salon, restitué à sa destination première, lui démontrait un changement radical dans les mœurs de son oncle.

Non seulement le mobilier de bois peint en blanc et recouvert d’ancien lampas à fleurs seyait à cette vaste pièce lambrissée, mais les moindres objets de l’ameublement témoignaient d’une initiation au genre d’élégance adopté par le goût moderne. Ce n’était pas une pendule mais un grand vase de Saxe qui tenait le milieu de la tablette de la cheminée. Une ronde de bergers et de bergères enguirlandés de fleurs était nouée autour de sa base de porcelaine figurant une pelouse. Perchés sur les anses du vase, deux amours baissaient leurs têtes mutines vers le chœur dansant et soufflaient dans des pipeaux dont le rythme menait la fête rustique. Cette curieuse garniture de cheminée était complétée par deux candélabres en forme de ceps de vigne et offrant à leur pied des scènes de vendanges.

Tout le reste de l’ameublement était à l’unisson de ce premier détail qui avait frappé Charles. Deux meubles hollandais, bas et ventrus, en marqueterie de bois, représentant l’un, une ville, l’autre, un paysage maritime, accostaient une chaise à porteurs en vernis Martin, bouquets de rose et de lis sur fond bleu de France, dont on avait fait une étagère fermée par des glaces. Les tables à jeu placées dans l’embrasure des fenêtres supportaient des jardinières où prospéraient de petits palmiers. Un cartel d’écaille incrusté de cuivre était juché dans l’étroit interstice que laissaient entre eux les lambrequins festonnés, passementés de houppes des tentures en lampas des fenêtres. Au-dessous de son piédouche, un bureau-chiffonnier en bois de rose encadré de bois de violette, était surmonté par une autre jardinière où s’étalaient les feuilles vertes bigarrées de blanc d’un aspidistra.

Cet ensemble où tout était harmonique, jusqu’au tapis de vieux Aubusson à fleurs à demi décolorées, ne provenait pas d’un héritage ; M. Maudhuy n’avait recueilli aucune succession depuis huit ans ; le fait qui causait l’étonnement de Charles, c’était qu’ayant acquis de façon ou d’autre un mobilier de cette valeur, son oncle s’en servît au lieu d’en tirer de l’argent.

Il ressentait quelque inquiétude au sujet de cette nouvelle façon de vivre. Toute modification dans les mœurs d’un parent à héritage préoccupe ses collatéraux. Charles cherchait quel intérêt poussait les Trassey à engager son oncle dans cette voie ; il y voyait la vanité de gens pauvres avides de jouir des bénéfices de la richesse aux dépens de la dupe qu’ils circonviennent ; mais l’entrée au salon de Mme Trassey lui démontra que la mère de Julien n’avait rien changé à son modeste extérieur d’autrefois.

La veuve du capitaine d’artillerie n’avait pas quitté le deuil ; sa robe de laine noire, dépourvue de tout ornement et coupée à l’ancienne mode, se drapait en gros plis sur son corps mince ; une sorte de pèlerine, sur laquelle tranchait un col de toile blanche, donnait à ce vêtement rigide une apparence quasi-monastique, d’autant mieux que la figure de madame Trassey s’encadrait dans les petits tuyaux d’un bonnet de mousseline unie qui laissait dépasser à peine un mince bandeau de cheveux gris. Un tablier de cotonnade, qu’elle remplaçait quelquefois en cérémonie par un tablier de soie noire, indiquait en elle la ménagère prête à mettre la main à toutes les besognes. Elle n’avait pas songé à quitter cet insigne de ses fonctions pour venir parler au visiteur ; mais, en entrant au salon, elle s’aperçut de son oubli et roula son tablier pour le rejeter sous son bras gauche, tout en saluant Charles.

Après les premiers compliments, timides de la part de Mme Trassey, compassés de la part du voyageur, la première dit :

— Votre oncle se trouve trop faible pour pouvoir vous recevoir aujourd’hui. Il m’a chargée de vous demander si vos affaires vous laissent la liberté de séjourner ici quelques jours.

— Certainement, répondit Charles, qui ne put se tenir de faire sonner cette réponse un peu plus haut que le ton habituel d’une conversation. Vous pensez bien, madame, que je n’ai pas fait un si long voyage de nuit pour m’en retourner sans avoir embrassé mon oncle.

— C’est naturel, bien naturel, murmura Mme Trassey en baissant les yeux sous le regard du jeune homme qui paraissait la défier.

Elle était si troublée, qu’elle s’embarrassa dans deux ou trois phrases dont il lui fut impossible de compléter le sens ; ses mains fluettes se crispaient sur le tablier qui, tour à tour, se déroulait et remontait vers la taille, et lorsqu’elle sortit par un effort visible de cet état d’anxiété, ce fut pour dire à Charles :

— Monsieur, ai-je besoin de vous conduire à votre chambre ? Je viens de vous faire préparer celle que vous occupiez autrefois. Vous voudrez bien donner vos ordres au sujet de vos repas. Il y a des sonnettes à la cheminée.

— Mais, si je ne me trompe, madame, lui dit-il d’un ton bref, c’est vous qui gouvernez la maison de mon oncle. Par conséquent, je puis vous donner ces ordres à vous-même.

— Si vous le trouvez convenable, j’entendrai ces ordres et les ferai exécuter, répondit Mme Trassey avec une dignité calme qu’elle retrouva tout à coup.

Charles allait poursuivre, du même accent impérieux, mais le docteur Cruzillat fit une brusque entrée au salon. Sans paraître gêné par la présence de Mme Trassey, il dit au jeune homme :

— Ah ! quelle école nous avons faite, vous en venant à Sennecey, moi en approuvant votre démarche ! Mon malade allait aussi bien que possible. L’annonce de votre arrivée vient de lui donner presque instantanément un mouvement de fièvre. Effet curieux de la voix du sang ! Hier j’ai été un sot, M. Limet avait raison contre moi. Écoutez ! vous êtes un garçon d’esprit ; il ne vous reste qu’une chose à faire : présenter vos respects à votre oncle par mon intermédiaire, et partir en prétextant que la maison qui vous occupe ne vous a donné que vingt-quatre heures de congé. Ah ! mais c’est que je ne veux pas que vous compromettiez ce beau cas de guérison d’un vieillard de soixante-quatorze ans affligé de dix-huit contusions, sans parler d’une jambe cassée.

— C’est aussi votre avis, madame ? demanda Charles avec aigreur.

— Non, répondit Mme Trassey avec une facilité d’élocution que Charles n’attendait pas d’elle après tant de balbutiements. M. Cruzillat — je le dis devant lui — est un homme de beaucoup d’imagination qui s’emporte sur la plus légère piste. Il est obligé de revenir souvent sur ses fausses voies, ce bon docteur. Si vous m’avez vue toute déroutée par votre arrivée, monsieur Charles, c’est que, dans l’état de votre oncle, je ne la désirais pas. J’en craignais l’effet sur lui. C’est une idée de malade et d’homme habitué à imposer ses volontés. Ce n’était pas lui qui vous avait appelé ; par conséquent, votre venue l’irrite. Mais M. Maudhuy est juste ; il apprécie trop la droiture dans les procédés pour vouloir faire un affront à un parent, et il nous gronderait si nous vous laissions repartir sur cette première impression. Je crois que vous ferez bien de vous reposer de votre voyage, et d’attendre que votre oncle soit disposé à vous recevoir. Il réfléchira ; je suis sûre qu’il nous parlera de vous le premier. Restez donc, monsieur Charles ; c’est mon avis, c’est aussi celui de mon fils avec lequel je causais ce matin de la possibilité de votre arrivée.

— Si toutes les autorités de la maison sont contre moi, dit le docteur en attirant Charles dans une embrasure de fenêtre, je prévois que leur conseil prévaudra contre mon opinion ; mais je me défierais, à votre place, des avances de mes adversaires.

Mme Trassey s’était retirée en s’apercevant de cette intention d’à-parte ; mais l’influence du docteur était détruite par le fait de sa brusque variation. Charles, décidé à rester, résolut de changer de tactique, et d’être aussi aimable que possible avec les deux Trassey, mère et fils.


VII

Ce plan, destiné à pousser des reconnaissances dans le camp ennemi, ne put être suivi qu’à moitié. Lorsque Mme Trassey descendit à la salle à manger vers la fin du déjeuner que Charles y prit seul, et s’informa de ce qui avait pu manquer à l’hôte de la maison, le jeune homme lui dit :

— J’ai été servi avec une abondance qui nuira à mon appétit pour le dîner, et sur ce point, madame, je n’ai que des remerciements à vous adresser. Mais je me suis un peu ennuyé de manger seul ; j’aurais préféré être en tiers avec vous et Julien… Vous me permettez de le nommer ainsi ? Il y a huit ans, lorsque les vacances l’ont ramené à Sennecey, nous étions camarades, et, entre jeunes gens de notre âge, la camaraderie ne se prescrit pas encore sous prétexte de décorum.

— Julien aurait eu plaisir à vous voir, monsieur Charles ; il a même rôdé dans le corridor pendant les deux heures que vous avez passées dans votre chambre ; mais il ne savait pas si vous ne répariez point votre nuit blanche en sommeillant un peu, et il n’a pas osé frapper à votre porte. Il regrettait de partir sans vous saluer, et il m’a chargée de tous ses compliments pour vous.

— Ainsi, je ne le verrai que ce soir ?

— Oh ! il ne sera pas de retour ce soir ; il m’a dit qu’il allait à Lyon et a fait sa valise pour deux ou trois jours de voyage. J’ai été bien surprise de le voir nous quitter dans un moment où l’on pourrait avoir besoin de lui s’il survenait une complication dans l’état de M. Maudhuy, s’il fallait courir, par exemple, à Châlon chercher des médecins pour une consultation ou quelque médicament qui ne se trouverait pas dans nos pharmacies de Sennecey ; mais il n’y a pas à discuter un ordre de votre oncle…

— Et Julien n’a pas trouvé moyen de me voir avant de partir ? Ce départ a donc été bien subit ?…

— Très subit. Il ne s’en doutait pas ce matin. C’est à la sortie du docteur de sa chambre que M. Maudhuy a fait appeler Julien. Ils ont causé ensemble une demi-heure, pendant qu’on vous installait dans votre chambre. Et voilà comment Julien vous a manqué.

Il n’y avait aucun moyen de questionner Mme Trassey sur le but de ce voyage imprévu dont elle s’étonnait la première, preuve qu’elle en ignorait l’objet ou qu’elle trouvait d’une bonne politique de paraître l’ignorer. Charles la mit sur le chapitre de l’accident dont M. Maudhuy avait été victime, et il en subit une seconde narration circonstanciée d’où il tira, comme renseignement précieux, une donnée sur le trait dominant du caractère de son oncle.

Ce qui lui est arrivé est bien de sa faute, dit Mme Trassey ; mais il est ainsi et, jusqu’à son dernier jour, il ira au bout de toutes ses volontés et ne souffrira pas qu’on les lui conteste. Voici comment le malheur est arrivé : Julien avait constaté le mauvais état du plancher du grenier, et il avait demandé à M. Maudhuy la permission d’y mettre les ouvriers pour le réparer. Il craignait un effondrement pour le temps où les greniers seront chargés de récoltes. Une maîtresse poutre était pourrie, les soliveaux fléchissaient, ce qui était visible au plafond de la chambre située au dessous de cette portion du grenier. M. Maudhuy soutenait que c’étaient là des imaginations et que sa maison était plus solide qu’une bastille. C’est son mot quand il parle de son habitation, dont il a bien le droit d’être fier, après tout, puisque c’est la plus belle de Sennecey. Sur l’insistance de Julien, il a fini par répondre : « Eh bien, j’irai visiter cette poutre et ces soliveaux, et je promènerai dessus un des grands coffres du grenier, afin que l’épreuve soit concluente. » Julien s’est récrié sur ce projet imprudent, et il a fini par croire son parrain persuadé du danger à courir, et décidé seulement à voir tenter une épreuve sous ses yeux. Il se trompait. Dès que M. Maudhuy a été seul, il est monté au grenier, et lorsque le plancher s’est effondré, avec le bruit d’un coup de tonnerre, nous avons été comme fous aux étages inférieurs. Nous ne nous rendions pas compte de ce qui se passait. Je croyais la maison enfoncée en terre ou à moitié démolie. M. Maudhuy n’a pas pu encore nous raconter les détails, mais il a dit ce matin à Julien : « Tu avais raison tout de même ; si j’avais eu quelques leçons aussi fortes, étant plus jeune, je ne serais pas si entêté ; mais je suis trop vieux pour changer ; il faut me garder comme je suis. » Julien m’a raconté que son parrain avait le courage de rire en parlant ainsi. Ah ! c’est un homme de tête, M. Maudhuy, et de grand cœur aussi, à travers ses manies de commandement et ses défiances contre les idées d’autrui. On peut bien lui passer, à son grand âge, ses entêtements à vouloir toujours avoir raison, et l’on n’a vraiment le droit d’en médire que lorsque cette obstination a des résultats tels que ceux d’aujourd’hui.

Mme Trassey ayant demandé à l’hôte parisien la permission de le quitter pour s’occuper du malade, Charles ne put distraire son désœuvrement que par une promenade au jardin.

Là aussi il trouva du nouveau. D’abord, la basse-cour ne déshonorait plus de sa maisonnette, de ses caquetages et de ses exhalaisons le terre-plein en terrasse qui descendait aux parterres. Cette terrasse était sablée, et des lauriers-roses en caisses formaient au milieu un faisceau fleuri qu’entouraient, étagés sur des gradins, des cercles de pots de fleurs dont le cercle inférieur contenait cette linaire, commune à Sennecey dans les jardins, et qu’on y nomme Ruines de Rome. Cette plante retombante, répandue en festons sur le sable de la cour, formait, avec ses feuilles découpées et ses mille fleurettes lilas, une base gracieuse à cette pyramide verdoyante dont les feuilles lancéolées de lauriers-roses étaient le panache.

La même transformation s’était étendue au jardin dont les parterres abondaient en fleurs, sinon rares, du moins variées et disposées avec goût. Au fond, la charmille n’étendait plus au hasard ses pousses qui s’étiraient çà et là autrefois avec des attitudes biscornues. Le nouvel ordre établi avait restitué à la charmille sa coupe régulière en mur de verdure. L’habitation Maudhuy avait ainsi son unité et, en la regardant de l’angle de la charmille, par un coup d’œil qui prenait en écharpe les parterres, Charles avait devant lui un modèle des fonds que représentent tant de gravures du xviiie siècle, et notamment celles de Marillier.

Une haie d’églantiers de deux espèces, à fleurs citron et pourpre foncé, séparait ce jardin de l’enclos du petit corps de logis. Une porte à claire-voie pratiquée dans la haie, non loin de la terrasse, était sans doute le moyen de communication entre les deux résidences. Bien que cette porte fût entr’ouverte, Charles ne se crut pas le droit de la franchir, et ce fut par-dessus la haie qu’il examina l’enclos des Trassey.

Là, le jardinier, affranchi de toute régularité, de tradition et d’harmonie, avait sacrifié au goût moderne, en dessinant une pelouse ornée seulement de deux corbeilles de rosiers. Un rideau de lilas occupait la plate-bande le long du mur qui bordait la route de Beaumont. Cette pelouse, au-dessus de laquelle un vernis du Japon étendait son ombrage élégant, était enserrée par deux allées dont l’une longeait la haie, l’autre, les lilas plantés contre le mur. C’était tout ce que contenait l’enclos, beaucoup moins profond que celui de la grande maison. Le fond de cet enclos, tout tapissé de lierre, était le chevet de la construction des écuries dont la porte s’ouvrait sur la route de Beaumont.

Après quelques regards curieux jetés sur cet enclos modeste, Charles revint d’un pas distrait vers les parterres et il se trouva arrêté, sans y penser, devant le cadran solaire dressé à la croix des quatre allées.

Dans ses visites enfantines à Sennecey, ce cadran avait été pour lui la grande curiosité du jardin, et, lorsque sa curiosité au sujet de l’ombre marquant l’heure avait été satisfaite, elle s’était prise à un autre mystère et avait demandé l’explication de la devise :

COGITE ULTIMA

gravée en demi-cercle sur le cadran en pierre. Charles avait compris le sens littéral de la traduction : « Pense à ta dernière heure ! » mais en avait-il saisi la portée morale ?

Arrêté comme il l’était, tant d’années après ce jour-là, devant cette leçon du temps fugitif qui nous gagne de minute en minute, et nous emporte dans l’éternité, ce n’était pas à sa dernière heure qu’il songeait. À vingt-six ans, l’on a ou l’on croit avoir tant d’heures devant soi ! Non, cette devise : « Cogite ultima » le faisait rêver à une autre existence, faible flambeau à demi éteint, qui vacillait auprès de là de la vie à la mort. Cette dernière heure, que Charles avait cru venue pour M. Carloman Maudhuy, était-elle encore éloignée ? Avant l’accident de l’avant-veille, M. Maudhuy avait-il, en se promenant dans son jardin, profité de la leçon que lui donnait cette devise ? Avait-il parfois songé à sa dernière heure, dans le sens tout terrestre auquel seul Charles trouvait de l’importance ? Autant de questions insolubles qui laissaient le jeune homme plongé dans une rêverie maussade comme la déception, et niaise comme l’impuissance.

Un franc éclat de rire poussé à ses côtés fit tressaillir tout à coup Charles, trop absorbé pour remarquer qu’on venait à lui.

Ce n’était pourtant pas un sylphe que M. Martin Limet. Il portait gaillardement sa ronde et robuste prestance de Bourguignon, et ses épaules étaient d’un athlète plutôt que d’un scribe. Il n’y avait qu’à considérer sa face épanouie, ses yeux bleus un peu saillants, sa chevelure drue un peu crêpelée, et ses fortes lèvres dont les plis nombreux attestaient la belle humeur et la facilité de caractère pour deviner en lui un bon vivant.

— Ah ! ah ! dit-il en frappant familièrement Charles à l’épaule, je vous surprends à mesurer sur ce cadran combien les minutes sont de durée plus longue au village qu’à Paris. Ne vous en défendez pas, je conviens du fait. Quand j’ai eu la chance de prendre quelque échappée dans une grande ville, j’en ai pour deux ou trois semaines à me réacclimater dans notre pauvre bourg. Mais je ne vous abandonnerai pas à votre ennui ; puisque vous n’avez personne pour vous tenir compagnie, je vous emmène souper chez moi. C’est une chose convenue avec votre oncle et Mme Trassey.

— Vous avez vu mon oncle ?

— Eh ! naturellement : je venais pour prendre de ses nouvelles. Il paraît qu’il a eu un léger accès de fièvre ce matin ; mais il ne lui en reste plus que la lassitude. Quant aux douleurs de sa jambe et de ses contusions, il les subit avec patience. Il m’a conté qu’il avait été trop ému, trop touché de votre arrivée pour avoir la force de vous voir tout de suite.

— Ému…, touché ! répéta le jeune homme avec une intonation amère dans la voix.

— Il me semble que vous doutez du plaisir qu’il aura à vous revoir ? s’écria M. Limet en écarquillant ses gros yeux d’un air un peu offusqué.

— Vous devriez vous étonner moins qu’un autre, monsieur Limet, que telle soit mon impression, puisque vous avez rédigé la dépêche qui m’enjoignait de rester chez moi. Si, en m’abordant, vous m’avez trouvé l’air déconfit, c’est qu’on ne peut faire bonne figure dans un rôle de fâcheux ; et ce rôle est le mien ici.

— Ah ! que vous êtes susceptible ! dit le notaire en élevant en l’air ses deux mains potelées ; vous avez pris pour une preuve d’indifférence cet ordre de ne pas venir ? Moi, je n’y ai vu que le vrai sentiment de votre oncle qui était de s’épargner, pendant son épreuve de santé, l’émotion d’une réconciliation avec sa famille. En m’indiquant le sens de la dépêche à expédier, il me disait : « Qu’ils viennent tous plus tard, quand je serai mieux, mais pas tout de suite. »

Charles hochait la tête par un geste d’incrédulité.

— Voyons, reprit le notaire, vous faut-il un argument décisif ? Il m’est possible de vous le donner sans manquer à mes devoirs professionnels. Si votre oncle avait une antipathie décidée contre vous, ne lui aurait-il pas été facile de la mettre en action, par trois lignes de testament.

— Eh bien ? demanda le jeune homme avec une curiosité avide qu’il ne chercha pas à cacher.

— Eh bien ! les affaires qu’il a traitées par mon ministère, et mon ancienne familiarité avec lui, m’autorisaient, à mesure qu’il avançait en age, à lui insinuer de temps à autre qu’il est bon de disposer en pleine santé toutes choses telles qu’on désire les voir accomplies plus tard… quand on n’y est plus. Il m’a toujours renvoyé bien loin par cette réponse : « Quel besoin ai-je de tester ? Est-ce que je n’ai pas des neveux qui héritent tout naturellement de moi ? »

Cette phrase, grosse d’espérances, ne fit passer qu’un demi-sourire sur la figure de Charles. Il en croyait le notaire, dont nul n’avait jamais soupçonné la véracité, si quelques-uns lui reprochaient une tendance au verbiage, peu séante chez un officier ministériel chargé d’intérêts délicats de toutes sortes ; mais cette assertion coupait en trois l’héritage que le jeune homme souhaitait pour lui tout seul. M. Limet devinait-il la pensée de Charles ? En tout cas, il y répondit en continuant ainsi :

— Soyez certain que, loin de vous en vouloir de votre empressement, votre oncle vous en a su gré. Il vous gardait une assez grosse rancune autrefois ; mais, à mesure qu’il s’est habitué aux services de Julien Trassey, cette rancune s’est affaiblie. Il prenait part à votre avancement progressif dans votre maison de banque, et il avait fini par plaisanter au sujet du débat qui vous avait brouillés. « Ce garçon-là, nous disait-il, aurait été un piètre agriculteur, parce qu’il aurait eu la conviction de s’être rabaissé pour m’obéir. Avec ses idées de bourgeois, ce n’aurait été qu’un paysan malgré lui. Nous aurions passé notre temps à batailler. Il en aurait abrégé ma vie de dix ans. Je lui sais donc gré de m’avoir résisté… » Voilà ce qu’il nous a dit, non pas une fois, mais cent, sous des formes diverses, et vous voyez que vos défiances tombent à faux. Votre arrivée ici est peut-être même un coup de fortune pour vous. Les vieillards sont sensibles à l’émotion du moment. Vous voici près de M. Maudhuy et votre cousin Carloman en est bien loin. Je ne vois donc pas pourquoi vous feriez mauvaise figure à bonne chance. Notez que vous ne vous doutez point, tout homme de chiffres que vous soyiez, de l’importance de la succession de votre oncle. Il est trop cachottier pour faire des confidences, même à son notaire ; mais, depuis plusieurs années qu’il a cessé de placer en terres ou en prêts hypothécaires le gros excédent de ses revenus, son capital a dû beaucoup augmenter. Il a beau le manœuvrer sans m’immiscer dans ses affaires, on ne trompe pas un vieux routier de mon espèce, et je vous garantis que l’avoir de M. Maudhuy atteint le million et demi, s’il ne le dépasse.

Ce fut en recevant ces révélations flatteuses que Charles suivit M. Limet jusqu’à la maison notariale située rue du Bief.

Un portail vert orné des panonceaux de cuivre s’ouvrait sur une cour pavée. La maison, petite et basse, n’avait qu’un seul étage sur son rez-de-chaussée ombragé d’une treille ; mais elle était accostée de deux ailes en retour. Celle de droite contenait l’étude. L’aile gauche, d’un usage tout domestique, servait de buanderie, comme en témoignait l’installation d’une cuve fumante autour de laquelle s’agitaient deux lavandières, tandis qu’une troisième femme de service alimentait de sarments et de branches de genièvre un feu brûlant dans un âtre enfumé au-dessous d’un vaste chaudron de cuivre.

Le notaire ouvrit la porte vitrée de la maison et, après avoir suivi le vestibule en corridor qui traversait le rez-de-chaussée dans toute sa longueur, il entra le premier dans une pièce où Charles le suivit en devinant qu’on lui faisait les honneurs solennels du salon. Ses oreilles l’en avaient prévenu, car elles avaient été écorchées à l’avance par les notes de la Marche de Faust frappées à contre-mesure et souvent à faux sur un piano par une écolière malhabile.

Il faisait sombre dans ce salon dont les volets étaient à demi fermés de crainte du soleil et des mouches ; le visiteur ne distingua presque pas la pianiste, qui bondit sur son tabouret et le renversa dans la précipitation de sa fuite, dès qu’elle eut aperçu un étranger. M. Limet alla d’abord pousser les volets d’une fenêtre pour donner un peu de lumière à son visiteur qui, arrivant du grand soleil, était comme aveugle dans cette pénombre et se heurtait aux meubles ; puis, quand le filet de jour eut éclairé un salon en acajou tendu de velours rouge, aux glaces recouvertes d’une gaze de tarlatane, il fit signe à Charles de prendre place sur le canapé qui avoisinait une table ovale chargée d’albums de photographie et il lui dit en riant :

— Vous n’aviez sans doute pas l’idée, vous, Parisien, d’une sauvagerie semblable à celle de ma fille, n’est-ce pas ?

— Ah ! c’est à Mlle Limet que j’ai fait si grand’peur ?

— À elle-même. J’ouvrais les volets pour vous présenter l’un à l’autre plus convenablement que dans cette obscurité, mais, en entendant tomber le tabouret de piano, puis claquer la porte, j’ai reconnu que j’aurais dû plutôt saisir Reine par le bras pour l’empêcher d’opérer une sortie absurde. Qui croirait qu’elle a passé sept ans dans la meilleure institution du département ! Ces allures de petite sotte ne sont cependant pas en rapport avec son caractère passablement éveillé, mais elles sont dues à notre isolement dans ce trou de Sennecey… J’ai à vous prier de m’excuser un instant : je vais vous annoncer à Mme Limet.

Resté seul, Charles n’aurait eu d’autre distraction que d’étudier les divers dessins de rosaces au crochet semés à profusion sous forme de housses sur les fauteuils et jusques sur le tapis de la table, s’il n’avait été auditeur involontaire d’une scène intime ayant trait à sa présence dans la maison. Par un effet d’acoustique dont la famille Limet ne se doutait pas, il entendit, venant d’une chambre située au-dessus du salon et lui arrivant, soit par les fenêtres ouvertes, soit par le large tuyau de la cheminée, ces mots articulés par une voix que l’indignation faisait vibrer :

— M’amener du monde à souper un jour de lessive… Ah ! monsieur Limet, c’est bien de toi ; tu ne sais qu’inventer pour me tracasser.

— Mais, ma chère amie…

Après ces premiers mots, prononcés d’un ton insinuant, la réponse du notaire se perdit pour Charles dans un bredouillement confus, symptôme évident d’une autorité maritale réduite à plaider humblement une cause ardue.

— Et un Parisien encore ! reprit Mme Limet exaspérée. Un monsieur qui ne trouvera rien de bon, qui pignochera dans ses assiettes et qui se moquera de notre réception villageoise par-dessus le marché.

— Ah ! par exemple… protesta le notaire.

— Enfin, tu as fait la sottise ; c’est à moi de la subir, comme toujours. Promène-moi M. Charles Maudhuy une heure ou deux. On tâchera d’être en mesure ; mais c’est sans égards pour moi, monsieur Limet, tout à fait sans égards, en un jour tel qu’aujourd’hui.

Au moment de rentrer à la maison notariale, après une longue promenade qui l’avait excédé, Charles eut envie de ne pas affronter la moue qu’il attendait de la maîtresse de la maison ; il essaya de s’esquiver sous un prétexte de fatigue et de manque d’appétit qui n’était pas un pur compliment ; mais le notaire s’accrocha à son visiteur, en l’assurant que Mme Limet n’excuserait pas ce manque de parole.

Cet argument était si peu attendu, que Charles faillit tout à la fois éclater de rire, avouer ce qu’il avait entendu, et s’en autoriser pour prendre congé bonnement, afin de ne pas gêner ; mais l’insistance du notaire, la chaleur qu’il mettait à attester le plaisir qu’aurait sa femme à recevoir un ami, le déconcertèrent. Il commençait néanmoins à trouver M. Limet habile à voiler les vérités déplaisantes lorsqu’il lui fut démontré que son amphitryon n’insistait qu’en raison de sa connaissance intime du caractère de sa grondeuse moitié.

La mère et la fille, en toilette d’apparat, attendaient au salon. Cette fois, Mlle Reine ne prit pas sa course dès qu’elle vit entrer le jeune homme. Assise très droit sur sa chaise, les joues aussi animées que le fichu de crêpon cerise qui se nouait à son corsage, les yeux modestement baissés, elle fit au visiteur une lente inclination de tête quand il la salua, puis elle reprit cette immobilité à pose étudiée qui est le port d’armes des jeunes filles peu usagées…

Quant à Mme Limet, son amabilité avait mis toutes voiles dehors. Elle parlait au jeune homme de sa mère, de sa soeur, de son cher oncle si malheureusement blessé. Elle se disait ravie d’avoir le privilège de recevoir M. Charles Maudhuy dès le jour de son arrivée. Il serait sans doute reçu médiocrement… le village offrait si peu de ressources ! mais si les moyens de l’accueillir étaient bornés, il ne manquerait rien du moins du côté de l’amitié.

Ce flux de paroles était si abondant que Charles avait peine à trouver le temps d’une action de grâces. Quant au notaire, il jubilait. Il faisait craquer ses doigts, arpentait le salon à petits pas et regardait Charles d’un air triomphant qui signifiait :

— Avais-je raison de vous retenir ?

Pour cette réception impromptue et familière, la table se trouva chargée de toute une exhibition d’argenterie. Devant la place de chaque convive, il y avait autant de verres que pour un dîner prié parisien, et tout fut à l’unisson, si ce n’est qu’aucun dîner à Paris, s’il comporte des mets plus recherchés, n’offre un menu aussi abondant.

En voyant défiler sur la table une succession de plats, Charles espérait toujours que le nouveau-venu serait le dernier ; mais il en arrivait encore et toujours. On le forçait de goûter à tous et l’on se plaignait qu’il ne mangeât pas. Mme Limet ne cessait pas de charger ses assiettes, ni le notaire de remplir de vins de différents crûs sa gamme de verres.

— Ah ! vous dédaignez notre cuisine villageoise, disait Mme Limet en hochant la tête d’un air humilié.

— Mais voyez donc un peu quel bouquet a ce vin, ajoutait le notaire. Il est du meilleur crû de Fleurie.

Malgré ses protestations, ses essais de refus, Charles était obligé de s’exécuter. En voyant jusqu’à Mlle Reine opérer à table avec une aisance d’appétit qui ne s’émoussait pas en se satisfaisant, il comprit pourquoi père, mère et fille présentaient la même animation de teint et, toutes proportions gardées, le même embonpoint plantureux ; mais son propre estomac n’avait pas de ces capacités, et il dut finir par demander grâce.

Au dessert, les servantes se retirèrent, et, après quelques propos empruntés à la chronique du crû, le notaire parla de la singularité du départ de Julien Trassey. Charles regarda Mlle Reine et remarqua qu’elle rougissait à ce nom. Leurs regards se croisant presque aussitôt après, la jeune fille soutint avec une expression de gaieté moqueuse la pointe de curiosité qu’exprimaient les yeux du Parisien. Ce fut entre eux un petit drame muet auquel Charles ne comprit rien, sinon que cette jeune personne timide avait, par contraste avec son humeur, des yeux vifs et même babillards.

— Il est étrange en effet que M. Maudhuy ait envoyé M. Julien à Lyon, dit Mme Limet. Il y a donc des affaires qui ne peuvent se remettre de quelques jours ?

Elle fit suivre cette observation d’un éloge pompeux de Julien Trassey pendant lequel Reine comptait du bout de son couteau dans son assiette les noyaux des fruits qu’elle avait mangés.

Charles exprima tout haut, pour voir quel effet il produirait, un soupçon qui lui était venu à l’esprit.

— Je crois, dit-il, que mon oncle a envoyé M. Trassey au loin, de peur d’un conflit entre lui et moi.

Il y eut un silence ; le notaire et sa femme se consultaient du regard. Quant à Mlle Reine, elle tourna une seconde fois sur le visiteur ce regard de ses yeux noirs qui semblait à la fois braver et se moquer.

— Mais à quel propos pourrait-il survenir une discussion entre vous et le filleul de votre oncle ? dit enfin Mme Limet, en appuyant sur ce titre de filleul qui contenait les droits de Julien Trassey à l’affection de M. Maudhuy.

— Madame, répondit Charles, il ne s’agit pas ici de mes sentiments, mais de l’interprétation de ce voyage imposé à Julien Trassey dans un moment inopportun à tous égards. Mon oncle peut avoir supposé que l’intimité dont il favorise ce jeune homme est capable de me porter ombrage.

— Bah ! dit le notaire après avoir toussé pour s’éclaircir la voix, et peut-être aussi pour peser ses paroles, vous savez assez bien vivre pour faire la part de chacun et apprécier ce que valent les services rendus.

…… Et, maintenant, allons prendre le café au salon, et Reine nous fera entendre un peu de musique.

La jeune fille, qui n’avait parlé jusque-là que par monosyllabes, répondit en riant à belles dents :

— N’y compte pas. Je ne veux pas imposer à autrui l’ennui que le piano me cause.

Elle disparut sur ce mot, que Charles trouva de bon sens, et ne reparut plus de la soirée.


VIII

Le lendemain matin, les volets de la chambre de M. Carloman Maudhuy étaient encore fermés lorsque le blessé s’agita sur ses oreillers et dit à la servante qui le gardait :

— Nanette, va prier Mme Trassey de venir me parler.

— Oh ! la commission ne sera pas longue, bonnes gens ! répondit la grosse servante. Je n’ai qu’à la secouer sur son fauteuil.

— Comment ! elle m’a encore veillé cette nuit, malgré ma défense ? reprit le malade un peu courroucé.

Ce dialogue avait éveillé Mme Trassey qui s’était endormie au jour, après s’être assurée que Nanette avait eu son compte de sommeil sur le canapé où elle avait passé la nuit.

Mme Trassey vint près du lit dont elle tira les rideaux de drap vert pendant que Nanette ouvrait les volets et restituait à la chambre son ordre journalier.

— Nous ne sommes pas trop de deux, dit-elle au malade, pour veiller à ce que vous ne manquiez de rien pendant la nuit.

— Mais puisque je me sers moi-même mes potions et que je pourrais appeler au besoin cette grosse endormie de Nanette, je ne conçois pas pourquoi vous vous imposez tant de fatigue. C’est absurde.

— Ne vous animez pas, monsieur Maudhuy, cela vous est mauvais, dit la veuve en souriant. Parlez-moi plutôt de la façon dont vous vous êtes gouverné cette nuit. Vous vous êtes un peu plaint vers deux heures.

— Oui, je m’endormais pour de bon, mais j’avais oublié ma pauvre jambe ; j’ai voulu me retourner et la douleur m’a prouvé que je ne le pouvais pas.

— Ensuite vous avez agité vos bras hors des couvertures. J’ai failli aller vous demander ce qu’il vous fallait, mais j’ai craint d’accroître votre fièvre en vous contrariant par ma présence. Vous souffriez beaucoup, n’est-ce pas ?

— Non, pas plus que d’habitude. Ce qui m’est le plus pénible, c’est de sentir ma jambe engourdie dans cet étui où le docteur l’a fourrée ; les bobos que j’ai partout le corps seraient supportables si j’avais la liberté de mes membres, si je pouvais remuer. Je n’avais pas la fièvre cette nuit ; je ne crois pas, du moins, car mes idées n’étaient pas embrouillées. Je suis certain que je me serais endormi sans ma jambe éclopée. Ce réveil désagréable m’a causé une insomnie pendant laquelle j’ai pensé à ce que je veux faire aujourd’hui. Dites-moi, où est mon neveu ?

— Je ne l’ai pas vu depuis hier au soir ; j’étais déjà dans votre chambre quand il est revenu de chez M. Limet.

— C’est juste… Eh bien, vous me l’amènerez après son déjeuner.

— Vous amener qui ? votre neveu ? dit le docteur Cruzillat qui venait d’entrer dans la chambre du malade. Mais vous me demanderez, je suppose, si je trouve la chose opportune. Je n’ai pas envie que vous compromettiez mon traitement en vous donnant un accès de fièvre chaque jour.

— Bah ! docteur, dit le blessé, pansez-moi, faites votre affaire et laissez-moi traiter les miennes à ma guise.

— Ah ! ah ! fit M. Cruzillat, vous me tenez tête. C’est signe que vous allez déjà mieux. Dès que le caractère reparaît, c’est que la maladie diminue. En effet, voici un bon pouls, et quant à l’œil… — le docteur se penchait sur son malade : — l’œil est bien malin ce matin.

Les premiers moments de l’entrevue entre M. Maudhuy et Charles furent très confus. Le neveu, qui était entré à petits pas et avec une figure de circonstance, fut saisi de trouver le blessé capable de lui rendre l’accolade de la bienvenue. Le buste relevé par ses oreillers, tout blanc dans sa toilette de malade soigneusement faite, le septuagénaire avait bon air et presque bonne mine, et c’est en l’en félicitant que Charles débuta après les premiers propos incohérents qu’ils avaient échangés.

— Oui, lui dit le blessé, s’il y a eu du mal, la peur l’a encore surpassé, mais ce n’est pas à moi de m’en plaindre, puisque je dois à cet accident d’être rapproché de ma famille.

Charles s’embarquant dans l’apologie de la délicatesse de sentiment qui avait dicté sa conduite et celle des siens, M. Maudhuy reprit :

— C’est perdre ses paroles que de raisonner sur les choses passées. Donne-moi plutôt des détails sur ta sœur, sur ta mère.

Le neveu s’empressa de faire les honneurs de sa famille, sans manquer d’ajouter que la discrétion seule avait empêché sa mère et sa sœur de venir avec lui. Mais avec quel empressement elles se mettraient en route si elles pensaient rendre ainsi plus agréable à leur parent le temps de sa convalescence !

M. Carloman Maudhuy toussa, regarda ses mains étendues devant lui, mais n’encouragea point cette ouverture. Il sembla même à Charles que les sourcils broussailleux de son oncle s’étaient un instant rejoints pendant que les coins de ses lèvres s’abaissaient, mais ces signes improbateurs s’effacèrent vite, et le blessé demanda :

— Quel âge a maintenant Cécile ?

— Vingt et un ans dans deux mois, répondit Charles.

— Déjà ! Oh ! comme cela nous repousse loin, cette jeunesse qui grandit sans que nous y prenions garde ! Mais elle est en âge d’être mariée, cette enfant. Parle-moi de ses prétendants.

— Ce sera fait en un mot : Vous devriez savoir, mon oncle, qu’à Paris les plus jolies filles sans dot ne trouvent pas d’épouseurs.

— C’est que vous les cherchez trop haut, et que Cécile est ambitieuse comme sa mère et toi.

— Ah ! mon oncle, vous ne la connaissez pas. Cécile, ambitieuse !… Certes, c’est une bonne créature, mais elle est d’une nullité, d’un enfantillage… Croiriez-vous qu’à vingt et un ans, son seul plaisir, sa seule passion, c’est le jardin qu’elle s’est fait sur notre balcon avec une centaine de pots de fleurs ! Elle ne sait parler que de ses plantes ; elle invente toutes sortes d’engins pour les préserver du vent, du trop grand soleil, et elle manie le terreau avec ses doigts à faire croire qu’elle est née pour cela. Penser au mariage ! Mais elle n’a pas assez de coquetterie pour seulement se demander si elle peut plaire, ni assez d’amour-propre pour se trouver piquée de n’avoir pas le moindre soupirant. Pourvu que ses pittospores fleurissent bien, que ses fougères soient saturées d’arrosage et que ses dattiers, venus de noyaux semés par elle, ne prennent pas la maladie, Cécile se trouve la plus heureuse fille du monde.

— Tiens ! tiens ! tiens ! fit le malade dont la figure s’anima tout à coup.

— Je ne veux pas trop diminuer Cécile à vos yeux, continua Charles. Ma mère assure qu’elle a des qualités de ménagère et je puis ajouter pour ma part que ma sœur a un des plus aimables caractères qu’on puisse souhaiter chez une femme ; mais les mérites modestes ne sont pas de ceux qui attirent les épouseurs.

— Allons donc ! avec ces qualités-là et les 25.000 francs que ta mère peut lui donner sur le peu qui lui est resté de ton père, Cécile est très mariable. Il y a bien des jeunes gens, même à Paris, qui l’épouseraient dans ces conditions-là. De petits négociants, des employés de ministère…, que sais-je ! trouveraient la dot suffisante, surtout étant données les qualités que ta mère attribue à sa fille ; mais vous ne voulez pas vous allier si humblement, vous autres !

— Ce n’est pas cela, répondit Charles en acceptant l’observation avec la déférence la plus soumise, mais on ne trouve à se marier que dans le cercle de ses relations, et, dans les nôtres, tous les jeunes gens ont des prétentions de fortune plus élevée.

— Et parmi tes amis personnels ?

— Ah ! c’est de même.

— Naturellement, fit l’oncle d’un ton bonhomme ; les gens d’argent font de l’argent leur unique visée. Mais, s’il m’en souvient, mon cher ami, tu te promettais de faire fortune dans la banque. Tu pourrais donc aider à l’établissement de ta sœur, en lui abandonnant ta part du petit capital que votre mère vous a destiné. C’est ton chiffre de 25.000 fr. qui me fait penser à te dire cela. Si cette somme n’est rien comme dot à tes yeux, le double doit commencer à représenter quelque chose.

— Vous vous moquez de moi, mon oncle, et je le mérite, pour l’outrecuidance avec laquelle je me promettais autrefois une prompte fortune. L’expérience m’a appris que de rien quelque chose ne saurait venir. Je suis attaché à une fonction où je fais gagner beaucoup d’argent à mon patron et aux clients de sa maison, sans en avoir au bout de l’année rien de plus que mes appointements. J’aurai de quoi vivre tant que j’occuperai cette place, et si je la perdais, j’en retrouverais une équivalente dans une autre maison, voilà l’unique bénéfice de mes efforts, et vous voyez qu’il est tout moral. Je ne suis donc pas à même de faire de la générosité à l’égard de ma sœur. Certes, si la chance me favorisait, je serais heureux d’arrondir la dot de Cécile ; mais, à manœuvrer un petit capital, on ne saurait faire de gros gains.

— Hum ! si j’entends encore ce que parler veut dire, répartit l’oncle, ceci signifie que ta mère a eu la faiblesse de t’abandonner ce qui t’appartient.

Charles entama une explication verbeuse d’où il résultait que ce capital prospérait entre ses mains. Ce n’avait pas été faiblesse, mais preuve de sens de la part de sa mère, que de lui en laisser la libre disposition ; comme argument à l’appui, il donna le chiffre du revenu élevé qu’il avait su tirer en six mois de ses petits fonds.

— Peste ! s’écria le blessé, nous sommes bien naïfs, nous autres paysans, qui tirons de si petites rentes de nos grosses valeurs en terres. Puisque je te tiens là, monsieur le financier, explique-moi un peu ce grimoire de Bourse auquel je ne comprends goutte. Nous sommes parfois embarrassés pour placer nos pauvres sous. Nous craignons de tout perdre en les échangeant contre du papier. Puisque tu es si malin, tu devrais bien débrouiller mon ignorance.

Charles prit son rôle d’initiateur au sérieux, sans se défier du genre d’intérêt que son oncle portait à cette question ; il déploya toute sa science financière, jaugea chaque valeur de Bourse au point de vue de ses garanties et de son aléa, révéla tous les dessous de cartes à lui connus, et détailla les finesses du jeu serré qui permet de spéculer presque à coup sûr.

M. Maudhuy l’écoutait avec attention, se faisait expliquer les termes dont le sens lui échappait, et l’interrompait aussi de temps à autre pour poser quelque objection qui ne servait qu’à ranimer la verve de son neveu. Placé sur son terrain favori, Charles abondait en démonstrations appuyées d’anecdotes en guise d’exemples. Le malade le laissa discourir tant qu’il voulut ; mais quand vint la péroraison par laquelle le jeune homme offrit à M. Maudhuy son concours dévoué pour les placements auxquels il avait été fait allusion, son oncle lui répondit :

— Je te remercie, mon garçon ; je ne dis certes pas un non absolu, mais je ne puis pas dire oui si vite. En résumant ce que tu m’as appris, je trouve que les gains des habiles, à la Bourse, sont faits des razzias opérées sur les naïfs. J’ai besoin de peser en conscience si je puis me donner de plus gros revenus par ce moyen. Je suis de la vieille école, vois-tu, comme en était ton père, quoique homme de finances. La preuve en est qu’il n’a pas prospéré et qu’il a payé ses mauvais calculs de son propre argent, et non de l’argent d’autrui, ainsi que des finauds l’auraient fait à sa place.

Mis en veine d’éloquence, Charles entreprit de réfuter ce préjugé provincial ; M. Maudhuy l’écouta sans l’interrompre cette fois, mais il finit par dire à son neveu :

— Tous ces millions que tu as fait danser en imagination devant moi m’ont ébloui, j’en ai la tête fatiguée ; laisse-moi me reposer quelques minutes ; après nous reprendrons cette conversation.

— Je vais me retirer, répondit Charles. J’ai trop parlé en effet et vous ai fait trop parler pour un malade. Nous avons le temps de causer de ceci et de tout ce qui peut vous intéresser demain et les jours suivants.

Il se levait déjà pour prendre congé quand son oncle lui dit :

— Non, ne quitte pas ma chambre. Je te demande seulement de me laisser fermer les yeux un petit quart d’heure. Nous n’avons pas fini ensemble pour aujourd’hui.

Le malade tourna sa tête du côté du mur et il ne resta plus à Charles pour toute distraction qu’un examen de tout ce qui l’entourait.

L’embellissement de la maison s’était arrêté au rez-de-chaussée. Charles avait trouvé dans la chambre qu’il occupait au premier étage les mêmes meubles qu’il y avait connus autrefois. Il revoyait chez son oncle l’ancien mobilier style premier empire, à moulures en griffes de sphinx et à cuivres prétentieux. Le velours d’Utrecht qui garnissait les chaises à dossiers en lyre et les coussins de plumes du sec canapé était seulement un peu plus rapé qu’autrefois ; ses rosaces d’un vert olive tournaient au noir sur le fond frappé qui jaunissait par contraste ; mais tout était à sa place consacrée par l’usage. Sur la cheminée en bois peint figurant un marbre noir veiné de blanc, la pendule sous globe de verre représentant les trois Horaces jurant sur le faisceau de leurs trois épées ; puis deux vases de porcelaine en forme d’urnes contenant des fleurs artificielles en cire, vases et bouquets protégés par des globes fixés sur un socle en bois noir et entourés d’une chenille rouge ; et entre ces objets destinés à la décoration, deux flambeaux de cuivre, hauts et massifs, à ciselures fines, et de forme redevenue à la mode.

Le bureau à cylindre près de la fenêtre était surmonté d’une quantité de photographies serties dans de petits cadres en passe-partout. Ce musée de famille appendu au mur et dans lequel Charles se retrouva sous la forme d’un bambin de six ans très frisé et orné d’un col de guipure était complet pour trois générations, grâce à l’adjonction de deux daguerréotypes très effacés, dans lesquels Charles finit par reconnaître son grand-père et sa grand’mère Maudhuy : le premier, vêtu d’un habit à haut collet et d’un gilet à dessins cachemire ; la seconde, coiffée du chapeau bressan d’où pendaient des chaînes d’or, et le cou paré du collier d’émaux traditionnel, paraissant dans l’ouverture en cœur d’un châle à ramages.

Au-dessus de ces petits cadres et les dominant autant de leur antiquité que de leur valeur artistique, deux pastels d’assez grande dimension représentaient les Maudhuy de 1750, mari et femme. L’homme, rasé de près, les cheveux retenus en arrière par un nœud de ruban noir surmontant une petite bourse, offrait le type qu’on attribue volontiers aux petits bourgeois du xviiie siècle, affinés par leurs rapports avec la haute société. Son œil largement ouvert regardait droit devant lui avec cette franchise qui ne craint pas de se laisser pénétrer ; sa bouche, très épanouie, était de celles qui ne sauraient mentir, mais où peut éclore aussi aisément une fine épigramme qu’un joli madrigal. Quant au costume, sa teinte sobre, sa coupe modeste, sa garniture de boutons en métal bruni, les manchettes et la cravate de linge, indiquaient que ce Maudhuy ne prétendait pas s’élever au-dessus de sa sphère.

Sa femme, en coiffes plissées et en robe de toile peinte dont les manches arrêtées au coude finissaient par des engageantes en point de Paris, n’avait pour tous bijoux qu’une croix à la Jeannette attachée à un velours noir et surmontée d’un gros cœur d’or ; mais sa physionomie était piquante, avec son petit nez à la Roxelane et la fossette creusée dans sa joue par le sourire, deux traits qui démentaient la dignité un peu raide de sa pose.

Tels qu’ils étaient, ces deux ancêtres ne faisaient pas déshonneur à Charles et il les contemplait avec complaisance lorsqu’il fut interpellé tout à coup par son oncle qu’il croyait encore assoupi.

— Oui, Charles, disait le malade, regarde-les, ces braves gens qui nous ont laissé cette maison et l’exemple de leur sage conduite, peinte sur leurs figures. Depuis eux la famille Maudhuy n’a rien donné qui les valût. J’en excepte mon père qui, en traversant l’orage de la Révolution, a subi là des épreuves inconnues à ses ancêtres. Mais nous autres, nous n’avons pas valu ces anciens-là.

— Ceci est pure modestie en ce qui vous concerne, mon cher oncle, car vous du moins vous êtes resté fidèle à leurs traditions, et j’ai remarqué le soin pieux dont vous avez restauré la création de ces deux Maudhuy.

— J’y ai moins de mérite que tu ne crois, mais laissons cela… Me voici rafraîchi par ces quelques minutes de sommeil. J’ai même eu le temps de penser un peu à toi. Tu me parlais de rester plusieurs jours ici… Tu ne doutes pas du plaisir que j’ai à t’y voir ; mais tu as si vite quitté Paris que tu n’as pu obtenir de ton patron un congé régulier, je le gage.

— Oh ! dit Charles, mon ami intime qui est mon second au bureau s’est chargé de mes excuses et fera ma besogne en mon absence. De plus, j’ai écrit hier d’ici à mon patron.

— Très bien, j’aime à te savoir régulier dans tes démarches. Mais à quoi bon perdre ton temps ici ? Tu m’as vu, tu dois être rassuré sur les suites de mon accident. Tu me ferais un sacrifice en me donnant une semaine ou deux et tu t’ennuierais à périr. Pas de compliment. Entre nous, à quoi bon ? Quelque vieux que je sois, je me rends compte des choses. Je pense donc que tu feras bien d’aller rejoindre à Châlon l’express de demain matin, et voici pour les frais de tout ton voyage.

Charles refusa d’accepter le billet de banque de cinq cents francs que son oncle lui tendait après l’avoir pris sous sa pile d’oreillers.

— Pas de fausse délicatesse, lui dit M. Maudhuy d’un ton qui commandait l’obéissance. Je ne puis pas admettre qu’un voyage fait pour moi coûte quelque chose à mon neveu. Si tu refuses, c’est bon. Si tu acceptes cet argent tout simplement, ainsi que je te l’offre, il me reste quelque chose à te dire.

Charles était trop avide d’apprendre ce que sa soumission pouvait lui faire gagner pour s’obstiner dans son premier refus.

— Le docteur Cruzillat, continua le blessé, m’affirme que je suis au lit pour quatre ou cinq semaines au moins. C’est long pour un homme habitué à la vie active. Il espère qu’après ce temps je pourrai non pas encore aller et venir à mon gré, mais me traîner en bas et au jardin — ceci bien entendu, si rien ne vient compliquer mon mal ; mais je n’y tâcherai pas. Je vais donc être très maussade pendant quatre ou cinq semaines. Il n’y a que cette pauvre Jeanne-Marie Trassey qui puisse avoir la patience d’endurer mes bourrasques. Après ce temps-là, je retournerai à mon naturel qui n’est ni bien gai ni bien charmant, mais qu’on trouve assez sociable en y mettant un peu d’indulgence. Donc si à cette époque ta mère et ta sœur veulent venir s’installer ici pour le reste de l’été, elles me feront grand plaisir. Dis-leur que je les invite très expressément et dans mon seul intérêt… Et maintenant fais-moi tes adieux, mon garçon, car je ne serai pas éveillé demain matin lorsque tu devras partir pour aller prendre l’express à Châlon.


IX

Ce court voyage de Charles Maudhuy en Saône-et-Loire fut à son retour à Paris l’objet de bien des commentaires dans le cercle intime de la famille dont Albert Develt faisait désormais partie. Somme toute, ce voyage avait été satisfaisant, puisqu’il avait produit une réconciliation ; mais certains incidents du récit de Charles inquiétaient Mme Maudhuy et M. Langeron. Ni l’un ni l’autre ne prenaient en gré la façon leste dont le malade avait donné congé à son neveu après une seule entrevue, ni cette expédition subite de Julien Trassey à Lyon, qu’ils attribuaient au motif soupçonné par le voyageur lui-même. Mais tous deux blâmaient Charles d’avoir eu l’étourderie de dire sa pensée sur ce point à M. Martin Limet, l’allié naturel de Julien, puisqu’il comptait lui faire épouser sa fille.

Ces impressions un peu pessimistes n’étaient pas celles de Charles qui croyait avoir obtenu un succès complet auprès de l’oncle Carloman. — Une longue habitude faisait désigner ainsi, même par sa belle-sœur, Mme Maudhuy, l’oncle de Sennecey. — Mais les espérances que le fils fondait sur l’effet qu’il avait produit n’étaient pas acceptées sans un léger doute par la mère. Sévèrement éprouvée par le sort, Mme Maudhuy s’était résignée pour son propre compte à la médiocrité, et si elle souhaitait meilleure chance à ses enfants, elle n’osait se flatter qu’ils fussent mieux favorisés par la destinée. Elle avait si bien expérimenté, par son propre exemple, que les événements humains sont composés d’une part d’imprévu qui déroute toute logique ! Si elle était préoccupée de l’héritage de l’oncle Carloman, c’était en raison de l’importance qu’avait l’argent aux yeux de son fils, c’était aussi par ce motif, louable après tout, parce qu’il perpétue dans les familles le bien-être accumulé par les générations antérieures, que les terres des vieux Maudhuy devaient revenir aux jeunes Maudhuy plutôt qu’à des étrangers. Mais l’affaire de la succession n’était pas pour elle, ainsi que pour Charles, l’unique bienfait de cette réconciliation de famille.

— L’oncle Carloman testera comme il voudra, disait-elle, l’important, c’est qu’il ait cessé de nous bouder. Mais je ne me fais pas d’illusion à son sujet, même au point de vue de ses dispositions sympathiques à notre égard. Ainsi, je ne crois pas du tout à cette invitation pour ma fille et pour moi. Il l’a lancée en l’air au moment des adieux afin que Charles s’en allât de bonne grâce. Les bulletins de santé qu’on nous envoie de Sennecey sont arides comme un pensum composé à regret. On dirait que M. Maudhuy les dicte pour nous apprendre que son état ne s’aggrave pas et que par conséquent nous n’avons pas à bouger d’ici.

Chaque semaine en effet une lettre arrivait de Sennecey et apportait à l’adresse de Mme Maudhuy des nouvelles du blessé ; mais cette lettre n’était qu’une série de phrases détachées relatant les périodes par lesquelles passait le malade. Elles étaient tracées d’une écriture fine, élégante et signées de la grosse écriture de l’oncle Carloman qui, s’il n’y mettait de sa main autre chose que son nom, se donnait la peine de l’accompagner du paraphe compliqué dont il avait l’habitude.

Mme Maudhuy répondait chaque semaine, aussitôt après la réception du bulletin ; mais elle ne pouvait que répéter les mêmes vœux de guérison et elle commençait à être au bout de ses formules, à force de les retourner, lorsque le bulletin de la quatrième semaine lui apporta une surprise.

Après l’annonce de la visite d’un célèbre chirurgien de Lyon appelé pour contrôler le traitement du docteur Cruzillat dont la lenteur avait exaspéré le malade, le bulletin constatait l’approbation donnée par cette sommité médicale à toutes les prescriptions du médecin de Sennecey, et cela, à la honte du patient trop impatient.

Ces derniers mots avaient été ajoutés par l’oncle Carloman et au-dessous de la signature qui les suivait il avait écrit :

« Une lettre de Cécile me distrairait.

« Pourquoi ne m’écrit-elle jamais ?

« Les malades ont tant d’heures dans le jour pour s’ennuyer ! Si elle veut bien m’écrire, qu’elle sache que plus sa lettre sera longue, et plus j’en serai satisfait. »

— Qu’à cela ne tienne, s’écria Cécile en posant sa broderie après que sa mère lui eut lu ce post-scriptum, il y a si longtemps que j’écris à mon oncle des lettres guindées que j’ai de l’arriéré à lui servir et de quoi noircir bien des pages.

Elle alla s’enfermer dans sa chambre, s’assit devant son petit bureau et se mit à écrire tout couramment :

« Vous avez raison, mon cher oncle, de trouver que je ne vous ai jamais écrit. Ces pauvres lettres que je vous ai adressées depuis huit ans, au jour de l’an et pour votre fête, je ne les compte pas plus que vous au nombre de ces effusions du cœur qui sont si douces, et à l’enfant qui offre ce gage de tendresse, et au parent qui les reçoit. Je vous savais irrité contre nous, et même au temps où je n’étais qu’une adolescente, je me croyais obligée de rester dans les strictes limites de la déférence. Je n’osais m’abandonner à ces élans d’affection qui veulent toute assurance d’être bien accueillis.

« J’étais bien jeune quand j’ai quitté Sennecey après y avoir passé trois mois près de vous ; mais ces trois mois qui ont débuté par le deuil cruel de mon père m’ont suffi pour apprendre à vous apprécier, j’ose le dire, à vous aimer. Vous avez été si bon pour moi ! Vous avez eu, pour consoler ma douleur de fillette de treize ans, pour tarir les pleurs qui m’aveuglaient, des élans que je n’oublierai jamais. Vous avez peut-être oublié tout cela, vous !

« C’était en revenant du cimetière. Je suffoquais. Vous n’avez pas voulu me faire repasser par le bourg. Vous avez pris du côté des champs, et quand nous nous sommes trouvés seuls sur le chemin, vous m’avez fait asseoir près de vous sur une borne de pierre renversée, et là vous m’avez parlé… Je ne saurais pas vous répéter ce que vous m’avez dit, mais quel bien vous m’avez fait ! Je crois que tout en compatissant à mon chagrin, vous avez pleuré aussi ; puis vous m’avez prise dans vos bras et j’ai senti que le cœur de mon pauvre père battait dans votre poitrine parce qu’il m’avait léguée à vous. J’ai senti que vous m’acceptiez pour votre enfant, et de ce moment c’est ainsi que je vous ai aimé.

« Je puis donc vous l’avouer : après la mort de mon père, notre brouille avec vous a été le plus grand chagrin de ma jeunesse. Et l’on met une part d’égoïsme dans les sentiments les meilleurs, je m’en rends bien compte maintenant. Si je vous aimais, j’aimais aussi votre maison et son grand jardin d’où l’on voit la montagne de Laives avec sa chapelle à son sommet ; j’aimais, du haut du labyrinthe qui est au fond du clos, tout ce vaste horizon qui s’étend jusqu’aux coteaux de Bresse par-delà la Saône.

« Au sortir de Paris où j’étais un oiseau en cage, je respirais si bien l’air doux, l’air parfumé de Sennecey ! C’était si agréable, ces courses en jardinière avec vous, et ces arrêts dans vos fermes pendant lesquels les fermières me faisaient des gaufres ou des mâte-faim pour mon goûter. Elles me servaient aussi du lait bourru dans des bols de faïence peinte au fond desquels il y avait un coq rouge avec une queue bariolée de vert et de bleu et des pattes jaunes. Comme je me roulais dans les foins quand vous alliez inspecter vos faucheurs ! Et ces fêtes de la vendange, quand laissant inactifs mon petit couteau et mon panier, achetés par vous sur ma promesse solennelle de tenir ma range, je me couchais au pied d’un cep et le vendangeais à mon seul profit, pour avoir trouvé une saveur exquise à un grain goûté par hasard !

« Mon panier de vendangeuse est resté à Sennecey ; mais j’ai gardé mon petit couteau de six sous, sans espoir qu’il me servît jamais aux vendanges. Il me suffit de le rencontrer sous ma main pour me souvenir de ce jour où je me suis un peu grisée à même le cep, de grappes brûlantes dont chaque grain était comme un rayon de soleil liquide. Cette vigne-là est sur la côte, en allant vers St-Martin-de-Laives. J’en trouverais le chemin toute seule si j’étais à Sennecey.

« Bien des fois, vers la mi-septembre, j’ai pensé que c’était le temps où les femmes et les filles des villages voisins arrivaient chez vous en troupe afin d’être louées pour la vendange et je me disais :

« Si l’on pouvait faire ce qu’on veut en ce monde, si j’étais libre, je m’en irais, non pas à Sennecey, mais quelque part autour, à Saint-Cyr ou à Beaumont ou à Lalheux ; j’emprunterais à une paysanne sa robe de cotonnade et sa capeline de percale à fleurs ; avec un panier au bras, dans lequel danserait mon couteau, j’irais me louer comme les autres chez mon oncle. Cette fois je tiendrais ma range et j’aurais grand’faim le soir au moment de la soupe aux choux et du bœuf en daube servis dans la grange. Quand mon oncle appellerait le soir les vendangeuses une à une pour leur payer leur journée j’accourrais vite à mon tour ; mais au lieu d’accepter son argent — tant pis s’il en était fâché — j’irais l’embrasser en lui disant que je l’ai bien gagné et que c’est pour ce paiement-là que je me suis louée.

« Voilà, mon cher oncle, un de ces rêves dénués de raison qui sont familiers aux jeunes filles. Je m’accuse de l’avoir fait souvent, sous diverses formes ; mais celle des vendanges suivies de cette embrassade forcée revenait plus souvent que les autres et me satisfaisait mieux.

« Parfois j’étais si loin, si loin de tout ce qui m’entourait qu’on me disait, en me reprochant mes distractions :

— À quoi penses-tu donc ? où es-tu ?

« Ah ! j’étais à Sennecey, je courais les champs avec vous, je faisais de gros bouquets de muguet dans votre bois de Lampagny où vous me rappeliez sans cesse auprès de vous ; vous craigniez pour mes ébats la rencontre de quelque vipère dans les mousses, mais j’étais emportée dans les fourrés par l’appât des belles fraises rouges ou par la curiosité de suivre les évolutions d’un écureuil. Un jour, je vous ai fait une belle frayeur en criant du haut de ma tête parce que j’avais vu un inoffensif orvet. Vous en souvient-il ?… et de notre cueillette de champignons que maman voulait nous faire jeter sous prétexte qu’ils allaient nous empoisonner ? mais une fois cuits, ils se trouvèrent si bons qu’il n’y en eut plus assez pour tout le monde, et on nous reprocha notre paresse à n’en avoir rapporté que si peu.

« Il y a une chose, mon cher oncle, que je n’ai jamais osé vous demander dans mes lettres officielles. J’appelle ainsi toutes celles où je n’osais causer avec vous et dont maman et mon frère épluchaient les phrases de peur qu’il ne s’y glissât un mot propre à vous choquer. Celle-ci n’est pas de ce style compassé, Dieu merci ! Voici donc ce que je voudrais savoir… mais auparavant je dois vous faire un aveu.

« Lorsque j’étais à Sennecey, vous savez que je me plaisais surtout au jardin. Je ne lui préférais que les champs, le grand espace ouvert devant moi. Mais vous ne pouviez toujours m’emmener, et quand vous me laissiez à la maison, je m’arrangeais pour passer en plein air le plus de temps possible.

« Il paraît que votre jardin est devenu une merveille de culture soignée ; mais il n’en était pas ainsi de mon temps. (Ah ! je ris de ce terme-là de mon temps qui s’est échappé de ma plume. Je parle là comme si depuis cette époque j’avais passé une longue vie. Mais la période de regret d’un bien perdu paraît toujours interminable, et pour employer une expression méridionale qui me plaît, j’ai bien langui loin de vous et de mon cher pays.) Il faut finir par fermer cette parenthèse et en venir à mon aveu.

« Votre jardin n’était pas très soigné ; il y poussait beaucoup de choux et de salades dans les carrés des plates-bandes ; les fleurs ne se reproduisaient que par graines et à l’aventure au bord, comme guirlande à ces carrés potagers. Moi, j’ai toujours aimé d’instinct à voir pousser les fleurs et à remuer de la terre. L’un de ces goûts est plus poétique que l’autre, mais après tout ils peuvent s’avouer, puisque tous deux sont innocents.

« Seule dans le jardin où Charles n’allait presque pas, je me suis donc amusée à semer, à transplanter, à faire des boutures, et j’ai dû quitter Sennecey sans savoir ce qu’il est advenu de ces opérations diverses. Après huit ans passés, j’en suis encore intriguée. Je vais donc vous avouer toutes les libertés que j’ai prises dans votre clos, et à votre loisir, vous me ferez savoir ce qui a prospéré et ce qui n’a pas levé de mes cultures dans votre jardin.

« D’abord, j’ai proprement déterré six pieds de pervenches poussés sous la haie d’églantiers, et pour avoir remarqué que ces fleurs étaient venues superbes à l’ombre, j’ai distribué mes six pieds à l’intérieur de la charmille, tout contre le tronc des arbres, deux à chaque extrémité, un pied à chaque milieu. Et d’une !

« Les pêches de votre ferme de Beaumont me paraissant excellentes, j’ai semé quelques noyaux de ces fruits le long du mur neuf qui ferme le jardin du côté des écuries. J’ai même fait le sacrifice méritoire d’enterrer une pêche entière, sans y donner un coup de dent. C’était une expérience digne de mes treize ans, et faite pour voir si le fruit entier donnerait un plant d’une meilleure venue. Et de deux !

« Tout le long de la montée du labyrinthe, j’ai planté des boutures de rosiers, puis des fraisiers des bois que je rapportais de nos excursions et dont les paquets terreux vous faisaient me demander pourquoi je me chargeais de ces herbes. Et de trois !

« Enfin la plus grande de mes hardiesses a été de planter dans la cour du petit logis une pousse d’arbre de Judée que j’avais prise au château de Ranfey où vous m’aviez amenée un jour. Nous y avions trouvé le jardinier occupé à dégager le tronc d’un de ces arbres d’une quantité de pousses et il vous avait dit : « Cette essence prospère si bien dans nos terroirs qu’elle envahirait tout si on la laissait faire. » Je vous ai laissé causer avec le jardinier de l’affaire qui vous amenait et j’ai choisi parmi les pousses arrachées celle que j’ai cru la plus vigoureuse ; j’ai entouré sa racine de terre mouillée, puis de feuilles ; j’ai entortillé mon mouchoir autour de cet appareil, et quand nous sommes remontés en voiture, j’étais fière et silencieuse, en personne qui couve un secret important.

« À peine arrivée, j’ai couru au jardin pour trouver une bonne place à mon arbre. J’ai failli le planter sur la petite plate-forme du labyrinthe. Puis, je me suis souvenue qu’on s’y promenait souvent et j’ai craint qu’on ne l’écrasât sous les pieds. Je n’ai pas songé un seul instant aux carrés des parterres. Avec sa grosse bêche le jardinier aurait décapité mon élève en faveur de ses salades.

« Après avoir tout pesé, j’allai creuser un trou au milieu de la cour du petit logis qui était bien vide, puisqu’elle n’avait de verdure que le rideau de lilas contre le mur du chemin. Il y avait dans un coin de la cour des briques laissées en dépôt qui servirent mon projet. J’établis autour de mon jeune plant une sorte de château fort en briques superposées et à l’intérieur de cette citadelle qui avait bien cinquante centimètres de tour, je piquai en terre des branches d’épine sèche pour protéger mon jeune arbre contre les atteintes des poules, maîtresses dans ce temps-là de courir tout le clos.

« Cet exploit, hélas ! a été mon dernier dans ce genre, car c’est le lendemain que vous vous êtes expliqué avec mon frère. Trois jours après, nous avions quitté Sennecey, non sans que je fusse allée verser des larmes sur mon arbre de Judée et sur mes boutures de rosiers, les seuls de mes essais de culture qui fussent visibles hors de terre.

« Que de fois dans ces rêves dont je vous parlais plus haut, j’ai vu le labyrinthe entouré de sa ceinture de rosiers en fleurs, et mes espaliers en plein rapport, et mes pieds de pervenche formant un cordon de verdure étoilé de violet tout le long de la charmille, enfin mon arbre de Judée devenu assez grand pour former des rejetons qu’il fallait émonder à leur tour.

« Je crois bien que la plupart de ces rêves me flattaient. Charles n’a su rien me dire au sujet des rosiers et des pervenches ; il est vrai que l’horticulture n’est pas son fort, mais il m’a positivement certifié qu’il se trouve un joli arbre de Judée au milieu de la cour du petit logis. Ah ! si c’était le mien ! Vous ne sauriez vous figurer, mon cher oncle, quelle joie j’en éprouverais. Si c’est le mien, puisque vous l’avez laissé pousser, j’espère que vous ne m’en voudrez pas de tous mes enfantillages de plantations.

« Je vois les feuillets de ma lettre qui s’accumulent et sans que je prenne la peine de les relire je m’aperçois que je ne vous ai parlé que de mon passé. Mais c’est à Sennecey qu’a été mon bonheur. Je me suis crue toujours de passage dans ce Paris où l’on change d’appartement, de maison, où rien n’est stable et établi comme pour toute la vie. Paris est la patrie des riches, j’entends de ceux qui aiment les fêtes ; mais pour moi, c’est un grand désert de moellons superposés qui interceptent la vue du ciel. Depuis deux ans, par bonheur, nous sommes mieux logés qu’autrefois. Je pâlissais, le médecin disait que je devenais anémique dans notre entresol étouffé de la rue de Trévise. Nous sommes venus nous loger à un cinquième étage qui donne sur un square. Là, j’ai un peu d’air et, relativement, un grand espace devant moi. C’est contrariant pour Charles d’avoir plus de chemin à faire en quittant son bureau, et aussi de monter cinq étages ; quant à moi, cette nouvelle installation m’a guérie. Je me suis fait un petit jardin sur le balcon, je vois verdoyer les marronniers du square. Mes couleurs d’autrefois sont revenues.

« Voilà, mon cher oncle, tout ce que je veux vous dire aujourd’hui, non pas que je sois à bout de ma prose, mais parce que c’en est assez et même trop à lire à la fois pour un malade. Voyez, je vous prie, à travers les insignifiances de ma lettre, mon vif désir de vous distraire, puis la preuve de ma reconnaissance pour votre demande si flatteuse d’un mot de moi, et enfin l’expression de mon respectueux attachement.

Cécile Maudhuy. »


X

Ce soir-là Charles Maudhuy rentra de son bureau le sourire sur les lèvres.

— Je vous prie de vous habiller toutes deux avant le dîner, dit-il à sa mère et à sa sœur. Albert doit venir nous chercher à sept heures et demie avec une voiture découverte qui nous mènera au Bois faire le tour des lacs ; au retour nous prendrons des glaces au Rond-point des champs Élysées. Voilà le programme de la partie.

— Tu as décidé à toi tout seul, suivant ton habitude, répondit doucement Cécile. Mère a eu sa migraine toute la journée et je ne la crois pas disposée à s’aller promener.

Charles répliqua :

— Mère ne voudra pas faire manquer une partie que j’ai acceptée en son nom et dont mon ami se réjouit à l’avance. Et puis, le grand air ne peut que faire du bien aux têtes accablées par la chaleur. C’est justement ce temps étouffant qui nous a inspiré cette idée d’une promenade du soir au Bois de Boulogne. Vous ferez comme vous l’entendrez, mais je me suis engagé pour vous deux et si je suis en tête à tête avec Albert dans le landau qu’il a pris soin de retenir, je gage que mon compagnon sera tout désappointé. Il se faisait une si grande fête de vous promener toutes deux…

Mme Maudhuy aurait eu plusieurs objections à opposer à ce projet ; sans parler même de sa migraine, elle trouvait que cette promenade du soir en voiture donnait à M. Develt le privilège d’un prétendant autorisé avant qu’il n’eût formulé sa demande officielle. L’idée que ce jeune homme allait faire la dépense de la soirée la choquait encore plus, s’il se peut ; mais elle avait une trop longue habitude de se soumettre aux décisions de son fils pour lui résister à cette occasion, et après lui avoir simplement demandé :

— Mais est-ce convenable, Charles ?

Elle finit par acquiescer au programme en le modifiant seulement sur ce point que Charles devrait payer les glaces qu’on prendrait.

— Nous avons peu de temps devant nous, dit le jeune homme. Vous devriez vous hâter de vous habiller.

— Nous serons bientôt prêtes, répondit Mme Maudhuy. En nous attendant lis donc cette lettre que Cécile a écrite aujourd’hui à l’oncle Carloman, d’après le désir qu’il a manifesté. Ta sœur voulait l’envoyer courrier par courrier ; mais la lecture de cette lettre m’a tellement amusée que j’ai voulu que tu en eusses ta part, et je l’ai gardée à ton intention.

Lorsque, après avoir changé de costume, la mère et la fille rentrèrent à la salle à manger au moment du dîner, elles y trouvèrent Charles qui tenait encore la lettre de sa sœur à la main.

— Eh bien ! lui demanda en souriant Mme Maudhuy.

Il répondit d’un air sarcastique :

— Nous parlerons plus tard de ce chef-d’œuvre épistolaire. Il ne nous reste que juste le temps de dîner.

Puis il déplia sa serviette d’un coup sec, et tout le temps que durèrent les allées et venues de la bonne autour de la table, il servit sa mère et sa sœur sans leur adresser la parole ; mais il était impossible de se méprendre à l’irritation que révélaient ses gestes saccadés, ses maladresses rageuses qui renversaient les menus objets autour de lui, et le pli amer creusé autour de ses sourcils.

Le regard de Mme Maudhuy s’adressait à Cécile pour lui demander :

— Qu’a-t-il donc ?

Et les yeux noirs de la jeune fille répondaient avec sympathie pour cette inquiétude :

— Je l’ignore… un de ses caprices accoutumés. Ne vous en tourmentez pas, bonne mère.

Au dessert, Mme Maudhuy songea qu’Albert Develt allait bientôt arriver ; elle avait hâte de dissiper ce nuage sous peine de gâter la soirée. Il suffit en effet, dans une partie qui réunit peu de personnes, d’un seul partner maussade pour que le plaisir général en soit compromis.

— Que t’arrive-t-il donc, Charles ? demanda-t-elle à son fils de ce ton conciliant, presque humble des mères qui ont abdiqué leur autorité. Est-ce que je t’aurais gratifié de ma migraine dans mes efforts pour t’en débarrasser ?

— Peut-être, répondit-il sèchement.

Mme Maudhuy implora sa fille du regard. Après avoir vu son avance ainsi repoussée, sa dignité se refusait à subir une seconde défaite du même genre ; c’était au tour de la sœur maintenant.

— Voyons ! dit Cécile en venant appuyer ses deux mains sur l’épaule de son frère, encore assis à sa place où il ruminait sa méchante humeur, avoue-nous ce qui te tient tout à coup. Tu es rentré fort gai. Nous t’avons quitté sur tes recommandations aimables de nous faire aussi belles que possible, et depuis notre retour, tu as une mine de chat en colère. Qu’as-tu donc ?

— Ah ! tu le demandes, toi ? s’écria Charles en tournant brusquement vers Cécile sa figure qui blêmissait de colère. Eh bien, c’est de l’audace de ta part.

— De l’audace ! répéta Cécile qui recula d’un pas, blessée par cette expression aussi cruelle qu’inattendue.

— Oui, poursuivit Charles. Vous autres, jeunes filles, vous en imposez aux gens par vos airs doucereux et votre phraséologie câline, niaise. Sur la foi de ces apparences, on vous croit sans rouerie ; on répète des phrases de convention sur votre belle âme. Ces âmes innocentes connaissent leurs intérêts et les ménagent avec un machiavélisme dont peu d’hommes seraient capables. Ma pauvre mère n’a vu qu’un banal papotage dans ta lettre à l’oncle Carloman, puisqu’elle en a ri ; mais on ne m’abuse pas ainsi, ma chère. Qu’est-ce que c’est que cette scène de sensiblerie par laquelle tu débutes, sinon une tentative pour attendrir à ton seul profit le cœur de notre oncle ? Il t’a donc juré d’être ton père, à toi ? Et pourquoi n’est-il pas question de moi aussi dans cet article de ta lettre ? Est-ce que mes droits à sa tendresse ne valent pas les tiens ?… Mais si tu as été habile à passer mon nom sous silence au seul endroit où il aurait été bien placé, tu n’as pas manqué de le mentionner aux pages suivantes, quand mon souvenir pouvait être rappelé pour me nuire « Charles n’aime pas la campagne ; … le jour où vous vous êtes fâché contre mon frère », etc. Et qu’est-ce, s’il te plaît, que ce sot roman d’un déguisement en vendangeuse, et cette pose d’exilée à regret loin de Sennecey, et tous ces patelinages, sinon des manœuvres pour circonvenir un vieux parent ? Ta lettre ! mais c’est la fable du renard et du corbeau mise en action. Malgré les yeux étonnés que tu me fais, malgré tes grands airs de protestations, je ne suis pas ta dupe, ma petite. N’espère pas non plus que l’oncle Carloman s’y laissera prendre. Tes ficelles ont beau être enrubannées de toutes les fioritures du métier, l’oncle Carloman est un corbeau trop vieux et trop malin pour ignorer quel fromage convoitent les flatteurs. Il se moquera de tes protestations de tendresse ; il saura bien qu’elles ne s’adressent pas à lui et qu’elles ne visent que son héritage.

— Oh ! Charles, mon frère Charles, est-ce toi qui parles ? s’écria Cécile dont le visage était inondé de larmes longtemps contenues, mais qui s’échappaient à flots sous cet outrage fraternel.

— Mais c’est odieux, ce que tu dis là, continua-t-elle en s’animant peu à peu. Ma pauvre lettre, écrite d’un si naïf mouvement de cœur !… Tiens ! veux-tu que je la déchire ? Donne-la-moi.

Charles s’empressa de tendre à sa sœur l’enveloppe qui contenait les feuillets incriminés. Cécile fut sur le point d’en faire le sacrifice ; mais ce sacrifice lui coûtait trop pour qu’elle consentît à le faire gratuitement. Elle glissa donc la lettre dans sa poche et dit à Charles :

— Je la déchirerai, mais à condition que tu me demanderas pardon de la méchante idée que tu as eue à mon sujet. Est-il possible qu’on puisse soupçonner — je ne dis pas, sa sœur — mais quelqu’un d’une telle bassesse ? Il faut que dans le monde des affaires tu voies de bien vilaines gens, mon pauvre Charles, pour que tu croies si vite à de tels calculs. Tu me causes une peine affreuse, une peine que je ne connaissais pas. Je savais vaguement qu’il y a dans le monde des natures perverties, des êtres plats dont le seul Dieu au fond est l’intérêt matériel : mais je n’avais jamais vu autour de moi que de braves gens, et quant à ces monstres de l’humanité, je les reléguais je ne sais où, dans quelque repaire à serpents, mais bien loin de moi en tout cas. Et voilà que tu me prends pour un de ces êtres sordides ! Oh ! je m’en sens humiliée. J’en ai le cœur flétri. Que cette injustice me soit faite par mon frère, c’est ce qui me la rend plus amère. Tiens ! je te pardonne, mais je ne sais pas comment je parviendrai à oublier le mal que tu viens de me faire.

Un sanglot coupa la parole à Cécile qui alla cacher sa tête dans les bras de Mme Maudhuy aux genoux de laquelle un mouvement spontané la précipita. C’était un asile, non une protection ni un défenseur que Cécile cherchait là ; et en effet la mère ne sut que dire à son fils :

— Charles, c’est exagéré… Charles, tu vois que tu désoles ta sœur. Je t’en prie, mon fils, faites la paix pour moi.

Mais Charles, sûr de son ascendant, voulait l’exercer tout à fait et il ne répondit à ces faibles instances que par des railleries sur la comédie de douleur dont Cécile les régalait.

— En effet, je ne pleure plus, dit tout à coup la jeune fille en se redressant par un mouvement grave et lent.

Ses yeux étaient encore gonflés, mais le flot de larmes qui les avait baignés était tari. La fierté de la sincérité méconnue faisait étinceler le regard de Cécile sur sa figure enflammée, et arquait d’un trait plus fort le pli de ses lèvres palpitantes.

— Non, dit-elle, je ne pleure plus. Pleurer, c’est enfantin, et j’ai perdu tout droit à l’enfantillage, puisqu’on me le dénie et qu’on ne croit même pas à mes larmes.

— Mes enfants, gémit Mme Maudhuy, je ne vous ai jamais vus ainsi. Vous me rendez malheureuse.

— Mère, continua Cécile, n’aie crainte que je discute avec Charles. Il s’est trompé sur mon compte. Il en reviendra. Mais je reviens, moi, sur mon premier mouvement qui a été de déchirer cette lettre. Mon oncle la recevra, la jugera, et s’il l’attribue à un motif intéressé, n’est-ce pas moi seule qui en serai punie ?… Oh ! non par la perte de sa succession. Peut-on avoir le cœur assez mal placé pour spéculer sur les sentiments ! mais par la perte de son estime, de son affection.

— Tu enverras cette lettre ? s’écria Charles en prenant la main de Cécile qu’il serra dans les deux siennes.

— Certainement. Si mon oncle y voit une manœuvre, cela te prouvera que je suis une rouée plus maladroite que tu ne le supposes. S’il me fait au contraire l’honneur de croire à ma sincérité, en quoi peux-tu t’en trouver offensé ?

— En quoi ? tu le demandes ?

— Charles, tu me serres le poignet, tu me fais mal.

Un coup de sonnette retentit dans l’antichambre. C’était l’annonce de l’arrivée d’Albert Develt qu’on avait oublié au fort de la discussion. Charles laissa retomber la main de sa sœur, il fut le premier à retrouver le sentiment de la situation et à le prouver par ces paroles :

— Voyons, Cécile, c’est fini ; fais comme tu voudras, mais sauve-toi dans ta chambre pour baigner tes yeux d’eau fraîche.

Aux physionomies contractées de Mme Maudhuy et de son ami, Albert Develt devina quelque contrariété domestique, mais il eut l’air de ne pas la soupçonner. Cécile se fit attendre un quart d’heure. Brisée par cette scène, elle eût souhaité rester à la maison ; mais sa mère, chargée d’aller l’endoctriner, lui persuada que ce serait une grande impolitesse à faire à l’ami de son frère.

Le landau gagna les boulevards, qu’il suivit au pas, rasant le trottoir de droite dans la direction de la Madeleine. Les deux jeunes gens, qui occupaient le siège de devant, eurent à saluer une dizaine de fois des connaissances parmi les promeneurs. Charles nommait à sa mère les piétons qu’il honorait ainsi, soit d’un coup de chapeau, soit, plus familièrement, d’un signe de tête, et à chaque fois Mme Maudhuy était ressaisie par le scrupule qui l’avait fait hésiter à accepter cette promenade.

Le lendemain, ces gens-là rencontreraient Albert Develt et lui demanderaient si la fille de Mme Maudhuy était sa fiancée. Vraiment, Charles traitait trop légèrement ces questions de convenance ; il n’aurait pas dû exhiber sa sœur dans cette voiture découverte en face d’un jeune homme qui n’était que l’ami de son frère et dont on ne connaissait pas les intentions à son égard.

Ces idées ne pouvaient donner une physionomie gracieuse à Mme Maudhuy. Cette première partie de la promenade fut d’autant plus silencieuse que chacun avait sa part de gêne intime. Charles était confus de s’être emporté, d’avoir dévoilé sa crainte jalouse ; il était mortifié aussi d’avoir trouvé sa sœur moins docile que de coutume. Il y avait un danger pour lui de ce côté. Albert Develt, préoccupé des attitudes contraintes de son ami et de Mme Maudhuy, cherchait à deviner ce qui avait pu se passer entre eux. Quant à Cécile, il s’apercevait bien qu’elle avait pleuré.

Accotée au dossier du landau, la jeune fille ne cherchait pas à dissimuler sa mélancolie ; elle s’y absorbait même, au lieu de se distraire par le spectacle animé de la chaussée que sillonnaient de nombreux équipages, ou par le kaléidoscope mouvant du trottoir où, dans la masse noire des piétons, les toilettes d’été des promeneuses faisaient des taches claires, des tons gais. La tête un peu renversée en arrière, Cécile regardait le ciel. Des nuages légers y chatoyaient des teintes ardentes du soleil couchant, et, bien au-dessus des toits, des ailes rapides le traversaient. Oh ! si la jeune fille avait pu fuir avec ces hirondelles !

Tout à coup, sur un mot de Charles au cocher, le landau tourna vers la place de la Madeleine et avant que Cécile se fût aperçue de l’arrêt pendant lequel son frère mettait pied à terre, Charles debout devant la portière ouverte lui disait en lui tendant la main pour lui aider à descendre :

— Ma petite sœur, je me suis souvenu que tu as une lettre à jeter à la poste. Veux-tu accepter mon bras d’ici au bureau qui est de l’autre côté de la rue.

Trop heureuse de cette réparation, la jeune fille sauta d’un bond léger sur le trottoir, et quand le frère et la sœur revinrent vers le landau, ils se disaient l’un à l’autre :

— C’est bien fini. Nous ne nous fâcherons plus ainsi. Cela fait trop de mal.

— Tu nous trouves à tous deux meilleure figure, dit Charles à son ami quand la voiture eut gagné l’avenue des Champs-Élysées. Au lieu de t’intriguer par ce changement à vue, je préfère t’avouer que j’ai commis une injustice envers ma sœur et que nous venons de nous réconcilier.

Après ce début, il raconta, mais en termes mesurés, l’incident de la lettre, et Cécile trouva un défenseur chaleureux dans Albert Develt ; mais elle ne lui en sut pas gré ; elle se sentait un peu froissée que cet étranger fût dans le secret des larmes qu’elle venait de répandre.

Albert Develt ne s’embarrassait pas de ces délicatesses ; il reprochait tout net à Charles sa sortie bourrue ; mais il envisageait la question du litige passé à un singulier point de vue :

— Admets, disait-il à Charles, que Mademoiselle gagne l’esprit de ton oncle. N’est-ce pas ce que tu peux souhaiter de plus favorable à ton propre intérêt ? Donc, tu ne t’es pas contenté d’être grognon et injuste, tu l’es montré absurde par-dessus le marché, mon bon ami.

L’intérêt de Charles ! Il y avait donc un fond d’intérêt personnel dans cette triste discussion fraternelle, puisque Charles convenait de son tort après cette démonstration de son camarade ? Cette idée poursuivit Cécile pendant le reste de la promenade et elle ne prêta qu’une oreille distraite aux ponts-neufs poétiques débités à son intention par Albert Develt, sur la beauté mystérieuse de la nuit dans les bois.


XI

Trois jours après, la messagerie du chemin de fer Lyon-Méditerranée apporta à l’adresse de Mlle C. Maudhuy trois petites caisses en bois blanc, venues en grande vitesse, presqu’en même temps qu’on montait le courrier du matin, composé d’une lettre timbrée de Sennecey.

— Ah ! c’est déjà la réponse à ma lettre, s’écria Cécile tout émue.

— Non, ma fille, dit Mme Maudhuy, en regardant l’adresse inscrite sur l’enveloppe, il est heureux que j’aie eu un doute à cet égard et que je n’aie pas débuté par rompre le pli. Cette lettre est pour ton frère.

— Alors, ouvrons les caisses qui, elles, sont bien à mon adresse personnelle, dit Cécile gaiement. Qu’est-ce que cela peut bien être que cette réponse en trois colis à ma longue lettre.

Quelques pesées à l’aide d’un couteau de cuisine eurent bientôt fait sauter les ais de bois blanc. La première caisse ouverte laissa voir d’abord un lit d’ouate tout humide, puis au-dessous, un bouquet de roses entouré en guise de verdure de feuilles d’arbre de Judée qu’étoilait un cordon de pervenches.

— Ah ! les rosiers du labyrinthe, les pervenches de la charmille et l’arbre du petit logis ! s’écria Cécile en battant des mains.

La seconde caisse contenait douze pêches si soigneusement emballées qu’elles n’avaient pas perdu la fleur de leur duvet. Un panier de fraises des bois, pointues et parfumées, apparut sous le lit de fougères qui tapissait le troisième colis.

— Toutes mes plantations auraient donc réussi ! disait Cécile en allant des beaux fruits aux fleurs arrivées fraîches, grâce à l’ingéniosité de leur emballage, sans se lasser de les admirer. Je crois bien que mon oncle me flatte ; mais que c’est gracieux de sa part que de me répondre par des preuves !

Tout à coup, une crainte glaça sa joie.

— Que va penser Charles ? demanda-t-elle.

— Il a une lettre pour lui seul, répondit Mme Maudhuy avec quelque contrainte. L’oncle Carloman est trop avisé pour exposer l’un de vous à devenir jaloux de l’autre.

En effet, Charles prit en bonne part ce présent de fleurs et de fruits, grâce à la mission dont la lettre de son oncle le chargeait personnellement. Il n’était pas même question, dans cette lettre, de la babiole d’envoi parti en même temps, mais de choses plus sérieuses. L’oncle Carloman priait son neveu de lui acheter une voiture de malade et un fauteuil articulé, deux meubles indispensables à sa convalescence. Il lui envoyait l’adresse, le prospectus du fabricant que lui avait indiqué le chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Lyon ; mais il voulait que Charles vît, choisît ces objets lui-même et les fît expédier contre remboursement.

— Cette dernière indication est la seule que j’enfreindrai, dit Charles à sa mère, tout en se rengorgeant dans sa cravate. Je veux offrir à mon oncle ce fauteuil et cette voiture de mes deniers. Il a fait sur le prospectus une croix auprès d’un dessin de prix moyen pour me désigner ce qu’il veut. Je vais lui envoyer les modèles supérieurs pour lui prouver que je connais mes devoirs de neveu. J’oubliais… mon oncle vous attend toutes deux la semaine prochaine. Il est temps de songer à vos préparatifs de départ.

La dernière semaine fut accidentée par d’autres événements que les menus tracas dont les départs sont précédés habituellement. Le lendemain du jour où étaient parvenues les preuves d’entente cordiale avec le vieil oncle de Sennecey, Albert Develt arriva chez Mme Maudhuy un peu avant quatre heures. Cette visite, faite à un moment où le jeune employé de banque aurait dû être encore à son bureau, avait par cela même quelque chose de surprenant. Il trouva la mère et la fille dans le salon, Mme Maudhuy occupée à chiffonner des dentelles, Cécile se distrayant d’avoir cousu toute la matinée en jouant du piano.

L’entrée de M. Develt l’étonna tellement qu’elle répondit à son salut en lui demandant s’il n’était rien arrivé de fâcheux à Charles. Cette idée avait été aussi celle de Mme Maudhuy qui, en même temps que sa fille, adressait la même question au visiteur.

— Rassurez-vous, Mesdames, répondit le jeune homme, j’ai laissé Charles fort paisible au bureau. J’admire qu’en me voyant à une heure inusitée, vous vous soyiez simultanément inquiétées de lui. Ah ! mon ami est bien heureux d’être entouré de telles affections de famille ! C’est un bonheur que je lui envie, moi qui suis orphelin. Pour être seul dans la vie, je n’en apprécie que mieux le bienfait de ces pures tendresses.

La causerie traîna un grand quart d’heure sur ce thème mélancolique pour lequel la voix aigrelette d’Albert Develt cherchait des intonations de petite flûte qui parfois détonnait. Il ressassait la même idée en variant ses phrases et les ponctuait de légers soupirs en tiraillant ses gants de Suède au poignet.

Les gants étaient neufs, le costume de M. Develt, plus cérémonieux que ses vêtements journaliers, et bien certainement ses cheveux d’un blond roux avaient ce tour que laisse le fer du coiffeur. Peu à peu Mme Maudhuy s’aperçut de ces détails et comprit le sens des phrases entrecoupées, des regards mystérieux du jeune homme, et aussi quelle impatience nerveuse le faisait changer de pose à chaque instant sur son fauteuil.

— Cécile, dit-elle à sa fille, M. Develt est trop l’ami de ton frère pour s’offenser de nous voir agir sans façon avec lui. Tu devrais bien aller finir dans ta chambre ce rangement de tes livres que tu avais commencé ce matin.

Cécile n’entendit pas malice à ce conseil maternel et elle terminait vers six heures l’alignement de sa dernière rangée de livres lorsque Charles entra dans sa chambre.

— Tu ne vas pas paraître au dîner la tête grise de poussière, comme la voilà, lui dit-il. Quelle idée t’a prise de secouer tous tes bouquins ?

— Ne gronde pas, mon petit frère. Quand on part pour quelque temps, il faut laisser tout en bon ordre derrière soi si l’on ne veut retrouver les choses dans un piteux état. Mais rassure-toi, je compte donner un coup de brosse à mes cheveux, et ce ne sera pas du luxe que d’user un peu de savon pour mes mains qui ont récolté aussi une bonne couche de poussière à remuer tant de livres et à essuyer les rayons de ma bibliothèque.

— Mais tu changeras de robe, j’espère ?

— Pourquoi donc ? je n’ai pas fait un ouvrage assez malpropre pour me tacher.

— Mais elle n’est pas convenable, ta robe de toile gros bleu. Nous avons à dîner Albert Develt.

— Comment ! il est encore là ! s’écria la jeune fille avec une expression qui tenait plus de l’impatience que de la cordialité. Il y a donc plus de deux heures qu’il tient mère au salon. Tu l’y as retrouvé et tu as cru faire merveille en l’invitant à rester.

— Comment devines-tu que c’est moi qui l’ai invité, et qu’est-ce que cet air de critique au sujet de mon meilleur ami ?

— Si je critique, c’est ton manque d’à-propos, mon bon frère ; nous n’avons pas ce soir un menu de dîner qui comporte un convive de plus, et voilà comment je suis certaine que mère ne s’est pas avancée à formuler cette invitation. Elle doit être au supplice en ce moment, et tout occupée à combiner les moyens de se tirer de cet embarras où tu l’as mise comme maîtresse de maison. Va la relever de garde en la remplaçant au salon, et…

— La relever de garde ! dit Charles vexé. Tu as des expressions…

— C’est une métaphore de circonstance, voilà tout. Une conversation qui a duré deux heures d’horloge peut bien être qualifiée ainsi.

— Je ne t’ai jamais vue si ergoteuse, Cécile. Qu’as-tu donc contre mon ami ?

– Moi ! rien du tout habituellement. J’avoue pourtant que je viens d’éprouver un peu d’humeur contre lui à cause de ta mauvaise inspiration de le garder. Ce n’est pas sa faute, après tout.

— Il est heureux que tu en conviennes, mais je ne puis te dire qu’une chose, Cécile : c’est que si je n’ai pas eu le génie de l’à-propos, ta mauvaise humeur contre Albert ne part pas d’une inspiration plus heureuse.

Cécile ne s’était pas trompée au sujet de l’embarras où ce convive inattendu mettait Mme Maudhuy, embarras que connaissent les ménagères de la petite bourgeoisie parisienne. Lorsqu’à certains jours un convive qui n’est pas de l’intimité étroite s’impose un quart d’heure avant de se mettre à table, l’économie du dîner de famille est dérangé au point qu’aucun des éléments qui le composaient n’est plus digne d’y figurer. Il faut alors à la maîtresse de la maison une vive entente des ressources qu’offrent le garde-manger et les fournisseurs les plus proches afin d’arriver à improviser un menu présentable.

Mme Maudhuy possédait ces qualités, indispensables à une Parisienne, mais dans la circonstance sa présence d’esprit habituelle lui fit défaut. Cécile s’étonna de voir sa mère hésiter, donner à la bonne des ordres contradictoires, négliger des combinaisons aisées, qui s’offraient d’elles-mêmes, pour en proposer de compliquées.

— Je n’ai pas la tête à moi ce soir, disait Mme Maudhuy en s’apercevant de ses tâtonnements.

Il était visible en effet qu’elle n’était pas dans son état ordinaire. Elle allait et venait de la cuisine à la salle à manger, brouillant les objets qu’elle touchait, cherchant ceux qu’elle avait sous la main, agitée, haute en couleurs, elle dont le teint était mat et déjà terni par les teintes de la maturité.

— Bonne mère, lui dit enfin Cécile, ne te tracasse pas ainsi. Donne-moi tes pleins pouvoirs et laisse-nous. À six heures et demie, on servira un dîner convenable. Mais M. Develt est un peu sans gêne d’avoir accepté au premier mot de Charles.

Mme Maudhuy répondit avec empressement :

— M. Develt a refusé d’abord, crois-le bien. C’est un jeune homme délicat et d’éducation parfaite. C’est Charles qui a insisté de façon à rendre ce refus impossible. J’aurais préféré, à tous les points de vue, que ton frère ne précipitât pas ainsi… les choses ; mais puisque c’est fait, il s’agit de s’en tirer le mieux possible. Quand tu auras fini de donner tes ordres et d’inspecter le couvert, tu changeras de robe, n’est-ce pas ?

— Ah ! çà, qu’avez-vous donc tous les deux, Charles et toi, contre ma robe de toile bleue qui vous plaisait encore hier ? Est-ce que vous vous êtes donné le mot ?

Cette question, que Cécile faisait gaiement, laissa Mme Maudhuy interdite. La jeune fille insistant, sa mère l’embrassa et la quitta pour retourner au salon après lui avoir laissé ces mots pour adieu :

— Que tu es enfant, Cécile, et qui croirait que tu vas avoir vingt et un ans !

Le dîner fit honneur à la direction de Cécile et la soirée se passa sur le balcon. Il y eut, de la part de Mme Maudhuy et de Charles, une tendance à s’isoler en tête à tête qui laissait souvent Cécile seule avec le visiteur au coin où était installé une sorte de berceau abritant des sièges en fer. La jeune fille ne pouvait sans affectation rappeler sa mère ou la suivre chaque fois que Mme Maudhuy se levait pour se promener avec Charles à l’autre bout du balcon. Elle restait donc à écouter M. Develt qui faisait l’aimable et se développait dans le rôle sentimental qu’il avait essayé le soir de la promenade au Bois de Boulogne.

Lorsque le jeune homme eut pris congé vers dix heures et demie, et que la mère et ses deux enfants se retrouvèrent seuls au salon, Cécile regarda son frère avec un peu de malice et lui dit d’un ton enjoué :

— Je n’avais donc pas aussi tort que tu le prétendais quand je te priais d’aller relever mère de sa garde. Vous vous êtes arrangés tous les deux pour me ménager mon tour de faction.

— J’ignore, dit Charles avec dépit, où ma sœur va chercher de telles comparaisons soldatesques, mais ce que je sais bien, mère, c’est que si Cécile continue à faire la niaise de cette façon, vous ne réussirez jamais à la marier.

Il fallut ce dernier mot pour éclairer la situation aux yeux de la jeune fille ; mais elle n’eut pas le temps de manifester son sentiment sur cette révélation, car Mme Maudhuy prit son fils par le bras et le conduisit doucement hors du salon en le sermonnant tout bas. Cécile entendit ces mots entrecoupés :

— Toujours trop prompt… C’est à moi seule qu’il appartenait…

Quand Mme Maudhuy, après avoir refermé la porte sur Charles, revint vers son fauteuil avec la gravité émue d’une mère qui doit entretenir sa fille de ses intérêts de cœur, elle trouva Cécile redevenue sérieuse, mais avec une nuance de hauteur.

Cécile était restée assise près du guéridon qui supportait la lampe allumée, et telle que sa mère la revit, il n’y avait rien sur ses traits du trouble charmant, de l’aimable confusion que cause à une jeune fille l’annonce d’un prétendant, mais plutôt une expression dédaigneuse qu’une légère contraction au coin des lèvres accentuait de raillerie.

— Eh bien ! Cécile ?

Ce fut tout ce que Mme Maudhuy sut dire, tant elle fut surprise de ce jeu de physionomie, peu habituel à la douce nature de sa fille.

— Mère, répondit Cécile avec une tristesse subite, il me semble que j’ai plutôt à vous écouter qu’à vous parler la première.

— À la bonne heure, ma fille ; je te retrouve, maintenant que tu as quitté cette moue hautaine qui m’empêchait de reconnaître en toi ma Cécile. J’ai donc à t’apprendre les détails de ce que ton frère t’a jeté en bloc. M. Develt est venu aujourd’hui, non pas te demander en mariage — c’est son patron, à défaut de parents à Paris, qui fera cette démarche en temps et lieu — mais me mettre au courant de sa situation de fortune, me confier sa sympathie pour toi, et me demander la permission de venir chaque soir jusqu’à notre départ, afin de faire plus ample connaissance. Il a sur le mariage des idées fort justes, ce jeune homme ! Il ne voudrait pas d’une union de pure convenance, il professe à l’égard de l’harmonie des goûts et des caractères une théorie qui est celle de tous les gens sensés. C’est notre départ pour une absence de deux mois qui l’a décidé à me révéler ses intentions. Si nous n’avions pas dû quitter Paris, il comptait profiter des quelques visites qu’il nous fait pour se faire estimer de toi, t’habituer à lui et en venir ainsi plus tard à une demande en forme. Mais il a craint que pendant ce voyage, tu ne sois soumise à d’autres sollicitations devant lesquelles un souvenir aussi effacé que celui de l’ami de ton frère ne tiendrait pas. Il s’est trompé en ceci ; ce n’est certes pas à Sennecey qu’il peut se trouver un prétendant pour toi ; mais enfin cette crainte prouve la sincérité, la délicatesse des sentiments de M. Develt. Il m’a donc demandé la permission de venir chaque soir, permission qui ne préjugera rien à l’égard de la fréquence de ses visites plus tard, car tu penses que je ne permettrais pas à un jeune homme qui ne serait pas agréé par nous tous de se présenter ici journellement. Il a été entendu qu’il se tiendrait à ton égard dans les limites d’une réserve respectueuse, et ne ferait appel qu’à ta sympathie. Voilà, ma chère Cécile, l’explication que j’avais à te donner et tu me diras, je l’espère, en retour, quel est ton sentiment là-dessus.

La jeune fille vint s’asseoir sur un tabouret, aux pieds de sa mère dont elle prit les deux mains :

— Ne t’y trompe pas, petite mère, répondit-elle d’un ton caressant, si je me mets à tes genoux, si je t’embrasse ainsi — elle se haussait pour mettre un baiser filial sur les joues de Mme Maudhuy, — c’est pour excuser un peu ce que j’ai à te dire, à mon tour. Je puis avoir foi dans ton indulgence, n’est-ce pas ? Eh bien, voici mon opinion sur ce qui s’est passé aujourd’hui : c’est que tu as eu plus d’égards pour l’ami de mon frère que pour ta fille.

— Et comment ?

— Tu as autorisé ce jeune homme à venir chaque soir ; tu m’as laissée presque en tête à tête avec lui, et tout cela sans me demander à l’avance si je vois quelque raison d’être à ces entrevues d’épreuve.

— M. Develt te déplaît donc sans plus ample examen ? Je ne me le serais pas figuré. Tu l’avais toujours accueilli avec cordialité.

— Parce que c’était l’ami de mon frère ; mais je n’ai rien contre lui, si ce n’est qu’il a sur toutes choses des idées opposées aux miennes. Chaque mot qu’il me dit est pour moi un voyage de découvertes dans un pays inconnu.

— Et quel est ce pays, ma fille ?

— Je pourrais l’appeler : la foire aux intérêts matériels et aux vanités parisiennes.

— Tu as donc des lumières spéciales, car j’ai toujours trouvé M. Develt dans une excellente moyenne de bon sens et d’impressions droites ?

— Je ne te dis pas, mère, qu’il énonce des choses choquantes. Il s’écoute trop parler pour laisser échapper des énormités, et certes, devant nous, soigne la toilette de ses phrases. Sous cette forme onctueuse, l’âpreté du fond paraît pourtant. Ce sont de bien petits détails, mais significatifs. Souviens-toi, mère, comment l’autre soir il a refusé l’aumône à ce vieillard tout cassé, et comme il a dit que ces pauvres diables abusaient de la faculté de vieillir et d’être hideux. Souviens-toi de ce qu’il nous a conté en voyant passer un équipage fringant. Il y avait dans cette voiture un homme qu’il a salué très bas ; M. Develt nous a nommé cet homme-là qui, d’après lui et Charles, s’est enrichi d’une façon peu honnête ; il ne trouvait qu’à vanter sa dextérité, et il avait salué ce fripon, honoré d’en recevoir en échange un petit signe du bout des doigts… Tiens, mère, après tout, je crois que j’ai moins de préventions contre M. Develt que contre le mariage. Ce que j’apprécie le plus au monde, c’est la douceur des rapports journaliers, et je me défends, parce que mon instinct m’avertit que M. Develt est semblable aux autres hommes, que ses sentiments sont tout à fait masculins.

— Qu’entends-tu par là, mon enfant ? Que peux tu connaître des différences que la nature et l’éducation établissent ou non entre les hommes et les femmes ? Tu ne m’as jamais quittée, et je ne vois que ton frère d’après lequel il te soit possible de préjuger ce que peuvent être les jeunes hommes de son âge.

— Oui, mais cela suffit si je retrouve chez ceux-ci les idées, les expressions qui, venant de Charles, blessent quelque chose en moi, Oh ma chère maman, vous savez que j’aime Charles, que je suis toujours prête à lui céder, que je vous aide à le soigner, à le choyer ; mais vous savez aussi que, lorsqu’il nous paie de quelque brusquerie, vous avez l’habitude de l’excuser par cette réflexion : « Les hommes sont ainsi… » Eh bien, les jeunes filles tirent les conséquences de ces faits journaliers. Peu à peu je me suis mise à établir une distinction entre ce que j’appelle les sentiments masculins et les sentiments féminins. Les premiers sont tous de personnalité impérieuse, envahissante ; les autres sont d’oubli de soi pour autrui. Voilà le fruit de mon expérience de jeune fille.

— C’est la divagation d’une ignorante qui juge de tout ce qu’elle ne connaît pas, d’après un thème forgé à plaisir, répliqua Mme Maudhuy avec quelque sévérité. Il te plaît d’honorer ton sexe du privilège de l’élévation des sentiments, et de refuser aux hommes la faculté de dévouement que tu déclares exclusivement féminine. Et c’est là-dessus que tu bases ta prévention contre le mariage… Charles t’accusait de niaiserie tout à l’heure ; je serai aussi dure que lui, mais plus juste, en te reprochant de pousser l’orgueil jusqu’à l’absurdité. Tous tes raisonnements aboutissent à déclarer que tu refuses M. Develt comme indigne de toi, et que tu repousses l’idée du mariage parce que tu ne veux pas faire le troc de ta belle âme contre quelque égoïsme masculin.

— C’est cela même, répondit Cécile doucement, mais comme tu t’exprimes avec un peu de colère, ma pauvre maman, le tour de ta phrase me donne du ridicule. Comprends-moi : je ne prétends pas u’il n’y ait pas des hommes dévoués ; j’ai même de la joie à me figurer que certains d’entre eux surpassent les femmes en héroïsme de sentiment ; mais je crois qu’en général, la nécessité d’une position sociale à se faire développe chez les hommes autre chose que la sensibilité, et tant que je ne serai sollicitée que par des prétendants de cette sorte, je ne mettrai pas même mon mariage en question.

— Mais qu’allons-nous dire à Charles ? demanda Mme Maudhuy. Je voudrais bien passer en paix mes derniers jours à Paris.

— Ah ! dit Cécile en souriant, tu vois bien que mon idéal est le tien : la paix dans la maison. Mais cette fois nous n’avons rien à débattre contre Charles. On ne me demande que d’écouter M. Develt patiemment. Puisque tu t’es engagée, je consens à l’entendre, mais à condition que tu seras plus souvent entre nous deux. Ce n’est pas qu’il me gêne ou m’embarrasse, mais je m’ennuie un peu avec lui, je te l’avoue ; je fais les efforts d’une personne obligée de parler une langue étrangère peu familière, et puis tout cela ne mène à rien.

— On ne sait pas, dit Mme Maudhuy, M. Develt a six jours encore pour plaider la cause de son caractère calomnié par toi, et l’on a vu des jeunes filles revenir sur leurs préventions.


XII

Si impatiemment qu’on attende la fin d’une semaine, on finit par l’atteindre. Le matin du départ arriva. Cécile ne fut pas pourtant quitte des assiduités de l’ami de son frère. Ce fut une surprise, mais la famille Maudhuy retrouva Albert Develt à la gare de Lyon où il s’était rendu pour souhaiter un bon voyage à ces dames.

Le jeune homme tenait à la main un bouquet de roses qu’il pria Mme Maudhuy de vouloir bien accepter pour fleurir son coin de wagon ; puis, il courut prendre les billets, faire enregistrer les bagages, et, pendant que Charles suivait son ami, en protestant que tant de hâte ne servait à rien, Mme Maudhuy dit à sa fille en lui montrant le bouquet de roses :

— Voilà les bénéfices des mères. Ce bouquet me revient, parce qu’on ne peut se permettre de te l’offrir. Est-ce masculin, cette attention, et cet empressement à nous épargner les petits tracas d’un départ ?

— Non, c’est assez gentil pour prendre un faux air féminin, répondit Cécile en souriant.

Depuis leur longue causerie, Mme Maudhuy s’était emparée de la distinction faite par sa fille entre les sentiments masculins et les sentiments féminins pour en plaisanter, et c’était entre elles un jeu de paroles qui se renouvelait à l’occasion.

— Mesdames, il ne nous reste plus qu’à passer sur la voie, leur dit Albert Develt en revenant avec les billets de bagage. J’ai vu le sous-chef de gare ; on va nous ouvrir une porte spéciale de ce côté. Vous ne serez pas obligées de stationner dans la salle d’attente, et nous allons vous établir dans vos coins de wagon avant les autres voyageurs.

— Voilà pourquoi tu te dépêchais tant, lui dit Charles. Je comprends aussi pourquoi tu te trouvais à la gare avant nous.

Quand les voyageuses furent installées, Albert Develt prit à l’éventaire du marchand de journaux qui circulait sur le trottoir de la voie, quelques publications illustrées qu’il glissa auprès de Mme Maudhuy. Ses derniers mots à Cécile, au moment où il prenait congé, furent aussi ingénieux qu’aimables.

— Adieu, mademoiselle, lui dit-il. Il serait trop présomptueux d’espérer que vous aurez, pendant votre absence, le moindre souvenir de l’ami de Charles ; mais vous penserez assurément aux fleurs, aux arbustes de votre balcon. Vous avez chargé votre frère d’en prendre soin ; mais Charles n’est pas champêtre — l’expression est de vous — et je le sais capable de tout laisser griller au soleil de juillet. Comme mon rôle est de l’empêcher de périr d’ennui dans sa solitude, j’inspecterai votre jardin, je l’arroserai, ni trop ni trop peu. Oh ! vous pouvez vous fier à mon désir de vous entendre dire au retour que rien n’a souffert par ma faute. Alors si, par ricochet, en pensant à vos plantes, il vous arrive de songer à moi…, je vous en serai très reconnaissant.

On sait ce que sont ces trajets de sept ou huit heures en chemin de fer pendant les fortes chaleurs de l’été. Mme Maudhuy fut bientôt accablée au point de sommeiller dans son coin de wagon. Cécile regarda défiler à sa droite les paysages fugitifs que le train parcourait. Elle régalait ses yeux de ces tableaux mouvants, des épisodes de moissons qu’on retrouvait tout le long de la ligne. Elle rêvait à Sennecey, à l’accueil qui l’y attendait ; elle éprouvait des impatiences de marcher, de courir, de respirer l’air des champs qu’elle accusait de ne pas vouloir pénétrer par la fenêtre du wagon qui ne laissait arriver jusqu’à elle que la fumée de la locomotive et la poussière de la voie, dorée au passage par le soleil.

Après l’arrêt du dîner à Dijon, Mme Maudhuy se sentit ranimée, rafraîchie et, quand le train reprit sa marche, elle donna ses dernières instructions à sa fille sur la conduite à tenir avec les gens de Sennecey.

Les Trassey, mère et fils, étaient des adversaires naturels, mais une saine politique commandait d’être irréprochables à leur égard. On devait accabler les Trassey d’une politesse digne, étudiée, ne donnant prise à aucune familiarité. Qu’était-ce que Jeanne-Marie Trassey, après tout, sinon la gouvernante de la maison de M. Maudhuy ? Qu’était-ce que Julien Trassey ? un factotum, un employé à gages. Donc, une déférence froide à leur égard était dans l’ordre des choses.

Quant au docteur Cruzillat, il fallait se défier de l’inconsistance de son caractère, mais se montrer aimable envers lui, afin de bénéficier des informations que son naturel curieux le mettait à même de procurer.

M. Martin Limet, le notaire, chercherait sans doute à lier sa fille avec Cécile. Eh bien, il ne faudrait pas refuser ces avances qui auraient l’avantage de donner à Cécile une compagne de son age.

Mme Maudhuy n’ajoutait pas, mais elle pensait que cette liaison lui fournirait les moyens de découvrir ce qu’on avait à craindre de l’alliance d’intérêts soupçonné par Charles entre le notaire et Julien Trassey. Les jeunes filles sont expansives entre elles. Reine Limet ne manquerait pas de se vanter de son prétendant auprès de sa nouvelle amie, et l’âme de Cécile était si transparente qu’il serait facile à sa mère de deviner ces confidences.

Cécile se laissait endoctriner avec docilité ; mais au fond, elle suivait moins les recommandations de sa mère que sa propre pensée. Oui, certes, elle obéirait à ces avis de politesse, de discrétion, d’affabilité ; mais peu lui importaient tous ces gens-là.

À Sennecey, son oncle seul l’intéressait, son vieil oncle qu’elle avait eu tant de chagrin à quitter autrefois et dont elle avait longtemps craint de ne pas regagner l’affection. Elle seule l’avait senti chaud de cœur, cet homme rude de dehors qu’on avait souvent accusé devant elle de bizarrerie chagrine et de tyrannie sans qu’elle osât prendre sa défense. Comment aurait-elle pu opposer son instinct de fillette de treize ans à la rancune de sa mère et à l’ascendant d’un frère aîné dont l’opinion faisait loi ?

Mais ces tristes temps de brouille où chacun commet de son côté des injustices de jugement étaient passés. Cécile avait pu enfin prendre sa douce revanche en disant tout haut ce qu’elle n’avait jamais cessé de penser tout bas de son oncle. Le cœur lui battait plus fort dans la poitrine à l’idée que chaque tour de roue du wagon, chaque aspiration haletante de la locomotive la rapprochait de Sennecey. Comme elle allait embrasser l’oncle Carloman ! Quelle joie d’avoir à lui rendre les menus services exigés par sa convalescence ! de lui faire la lecture, de le distraire en causant avec lui, de le promener dans les allées du parterre !

La part d’égoïsme que Cécile reconnaissait dans le sentiment qui l’animait, tenait à sa joie de se promener dans le jardin, de visiter ses anciennes plantations et de recommencer ses excursions d’autrefois dans la campagne si la santé de son oncle les lui permettait vers la fin du séjour de ses parents à Sennecey.

À sept heures et demie, l’express stoppa à Châlon-St-Côme. Mmes Maudhuy quittèrent leur wagon ; elles avaient à prendre l’omnibus pour aller attendre à la gare de Châlon-ville le train mnibus qui part pour Sennecey à 8 h. 6 minutes du soir. Ayant prévenu M. Maudhuy de ces détails elles espéraient trouver à la gare de Sennecey un camion quelconque propre à transporter leurs bagages jusqu’à la maison de l’oncle Carloman. Mais ce plan se trouva modifié.

Comme Cécile et sa mère s’acheminaient dans la cour de la gare vers l’omnibus, suivies d’un facteur qui traînait leurs malles sur sa brouette, un jeune homme vêtu de drap gris clair et qui se tenait, son chapeau de feutre à la main, près de la porte vitrée, s’approcha d’elles en leur disant :

— Mesdames Maudhuy, si je ne me trompe ?… M. Maudhuy m’envoie…

— Ah ! vous êtes au service de mon beau-frère ? répondit Mme Maudhuy étourdiment avant d’avoir regardé la personne qui l’interpellait ainsi : d’un geste aussi prompt, aussi irréfléchi que son exclamation, elle tendit à cet individu la valise un peu lourde qui lui chargeait la main.

— Madame, répondit le jeune homme sans ombre de dépit, mais avec un sourire qui montra sous sa moustache blonde les dents courtes et perlées de race bourguignonne, je suis Julien Trassey, filleul de M. Maudhuy, et tout à fait son serviteur et le vôtre.

Sans attendre que Mme Maudhuy s’excusât, le jeune homme la quitta pour aller déposer dans une jardinière arrêtée sous les arbres de la cour la valis dont il avait été nanti si lestement, et il présidât ensuite au chargement des bagages sur cette voiture, qui, au delà de ses deux sièges, offrait un emplacement assez vaste pour loger plus de colis que les voyageurs n’en avaient apporté. Pour aider à caser les malles, Julien Trassey avait sauté à l’arrière de la voiture, malgré les instances du facteur qui lui disait d’un ton respectueux :

— Laissez-moi faire tout seul, monsieur Trassey ce n’est pas là de l’ouvrage pour vous.

Mais le jeune homme enlevait les malles avec une aisance robuste et, en un instant, elles furent fixées. Il s’occupa ensuite de relever le siège de devant qui se repliait à moitié pour donner passage jusqu’au second banc mobile, ajouté pour la circonstance, chacun de ces sièges ne comportant que deux places.

— J’ai débuté par une bévue, disait pendant ce temps Mme Maudhuy à sa fille. Je me demande ce qu’il vaudrait mieux faire quand je serai assise à côté de lui, ou laisser tomber l’incident ou m’excuser sur une distraction. Le cas est embarrassant.

— Je crois, mère, que vous y ajoutez plus d’importance que M. Trassey lui-même. Il vous a répondu avec beaucoup de tact et d’esprit, de l’air d’un homme qui ne se trouve pas offensé.

— Ah ! que tu es jeune de te fier aux apparences ! Je t’assure que je ne vais savoir quelle contenance tenir. Regarde, il ouvre le passage vers le second siège. Si nous y prenons place toutes les deux, il restera seul sur le banc de devant, et nous accentuerons ainsi la situation que mon étourderie lui a infligée. Il aura l’air de notre domestique. Tu vois bien que je suis forcée de monter auprès de lui ; autrement, il pourrait faire quelque rapport enfiellé contre moi à ton oncle qui l’en croirait tout de suite, lui qui me reprochait autrefois ce qu’il appelait ma morgue bourgeoise.

— Je vais te sortir d’embarras, dit Cécile, et, s’avançant vers la jardinière elle ajouta en s’adressant à Julien Trassey qui attendait le bon plaisir des voyageuses :

— Monsieur, c’est moi qui monte près de vous, si vous le voulez bien. Je veux être la première à distinguer les toits de Sennecey.

Julien Trassey acquiesça par une inclination de tête à cette motion faite du ton le plus cordial, et quand la jeune fille fut installée à la place de gauche, il monta à droite et s’assit de façon à laisser le plus d’espace possible à sa compagne de route qui fut saisie de timidité, car elle attribua cette réserve silencieuse et cette froide déférence à la rancune.

Tant que la voiture parcourut les rues de la ville, Cécile, tout en regardant à droite et à gauche les maisons de Saint-Côme, ne put s’empêcher d’examiner à la dérobée Julien Trassey… Ce n’était vraiment pas un paysan, comme elle se l’était figuré d’après Charles qui traitait de rustre le filleul de l’oncle Carloman. Si le teint de Julien était coloré par sa vie en plein air, si la ligne blanche qui apparaissait à son poignet sous ses manchettes lorsqu’il rendait les guides au cheval, attestait par son contraste avec les mains brunies que le jeune homme usait peu de gants, ces mains-là étaient soignées et leur forme élégante, en parfaite harmonie avec le profil correct de Julien, avec ce je ne sais quoi dans les traits et l’attitude qui décèle des habitudes d’esprit délicates.

Bientôt la voiture se lança sur la route départementale. Tout occupé de son cheval qu’il excitait par des petits mots d’amitié sans toucher au fouet, à demeure dans sa gaîne de cuir, Julien ne donnait aucune occasion à Cécile de lui adresser la parole.

Ils parcoururent ainsi plusieurs kilomètres. La route traversait ces riches campagnes châlonnaises où les cultures les plus variées alternent, selon que le terrain s’abaisse ou se relève en plateau. En bas, les prairies entourées de saules noueux et de buissons échevelés, poussant leurs rejets verts, déjà hauts depuis la coupe de juin ; puis les champs de maïs avec leurs hautes quenouilles dont les feuilles lancéolées ressemblent aux oriflammes pendant d’un mât ; plus haut, les champs de blé dont quelques-uns ondulaient encore au soleil avec ce bruit d’or remué particulier aux épis mûrs ; d’autres moissons, déjà coupées, s’amoncelaient en tas réguliers de gerbes dans les sillons où pointaient des tiges de chaume entre les festons des liserons rampants. Enfin, sur toutes les pentes, la vigne étalait ses pampres verts.

Le soleil qui se couchait dans une gloire de rayons jetait des teintes chaudes sur cet agreste paysage ; les lointains, aperçus entre la ligne fugitive des arbres bordant la route, s’estompaient dans une ombre transparente, couleur gris de lin. Des vols d’ailes rayaient le ciel où nageaient de légères gazes de vapeurs, nuancées de rose et de pourpre chatoyante.

— Ah ! ce n’est plus là le ciel de Paris ! dit Cécile à demi tournée vers le second banc, mais prête à donner la réplique à Julien Trassey s’il croyait cette exclamation à son adresse.

Ce fut Mme Maudhuy qui répondit à sa fille. Les yeux fixés à vingt pas au delà de son attelage, le jeune homme resta absorbé dans son rôle de cocher.

Malgré les encouragements que lui apportaient les signes de sa mère, Cécile n’osa pas renouveler sa tentative. La réserve de Julien lui en imposait. Elle sentait instinctivement que ce sérieux, cette immobilité n’étaient pas causés par une rancune mesquine, qu’ils exprimaient plutôt une dignité quelque peu sauvage ; mais Cécile ne savait comment rompre la glace, et elle n’aurait pu se résoudre à parler la première à son muet compagnon si un incident ne lui en avait donné l’occasion.

Une voix s’éleva tout à coup du fond d’un fossé, en même temps qu’un chapeau de paille était agité par un bras nu jusqu’au coude, apparaissant au niveau du talus herbu de la route :

— Ohé ! vous de la voiture, allez-vous jusqu’à Sennecey ?

Julien Trassey poussa le cheval jusqu’au bord du talus gazonné et l’on aperçut un vieux paysan assis sur l’herbe du fossé, les jambes étendues ; il était visible que la fatigue et quelque malaise physique l’avaient jeté là, car il était livide, malgré le masque de hâle qui noircissait ses traits ridés, et bien qu’il se trouvât à l’ombre d’un buisson, de grosses gouttes de sueur couraient sur son front et sur ses joues.

— Comment vous trouvez-vous si loin de chez vous, Claude Costet ? lui demanda Julien Trassey.

— Ah ! c’est vous, monsieur Julien ! s’écria le vieillard dont les yeux languissants se ranimèrent. Le bon Dieu m’aime de vous avoir envoyé par ici à la place de tant d’autres qui auraient passé sans faire attention à un pauvre homme dans l’embarras.

— Que vous est-il arrivé, mon pauvre vieux ? dit Julien avec bonté. Mais je le devine. Cette gerbée à côté de vous me prouve que vous avez glané toute la journée. Vous avez couru de champ en champ, sans vous rappeler que vos soixante-seize ans vous donnent droit au repos, et vous en avez pris plus que votre compte.

— Il y a de ça, répondit le paysan en se grattant la tête d’une main, pendant que son autre main se portait vers ses genoux par un geste douloureux, je suis vanné de fatigue… mais il y a autre chose aussi. Le fait est que je ne puis remuer ni pied ni patte et vous me rendrez service, puisque vous avez à passer devant la maison de mon gendre, en lui disant d’emprunter une carriole et un cheval pour venir me tirer d’ici.

Julien Trassey allait répondre spontanément ; mais les premières syllabes s’arrêtèrent sur ses lèvres, qui ne laissèrent échapper qu’un soupir. Cette fois, Cécile avait compris, et elle n’hésita point à se pencher vers le jeune homme pour lui dire tout bas :

— Monsieur, il serait inhumain d’abandonner là ce pauvre homme. La voiture a quatre places, nous n’en occupons que trois. Est-ce que vous auriez, pour votre part, de la répugnance à lui offrir l’hospitalité ?

— Moi !

En disant ce simple mot, Julien tourna vers la jeune fille ses yeux dont la pupille noire envahissait l’auréole bleue, et ils échangèrent un sourire. Mais un sourire suffit pour se comprendre, entre gens d’égale délicatesse.

— Allez donc, monsieur, dit alors Cécile, voir si ce pauvre homme a besoin d’aide. Vous pouvez me confier les guides ; je maintiendrai le cheval.

Julien fit d’abord rétrograder la voiture en ligne sur la chaussée, puis il descendit dans le fossé ; il y resta au moins cinq minutes, et, quand il reparut, ce fut sans être suivi par Claude Costet. Cécile remarqua en lui une expression soucieuse pendant qu’il venait fouiller dans le coffre pratiqué sous le siège de la jardinière. Il en tira un écrin un peu volumineux.

— Monsieur, qu’a donc ce pauvre homme ? lui demanda Cécile.

— Il a été piqué à la cheville, et, je le crains, par une mouche charbonneuse. Le bouton est déjà noirâtre, le pied un peu gonflé ; voilà pourquoi il ne pouvait marcher. Par bonheur, j’ai toujours avec moi cette petite pharmacie de campagne. Je vais ouvrir, débrider la piqure, la cautériser à l’ammoniaque ou à l’acide phénique, la faire saigner un peu. Il vaut mieux que le patient ait un chirurgien novice que d’attendre trois quarts d’heure plus tard l’office d’un vrai médecin.

— Monsieur, puis-je vous aider ?

Mais Julien ne répondit pas à cette offre de Cécile ; après cette explication donnée à la hâte, il s’était empressé de redescendre dans le fossé pour y remplir sa mission charitable.

Mme Maudhuy s’opposa au vœu de sa fille ; cette histoire de mouche charbonneuse la terrorisait ; elle ne se croyait pas elle-même en sûreté sur cette route où des milliers d’insectes tournoyaient aux derniers rayons du soleil ; mais Cécile, animée du désir d’être utile, combattit les frayeurs de sa mère et, s’autorisant d’un demi-consentement, elle remit les guides à Mme Maudhuy, sauta légèrement à terre et descendit le talus de la route.

Julien, à genoux sur l’herbe du fossé, tenait à deux mains la cheville du blessé et faisait saigner la plaie qu’il y avait ouverte.

— Monsieur, dit la jeune fille en se baissant, ne faudrait-il pas essuyer un peu le sang avant de verser l’ammoniaque ? Voici mon mouchoir.

Julien s’en servit, tout en lui répondant tout bas :

— Vous n’êtes pas trop péniblement affectée de la vue de ce sang ? Moi, je me fais l’effet d’un bourreau. De grâce, mademoiselle, retirez-vous ; je crains que vos forces n’égalent pas votre courage.

— Il ne s’agit pas de moi, dit Cécile. Puis-je vous aider, à verser l’ammoniaque par exemple, pendant que vous tiendriez la plaie bien ouverte ?

— Il est certain que j’opérerai mieux et plus vite si vous ne répugnez point…

Ils abrégeaient leurs explications, s’entendant à demi-mot. La plaie était cautérisée, bandée lorsque Cécile s’aperçut que le vieux paysan laissait aller sa tête de tous les côtés et paraissait près de perdre connaissance. Jusque-là, il avait gémi tout bas, en se mordant les doigts pour ne pas crier, mais l’action corrosive de l’ammoniaque s’ajoutant à la somme de souffrances endurées, épuisait sa force de résistance.

La jeune fille courut soutenir le buste du patient en s’agenouillant derrière lui, et, n’ayant pas d’autre moyen de le secourir, elle agita l’air avec sa main devant la figure blême du vieillard dont les yeux à demi ouverts ne montraient plus que le blanc des prunelles noyées de larmes.

— Eh quoi ! qu’y a-t-il ? dit Julien qui, tout occupé des derniers soins du pansement, avait attribué le mouvement soudain de Cécile à sa hâte de fuir un spectacle répugnant.

Quand il releva la tête et qu’il l’aperçut ainsi penchée vers le vieillard moitié évanoui qu’elle soutenait, il lui fit amende honorable dans son cœur, et, peu habitué à cacher ses impressions, il lui avoua ce qu’il avait pensé.

— Monsieur, dit Cécile, vous avez de l’arnica dans votre pharmacie ?

— Oui.

— Alors, nous pouvons soulager notre malade. Courez vers la voiture. Il reste une demi-bouteille d’eau et du sucre dans notre panier de voyage. N’oubliez pas le verre. Vite, monsieur !

Julien obéit, et quand le vieillard, ranimé par leurs soins, eut avalé avec un peu d’effort la boisson salutaire qu’on lui avait préparée, il dit, en regardant la jeune fille :

— C’est bien la nièce à M. Maudhuy, cette belle demoiselle-là ?

— Oui, père Costet, dit Julien.

— Oui, oui, continua le vieux paysan, vous n’avez pas besoin de me l’apprendre. C’est intrépide et franc de cœur comme vous, maître Julien, et comme tous les Maudhuy.

Le blessé fut installé, non pas sur un des sièges, mais à l’arrière de la voiture, adossé aux malles, afin que sa jambe blessée restât étendue de tout son long.

Après une assez longue halte, la jardinière repartit d’une allure moins hâtée ; elle emportait vers Sennecey des gens qui ne se défiaient plus les uns des autres, et qu’unissait cette sympathie qui naît d’une bonne action entreprise, accomplie en commun.


XIII

Le docteur Cruzillat avait remis à la dernière heure, ce jour-là, sa visite quotidienne à son malade ; s’il espérait assister ainsi à l’arrivée des Parisiennes, qui faisait événement à Sennecey, ce plan fut déçu par l’accueil qu’il reçut de M. Maudhuy.

Étendu sur son fauteuil de cuir, près d’une fenêtre du salon, le malade dérouta toutes les tentatives du docteur pour nouer la conversation de manière à paraître s’oublier jusqu’à l’arrivée de la voiture. Après avoir répondu par monosyllabes aux questions touchant à sa santé, il laissa tomber l’un après l’autre tous les sujets de causerie mis en avant, et comme le visiteur se résignait au monologue sans vouloir comprendre le sens de ce mutisme, M. Maudhuy, qui voyait l’heure s’avancer, fit sonner le timbre mis à sa portée et dit à M. Cruzillat :

— Excusez-moi. Je suis fatigué et je voudrais sommeiller quelques instants avant l’arrivée de mes voyageuses.

Mme Trassey entra ; elle ne laissait guère aux servantes le soin de venir s’informer des volontés de M. Maudhuy, sachant par expérience qu’il la ferait appeler en dernier ressort.

— Jeanne-Marie, dit le malade, voulez-vous reconduire M. Cruzillat ?

— Ah ! voilà bien des cérémonies, répartit le docteur. Bonsoir donc, mon cher ami. Je ne vous souhaite pas un bon sommeil. Votre œil, clair à merveille, m’annonce que vous ne dormirez point.

Un quart d’heure après, le timbre sonna plusieurs coups successifs. Mme Trassey s’excusa auprès du docteur qui l’avait tenue jusque-là en conciliabule forcé sur le pas de la porte d’entrée, lui en dehors sur la première marche du perron, elle à demi dans le vestibule. Après avoir pris congé, elle rentra au salon où elle trouva le malade crispé d’impatience.

— Comprenez-vous quelque chose à ce retard ? lui dit-il. Depuis une demi-heure ils devraient être ici. Que peut-il leur être arrivé ?

— Vous vous faites du mal, monsieur Maudhuy, en vous tourmentant ainsi, répondit Mme Trassey, qui énuméra toutes les causes prévoyables de ce retard sans pressentir, ainsi qu’il arrive toujours en cas de conjectures, le véritable motif qui avait attardé les voyageurs sur la route. Mais puisqu’il vous tarde tellement de voir ces dames, je me demande pourquoi vous ne leur avez pas laissé prendre le train de Sennecey. Elles seraient déjà ici.

— J’aimais mieux que Julien allât les chercher à Chalon, répondit M. Maudhuy.

Son accent bref, connu de tout son entourage, indiquait là une volonté arrêtée que son caractère maintenait hors de critique et même de commentaires. Mme Trassey n’insista pas. Le vieillard avait habitué chacun à un respect muet à l’égard de ses décisions. Ce respect n’avait rien de servile, après tout : ce qu’on était apte à juger des volontés du chef de maison étant juste et droit, il en résultait une présomption favorable à l’égard des faits dont le sens échappait.

— Vous avez refermé la porte d’entrée quand j’ai sonné, continua le vieillard d’un ton plus doux. Est-ce que le docteur vous a tenue tout ce grand quart d’heure à causer avec lui ?

— Il est long à prendre congé ; vous connaissez ses manières…

Mais que vous contait-il donc ? Je l’entendais chuchotter d’ici.

— Des choses en l’air, des insignifiances.

— Mais quoi ? Je veux le savoir… J’y tiens.

— Oh ! comme la maladie vous a changé, monsieur, vous qui haïssiez les commérages autrefois !

— Autrefois !… oui, vous avez raison, Jeanne-Marie. Mon principe était alors de faire ce que je croyais bon, et d’en laisser jaser autour de moi sans plus m’en inquiéter que d’un chant de cigale en août.

— Eh bien, monsieur, voilà qui était en rapport avec la dignité de votre caractère et je ne vois pas pourquoi, si ce n’est pour vous distraire de votre désœuvrement, vous vous mettriez à vous informer des futilités débitées autour de vous. Heureusement, votre nièce arrive, elle vous occupera mieux et avec plus d’agrément.

— Vous voulez me faire prendre le change en me jetant sur un autre sujet, Jeanne-Marie : c’est peine perdue ; je veux absolument savoir ce que vous disait M. Cruzillat.

— Il m’adressait des questions auxquelles il m’était impossible de répondre et, prenez garde, monsieur, si vous voulez à toute force que je vous dise quelles questions, je vous les adresserai pour mon propre compte.

Mme Trassey souriait en faisant au vieillard cette menace amicale qu’elle croyait propre à enrayer sa curiosité. C’était une sorte de révolte contre l’ordre établi dans la maison qu’elle annonçait là, et bien qu’elle l’exprimât avec la déférence propre à sa nature paisible, elle la supposait suffisante pour couper court à cet interrogatoire, M. Maudhuy ne supportant jamais l’ombre d’une investigation sur ses faits et gestes.

— Soit, répondit le malade d’un ton de belle humeur. Je vous écoute, Jeanne-Marie.

— Ah ! monsieur, que vous êtes changé !

Ce fut tout ce que sut dire Mme Trassey, stupéfaite de ce résultat.

— Changé ! répondit le vieillard, eh ! sans doute. Vous devez vous en apercevoir, puisque moi-même je le constate. Quand j’étais en bonne santé, je ne m’occupais que de faire prospérer mes biens ; je tirais gloire de mon activité, de mes travaux ; chaque jour m’apportait sa besogne et son profit, et j’allais ainsi sans penser qu’il viendrait un temps où tout serait fini pour moi, où ces terres que j’ai améliorées devraient aller à d’autres. À force de vivre, les gens âgés en oublient l’échéance de la mort et…

— Monsieur, qu’allez-vous penser là ! s’écria Mme Trassey. Le docteur affirme que d’ici à peu de mois vous pourrez vous soutenir sur votre jambe malade, et il vous a répété souvent que vous êtes du bois dont les octogénaires sont faits. Vous avez encore des années devant vous.

— Allons, allons, Jeanne-Marie, dit le vieillard en souriant, vous voulez m’amuser d’espérances ; mais vous êtes trop bonne chrétienne pour nier que de telles réflexions ne soient salutaires à mon âge. Mon accident a été providentiel dans ce sens. Dans mon inaction forcée, j’ai pu réfléchir ; je me suis mis en règle vis-à-vis de moi-même, comme il sied à tout honnête homme qui doit juger sa vie et l’équilibrer de son mieux ; mais il me reste à faire ce que j’avais négligé lorsque je me laissais porter par le courant de l’existence.

Il se tut quelques instants et ajouta sans transition appréciable pour Mme Trassey :

— Par conséquent, j’ai besoin d’apprendre ce que vous disait le docteur.

— Après tout, reprit Mme Trassey, ce n’est pas assez grave pour vous irriter contre M. Cruzillat, et si je refusais de vous le répéter, vous vous figureriez des choses pires. Le docteur s’étonnait que vous eussiez envoyé Julien au-devant de ces dames, après l’avoir éloigné sans motif dès l’arrivée de M. Charles Maudhuy. Il trouvait là une contradiction et me tracassait un peu pour tâcher d’apprendre si je me l’expliquais.

— Comment peut-il savoir que j’ai envoyé Julien à Lyon sans motif ? grommela M. Maudhuy en haussant les épaules.

— Monsieur, les gens sont libres de faire des suppositions d’après les apparences. Si, le lendemain de votre accident, Julien était allé à Lyon pour en ramener le chirurgien que vous avez appelé un mois plus tard seulement, son voyage aurait été explicable ; mais comme Julien n’a pu donner d’autre raison que des motifs d’affaires, le docteur a été en droit de penser que ce n’était là qu’un prétexte, et qu’en réalité vous aviez voulu empêcher votre neveu et mon fils de se voir. Julien a pensé de même, et moi aussi, monsieur. Qu’est-ce que vous craigniez donc entre eux ?

— J’avais la tête très faible, dit le malade, je ne savais encore comment je me tirerais de mon accident ; je voulais éviter les complications et garder la paix autour de moi.

— Mais alors, poursuivit Mme Trassey avec un peu d’hésitation, pourquoi n’avez-vous pas accepté l’offre de Julien qui voulait s’éloigner pendant le mois que les dames Maudhuy vont passer ici ? Julien serait à sa vraie place à la ferme des Trafforts pour y diriger les travaux de la nouvelle bâtisse et surveiller de plus près les moissons. Puisque nous avons le malheur de porter ombrage à vos neveux, il vaudrait mieux leur laisser la place libre… Ne vous emportez pas, monsieur Maudhuy, vous m’ôteriez mon courage à vous parler. Mais vraiment notre situation ici est difficile.

— Pourquoi ? comment ? demanda le vieillard en frappant de ses deux poings amaigris sur les bras de son fauteuil.

— Oh ! monsieur, c’est plus aisé à comprendre qu’à expliquer. Ce n’est pas la faute de vos parents de Paris ; ce n’est pas la nôtre non plus ; mais nous occupons chez vous la place qui leur appartient, et c’est ce qui rendra nos rapports délicats. Voilà pourquoi Julien voulait s’installer aux Trafforts. À l’égard du monde, les travaux à surveiller seraient une raison suffisante. Moi j’irais tenir le ménage de mon fils après être restée ici deux ou trois jours pour apprendre à Mme Maudhuy les habitudes de la maison et le maniement des clefs.

— Ah ! fit le vieillard en tendant l’oreille du côté de la fenêtre entr’ouverte, j’entends venir une voiture… Écoutez mon dernier mot, Jeanne-Marie, et répétez-le à Julien j’ai besoin de vous deux ici, maintenant plus que jamais.

— Pourtant, monsieur…

— N’attendez pas que je vous expose mes raisons. Quoique vous me trouviez changé, je ne le suis pas assez pour vous les expliquer ; mais, tenez-vous pour dit qu’il faut rester… Ah ! c’est bien la jardinière, je reconnais son allure.

Quelques instants après, Cécile était dans les bras de son oncle qui ne se lassait pas de l’embrasser, d’admirer son doux visage et de lui réclamer cet arriéré de caresses dont il était privé depuis huit ans. Après les premiers compliments, Mme Maudhuy avait laissé le rôle principal à sa fille, pour s’être aperçue que Cécile y réussissait.

— Vous devez avoir faim, dit le vieillard après les transports confus qui caractérisent les arrivées. Un petit souper vous attend. Nous-mêmes, nous avons réservé un peu d’appétit pour ne pas vous laisser manger seules.

Mme Trassey alla ouvrir les deux battants de la porte du salon et revint pour rouler le fauteuil du malade, office dont il la laissait s’acquitter habituellement.

— Madame, lui dit Cécile, voulez-vous me permettre de vous suppléer ?

— Non, non, fit l’oncle Carloman, ce n’est l’affaire ni de l’une ni de l’autre de vous. Cécile est trop jeune et Mme Trassey trop frêle pour pousser ce monument de fauteuil. Appelez la grosse Nannette.

— Mais à nous deux ? insista Cécile en souriant à la timide figure de Mme Trassey.

— Non… encore non, répéta le vieillard. Jeanne-Marie, apprenez tout de suite à ma nièce que je suis un vieux têtu et qu’il faut en passer par mes volontés… Eh bien, continua-t-il quand on eut placé son fauteuil devant un des trois couverts dressés sur la table de la salle à manger, tu es capable de ne pas m’en croire moi-même, Cécile, quand je me vante de savoir me faire obéir. Pourquoi n’y a-t-il que trois couverts de mis ? Est-ce que nous ne sommes pas cinq ?

Nannette fut sommée d’aller à la recherche de Mme Trassey qui s’était esquivée. Pendant qu’elle exécutait cet ordre, l’oncle Carloman dit à Mme Maudhuy :

— Je vous prie, ma sœur, de faire quelques frais d’amabilité avec Mme Trassey que je vois tout intimidée en votre présence. Une veuve d’officier vous vaut, comme rang social ; vous ne trouverez donc pas mauvais qu’elle mange avec nous. J’ai été heureux, moi, d’avoir sa compagnie et celle de Julien, lorsque la mort de ma femme m’a laissé seul. Tous deux m’ont rendu la vie, d’abord supportable, puis vraiment bonne, et, en reconnaissance, je ne souffrirais, pour n’importe quel hôte, que Julien et sa mère fussent exclus de ma table.

L’avertissement était catégorique. Mme Maudhuy s’exécuta de bonne grâce dès que Mme Trassey reparut ; mais, tout en remerciant la nouvelle arrivée de ses avances, Jeanne-Marie refusa de prendre place à table. Elle n’avait pas l’appétit ouvert si tard dans la soirée.

— Et Julien qui n’a pris qu’une collation avant de partir pour Châlon, dit l’oncle Carloman en fronçant le sourcil, il n’a pas d’appétit non plus, je gage ?

— Je ne sais pas où Julien a passé, répondit Mme Trassey ; je le cherchais quand vous m’avez fait appeler.

— Il sera allé jusqu’à la remise surveiller la façon dont Jean arrange le cheval. Nannette va l’aller quérir.

— Non, monsieur, la remise est déjà fermée, le cheval pansé. Jean n’a pas vu mon fils depuis le moment où ces dames sont descendues de voiture devant la porte de la grand’rue.

— C’est intolérable ! cria le vieillard en bousculant devant lui les menus ustensiles de son couvert.

Voyant tout à coup en face de lui les yeux noirs de Cécile qui le suppliaient, il poursuivit d’un ton radouci :

— Tu vois, dès la première heure, ma petite, que ton oncle est un vieux grognon. Est-ce que tu as peur de moi ?

— Pas du tout, parce que je suis sûre que cette frayeur vous ferait tort, répondit Cécile.

— Je ne te comprends pas.

— Je gage que Mme Trassey m’entend, reprit Cécile. Vous vous fâchez un peu trop fort pour un convalescent, je l’avoue, mais c’est dans l’intérêt d’autrui, par pure bonté. Voilà ce que je voulais dire. Maintenant, ne vous inquiétez plus pour M. Trassey ; vous le verrez arriver d’ici à peu de temps. Je sais où il est.

— Toi !… Vous ! mademoiselle, s’écrièrent en même temps l’oncle Carloman et Mme Trassey.

— Oui, je le sais, bien qu’il ne me l’ait pas confié. Y a-t-il loin d’ici à la maison de M. Cruzillat ?

— Cinq minutes de chemin, dit Mme Trassey.

— En ce cas, votre fils n’est plus là, madame ; il se trouve en ce moment chez Claude Costet.

— Et d’où connais-tu Claude Costet, toi qui n’es pas venue à Sennecey depuis huit ans ? demanda l’oncle Carloman.

Cécile finissait de raconter la rencontre qui avait retardé l’arrivée à Sennecey lorsque Julien rentra. Il ne se fit pas prier pour prendre place à table ; mais il laissa voir un peu d’émotion lorsque Mme Maudhuy lui apprit que Cécile avait deviné le motif de son absence. Il voulut remercier la jeune fille d’avoir compris sa sollicitude pour le paysan blessé, mais il s’embrouilla dans son action de grâces et se troubla au point de la laisser inachevée.

— Et dire que ce garçon-là se croyait la vocation militaire sur la foi des épaulettes de son père ! s’écria l’oncle Carloman mis en gaieté par cet incident. Cet artilleur manqué prend peur pour un éloge qui lui vient d’une jeune fille.

Ce fut le tour de Cécile d’être embarrassée. Ces derniers mots lui révélaient qu’avoir deviné où était Julien, c’était chez elle une intuition peut-être trop prompte du bon cœur de ce jeune homme. Occupée de son propre trouble, elle ne songea pas à se moquer de celui de Julien, ni même à rire de la saillie de son oncle qui était une épée à deux tranchants, frappant à droite et à gauche avec une égale précision.

— Ah çà ! nous n’allons pas être moroses et garder ainsi le nez dans nos assiettes, reprit M. Maudhuy, mécontent du silence qui s’établissait. Avant que nous passions à des sujets plus gais, donne-nous des nouvelles de Claude Costet, Julien.

— Le docteur l’a pansé devant moi et m’a dit que j’avais été en chirurgie ce que sont les novices en toutes choses, trop zélé. J’ai taillé un peu trop profond ; ce pauvre Claude devra rester au lit une quinzaine pour guérir de mon opération… Voilà le pire avoué, mais il est sauf de tout danger.

— Il n’en est pas moins heureux pour lui que tu aies passé par là quand il était encore temps. J’espère qu’il ne t’en voudra pas pour l’avoir trop radicalement sauvé. Mais quelle idée a eue ce vieux Costet d’aller glaner si loin ? il devrait laisser les glanes à plus pauvre que lui.

— Vous oubliez, mon parrain, dit Julien Trassey, que Claude a donné son petit bien à sa fille, en la mariant. On prétend que le bonhomme n’est pas très bien traité chez son gendre. Il n’est donc pas étonnant qu’il s’ingénie à n’être pas à charge, et à rapporter quelques petits profits au logis.

— Mais, monsieur, s’il a donné son bien, s’écria Cécile. N’eût-il même rien donné, n’est-ce pas le devoir de sa fille, de son gendre, de traiter honorablement ce vieillard ? Ah ! que ces questions d’intérêt sont odieuses ! elles corrompent les sentiments les plus sacrés.

— Il en est ainsi de notre temps, ma petite, dit l’oncle Carloman avec beaucoup de sang-froid. La poussée des appétits matériels est si forte qu’elle culbute à terre tout ce qui la gêne. Claude Costet a été niais d’abandonner de son vivant le coin de terre qu’il possédait. Je lui ai dit alors qu’il ne fait pas bon se déshabiller avant de se coucher ; il ne m’a pas écouté. Mal lui en prend.

— Comment va-t-il être soigné, ce pauvre homme ? dit Cécile.

— Fort bien, car j’y veillerai, mademoiselle, répondit Julien. Le gendre de Claude Costet est un des vignerons de mon parrain. Les conventions faites avec lui sont annuelles ; je le menacerai, au nom de M. Maudhuy, de lui préférer un concurrent pour l’année prochaine s’il ne traite pas son beau-père comme il sied.

— Et c’est en invoquant son intérêt que vous obtiendrez de lui qu’il fasse son devoir ? Ah ! que c’est triste, monsieur ! s’écria Cécile avec l’indignation d’un cœur généreux.

— Raisonne, mon enfant, dit l’oncle Carloman. Si la cupidité est son côté sensible, n’est-ce pas par là qu’il faut l’attaquer ?

La conversation se maintint sur ce sujet que M. Maudhuy se plut à pousser à fond pour faire parler sa nièce, et lorsqu’enfin on dut se séparer en se donnant le bonsoir, il dit à Cécile :

— Sais-tu ce que je découvre ? C’est que tu ne ressembles pas à ton frère, toi.

Mme Maudhuy qui avait gardé toute la soirée une réserve circonspecte voulut savoir ce que signifiait cette dernière remarque, et elle demanda :

— Pour lequel des deux est le compliment ?

— Mais pour tous les deux, répliqua l’oncle Carloman, quoique ce soit à des points de vue très opposés.

Cette réponse n’était guère faite, ni pour éclaircir les doutes de Mme Maudhuy, ni pour laisser entrevoir les sentiments de son beau-frère. Julien fut le seul à se permettre un léger sourire. Il avait compris, il partageait le sentiment de son parrain.




XIV

Cécile se réveilla si tôt le lendemain qu’il était à peine six heures lorsqu’elle revint à petits pas par l’allée principale du parterre, après avoir fait le tour de l’enclos.

Son oncle l’avait tendrement abusée par cet envoi de fleurs et de fruits qui lui avait fait croire au succès complet de ses anciennes plantations. L’arbre de Judée avait bien poussé dans la cour du petit logis, transformée en pelouse ; quelques fraisiers des bois prospéraient encore dans les fourrés du labyrinthe et le cordon fleuri des pervenches serpentait des deux côtés de la charmille ; mais les boutures de rosiers n’avaient pas pris, et il n’y avait pas trace de pêchers en espaliers au mur neuf dont l’exposition au nord n’était pas assez favorable pour qu’on eût pris garde aux sauvageons semés par Cécile. Avaient-ils seulement paru hors de terre ?…

Après une vraie promenade de papillon, toute en zigzags capricieux, la jeune fille s’arrêta devant la pyramide d’arbustes qui tenait le milieu de la cour sablée devant la maison, et son attention fut attirée par la bordure du linaire à mille fleurs lilas encapuchonnées dont les brindilles retombaient çà et là.

— Bonjour, Mademoiselle, vous êtes bien matinale pour une parisienne ! lui dit Mme Trassey qui traversait la cour.

Après lui avoir rendu son salut cordial, la jeune fille lui répondit :

— Quel est le nom de cette petite plante, et comment la cultive-t-on ? est-elle rare ?

— Rare ? Non ; elle pousse d’elle-même dans les creux des vieux murs, entre les pavés. Julien vous dirait son nom botanique, mais ici on la nomme Ruines de Rome. Il paraît qu’on la trouve à profusion sur les vieux monuments de Rome, et c’est de là que lui vient son nom vulgaire.

— La graine doit être contenue, reprit Cécile, dans les petites capsules roses qui se dressent au-dessus des feuilles. Tiens ! il y en a aussi de bleues, de noirâtres, et d’autres, d’un gris-poussière. Ces couleurs diverses doivent être dues aux divers degrés de maturité… Vous riez, Madame ?

— Oui ; le grand sérieux que vous mettez à étudier ces brins d’herbe me rappelle mon fils qui examine chaque nouvelle plante, et les cultive toutes avec passion. Il parle de leurs habitudes, de leurs goûts, de leurs répugnances de voisinage, comme s’il parlait d’êtres raisonnables.

— Ah vraiment ? Eh bien, M. Julien a raison. Si c’est une passion que le goût des fleurs, c’est la seule que je voie tout à fait aimable et innocente… À voir cette quantité de graines qui mûrit sur cette Ruine de Rome, je crois que je ne nuirai pas à ces plantes en faisant une récolte pour en semer à Paris. Qu’en pensez-vous, Madame ?

— Tu parles de ton départ dès le lendemain de ton arrivée ? dit la voix de l’oncle Carloman.

Cécile se retourna, surprise, et n’aperçut personne dans la cour ; mais Mme Trassey lui désigna en souriant une fenêtre ouverte au rez-de-chaussée. Le fauteuil du malade s’encadrait dans cette baie qui servait de cadre au buste amaigri du vieillard. Il parut à Cécile de teint plus jaune, et plus tiré de traits qu’il ne lui avait semblé la veille aux lumières.

La jeune fille s’élança vers la fenêtre qui était celle d’un ancien office et, en se penchant sur le rebord de la pierre, elle réussit à embrasser son oncle qui continuait à se plaindre qu’elle s’ennuyât déjà chez lui.

— C’est injuste, très injuste ! disait Cécile. Ah ! vous espérez m’échapper en éloignant votre tête. La fenêtre n’est pas si haute et je sais encore sauter. Voyez plutôt.

En deux bonds, la jeune fille se trouva près de son oncle dans cette pièce qui avait été transformée en chambre à coucher pour éviter le transport quotidien du blessé à travers l’escalier. Tous les meubles de son appartement du premier étage se retrouvaient là, jusqu’aux portraits de famille, suspendus du panneau qui faisait face à son lit, jusqu’au bureau à cylindre, devant lequel Julien Trassey était assis et compulsait un registre chargé de comptes.

Il se leva pour saluer Cécile qui rougit d’avoir eu ce témoin de son intrusion cavalière.

— Qu’as-tu ? lui demanda son oncle. Puisque nous sommes entre nous trois, expliquons-nous une fois pour toutes. Que signifie cet air de défiance réciproque arboré tour à tour par chacun de vous ? Tu viens de faire trois pas en arrière après avoir aperçu Julien. Voilà pour ta part, Cécile. Hier soir c’est Julien qui ne t’a pas rendu une seule fois les menus services d’un voisin de table et qui n’a pas su te parler sans balbutier… Je n’ai pas deux procès à faire. Je sais que chez Julien, ce n’est qu’un peu de sauvagerie qui céderait vite si on lui donnait confiance. Mais toi, Cécile, qui as vu le monde et qui sais ce qu’on s’y rend d’égards mutuels, de bonnes apparences, tu n’as pas les mêmes excuses que lui. Avoue-moi franchement ce que tu as contre mon filleul ?

— Moi ! dit Cécile. J’ai contre M. Trassey… la petite honte d’avoir été surprise par lui en flagrant délit de gaminerie. Je croyais, mon oncle, que vous étiez seul à me voir si bien escalader les fenêtres.

— Et voilà tout ? demanda M. Maudhuy avec une insistance dans l’accent qui étendait la portée de cette question.

— Que pourrait-il y avoir encore ? dit Cécile dont le regard allait droit et pur de la figure contractée du vieillard à Julien qui rangeait ses registres à la hâte et se préparait à sortir.

— C’est que je serais peiné de vous voir vous traiter en étrangers, continua M. Maudhuy. Cécile, mon filleul a été un fils pour moi. C’est à son initiative que je dois le bien-être qui embellit mes dernières années et que je ne me serais pas avisé d’acquérir ; il n’y a pas une amélioration dans ma demeure, dans mes propriétés, et même dans mon être moral que je ne lui doive, et…

— Nul n’est obligé d’assister à son propre panégyrique, interrompit Julien d’un ton gai. On assure que les sots sont les seules gens à y prendre goût. Vous me mettez tellement mal à l’aise, mon parrain, que je vais en avoir une plus haute idée de mon petit mérite… Adieu donc. Je serai de retour vers sept heures du soir.

— Tu oublies, grand étourdi, le sujet de notre discussion de tout à l’heure.

Julien, qui avait déjà ouvert la porte, revint près du fauteuil du malade. Gagnée par la rondeur de ce débat, Cécile dit avec une pointe de malice :

— Ah ! ah ! mon oncle, ce filleul accompli vous tient tête quelquefois ?

— Oui, Mademoiselle, répondit Julien. J’ai mis peut-être plus de diplomatie que d’humilité à interrompre mon éloge. Tout panégyrique a ses ombres et mon parrain est si grand ami de la vérité que j’avais à craindre qu’il les indiquât.

M. Maudhuy souriait de les voir s’essayer aux rapports cordiaux qu’il souhaitait voir s’établir entre eux.

— Cette discussion, dit-il à sa nièce, est à ton sujet. D’abord, comment t’es-tu trouvée dans ta chambre ?

— À merveille ; mais vous êtes un magicien, mon oncle, d’avoir deviné que mon rêve était une chambre tendue de perse à branchages peuplés d’oiseaux.

— Bah ! les vieux sorciers n’ont pas des idées assez fraîches pour deviner les goûts des jeunes personnes, répondit l’oncle Carloman. Je récuse un compliment qui ne me revient pas. Mais voici le sujet de la discussion ; j’avais donné carte blanche à Julien ; pourtant, malgré son insistance, je n’avais pas consenti à faire trimballer de Châlon ici un piano de location avant de savoir si c’était nécessaire. Julien était persuadé que ce délai était inutile. Je tenais bon et voilà sur quoi nous nous sommes querellés. C’est toi qui vas nous juger. Qui avait raison de nous deux ? Ta mère a-t-elle dépensé de l’argent pendant dix ans pour que tu aies le droit de répondre si l’on te demande un air : « Je ne sais rien par cœur… je n’ai rien dans les doigts ? »… En un mot, que tu aies ou non appris la musique, est-ce que cela servira à quelque chose ou… à rien qu’on apporte ici un piano ?

— Je ne comprends pas, dit Cécile, la question que vous me posez. En retour, je vais vous en adresser une autre qui sera plus nette : mon oncle est-ce que la musique vous ennuie ?

— Au contraire.

— Alors, au risque de renchérir sur le panégyrique en question, j’avoue que vous aviez tort contre M. Julien, mon cher oncle. Et ne craignez pas que je fasse des façons au piano. Ma seule qualité comme musicienne est une grande mémoire et des doigts qui ne se lassent pas.

— Ah ! ah ! dit l’oncle Carloman, voilà qui va stimuler d’émulation Reine Limet qui nous régale de minauderies chaque fois qu’on la prie de montrer son petit talent.

Julien fit un geste discret, mais exprimant l’improbation. Cécile en augura qu’il était contrarié de cette critique contre la jeune personne qu’il devait épouser. L’idée que Julien était engagé lui ôta tout à coup cette réserve cérémonieuse dont elle n’avait pas su se départir jusque-là à l’égard de ce jeune homme. Il était le filleul de l’oncle Carloman et comme une sorte de parent éloigné. Autant de raisons pour Cécile de le traiter avec une cordialité familière, quasi fraternelle, d’autant mieux qu’elle y était conviée à la fois par son oncle et par une sympathie née de la veille.

Cette bonne harmonie s’accentua les jours suivants dans leurs rapports journaliers. Mme Maudhuy elle-même ne la vit pas d’un mauvais œil. Les Trassey, selon elle, auraient dû éloigner le vieillard de sa famille s’ils eussent été aussi roués que Charles l’avait supposé. Au contraire, Mme Trassey était pleine de déférence envers la belle-sœur du maître de la maison ; elle l’initiait au train domestique, lui laissait ses clés quand elle sortait, la mettait en garde contre les traits de caractère du malade, palliait au besoin les maladresses qui échappaient à la Parisienne, peu au fait des partis-pris qu’adoptent les vieillards déshabitués de toute contradiction. Quant à Julien, Mme Maudhuy ne le voyait que le soir ; elle ne se levait pas d’assez bonne heure pour assister à ces causeries matinales qui, d’un accord tacite, se renouvelaient autour du fauteuil de l’oncle Carloman.

Cécile trouvait toujours Julien occupé à inscrire des chiffres sur ses registres ou à faire à M. Maudhuy un rapport verbal de la journée de la veille. Les affaires n’étaient pas interrompues par l’arrivée de la jeune fille qui s’asseyait et travaillait à des pantoufles en drap brodé que le blessé devait trouver prêtes à chausser au jour trois fois heureux où il pourrait poser ses deux pieds à terre. Mais quand les registres étaient clos et les ordres donnés, quelles bonnes causeries à trois s’établissaient dans cette chambre de malade ! Le vieillard y portait comme appoint un tour d’esprit caustique, une verve bourguignonne qui s’éveillait peu à peu et finissait par s’échapper en traits bouffons. Cécile y mettait la gaieté de ses vingt ans, et le naïf enivrement de sa nouvelle vie dans cette résidence de son goût, auprès d’un parent dont elle était chérie. Julien, qui avait perdu son ancienne gaucherie restait le plus sérieux des trois et représentait le modeste bon sens dans ce trio de causeurs. Pourtant il prenait tant de plaisir à ces entretiens qu’il lui arrivait d’en oublier l’heure où ses travaux l’appelaient au dehors, et c’était de la part de l’oncle et de la nièce une conspiration quotidienne pour réussir à le captiver ainsi. Quels bons rires lorsque Mme Trassey venait rappeler à son fils que son cheval tout sellé l’attendait depuis une demi-heure !

Les réunions du soir n’avaient pas cette intimité. Quelques personnes amies arrivaient vers huit heures, et deux tables à jeu rapprochées l’une de l’autre permettaient d’établir un boston. Mme Maudhuy et le maître de la maison, l’une par goût, le second pour donner l’exemple, prenaient toujours place au jeu. Cécile s’en dispensait dès que le nombre des visiteurs le lui permettait. Quant à Julien, il s’excusait sur son incapacité à manier cartes et jetons. Mme Trassey veillait au bien-être de chacun et revenait faire de petites pauses sous la lampe du guéridon où elle laissait son tricot dès qu’une prévoyance de bonne réception lui venait à l’esprit. Cécile travaillait aussi sous le rayon de cette lampe qui éclairait le livre que Julien tirait de sa poche dès que le boston était engagé.

Lorsque la famille Limet était au nombre de ces visiteurs, Julien ne renonçait pas à sa lecture, ni Cécile à sa broderie, mais l’un et l’autre en étaient forcément distraits par le babil de Reine Limet. Elle adressait à Cécile des questions sans fin sur Paris qu’elle ne connaissait pas et qu’elle s’imaginait comme un lieu enchanté où les fêtes se succèdent sans interruption, faisant de l’existence une fantasmagorie féerique. Elle s’étonnait des réponses de Cécile qui lui avouait ne pas connaître la plupart des lieux de plaisir et des pièces de théâtre qu’elle lui nommait.

Un peu vaine d’être mieux renseignée qu’une Parisienne, ou charmée d’avoir un motif d’arracher Julien à sa lecture, Reine en appela au jeune homme pour savoir s’il était vrai, comme l’affirmait Cécile, que les plaisirs de Paris ne fussent à la portée que d’une minorité d’oisifs.

— Faites-nous la grâce de quitter un instant votre livre pour trancher ce débat entre nous, lui dit-elle avec une vivacité coquette. Vous êtes allé deux fois à Paris. C’est assez pour avoir une opinion.

— J’ai passé, dit Julien, huit jours à Paris il y a six mois ; j’allais y traiter des affaires qui prenaient mes matinées. Je courais les musées dans mes après-midi ; le soir, rompu de fatigue, je m’endormais à l’heure des campagnards.

— Mais à votre autre voyage ? car je vois que celui-là ne compte pas.

— Vous oubliez, Mademoiselle, répondit Julien subitement grave, ou vous ne savez peut-être pas que cet autre voyage a eu lieu en 1870. Mes plaisirs parisiens ont été alors de passer les nuits arme au bras en grand’garde aux avancées, de dormir dans la boue et la neige des tranchées avec ma compagnie de mobiles de Saône-et-Loire. Je n’aurais échangé ni alors ni aujourd’hui ces privilèges contre ceux que vous enviez… et que j’avoue ne pas connaître.

— Mais, Monsieur, comment faisiez-vous partie en 1870, des mobiles de Saône-et-Loire ? lui demanda Cécile. Mon oncle disait l’autre jour que vous étiez du même âge que mon frère, et Charles s’est employé pendant le siège aux bureaux de notre mairie, parce qu’il n’avait pas atteint l’âge de la conscription.

— Je n’avais que dix-neuf ans, en effet, répondit Julien, mais j’étais grand et fort, capable de me servir de mon fusil, ce qui m’a permis de devancer l’appel. Le souvenir de mon père, l’idée qu’il aurait repris du service s’il avait vécu, enfin le désir de faire mon devoir parmi nos gens de Saône-et-Loire, tout m’a poussé dans la garde mobile plutôt que vers un autre corps.

— Ah ! Monsieur, dit Cécile émue, vous avez été des défenseurs de notre pauvre Paris. Merci !

Ce soir-là, Reine Limet étouffa plus d’un bâillement, car la conversation se maintint entre Mme Trassey, Cécile et Julien à un diapason qui n’était pas le sien.

Elle n’était pas plus heureuse quand une fansie des joueurs battus ou la vanité de sa mère réclamait un intermède musical. Il fallait qu’elle payât de sa personne, puisque Cécile avait la simplicité de ne jamais se faire prier. Reine massacrait un des deux morceaux qui constituaient son répertoire : la fantaisie sur Faust ou le Thème allemand, de Leybach. Elle lançait à toute volée ce fouillis de notes, s’accrochant aux passages difficiles, enlevant par routine quelques arpèges, martelant ses accords pour dissimuler les défaillances des basses ; mais bien ou mal rendu au point de vue mécanique, aucun de ces deux morceaux n’arrivait sous ses doigts à exprimer un sentiment quelconque.

M. Martin Limet s’extasiait paternellement devant cette gymnastique tapageuse, mais il exprima ce soir l’opinion générale en disant à sa fille :

— Ces morceaux sont brillants, mais pourquoi ne nous joues-tu pas du nouveau, à l’exemple de Mlle Cécile ?

— Ah ! il faudrait étudier. Tant pis. J’ai fini mon temps de pension, répondit Reine, dont le ton délibéré fit rire l’assistance.

— Savez-vous quelle commission mon parrain vient de me donner pour vous ? vint dire tout bas Julien à Cécile. Il m’a chargé de vous demander si après ce charivari, vous voulez bien lui faire entendre un peu de musique.

Cécile se mit au piano en souriant, mais elle se reprocha vite ce sourire peu charitable, qui ravalait la pauvre Reine Limet.


XV

La guérison de l’oncle Carloman faisait peu de progrès. Le docteur Cruzillat assurait que son malade entravait le bienfait de son traitement par les accès de colère qui, de temps à autre, le prenaient contre la lenteur de sa convalescence. M. Maudhuy se donnait ainsi des accès de fièvre nerveuse après lesquels il restait inerte, presque sans voix. L’inaction, l’immobilité constituaient à elles seules une maladie pour ce vieillard qui, jusqu’à son accident montait à cheval chaque jour et fournissait de longues courses à pied à travers ses domaines.

Cécile avait le privilège, non seulement de ne jamais irriter le malade, mais encore de calmer par sa seule présence ces mouvements fébriles qui se traduisaient en tracasseries de détail sur tout son entourage ; pourtant elle ne réussissait pas toujours à dérider le patient quand il était plongé dans une de ces crises de marasme où il s’affaissait souvent.

— Souffrez-vous ? lui dit-elle en s’approchant de lui avec une tendre expression d’intérêt, par une chaude après-midi d’août qui avait inspiré à Mme Maudhuy l’idée d’aller faire une sieste.

Allongé sur son fauteuil de malade, l’oncle Carloman abandonnait sa tête sur le dossier de cuir ; la contraction de son front et de ses lèvres, ses mains crispées l’une sur l’autre au point d’accuser le réseau des veines bleuâtres et gonflées à travers l’épiderme décoloré, témoignaient d’un effort pour lutter contre quelque assaut douloureux.

— Ce n’est pas ce que tu crois, dit-il en remuant légèrement sa jambe blessée. Ce mal n’est pas là, mais à la tête… Ne te lève donc pas pour chercher un de ces remèdes de bonne femme que ta mère excelle à proposer, et Jeanne-Marie, à essayer. Mon mal est tout moral. Je cherche quelque chose qui m’échappe, un moyen de faire un acte de justice, de prévoyance, et je ne réussis pas à le trouver… Laissons cela et causons. Dis-moi, mon enfant, as-tu du caractère ? Saurais-tu, par exemple, résister à une volonté de ton frère ?

— Cela dépend, répondit Cécile, de ce qu’il voudrait exiger de moi. Sauf en ce qui porterait atteinte à ma conscience, à ma dignité, je lui cèderais en tout afin d’avoir la paix.

— C’est ce que je pensais, murmura l’oncle Carloman, mais ta réponse est trop vague. Faisons une supposition : si je te laissais cette maison en héritage et que ton frère voulût la mettre en vente pour en avoir de l’argent comptant, le laisserais-tu faire ?

— Non, parce que cette maison doit rester aux Maudhuy. Si tout ce que vous possédez, mon cher oncle, peut être légué par vous à d’autres personnes que vos parents sans que nous ayions le droit de nous trouver lésés, cette maison seule, qui est le nid de la famille, appartient aux vôtres et doit leur rester, me semble-t-il.

— Ah ! ah ! de tout mon héritage, cette maison te paraît seule digne de n’être pas aliénée, vendue ?

— Ce sont des idées noires qui vous plissaient le front, mon cher oncle ? Chassez-les, je vous en prie ! Que ferais-je bien pour vous distraire ? Voulez-vous un peu de musique ?

— Non. Je retomberais dans ma poursuite de cette solution introuvable.

— Je vous proposerais volontiers une lecture ; mais après avoir fouillé toute la maison, je n’ai trouvé que ces deux gros volumes in-folio que j’ai feuilletés et dont quelques articles m’ont fait rire. Mais je crains que les bizarreries de ces recettes et les gravures grossières qui les accompagnent n’aient rien de neuf pour vous.

Cécile désignait à son oncle ce dictionnaire de Chomel dont le grand succès au siècle dernier a été consacré par plusieurs éditions successives. L’auteur de ce livre, d’une famille de médecins d’élite, élève, pour les arts agricoles, du célèbre La Quintinie, était un digne ecclésiastique, et joignait à ses fonctions d’économe du grand Hôpital de Lyon le titre de curé de la paroisse Saint-Vincent, de cette même ville. On retrouve ces divers caractères nettement indiqués dans ce dictionnaire de plus de trois mille pages où il résuma, à l’âge de soixante-quinze ans, les connaissances multiples acquises au cours d’une longue vie toute employée au bien. Les progrès scientifiques obtenus depuis 1732, date de l’apparition de cet ouvrage, relèguent beaucoup de ses indications au rang des vieilleries démodées ; mais toute la partie morale reste parfaite, et offre même des renseignements curieux sur les mœurs intimes de l’ancienne France, et parmi les recettes entassées dans les doubles colonnes de ses pages, on trouve des conseils d’hygiène précieux, des observations ingénieuses, des traditions oubliées. L’originalité de ce Dictionnaire Œconomique (tel est le titre de cet ouvrage), c’est de composer une sorte d’Encyclopédie de connaissances religieuses, morales, scientifiques, agricoles, cynégétiques et industrielles.

— Ah ! dit l’oncle Carloman à sa nièce, tu te moques de mon brave vieux Chomel pour avoir lu au hasard quelque feuillet contenant une médication risible, telle que la poudre du crâne de larron pendu, à prendre contre l’épilepsie.

— Oui, justement, dit Cécile qui ne se contraignit plus de rire, c’est sur ce remède fantaisiste que je suis tombée. J’ai pensé qu’il me serait impossible de trouver mieux dans ce genre, et je ne me suis plus amusée qu’à regarder les vignettes dont les dessins sont si raides et les hachures si grossières.

— Eh bien, tu as méprisé à la légère mon bon Chomel. À travers ce fatras de naïvetés, il donne des conseils excellents. Grâce à lui, j’ai soigné dans mes fermes beaucoup de bestiaux malades, qui auraient péri avant l’arrivée du vétérinaire ; Chomel m’a appris quelle qualité de terre comporte telle ou telle culture. Je lui dois le bon aménagement de ma basse-cour et, mieux que tout cela, le souvenir toujours présent du bon exemple qu’un maître doit à ses subordonnés.

— Tout cela ? fit Cécile surprise.

— Pour t’en convaincre, prends le premier volume, cherche à la lettre E. l’article Enf. et lis-moi les devoirs des enfants. Tu pourras juger de la façon dont Chomel prescrit à chaque classe de la société ses obligations particulières.

Cécile prit le grand in-folio relié en veau tacheté à plats épais, garnis intérieurement de gardes jaspées, rose et blanc sur fond bleu de roi, et avant qu’elle cherchât l’article désigné, son oncle lui montra au revers blanc de la garde intérieure une signature d’une écriture haute et large qui était celle de l’acquéreur de cet ouvrage :

Pierre Maudhuy, 1751.

— C’est ton aïeul, dit l’oncle Carloman, qui a mis là sa griffe.

Quand Cécile eut lu à haute voix les devoirs des enfants, elle convint de son irrévérence à l’égard de Chomel, et cela, sans qu’il fût besoin de lui demander si son opinion s’était modifiée ; elle était pénétrée de respect pour la sagesse religieuse de cette instruction.

— Mais tout cela, lui dit son oncle, est un peu sérieux comme lecture d’agrément. Tu te plains de n’avoir rien à lire ici. Il me semble pourtant que tu reçois chaque semaine ton journal ; ce journal de modes que je vois là-bas sur le guéridon, Et à propos, à quoi sert à une jeune fille un journal de ce genre, si ce n’est à l’occuper de futilités et à la rendre coquette ?

— Pardon, mon oncle, c’est tout au contraire. Ces publications sont plus utiles aux jeunes filles pauvres comme moi qu’aux riches ; elles y apprennent à faire leurs vêtements, leur lingerie et cent rubriques d’économie domestique.

— Voyons cela, fit l’oncle Carloman.

Mais il ne fit que regarder les feuilles de patrons, les modèles de chapeaux et s’arrêta au bas de la dernière page devant une succession de dessins minuscules composant un rébus.

— Ah ! j’étais autrefois très habile à deviner les rébus, dit-il. M. de Glennes aimait ce petit jeu ; il en composait et s’amusait même parfois à m’écrire ses ordres tout en rébus, pour le plaisir de m’en faire chercher la signification. Est-ce que tu y es habile, toi ?

— Guère. J’attends presque toujours le numéro suivant pour constater ce que signifiait le rébus de l’avant-dernier.

— C’est de la paresse d’esprit, s’écria l’oncle Carloman avec une vivacité singulière. Tu es ici depuis cinq semaines. Tu as donc cinq numéros de ton journal. Les voilà tous là-bas sur le chiffonnier. Porte-les moi. Je veux que tu m’expliques chaque rébus l’un après l’autre.

Cécile se prêta au caprice du malade ; mais elle ne parvenait pas à établir un sens suivi à l’aide des mots épars que les dessins lui suggéraient.

— Bah ! disait l’oncle Carloman, je les ai tous compris à première vue, moi. Cherche… ingénie-toi…

Ce fut long. Il fallut toute la docilité de Cécile, son désir d’arracher son oncle à ses idées noires pour la stimuler. Enfin, à force de se reprendre, de tâtonner, elle vint à bout des cinq énigmes proposées et sa surprise fut grande lorsqu’elle vit son oncle jeter en l’air sa toque de velours noir d’un geste dégagé, guilleret.

— J’ai trouvé, s’écria-t-il, j’ai trouvé !

— Ah ! ah ! fit-elle en le menaçant gentiment du doigt, vous m’avez attrapée, mon oncle. Je gage que c’est moi qui ai travaillé pour votre compte et que vous n’auriez rien deviné de vous-même.

— Ne cherche pas d’explication à ce qui vient de m’échapper, ma petite. C’est un rébus plus compliqué que ceux de ton journal. Mais écoute : veux-tu contenter ton vieil oncle ?

— Je viens de vous en donner la preuve, répondit Cécile.

— Eh bien, j’inventerai des rébus et tu t’exerceras à les deviner.

— Cela vous amusera ? fit Cécile avec un soupir à demi résigné.

— Beaucoup, et en récompense je vais tout de suite te faire présent de ce dictionnaire de Chomel. Donne-moi une plume et de l’encre. Je vais écrire au revers de la garde que cet ouvrage t’appartient. Mais tu me le laisseras ici, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas emporter ces deux monuments de volumes à Paris où tu n’en aurais que faire. Tu les retrouveras à Sennecey.

Malgré la puérilité de cette donation écrite, Cécile dut s’y prêter et même signer son acceptation au-dessous des caractères un peu tremblés de l’oncle Carloman. Elle le vit si radieux après cette cérémonie qu’elle se prit à penser que l’ennui de la maladie jetait son vieil oncle dans des passe-temps presque enfantins.


XVI

Au moment où les visiteurs du soir s’apprêtaient à prendre congé, l’oncle Carloman dit à Mme Maudhuy :

— Voulez-vous permettre à Cécile d’aller demain aux Trafforts pour recevoir en mon lieu et place le bouquet traditionnel des maçons et des charpentiers qui viennent de terminer le nouveau bâtiment ? Depuis qu’elle est ici, cette enfant n’a pu faire aucune promenade, et puisqu’on ne me permet de poser les pieds à terre que pour aller de mon lit à mon fauteuil, il n’y a pas d’espoir que je puisse reprendre de sitôt les excursions dont Cécile a gardé si bon souvenir.

— Il fait bien chaud à courir la campagne, répondit Mme Maudhuy. Je ne m’en sens pas le courage.

— Mais vous n’auriez pas à vous donner cette fatigue. Mme Trassey part avec Julien pour présider au dîner que j’offre à ces gens-là, et si je vous prie de me donner une solution tout de suite, c’est afin de demander à Reine Limet si elle serait aise d’accompagner Cécile.

— Ah ! de cette façon, ce sera tout à fait convenable, reprit Mme Maudhuy.

La perspective d’un long tête-à-tête avec le malade fut pour beaucoup dans le consentement. Jusque-là, l’oncle Carloman avait évité toute conversation suivie avec sa belle-sœur. C’était Cécile qu’il rappelait à ses côtés, ou Mme Trassey dont il réclamait les soins chaque fois que Mme Maudhuy comptait avoir trouvé l’instant favorable pour l’entretenir de l’avenir de ses enfants et de cent autres questions qui s’agitaient entre elle et son fils dans leur correspondance hebdomadaire. Cette fois, elle allait être seule avec son beau-frère et il lui serait possible de se faire écouter.

Le lendemain matin, Reine Limet arriva au moment du premier déjeuner, selon les conventions faites. On devait partir aussitôt après, et le char-à-bancs, couvert de sa tendine de toile grise, stationnait déjà tout attelé devant la porte de la grand’rue.

— Vous n’avez pas fait plus de toilette que cela ? dit-elle en guise de bonjour à Cécile qui entrait dans la salle à manger, vêtue d’une robe de toile bleu foncé, et tenant à la main son chapeau de jardin.

La fille du notaire avait le droit de trouver sans façon la mise de la Parisienne, puisqu’elle arborait pour son propre compte une robe de voile rose pâle, toute ruchée de surah de la même nuance, et un chapeau enguirlandé de roses pompon. Ses gants de Suède rejoignaient aux coudes les ruches de ses manches ; le petit mouvement d’impatience qui lui faisait battre sa jupe avec le manche de son ombrelle rejettait l’étoffe en arrière et montrait ses pieds chaussés de cothurnes à hauts talons.

Cécile répondit : « Il était dans le programme de notre journée de courir les bois ; voilà pourquoi j’ai mis une robe de toile. Je vous avoue d’ailleurs que je serais fort empêchée de me parer d’un costume aussi élégant que le vôtre.

— Et pourquoi ?

— Par l’excellente raison que je n’en ai pas, dit Cécile en riant.

— Vous aller abîmer votre toilette, dit à Reine Mme Trassey avec une sollicitude de ménagère. La poussière flétrira en route les fleurs de votre chapeau et si vous allez au bois de Lancharres, vous gâterez votre robe rose.

— Bah ! j’en ai le moyen, répliqua Reine Limet en pirouettant sur ses hauts talons.

La route de Sennecey à Gigny traverse un pays plat ; mais une partie de son parcours est bordée de bois et a le charme d’une route forestière ; l’autre moitié du trajet, tracée entre des cultures, serait monotone si les larges points de vue sur la plaine qui descend en pente douce jusqu’à la Saône n’étaient variés par l’ondulation des collines de Bresse dont les plans étagés font face aux prairies basses de Gigny.

Cécile n’eut pas à cette rapide course en voiture le plaisir qu’elle s’en promettait. Il lui fallut écouter Reine qui lui contait comment elle avait étrenné sa robe rose à la noce d’une de ses amies de Mâcon. Elle ne fit grâce à sa compagne d’aucun des détails de cette fête, et, par moments, elle en appelait au témoignage de Julien qui, placé sur le premier siège de la voiture avec sa mère, se faisait répéter deux fois les questions avant d’y répondre. Encore le faisait-il en peu de mots, avec une déférence distraite.

— Mademoiselle, dit-il tout à coup à Cécile, vous souvenez-vous assez des Trafforts pour les distinguer d’ici ?

Un tuilage neuf dont le ton cru s’enlevait en vigueur au-dessus d’une série de toits moussus, rongés de lichens et portant des aigrettes de folles graminées, aurait désigné les Trafforts à Cécile au cas où sa mémoire lui aurait fait défaut ; mais elle n’avait rien oublié de ce pays, et quand on fut arrivé à la ferme elle le prouva en courant ça et là dans les vieux bâtiments construits en équerre autour de la grande cour des Trafforts et en désignant les modifications qu’elle y constatait.

La maison neuve, qui faisait face au grand portail, était destinée aux maîtres-valets dont on allait prendre l’habitation pour y aménager des étables. Encore allait-il être nécessaire d’assainir ce vieux bâtiment en pratiquant des fenêtres opposées à celles qui s’ouvraient sur la cour, afin d’y faire circuler au besoin des courants d’air.

— Vous les logez comme des bourgeois, vos cultivateurs ! vint dire Reine d’un ton un peu aigre à Julien pendant qu’il expliquait à Cécile les modifications projetées. À quoi bon ce luxe de bâtisse, si ce n’est à donner des prétentions plus grandes à ces filles de maîtres-valets qu’on voit venir à l’église le dimanche singeant les demoiselles par leur toilette. C’est vraiment ridicule d’avoir élevé un aussi belle maison dans une cour de ferme, et je m’étonne que M. Maudhuy, qui a du bon sens, ait dépensé tant d’argent pour loger ses cultivateurs, quand ces vieux bâtiments suffisaient.

Julien sourit, et continua sa démonstration à Cécile.

— Le sol de Gigny est bas, lui dit-il ; dans ces masures à toits de chaume, à plancher de sol battu des anciennes fermes, les familles des paysans sont entassées et gagnent les fièvres. La maison neuve n’est pas chose de vanité, mais acte de bonne conscience. Si vous allez du côté de la grange où l’on met le couvert des maçons, vous verrez une jeune femme un peu jaune de teint et dont l’œil est trop brillant ; puis une fillette de quatorze ans, très mince, et dont les lèvres sont décolorées ; elles ont pris les fièvres dans cette maison à petites fenêtres et à porte basse, et quoiqu’elles soient traitées à la quinine par le docteur Cruzillat, elles ne seront vraiment guéries que lorsqu’elles habiteront ce palais sur caves dont la splendeur choque Mlle Limet.

Piquée de la leçon, Reine s’entêta dans sa critique, et Julien soutint cette escarmouche avec une vivacité qui fit supposer à Cécile qu’il y avait entre eux quelque chose de plus qu’un dissentiment d’opinion. Bien que Reine ne lui eût fait aucune confidence, Cécile était persuadée que Julien et la fille du notaire étaient à demi fiancés. Depuis son arrivée à Sennecey, bien des allusions à ce mariage en expectative avaient été lancées devant elle par le docteur Cruzillat et même par M. Limet qui professait à l’égard de Julien la sollicitude tendre d’un futur beau-père. Si les Trassey et son oncle s’étaient montrés plus discrets, c’était l’effet d’une délicatesse supérieure au malin babil du docteur et au laisser-aller de M. Limet.

Cette petite querelle des jeunes gens s’en prenait sans doute au premier prétexte trouvé pour exhaler une de ces grosses rancunes d’amoureux qui cherchent des sujets de bisbille. Cécile pensa que sa présence ne ferait qu’envenimer la discussion. Déjà Reine en appelait à son témoignage pour soutenir sa thèse que Cécile ne pouvait approuver. Le bon sens, ce bon sens qui vient du cœur, était à son avis du côté de Julien.

Ne voulant pas blesser sa compagne en prenant parti contre elle, Cécile s’esquiva et se dirigea vers la grange dans laquelle tout le personnel de la ferme était occupé, les hommes, à dresser une longue table de planches sur des futailles vides, les femmes à disposer çà et là les éléments du couvert. Debout sur le char-à-bancs dételé au coin de la cour, Mme Trassey tirait des caissons ouverts une foule de paquets de formes diverses qu’elle tendait à un vieux paysan en lui disant au moment où Cécile s’approchait :

— Doucement, ceci est une tarte… Ne renversez pas cette boîte. Vous mettriez les macarons en marmelade.

— Voulez-vous que je vous aide, Madame ? lui demanda Cécile.

Mais le vieux paysan prévint la réponse de Mme Trassey en disant à la jeune fille, après avoir soulevé le coin de son chapeau de paille :

— Merci bien, Mademoiselle, je suffis à aider Mme Trassey. On m’a renvoyé de la grange sous prétexte que je n’ai pas la force d’agencer la table ; les femmes n’osent pas me confier les piles d’assiettes parce que mes mains tremblent un peu. Si Mme Trassey ne m’employait pas, je n’aurais donc rien à faire. Puisque c’est vous, mademoiselle Maudhuy, qui avez voulu par bonté qu’on me prît aux Trafforts, vous ne voudriez pas que j’y eusse l’affront de me croiser les bras et de ne pas gagner mon pain ?

— Je ne vous comprends pas, répondit Cécile.

Elle croyait voir pour la première fois ce vieux bonhomme qui lui adressait un sourire reconnaissant.

— Ce dernier paquet est pour la cuisine, dit Mme Trassey en jetant dans les bras de son aide un paquet volumineux. Allez vite au lieu de vous amuser à babiller.

Elle avait parlé avec un peu d’humeur, et ce fut d’un bond vif qu’elle sauta du char-à-bancs sans remarquer que la jeune fille lui tendait la main, sans paraître entendre ses questions au sujet du vieux paysan.

— Venez, lui dit-elle, voir l’intérieur de la nouvelle bâtisse. C’est vous qui allez l’étrenner. Le couvert des maîtres y est mis.

— Nous n’allons donc pas dîner dans la grange avec tout le monde ?

— Fi ! s’écria Reine Limet qui les rejoignait en ce moment sur le perron du bâtiment neuf, vous auriez consenti à dîner avec ces gens-là ?

Involontairement, les regards de Cécile et de Julien se rencontrèrent et tous deux sourirent. Ils n’avaient déjà plus besoin de la parole pour constater que leurs impressions étaient les mêmes ; mais Cécile fut la première à réprimer sa gaieté un peu moqueuse :

— Vous êtes digne de votre nom, ma chère Reine, dit-elle à sa compagne ; vous vous entendriez mieux que moi à présider la cérémonie du bouquet à recevoir, du cadeau d’argent à donner qui me préoccupe, parce que j’ignore si je saurai y soutenir dignement mon rôle. C’est cette ignorance des devoirs de mon rang qui m’a fait commettre l’erreur contre laquelle vous protestez.

— Votre oncle serait servi à part, comme vous allez l’être, dit Mme Trassey, et quant à la cérémonie, elle aura lieu dès que vous le voudrez. Je vois nos invités qui arrivent par groupes.

Une heure après les deux jeunes filles et Julien Trassey quittaient à pied les Trafforts. Le programme de leur promenade comportait une visite aux trois hameaux de Gigny, un retour par la Saône au bois de Lancharres où Mme Trassey devait les rejoindre pour le déjeuner qui, d’après le vœu de Cécile, devait être servi sous la feuillée.

Cécile était quitte de la cérémonie du bouquet qui s’était faite en quelques minutes, avec cette rondeur bourguignonne dont la cordialité familière n’exclut pas la déférence. Délivrée de ce souci, elle ne songeait qu’à jouir de sa promenade et s’avançait par les chemins d’un pas alerte que Reine Limet avait peine à suivre. Julien marchait assez loin d’elles pour ne pas les gêner si elles voulaient échanger quelques-unes de ces réflexions de jeunes filles qui veulent le tête-à-tête, assez près cependant pour se mêler à leur entretien s’il y était autorisé.

Ce fut l’humeur de Reine contre cette tournée campagnarde qui valut à Cécile la connaissance des antiquités du pays. Julien s’était rapproché des deux jeunes filles pendant que Reine tournait en dérision l’éparpillement des hameaux de Gigny dans la plaine : Lampagny tout au midi, ombragé de ses bois, au centre, l’Épervière avec l’église neuve, la maison d’école et le parc de son château ; plus loin, se mirant dans les eaux de la Saône, les maisons de La Colonne, et enfin le vieux Gigny, ramassé autour de sa petite église romane, devenue une chapelle.

— Que devrait donc vous montrer Gigny pour que vous trouviez la peine de votre promenade bien récompensée ? demanda Julien à la moqueuse.

— Que sais-je ? répliqua-t-elle, quelque château dans le genre de ceux de Cormatin ou de Bresse-sur-Grosne, par exemple, et qui valût la peine d’être visité.

— Des châteaux ! reprit Julien, Gigny en avait autrefois ; la formation successive de ses hameaux est même due au groupement des populations rurales autour de ces centres de l’ancienne vie féodale. Ainsi Lampagny est assis sur le territoire de trois maisons de chasse seigneuriales. Les familles de Loye, de Naturel et de Corsaire qui possédaient ces pavillons se sont éteintes au début du xviiie siècle ; plus d’une pierre de ces constructions nobiliaires se retrouverait dans les murs rustiques des habitations que nous venons de longer. Le hameau de l’Épervière a mieux gardé son château ; mais ce n’est plus l’ancien château-fort à huit tours que les Piperia élevèrent là dès les premiers temps du moyen âge. Quant à la Colonne, elle n’a plus ni son camp romain ni sa Maison rouge, fort de briques construit plus tard au même emplacement et qui protégeait l’extrême frontière du duché de Bourgogne contre la rive opposée de la Saône qui était d’empire.

— Un camp romain ! dit Cécile. Mais à défaut de monuments restés debout comme témoins de temps anciens, Gigny est vénérable par ses souvenirs.

— Ils datent de plus loin, répliqua Julien qui se sentait écouté avec intérêt. Le vieux Gigny, dont l’église romane avait déjà besoin de réparations en 1119, subsistait bien avant l’invasion romaine dans les Gaules. À l’époque néolithique, Gigny était une des stations familières aux navigateurs qui remontaient les fleuves jusqu’à la mer pour aller chercher en Cornouailles l’étain nécessaire à la fabrication des instruments de bronze.

Reine se reprit à railler de plus belle ces souvenirs antiques dont aucune trace ne subsistait, sauf dans les vieux bouquins dont Julien faisait sa pâture quotidienne.

— Il paraît, dit-elle à Cécile sans s’inquiéter d’être entendue par le jeune homme, que M. Trassey prend un plaisir extrême à compulser les vieux parchemins de toutes les paroisses environnantes, et c’est ainsi qu’il arrive à savoir que dans un champ de blé, par exemple, il y avait une tour il y a six siècles. M. Trassey a tant d’imagination que, sur la foi de ses parchemins, il revoit la tour, en compte les meurtrières et admire son grand air. J’aurais beau me perdre les yeux à lire ces vieux documents, il me serait impossible de me figurer une tour là où j’aperçois des tas de gerbes, et, comme monument plus élevé, une meule de paille. Mais les goûts ne se discutent pas. M. Trassey conserve chez lui des morceaux de mosaïque trouvés à Sens dans une vigne, et de vieux saints d’église, en bois mangé aux vers, en pierre ébréchée et manquant généralement de nez ; puis des débris de ferrailles, jusqu’à des pierres et à des monnaies rongées de vert-de-gris, à ce qu’on dit. Comprenez-vous cette passion pour les vieilleries ?

Julien ne laissa pas à Cécile le temps de répondre à cette question :

— Je ne veux pas, lui dit-il, passer pour un maniaque à vos yeux, Mademoiselle. Confiné à la campagne, j’ai dû me chercher des plaisirs à ma portée. La lecture, l’étude me reposaient le soir des fatigues du jour, et ce goût est de ceux qui s’accroissent en se satisfaisant. Des hasards heureux m’ont mis entre les mains d’anciens documents sur notre canton ; je les ai parcourus… On aime à être renseigné sur le pays qu’on habite, et tout en semble intéressant, même les traces les mieux effacées de son passé. Enfin, lors d’une vente au château de Ranfey qui a enrichi la maison de votre oncle de son mobilier, ma part de butin conquis a été une collection d’antiquités commencée par le vieux baron de Ranfey et mise en adjudication comme tout le reste à la suite des folies ruineuses de son héritier. Ces bronzes, ces panneaux de bois sculpté, ces statues de pierre que j’ai recueillis m’amusent, sont mon luxe, à moi, et si ce goût a quelque chose d’inusité, je ne pose pas pour le savant ni pour l’homme original, puisque je ne montre ma petite collection à personne et que vous n’en soupçonniez pas l’existence depuis deux mois que vous êtes à Sennecey.

— Mais vous me laisserez visiter votre musée, maintenant que j’en connais le voisinage ? lui demanda Cécile. Ne me dites pas non, monsieur Trassey, ou vous me réduiriez à y pénétrer en cachette, grâce à la complicité de Mme votre mère. Je n’en aurai pas besoin ?… Merci. Ceci me donne envie d’être indiscrète encore et de vous demander s’il ne se trouve pas dans votre bibliothèque des livres que je puisse lire.

— Mes livres sont à votre disposition, Mademoiselle, répondit Julien ; mais je dois vous prévenir que Mlle Reine dont la mère m’avait fait une demande analogue à la vôtre, goûte peu les ouvrages que je lui ai prêtés.

— Je déteste les récits de voyage, dit Reine, et en quoi voulez-vous que les Chinois du Père Huc m’intéressent ?

— Serait-ce la suite du voyage au Thibet du Père Huc, missionnaire apostolique, dont vous parlez ainsi ? demanda Cécile. J’ai lu et relu les deux premiers volumes qui m’ont laissé le vif désir de connaître les deux derniers que je n’ai pu me procurer.

— Quoi ! s’écria Reine, ces voyages vous ont intéressée ?

— Sans doute, et, de plus, émue, touchée, remplie de vénération pour ces dignes missionnaires qui ont su décrire avec tant de charme les pays qu’ils ont parcourus au péril presque journalier de leur vie.

— C’est malgré moi, reprit Reine Limet ; mais je ne puis prendre les Chinois au sérieux. Ils me représentent tous des magots de paravent.

— Vous n’avez sûrement pas poussé votre lecture, répliqua Julien Trassey, jusqu’au chapitre où le Révérend Père Huc donne des extraits d’ouvrages chinois dont il dit avec justesse que les sentences ne seraient pas désavouées par La Rochefoucauld. celle-ci, par exemple, me semble belle : « Mes livres parlent à mon esprit, mes amis à mon cœur, le ciel à mon âme, et tout le reste à mes oreilles. »

— Ah ! que c’est profondément senti ! s’écria Cécile. Votre mémoire vous en rappelle-t-elle d’autres, Monsieur ?

— En voici une seconde : « Le plaisir de bien faire est le seul qui ne s’use pas. » Une troisième :

Les grandes âmes ont des vouloirs ; les autres n’ont que des velléités. » La dernière dont je me souvienne est d’un ordre moins élevé, mais elle ne manque pas de justesse. La voici : « On n’a jamais tant besoin de son esprit que lorsqu’on à affaire à un sot. »

Cécile, qui avait admiré de bonne foi les maximes chinoises, baissa la tête sans rien dire quand Julien Trassey eut lancé ce dernier axiome d’un ton de légère malice. Il lui sembla que cet accent et le regard qui l’accompagnait contenaient une allusion à Reine Limet qui vraiment ne se montrait pas ce jour-là à son avantage.

Les bateaux passeurs amarrés au petit port de la Colonne sont toujours prêts à prendre des promeneurs. Pendant que Julien Trassey entrait en pourparlers avec un batelier, les deux jeunes filles s’assirent sur des pièces de bois flotté gisant à terre. Cécile se serait volontiers absorbée dans la contemplation du beau fleuve qui roulait à ses pieds des eaux transparentes entre la grève sablonneuse de la Colonne et la rive mollement infléchie des coteaux bressans ; mais elle crut utile de donner à sa compagne quelques avis sur cette opposition maladroite qu’elle faisait à tout ce que disait Julien Trassey. Il fallait le tact inné de Cécile pour exprimer, comme elle réussit à le faire délicatement, tout ce que Reine pouvait perdre à cette bravade guerroyante dont elle se faisait un jeu.

La jeune fille prit un air singulier pour répondre à ces doux conseils :

— Vous trouvez donc que j’avais tort contre ce pédant à propos des Chinois, des antiquités. — invisibles de Gigny et au sujet de la nouvelle bâtisse ? Là, de bonne foi, vous l’approuvez en tout ? Ah ! le docteur Cruzillat est habile à voir courir le vent !

Et sans s’expliquer davantage, Reine partit d’un éclat de rire. Julien Trassey s’avançait vers les deux jeunes filles pour leur annoncer que le bateau était prêt. Cécile ne put demander à sa compagne ce que signifiait son allusion maligne à la perspicacité du docteur Cruzillat, mais il lui aurait été facile de reprendre presque aussitôt la causerie au point où elle en était restée, car après avoir installé les passagères à l’arrière du bateau, Julien Trassey s’éloigna d’elles pour aller aider à la manœuvre.

Une timidité qu’elle-même ne s’expliquait pas empêcha Cécile de questionner Reine Limet. Des scrupules, si délicats qu’elle-même n’aurait pu les définir, enchaînaient sa curiosité. Par bonheur, Reine ne demandait qu’à s’expliquer, et elle dit avec le même accent mutin :

— Il se passe entre nous deux quelque chose de comique. Vous me prenez pour une étourdie, une tête à l’envers. Oh ! ne protestez pas, ce serait inutile. Quant à moi, je vous ai méconnue jusqu’à vos conseils désintéressés de tout à l’heure. Je m’aperçois maintenant que la douceur, la sincérité de votre figure ne mentent pas et que de nous deux, c’est vous qui êtes la plus naïve. Vous ne me comprenez pas ? mais je vous comprends désormais, moi !

— Ce n’est pas difficile, répondit Cécile avec un sourire qui taxait d’aimable enfantillage cette dernière saillie de Reine ; mon caractère est très peu compliqué.

Reine tira de son corsage un bouquet de pâquerettes à pétales légèrement rosés qu’elle avait cueilli chemin faisant dans les prés avoisinant la Saône, et elle le fixa au corsage de Cécile en lui répondant :

— Ces fleurs vous iront mieux qu’à moi, car elles sont votre emblème. Elles ont un cœur d’or irradié de jolies blancheurs un peu rougissantes. Vraiment, elles vous ressemblent en tout.

— Vous devenez poétique, ma chère Reine.

— Parce que c’est vous qui m’inspirez. Écoutez : je vais vous faire un aveu. Pendant les premiers temps de votre séjour à Sennecey, je ne vous aimais guère. Vous me portiez ombrage.

— Moi !… Mais en me connaissant davantage, vous vous êtes donc aperçue que je valais mieux que vous ne l’aviez supposé d’abord ?

— Voilà qui est raisonné d’après votre caractère, et non d’après le mien. Mon estime n’était pas en question. Vous n’avez qu’à paraître pour que votre mérite, votre charme aimable et doux s’imposent… et ce n’était pas là mon moindre grief contre vous. Je n’avais pu me comparer à aucune autre jeune fille avant votre arrivée ou du moins les parallèles que j’avais pu établir jusque-là tournaient tous à mon avantage. Mais la comparaison de vous à moi, blessante pour mon amour-propre, m’a permis de m’étudier, de me juger, ce à quoi je n’avais jamais songé… Ne me croyez pas en proie à un accès d’humilité. C’étaient vos talents que j’enviais, et ces manières aisées que je n’avais pu acquérir à Sennecey. Quant à vos goûts, si je les préférais aux miens, je cesserais d’être moi même, vous concevez ? J’ai donc appris à me connaître, à savoir ce qui convient à mon naturel. L’incident de cette noce à Mâcon m’y a aidée aussi ; je me suis amusée là autant que M. Julien s’y est ennuyé. C’était pour lui une corvée que ce jour de fête ; et il a porté jusqu’au bal (où il n’a pas dansé) la mine d’un homme qui ravale ses bâillements. Moi je rêve encore des plaisirs de ce jour-là. Il n’y avait donc plus pour m’exciter à lutter contre vous qu’un petit reste d’humeur batailleuse, sans autre intérêt que de vanité. Je combattais pour l’honneur, et non pour le profit, car, en résumé, si je l’emportais, j’aurais joué à qui gagne perd. Mais votre candeur a raison de ces dernières velléités. Cécile, je vous rends les armes. Voyons ! qu’avez-vous donc à me regarder de cet air ébahi ?

— C’est que j’aurais autant compris les maximes chinoises de tout à l’heure si M. Trassey nous les avait débitées dans leur idiôme oriental.

— Il y a là un peu d’affectation, reprit Reine. Il est impossible que vous ne m’entendiez point.

— Je vois que vous vous êtes donné pour amusement de taquiner vos compagnons de promenade, l’un par des non-sens spirituels, moi, par des énigmes, et cela est assez en rapport avec votre naturel enjoué pour que nous le prenions de bonne part.

— Hum ! parlez pour vous, Cécile, car M. Trassey a bien l’air de me bouder… ce qui est d’un ingrat. Je vais le rappeler et continuer ce que vous nommez mon jeu ; mais je m’y livrerai dans d’autres dispositions qu’auparavant.

Malgré Cécile qui l’en dissuadait, Reine appela le jeune homme qui abandonna sa rame au passeur et gagna l’arrière du bateau. Quand il fut assis sur la planche restée inoccupée jusque-là, Reine se plaignit de l’abandon où il laissait ses compagnes de route.

— La conversation du batelier avait sans doute plus d’attraits pour vous que la nôtre, ajouta-t-elle. Qu’est-ce que cette sorte d’uniforme qu’il porte ? Cette ceinture de laine bleue serrant sa chemise, ce pantalon garance, est-ce la tenue officielle de passeurs de Gigny ?

— Quelle question vous faites pour une personne du pays, Mademoiselle ! répondit Julien. Ce garçon-là est tout simplement en congé militaire et use par économie ses vieux effets du régiment. Si je suis resté près de lui, c’est qu’il me demandait conseil. Son temps est presque fini, et comme il a les galons de sergent, il est tenté de poursuivre la carrière militaire.

— Sans doute vous l’en avez détourné ?

— Bien au contraire. Intelligent comme il l’est, ce jeune homme rendra des services à son pays dans le poste qu’il a déjà gagné, et s’il étudie, s’il se distingue, il finira par conquérir l’épaulette. Notre armée manque de bons sous-officiers. Je viens de lui en assurer un.

— Je me figurais, répondit Reine, que l’exemple est le meilleur sermon, l’instruction la plus efficace, si notre armée a un si grand besoin de sous-officiers, souhaitons que ce batelier ignore que vous lui conseillez un devoir patriotique dont, pour votre compte, vous vous êtes dispensé, après avoir fait parade publique de votre vocation militaire.

Si le ton de la jeune fille était resté celui d’une plaisanterie mutine, ses paroles avaient quelque chose de si agressif que Julien Trassey en fut blessé ; mais ce ne fut pas à Reine qu’il adressa sa justification.

— Mademoiselle, dit-il à Cécile en s’inclinant devant elle, peu vous importe que je sois militaire ou fermier, et il ne me serait jamais venu à l’esprit de vous entretenir de mon passé, du choix de ma carrière ; mais je tiens à votre estime et je me vois forcé de vous prouver que je ne mérite pas le reproche qui m’a été adressé devant vous… Je comptais suivre l’exemple de mon père ; il m’avait élevé dans l’idée que la première des fonctions sociales, c’est la défense de la patrie. Cette opinion de mon adolescence a été trop justifiée en 1870 pour être abandonnée par moi quand j’ai atteint l’âge d’homme. Mais à ce moment, j’ai dû faire à mon parrain, à ma mère, le dur sacrifice de renoncer à ma vocation. Votre oncle, resté seul, déçu dans l’espoir de fixer les siens auprès de lui, était plongé dans un marasme qui, disait-il, pouvait lui devenir fatal. En invoquant le bienfait de mon éducation que je lui devais en grande partie, en me rappelant l’asile et l’aide amicale que ma mère avait trouvés chez lui, il m’a prié de renoncer à mes idées et de me consacrer à ses dernières années. J’ai dû m’y résoudre. Je l’avoue, ce n’a pas été sans luttes — non contre M. Maudhuy ; je n’aurais voulu pour rien au monde blesser mon bienfaiteur — mais avec moi-même. J’ai passé quelques tristes années. Rien ne m’avait préparé au rôle que je devais jouer. Très sensible aux riantes beautés naturelles de notre pays, je répugnais aux détails de l’exploitation agricole. Tout ce tracas de récoltes, de marchés, ce va-et-vient de gros sous, de bestiaux et de charrues me semblait trivial. J’avais la nostalgie du champ de manœuvre et de ce clairon qui, pendant les cinq mois du siège de Paris, m’avait sonné le réveil. Mais le devoir, ce que je croyais mon devoir, m’enchaînait ici. Je n’ai donc été ni versatile, ni… lâche. Ce ne sont ni les dangers, ni les rigueurs de l’état militaire qui m’ont détourné de ma voie. J’ai mené ici une existence aussi rude et moins en rapport avec mes goûts, du moins au début.

— Ici, je proteste, s’écria Reine. Votre passion pour les fleurs, vos succès aux comices agricoles prouvent bien qu’en homme intelligent, vous avez eu l’esprit de vous intéresser à votre tâche obligée et vous auriez tort de me garder rancune, monsieur Julien, de ce que j’ai provoqué cette explication. Croyez-vous que Cécile puisse prendre en mauvaise part l’aveu de votre dévouement à son oncle ?

La barque avait dépassé le pont de Gigny dont le guet hardi domine d’assez haut la Saône pour être respecté par les débordements les plus élevés, et l’on apercevait déjà la masse feuillue du bois de Lancharres. L’entretien continuait entre les passagers sur un ton amical. Julien montrait à Cécile, sur la rive de Bresse, la longue file de peupliers qui borde la route de Saint-Germain-du-Plain, et lui désignait, en arrière, les deux villages d’Ormes et de Noiry, vaguement profilés au penchant du coteau.

— Il y a deux personnes là-bas dans la prairie qui borde le bois de Lancharres, dit tout à coup Reine Limet. Il me semble que c’est Mme Trassey qui dispose sous un saule les éléments de notre déjeuner. Ce carré blanc sur le gazon, c’est une nappe étendue, et ces paniers d’où l’on déballe des ustensiles de couvert me rappellent qu’une promenade sur l’eau est un excellent apéritif. Mais je ne sais pas quel est ce paysan qui aide Mme votre mère, Monsieur Julien. Il doit gémir d’avoir été obligé de renoncer pour notre service au festin de la grange.

— Non, il n’est plus d’âge à aimer les repas bruyants, répondit Julien. C’est Claude Costet.

— Ah ! c’est lui qui m’a parlé dans la cour des Trafforts, s’écria Cécile. Je ne l’avais pas reconnu. Que voulait-il dire en prétendant que c’était à moi qu’il devait d’être là ? Mais il me l’expliquera lui-même.

— Je ne puis pas vous renseigner sur ce point, dit Reine Limet ; M. Julien en sait plus que moi là dessus ; mais si j’en juge d’après son air embarrassé il ne se soucie pas de vous l’apprendre.

— C’est vous, mademoiselle, qui vous plaisez à me mettre au supplice aujourd’hui, dit Julie Trassey, après s’être remis d’une légère confusion qui n’avait pas échappé à l’œil malin de la jeune fille. Mais je n’ai pas à esquiver cette seconde explication, et il vaut mieux qu’elle vienne de moi que de Claude Costet. Je ne me serais pas ingénié à tirer ce vieillard de chez son gendre où il est un peu durement traité, si Mlle Cécile ne s’était intéressée à lui au point de demander chaque jour de ses nouvelles tant qu’il a été souffrant, et de s’inquiéter ensuite de sa situation précaire. Cette bonté de Mlle Cécile m’imposait de chercher un moyen d’adoucir le sort de ce vieillard. Il s’est trouvé que la fermière des Trafforts, alanguie par les fièvres, ne pouvait soigner sa basse-cour qui est la plus nombreuse de tout l’arrondissement et qui exige des soins minutieux, sans parler de fréquents voyages aux foires d’alentour. Je lui ai conseillé de prendre Claude Costet pour cette besogne qui demande de la méthode, de la régularité et qui n’a rien de fatigant. Il s’acquitte à merveille de son office et s’occupe entre temps à cent autres menus travaux, ce qui le fait prendre en gré aux Trafforts où l’on avait commencé par rire de cette place de fille de basse-cour donnée à un vieillard. J’avais dû, pour mettre fin à ces quolibets, annoncer que c’était Mlle Maudhuy qui avait voulu qu’on employât ainsi Claude Costet. Ce n’était pas là un mensonge. L’idée était vôtre, Mademoiselle ; je n’avais fait que l’exécuter.

Le bateau évoluait vers la rive. Au moment où Julien finissait de parler, le passeur accostait une grève sablonneuse et s’élançait à terre en tirant à lui la corde qu’il ne se donna pas la peine de fixer à l’un des pieux enfoncés çà et là.

— Quand vous voudrez ! dit-il dès qu’il eut attiré assez près l’embarcation dont le balancement obéissait à la traction de son bras vigoureux.

Julien Trassey présida avec sollicitude au débarquement des deux jeunes filles. Cécile sauta la première sur le sable et fit quelques pas en avant. Tout ce qui s’était dit au cours de cette promenade sur la Saône l’agitait un peu sans qu’elle s’expliquât pourquoi.

Lorsque ce fut le tour de Reine de s’aider du bras de Julien, elle lui dit :

— Je gage que vous m’en voulez ?

— N’en aurais-je pas un peu le droit, mademoiselle ? répondit le jeune homme avec une intonation de reproche.

— Mais, pas du tout. Vous devriez au contraire me remercier.

— De quoi donc ?

— Vous en êtes là ?… C’est donc le privilège des belles âmes ?… Bah ! je ne suis pas chargée de leur apprendre ce que parler veut dire, et il est plaisant que, de nous trois, je sois la seule à le savoir.


XVII

— Non, ma nièce ne peut pas aller dîner chez vous ce soir, dit M. Maudhuy à Reine Limet lorsque, au retour de Gigny, la fille du notaire sollicita l’autorisation d’emmener sa jeune compagne. J’ai besoin de Cécile pour régler certaines petites affaires qui nous occuperont toute la soirée. Présentez mes excuses à vos parents. Je ne recevrai personne dans la soirée.

Reine Limet partit désappointée par ce refus maussade que la mine altérée du convalescent lui fit attribuer à un malaise physique. Jamais, au temps où la fièvre le travaillait, M. Maudhuy n’avait eu le teint aussi jaune, les yeux plus enfoncés dans leur arcade sourcilière aussi flétrie de rides. Son corps amaigri gisait au coin du large fauteuil de cuir brun dans une pose affaissée, et une détente des muscles de sa face abaissait les coins de sa bouche, lui donnant une expression amère.

Cécile observa tous ces symptômes et les attribua à l’ennui d’une longue journée passée sans ces distractions dont elle s’ingéniait à entourer le vieillard.

Sa mère n’avait peut-être pas su la remplacer, s’intéresser à ces babioles dont il s’occupait pour tuer le temps. Il fallait être une jeune fille comme elle, c’est-à-dire à quelques égards presque une enfant, pour se plier aux fantaisies d’un malade oisif dont le principal amusement était ce jeu des rébus à combiner, à dessiner, à deviner, qu’il poursuivait sans s’en lasser. Il y avait, dans le tiroir du meuble holllandais, plus d’une main de papier découpée en carrés dont chacun contenait un rébus, avec sa phrase explicative écrite au-dessous par Cécile. Le nombre de minutes qu’elle avait employées à en trouver le sens était mentionné en marge, de la main même de l’oncle Carloman. Il attribuait une importance étrange à la lucidité, à la rapidité de ses découvertes, l’accusait de paresse d’esprit lorsque son hésitation durait plus d’un quart d’heure, et en retour, la félicitait de ses prompts succès avec un enthousiasme digne d’un objet plus sérieux.

Cécile n’avait pas pris goût aux rébus pour être devenue par l’exercice assez habile à les deviner ; mais l’intérêt que le vieillard prenait à ce jeu, les lueurs de gaieté qu’elle surprenait sur la figure ranimée et dans la conversation de son oncle, la payaient de sa patiente assiduité à lui complaire.

L’oncle Carloman n’avait pu trouver ce jour-là un partner aussi docile dans Mme Maudhuy, qui professait très haut le mépris de cette amusette. Pour dérider la sombre mine du vieillard, Cécile ne trouva rien de mieux, après lui avoir conté en gros sa journée de promenade, que de lui proposer pour le soir une bonne séance. C’était entre eux le mot consacré pour exprimer cette succession de griffonnages au crayon, de querelles enjouées sur la fidélité de tel ou tel attribut, qui constituait le jeu des rébus.

L’oncle Carloman hocha la tête négativement, et comme Cécile quittait le salon en annonçant qu’elle allait réparer sa toilette un peu endommagée par ses courses forestières, il dit à Mme Maudhuy qui s’apprêtait à suivre sa fille :

— Non, non, ma sœur, je vous prie de ne pas me quitter… Je me lèverais plutôt de mon fauteuil pour vous retenir. Cécile doit me donner son avis en toute sincérité, sans qu’aucune influence ait pu peser sur elle. Mon acquiescement à vos désirs est à ce prix.

L’excuse envoyée à la famille Limet n’était donc pas une défaite ? Il s’agissait vraiment d’une affaire sérieuse pour le soir ?

Cette idée préoccupa la jeune fille pendant qu’elle faisait à la hâte une toilette rendue nécessaire par ses exploits dans le bois de Lancharres. Elle en avait rapporté un gros bouquet de clématites et de chèvrefeuille sauvages, puis des branches chargées de mûres, mais au prix de quels accrocs dans sa robe de toile bleue ! Le costume élégant de Reine Limet avait reçu des avaries encore plus graves, et le talon d’un de ses cothurnes était resté entre deux cailloux, la laissant boiteuse. Elle n’en avait que mieux sautillé, avec des allures de jeune pie, et c’était sous bois, dans cette quête à travers les fourrés qui les avait éloignées de Julien Trassey et de sa mère, restés dans la prairie, qu’elle avait expliqué à Cécile ce que celle-ci n’avait pas compris jusques-là.

Ces confidences hâtives devaient, dans la pensée de Reine et selon sa promesse, être complétées dans la soirée ; mais le peu qu’elle avait dit, entre deux éclats de rire et en éraillant les dentelles de ses manches aux buissons pour atteindre un brin de chèvrefeuille rouge, suffisait pour rendre Cécile rêveuse.

Après avoir réparé le désordre de ses cheveux que la brise avait dispersés en légères envolées de boucles, elle restait devant la glace de sa toilette sans s’y regarder, sans même s’y voir. Son imagination lui remettait sous les yeux un coin de fourré tout embaumé de chèvrefeuille, qui bordait la chênaie de Lancharres. Le rire aux notes claires de sa jeune amie lui tintait encore aux oreilles, accompagnant ces étranges paroles :

— C’est un bien grand innocent s’il m’en veut d’avoir été auprès de vous le cornac de ses mérites. j’en renoncerais de dépit au métier de Barnum si je n’avais une revanche dans mon succès auprès de mon public. C’est vous, Cécile, que je désigne ainsi, et ne niez rien : je vous ai vue tour à tour émue, attendrie, pénétrée…

Qu’aurait pu dire de plus Reine Limet dans cet entretien du soir dont l’occasion avait été manquée ? Cécile ne le devinait point, pas plus qu’elle ne comprenait quel intérêt avait poussé sa jeune compagne à faire saillir sous la contradiction tous les traits de caractère de Julien Trassey.

Certes, Cécile n’avait pas eu besoin des révélations de ce jour-là sur les sentiments élevés de Julien pour l’apprécier. Depuis qu’elle le connaissait elle avait pu juger qu’il n’était pas de ces hommes à l’égoïsme desquels sa conscience faisait un procès. L’affection de M. Maudhuy pour son filleul avait commandé l’estime de Cécile, qui s’était accrue de sympathie au cours de ces conversations matinales près du convalescent. Cécile s’était abandonnée sans défiance d’elle-même à cet attrait si doux aux âmes tendres, d’une communion d’idées et de sentiments, et qu’avait-elle à craindre de Julien Trassey, dont le respect allait jusqu’à ne lui adresser jamais la parole le premier ?

Mais les insinuations de Reine Limet venaient troubler Cécile dans cette douce quiétude qui était le charme de sa nouvelle existence. Elle s’interrogeait : avait-elle été attendrie, pénétrée, comme Reine l’avait constaté d’un air de triomphe ?… Eh bien, n’est-il pas naturel d’admirer des traits de générosité, d’estimer les nobles caractères ?… Malgré cette réponse que lui suggérait une répugnance à analyser de trop près des sentiments délicats, encore inavoués, Cécile rougissait par moments, comme si elle eût senti peser encore sur elle le regard fin, interrogateur de sa sémillante compagne.

Ce fut en vain que Mme Trassey tenta au dîner d’animer la causerie en racontant la fête des Trafforts et les incidents du déjeuner sur l’herbe. L’oncle Carloman n’en fut pas déridé, il garda sa mine de vieux juge. Préoccupée, Mme Maudhuy n’avait pas même l’esprit assez présent pour remercier Julien Trassey, son voisin de table, des menus services qu’il lui rendait. Cécile n’était pas mieux disposée à la conversation, et ce fut un soulagement pour tous les convives de ce dîner maussade lorsque le maître de la maison se leva et déclara qu’il voulait regagner sa chambre en essayant de marcher.

— Mon parrain, lui dit Julien Trassey, le docteur ne vous permet encore que cinq ou six pas de suite, et le trajet du corridor est trop long pour vos forces.

— Je veux marcher jusqu’à ma chambre, répliqua le vieillard avec l’obstination qu’il mettait à faire ses moindres volontés.

— Vous vous appuierez sur moi, mon cher oncle, lui dit Cécile en s’approchant de lui.

— Non, répondit l’oncle Carloman dont les sourcils se rejoignirent, je ne veux pas m’habituer à une douceur qui peut me manquer. Passe-moi mes béquilles que je n’ai pas encore étrennées… ton épaule ou le bras de Julien étaient si bien à mon commandement quand je voulais changer de place ! Mais il ne faut pas que je m’endorme dans ces gâteries. J’ai besoin de guérir, ne fût-ce que pour peu de temps — et qui donc, à mon âge, oserait espérer des années ? — Mais il faut que je conquière la possibilité de me mouvoir, de sortir, et la locomotion ne devient aisée que par l’exercice.

Cécile ne comprit pas d’abord où devait en venir le long préambule par lequel l’oncle Carloman débuta, après leur entrée dans la chambre où elle était en tiers entre sa mère et lui. Il résuma sa propre existence et analysa ses rapports avec les autres Maudhuy, en paraissant soucieux de démontrer qu’il avait rempli à leur égard les devoirs d’un bon parent. Cécile regardait alternativement son oncle et sa mère, ne comprenant pas la nécessité de cette apologie de la part du premier, s’expliquant encore moins les supplications mystérieuses que lui apportaient les regards de Mme Maudhuy.

— C’est à toi, Cécile, dit enfin l’oncle Carloman, surtout à toi, que cet exposé de faits s’adresse. Je tiens à ce que le passé ne puisse être dénaturé devant toi par quelque rancune contre ma justice… Quand ton père et ton oncle ont été ruinés, j’ai refusé de les aider parce que je m’étais assuré que leur actif dépassait leur passif, et que, par conséquent, le nom des Maudhuy ne serait pas flétri dans cette crise financière. Si je leur avais prêté de l’argent, ils n’auraient rien liquidé et mes capitaux, contre le vœu de mon père, auraient couru les mêmes hasards que ceux que mes frères avaient perdus. J’ai été taxé d’égoïsme, d’avarice.

Mme Maudhuy esquissa un geste indécis, qui tenait de la protestation et de l’embarras.

— Eh ! qu’importe, ma sœur ? J’ai laissé à l’avenir le soin de me justifier. En trouvant intacte et même augmentée la part supérieure à celle de leurs pères que leur aïeul m’avait confiée, les jeunes Maudhuy se diront que la vieille routine a du bon. Si elle n’élève pas des fortunes fantastiques sur une base… en papier, elle est honnête et conservatrice par excellence ; elle s’accroît d’économies, d’amélioration aux biens-fonds, et non de razzias sur les Jocrisses de la Bourse. Tout en prospérant, elle fait vivre des familles de colons, elle jette dans la circulation des produits de première nécessité, elle est le premier élément de la fortune du pays ; et si j’avais à mon service une seconde existence, je ne trouverais pas à l’honorer d’un titre plus beau que celui d’agriculteur. Si mes neveux ne pensent pas de même, tant pis pour eux. Ma responsabilité finira à leur égard du jour où je leur aurai laissé à se partager le dépôt de la fortune des Maudhuy.

— Espérons, dit Mme Maudhuy, que ce temps est encore éloigné.

L’oncle Carloman n’entendit peut-être pas ce vœu pieux. Cécile l’embrassait en le grondant de parler de choses si tristes.

— Voilà ma transition toute trouvée, dit-il à sa nièce, car ce préambule n’était que pour en venir à tes affaires. Je serai quitte envers ton frère et ton cousin de la façon que je viens d’exposer, mais je te dois quelque chose de plus, à toi, parce que les femmes n’ont pas dans l’ordre social les facilités de s’établir qui sont le privilège des hommes, et aussi parce que je t’aime.

L’oncle Carloman prononça ce dernier mot avec énergie, tout en pressant de ses deux mains un peu tremblantes la tête de la jeune fille qui était penchée vers lui.

— Reste là, continua-t-il en lui faisant signe de s’asseoir sur un tabouret à ses pieds, et regarde-moi bien en face, que je suive la succession de tes idées sur ta figure qui ne sait rien dissimuler, Dieu merci !… et pourtant, je pourrais te reprocher de n’avoir pas été assez confiante en ton vieil oncle.

— Moi ? s’écria Cécile étonnée.

— Oui ; si ta mère ne me l’avait appris, tu m’aurais laissé ignorer que tu as un prétendu.

— Non pas un prétendu, s’écria vivement la jeune fille, mais un prétendant, et encore il l’est si peu !

— Qu’entends-tu par là ?

— Mais, reprit Cécile avec gaieté, c’est un prétendant conditionnel, c’est-à-dire un monsieur qui a cru nécessaire de nous apprendre qu’il serait aise de m’épouser quand il aura d’assez gros revenus pour entrer en ménage… si je suis encore à marier à cette époque indéterminée et si son idée, à lui, n’a pas changé.

Mme Maudhuy avança son fauteuil assez près pour pouvoir être vue de sa fille qui n’était plus sous le rayon de son regard depuis qu’elle s’était assise aux pieds de l’oncle Carloman ; puis, elle tança la gaieté de Cécile par cette semonce maternelle :

— Cécile, c’est abuser de cette sotte morgue des jeunes filles qui croient se rehausser en faisant mépris des plus flatteuses attentions. Ceci n’est ni de ton cœur ni de ton style. Tu as emprunté ces façons évaporées à Mlle Limet. Je t’engage à les lui rendre ; elles ne te sient pas. Tu es bien ingrate envers M. Develt qui m’écrit chaque semaine et se lamente de la longueur de notre absence.

— Ma sœur, dit l’oncle Carloman, je vous prie de me laisser élucider à fond cette question sans vous en mêler. Cécile, ce n’est plus une demande conditionnelle que t’adresse M. Develt. La difficulté qui l’arrêtait est levée. Te plaît-il, consens-tu à l’épouser ?

— Jamais ! à aucun prix ! s’écria Cécile avec une chaleur qui la surprit elle-même. La proposition qui venait de lui être soumise lui répugnait à tel point qu’elle ajouta avec une exagération de jeune fille :

— Je le déteste de la tête aux pieds, lui et ses airs gourmés, sa bouche pincée, ses guitares ridicules et ses ongles crochus dans lesquels il se mire.

L’oncle Carloman se frottait les mains ; il jubilait. Quant à Mme Maudhuy, elle se livrait à une pantomime désolée, et répétait l’une après l’autre en les commentant de dénégations confuses, les accusations portées par Cécile contre son prétendant. Mais la voix de Mme Maudhuy était suffoquée par l’indignation, et il n’y eut de perceptible que cette question adressée à sa fille :

— Qu’entendez-vous, mademoiselle, par « ses guitares ridicules ? »

— Pardonne-moi, mère, j’avais la tête un peu montée par l’affreuse perspective d’un tel mariage. Je nomme guitares ces cavatines de sensibilité dont M. Develt apprenait par cœur les motifs pour me les débiter, parce qu’il s’était aperçu que je suis une brave niaise, à prendre par les sentiments. Par bonheur, j’ai l’oreille musicale, et ces guitares ne sont ni dans la voix ni dans les moyens de M. Develt. Mais il a donc fait fortune depuis notre départ ?… Non, la question est mal posée. Il ne songerait pas à moi dans ce cas. Mon oncle, c’est vous qui alliez me doter ?

— Naturellement, répondit Mme Maudhuy qui fit tenir dans ce seul mot tout un poème de regrets maternels.

Cécile venait de détruire en un instant l’œuvre de diplomatie que sa mère avait menée depuis deux mois par d’insinuants pourparlers jusqu’à cette conférence de son beau-frère.

— Grand merci, dit Cécile. Mon oncle, laissez mes beaux yeux dans votre coffre-fort.

— C’est entendu… tu refuses M. Develt ? reprit le vieillard radieux. Passons au second point de notre entretien. Charles s’ennuie seul à Paris, paraît-il, et vous réclame depuis longtemps. Ta mère veut quitter Sennecey la semaine prochaine, Je me suis si bien habitué à ta présence, mon enfant, que tu vas emporter, me semble-t-il, le bienfait de ma convalescence, et que je vais retomber plus malade que jamais dans cette maison que tu égayais de ta jeunesse. Ce sont les affections comme la tienne, vois-tu, qui sont le soleil des vieillards. Quand tu ne seras plus là prête à choyer ton vieil oncle, je ne sais ce qu’il deviendra.

Cécile s’accouda sur les genoux de l’oncle Carloman et tendant vers lui des mains suppliantes qui vinrent s’abattre doucement sur la poitrine du convalescent par une affectueuse caresse, elle lui dit :

— Et si vous consentiez à me garder quelque temps ? si je restais avec vous ? Mère sera avec Charles, nous pouvons nous partager afin que vous n’ayiez pas l’ennui de rester seul.

— Ah ! s’écria l’oncle Carloman, il faut que je t’embrasse pour te remercier d’avoir eu cette idée la première.

Mme Maudhuy s’interposa entre ces deux effusions qui mettaient à néant les plans de son fils, et elle combattit pied à pied le projet de laisser Cécile à Sennecey.

Cécile ne prit part à la longue discussion entre son oncle et sa mère que par ses larmes, car elle fut touchée à vif plus d’une fois dans le débat où l’oncle Carloman accusait Mme Maudhuy de se laisser mener par son fils, et où Mme Maudhuy se plaignait d’avoir une fille assez ingrate pour souhaiter quitter sa mère.

Toutes les objections possibles furent ressassées, tournées dans tous les sens de part et d’autre. Si absolu d’habitude, l’oncle Carloman mettait une patience évidente à ne pas aigrir la discussion. Peu à peu Mme Maudhuy faiblissait ; attendrie par les larmes de sa fille, elle était poussée dans ses derniers retranchements par les prières du vieillard qui mettait de la délicatesse à demander comme une grâce ce qu’il aurait pu réclamer sous peine de sa défaveur future. Mais la pensée des instructions de son fils retenait sur ses lèvres un acquiescement. Ne sachant plus à quel argument se vouer, elle finit par dire qu’elle ferait avec peine, mais résolument, le sacrifice d’une séparation cruelle à son cœur maternel, mais il y avait des considérations, personnelles à Cécile, qui exigeaient le retour de la jeune fille à Paris.

— Lesquelles ? demanda le vieillard.

— Cécile a vingt et un ans et il est grand temps qu’elle se marie. Les épouseurs ne viendraient pas la chercher à Sennecey, où vous ne recevez personne.

— Et pourquoi pas ? s’écria l’oncle Carloman. Vous n’obligez à dire prématurément que j’ai un mari tout trouvé pour Cécile ; un mari dont l’âge, la position et, je crois pouvoir l’affirmer, le caractère réunissent les meilleures conditions que nous puissions tous souhaiter pour notre chère enfant.

Cécile baissa la tête ; elle se sentait rougir et n’osait plus montrer son visage empourpré par un trouble invincible. Son cœur oppressé battait à coups lents et profonds… Quel pouvait être ce jeune homme patronné par l’oncle Carloman ? Une fois de plus, elle crut entendre les jolis sarcasmes de Reine Limet, et elle oublia de se défendre d’avoir été charmée, attendrie, pénétrée.

— Mon frère, disait pendant ce temps Mme Maudhuy d’une voix vibrante, si vous faites allusion à je ne sais quel papotage dont le docteur Cruzillat m’a régalée avant-hier soir, sachez que je ne consentirai jamais pour Cécile à une union qui lèserait les intérêts de Charles.

— Que signifie ceci ? demanda l’oncle Carloman qui, de bonne foi, ne comprenait pas.

Mme Maudhuy ne put pas expliquer l’exclamation qui lui était échappée. Dans sa correspondance, Charles avait traité la question de l’héritage futur comme une partie d’échecs à jouer, c’est-à-dire en faisant toutes les suppositions possibles sur les diverses combinaisons des intérêts et des sentiments en jeu. Il n’avait donc pas négligé le cas où le vieillard, pour avoir le droit de favoriser son protégé, ménagerait un mariage entre celui-ci et Cécile, et cette crainte s’était fait jour dans les questions qu’il adressait à sa mère sur les rapports de sa sœur avec le filleul de l’oncle Carloman. Dans ses réponses, Mme Maudhuy avait rassuré son fils. D’après elle, Julien était un pédant de village, c’est-à-dire la plus triste espèce d’hommes et la moins faite pour plaire à une Parisienne. Ce butor avait d’ailleurs le bon sens de traiter la nièce de son patron en personne au-dessus de sa propre sphère. Charles pouvait être tranquille. Sa mère veillerait. Elle ne voulait pas d’un sot mariage pour Cécile, et même en dehors du danger au sujet de l’héritage, elle ne consentirait pas à donner sa fille à ce rustre prétentieux. Cécile devait épouser, soit M. Develt, soit tout autre jeune homme bien posé dans le monde et pouvant honorer la famille Maudhuy.

Tel était l’accord fait entre la mère et le fils ; mais cette conclusion était impossible à énoncer devant l’oncle Carloman, et Mme Maudhuy ne put répondre que par des faux-fuyants à la question directe qui lui était adressée.

— Je vois, lui dit le vieillard, que vous ne voulez pas m’avouer franchement votre idée, et j’ajoute trop peu d’importance aux romans biscornus de M. Cruzillat pour insister. Il est plus simple de vous décliner le nom du prétendant de mon choix. Sans vous faire languir plus longtemps, c’est mon neveu et filleul, votre neveu, ma sœur ; c’est Carloman Maudhuy.

Le cousin d’Amérique ! Cécile releva la tête, et après la première surprise, elle sourit. Elle et son cousin ne se connaissaient point. Ce n’était pas sérieux, ce projet de mariage. L’oncle Carloman ne s’était pas aperçu du trouble anxieux qu’avait subi sa nièce tant qu’il n’avait pas nommé cet épouseur inconnu ; mais il l’observait maintenant et saisissant au vol son sourire chargé d’une légère ironie, il lui dit :

— C’est un mariage plus avancé que tu ne crois, Cécile. Une des deux parties consent, et avec enthousiasme. C’est Carloman à qui j’ai envoyé ta photographie dans une lettre où je lui contais par le menu ce que tu es, quels goûts, quel caractère j’aime en toi. Il m’a répondu que tu étais juste la femme qu’il rêvait. Voici sa lettre que je tire de mon portefeuille, mais comme la primeur de cette lecture revient de droit à ta mère, fais-moi le plaisir, Cécile, d’examiner cette photographie qui porte une dédicace à ton adresse. Voici : À ma cousine Cécile, le plus dévoué de ses admirateurs, C. Maudhuy.

Cécile dut prendre des mains de son oncle la photographie qu’il lui tendait, et elle la regarda pendant que Mme Maudhuy lisait la lettre de son neveu d’Amérique.

— Eh bien ! N’est-ce pas qu’il est beau garçon ? dit le vieillard.

— Il a l’air d’un Anglais, répondit Cécile.

Et comme son oncle se récriait sur cette appréciation dont il ne savait qu’augurer, elle ajouta :

— Que puis-je vous dire sur la foi d’une photographie ? Mon cousin a l’air franc et droit. Il me plaît comme cousin ; mais je ne puis lui rendre sa politesse et je crois que je mourrai insolvable à son égard.

— Tu déclares cela sur la seule vue de son portrait ?… Vraiment vous avez raison, ma sœur, on ne conçoit rien aux jeunes filles de ce temps-ci. Peut-être suis-je devenu trop vieux pour les comprendre. Cécile condamne son cousin sans l’avoir vu, et cette autre petite tête folle, Reine Limet, s’amuse à lanterner mon filleul depuis six mois et lui ôte, par ses moqueries et ses caprices, la hardiesse de la demander une bonne fois en mariage. Que voulez-vous donc, Mesdemoiselles, et qui saura ce qui vous plaît ?

Si Reine Limet avait entendu cette dernière apostrophe de l’oncle Carloman, elle aurait pu répliquer qu’en effet il avait perdu la juste perception des sympathies naturelles qui s’imposent aux jeunes cœurs.


XVIII

Tout était resté en question après cette série d’explications orageuses où nul avis n’avait prévalu, et aucune trace de ces dissentiments intimes ne perça les jours suivants dans les rapports journaliers. Seulement, Mme Maudhuy profita des heures tardives où chacun était retiré chez soi pour ramener Cécile à une appréciation plus saine des choses.

D’abord, il était impossible de considérer autrement que comme un caprice le dédain subit qu’elle faisait d’un jeune homme dont elle avait agréé les soins sans répugnance, et manquer cette occasion d’être dotée, c’était décourager l’oncle Carloman de ses intentions généreuses qu’on ne retrouverait peut-être pas en lui dans une autre occasion.

Quant à ce projet de mariage avec le cousin de Chicago, c’était un radotage de vieillard qui ne valait pas même la peine d’être discuté. L’assentiment chaleureux de Carloman Maudhuy devait être une rouerie pour se faire bien venir de son oncle, et si sa lettre paraissait annoncer un prochain voyage en France, c’était pour leurrer le malade d’espoir. On ne vient pas de Chicago en un jour, et l’Américain, qui mettait déjà en avant la nécessité de laisser ses affaires en bon ordre afin de se donner un bon prétexte de retard, bercerait le vieil oncle de cette rêverie de mariage aussi longtemps qu’il le faudrait. Peut-être n’aurait-il pas à jouer cette comédie pendant des années. L’oncle Carloman était bien cassé depuis son accident. Il digérait mal, ne dormait guère que grâce à des potions soporifiques. C’était un organisme en train de se dissoudre.

Après ces réflexions, Mme Maudhuy en revenait à démontrer à Cécile qu’il n’était ni convenable ni juste qu’elle demeurât à Sennecey. Quelle figure ferait-elle sans sa mère dans la maison de son oncle ? Qui lui servirait là de chaperon ? Ce ne pouvait être Mme Trassey qui habitait sous un autre toit, et la présence journalière de son fils serait une gène pour une jeune fille. Enfin la partialité visible de l’oncle Carloman pour Cécile annonçait une de ces idolâtries de grands parents qui annullent chez eux tout sentiment de justice. Restant à Sennecey, Cécile deviendrait sans s’en douter, sans le chercher, l’unique héritière de l’oncle Carloman. Quelques menus soins, des cajoleries, une docilité niaise à se prêter à des passe-temps ridicules prévaudraient contre les droits de Charles… et de Carloman Maudhuy, tous deux occupés à faire leur position par leur travail, et plus méritants par cela même.

À considérer les choses à un autre point de vue, Cécile n’était donc pas heureuse chez sa mère qu’elle fût si empressée de la quitter ? Et si l’oncle Carloman était destiné à vivre encore plusieurs années, elle accepterait donc de gaieté de cœur l’idée d’une longue séparation ?

Quelques-uns de ces arguments se contredisaient bien entre eux ; mais les orateurs pleins de leur sujet n’y regardent pas de si près, surtout quand ils dominent et subjuguent leur auditoire. Cécile était trop triste pour observer ces contradictions. Elle faisait bien la part de ce qui venait du fonds de sa mère dans ces reproches et de ce qui était inspiré par son frère, mais elle n’avait pas même la force de plaider ses bonnes intentions et elle se bornait à répondre :

— Tout ceci me fait haïr l’argent plus que jamais. Ah ! que la vie est laide, vue du côté des intérêts matériels ! Je retournerai à Paris. Mais l’oncle va être bien seul. Pauvre oncle !

Le convalescent savait bien que cette trêve aux débats était occupée à une correspondance active entre Mme Maudhuy et Charles, et que de celui-ci dépendait la décision qu’allait prendre sa belle-sœur. Il avait trop de dignité dans le caractère pour s’immiscer dans ce qui s’agitait entre la mère et la fille, en demandant à Cécile pourquoi elle avait les yeux rouges et gonflés quand elle venait le saluer plus tard que d’habitude le matin. Il s’étudiait, au contraire, à se montrer gai ; mais il n’était pas dupe des efforts de sa nièce pour oublier les amertumes subies, et un matin que Julien les avait quittés brusquement après une allusion au désir qu’avait le cousin de Chicago de connaître Cécile qui venait d’être faite par l’oncle Carloman ; celui-ci dit à la jeune fille :

— Je te sais gré de ce que tu as voulu faire pour moi ; mais je ne veux pas que tu perdes tes yeux à pleurer, ni que ton cher visage pâlisse. Je trancherai toute difficulté aujourd’hui.

Le lendemain, la nouvelle du départ des dames Maudhuy se répandit dans Sennecey. C’était M. Maudhuy lui-même qui, ne voulant pas priver trop longtemps de sa famille son neveu de Paris, engageait sa belle-sœur et sa nièce à l’aller rejoindre. Les dames Maudhuy seraient toujours les bienvenues à Sennecey, où chacune de leurs visites serait considérée comme une faveur.

Cette initiative de l’oncle Carloman venait à point pour alléger Mme Maudhuy d’une vive crainte. La dernière lettre de Charles annonçait que si sa mère et sa sœur ne revenaient pas dans la huitaine, il demanderait un congé de quinze jours pour aller les rejoindre. Or, Mme Maudhuy savait par expérience que ce qui pouvait faire le plus de tort à Charles auprès de son oncle, c’était de passer quelque temps chez celui-ci. Tout en considérant son fils comme le chef de famille et en professant à son égard cette tendre déférence des mères qui ont abdiqué, Mme Maudhuy ne pouvait se dissimuler que Charles était d’humeur cassante, ombrageuse, et s’irritait de la plus légère contradiction. Un tel caractère était fait pour choquer l’oncle Carloman, si absolu de son côté.

Les préparatifs du départ furent hâtés, et Cécile alla faire ses adieux à la famille Limet, pendant que sa mère terminait le rangement de ses malles.

M. Limet était occupé à son étude. Mme Limet, dans le coup de feu des confitures de pêches qu’elle faisait elle-même, reçut Cécile à la cuisine, en s’excusant sur la maladresse notoire de ses servantes qui l’empêchait de quitter le fourneau.

Une buée de vapeurs flottait en flocons légers au-dessus de la bassine léchée en dessous par des langues de flamme bleuâtre qui laissaient des traînées blanches à ses flancs rebondis. Des bulles d’air éclataient à la surface de la marmelade et le rythme grondant de son ébullition faisait, à chaque tour de l’écumoire de cuivre, flotter dans le sirop roux les blancheurs des quartiers de fruits. Les joues presque aussi en feu que la braise incandescente qui pétillait dans le fourneau, Mme Limet manœuvrait l’écumoire avec gravité, et elle ne cessa pas de la tourner en rond dans la bassine pour dire à la visiteuse :

— J’irai ce soir faire mes adieux à Mme Maudhuy. Ah ! elle ne pourra pas goûter de mes pêches. C’est une mortification pour moi qui me flatte d’avoir une recette unique pour les préparer.

— Si Cécile restait à se griller, dit Reine à sa mère, ce serait sans compensation, puisqu’elle ne mangera pas de tes confitures. Je l’emmène au jardin…

La maison notariale avait un petit jardin où les fleurs n’étaient guère représentées que par les giroflées et les iris poussés au hasard sur les murs, et par quelques rosiers étouffés entre les groseillers et les cassis. C’était un verger à vrai dire que ce petit enclos. La seule part sacrifiée à l’agrément était un berceau couvert de vigne vierge vers lequel Reine conduisit Cécile.

— Eh bien ! lui dit-elle quand toutes deux se furent assises sur le banc de bois placé au fond de la tonnelle, qu’y a-t-il donc que vous partiez si subitement ? Rien de fâcheux, j’espère ?… Ah ! vous me prenez pour une curieuse de village. Vous vous trompez… Outre que votre départ me fait de la peine, il me déconcerte. Je me figurais que vous resteriez… tout à fait. Comment vous dirai-je cela ? Vous êtes si réservée que je vous crains un peu.

— Il n’y a de réservées que les personnes qui cachent leurs secrets, répondit Cécile avec mélancolie, et je n’ai aucun secret, moi !

— Je ne suis pas de même, reprit Reine avec sa vivacité enjouée, et je vais vous dire le mien. Oh ! ne croyez pas qu’il me pèse, et que je saisisse l’occasion de m’en débarrasser en le jetant à quelqu’un qui s’en va et qui ne pourra pas le répandre dans le pays. Ce secret-là, j’en parlais tout à l’heure à ma mère, et elle me disait une minute avant votre arrivée, tout en tournant ses confitures de l’air recueilli que vous avez pu constater : « Reine, tu es une extravagante. » Mais elle a ajouté : « À dix-huit ans, je pensais comme toi. À quarante, tu le vois, je me contente de réussir mes confitures. Tu feras comme moi et je te donne rendez-vous d’ici à dix ans, si je vis, auprès de la bassine où cuiront tes marmelades de fruits cueillis à Sennecey, dans ton propre jardin. »

— Mais quel est le rapport entre votre extravagance et les confitures ? demanda Cécile qui ne pouvait s’empêcher de rire.

— Le rapport est direct et c’est là que gît mon secret, répondit Reine vivement. Je suis née à Sennecey, je n’ai de ma vie quitté, pour ainsi dire, l’arrondissement. Depuis que je suis sortie de pension, mon père me promet un voyage en pays lointain — ne riez pas — il s’agit de Lyon… et ce projet ne se réalise pas plus que s’il m’eût promis une ascension en ballon devant me mener tout droit dans la lune. Vous supposez bien, n’est-ce pas ? que si petite que soit la somme d’instruction que j’ai reçue, on m’a montré la géographie. Eh bien ! mon secret, c’est que je m’ennuie de penser que tant de gens font le tour du monde, y voient tout ce qu’il y a de curieux, et que moi je n’ai pas même la liberté d’un écureuil qui peut sauter d’arbre en arbre d’un bout à l’autre d’une forêt, et que je suis comme un pieu planté en terre, condamné à rester là où on l’a enfoncé… Tenez, Cécile, voilà mon portrait fidèle, ajouta la jeune fille en frappant de la main un des supports sur lesquels se treillageait la tonnelle. Mais ce pieu est mort, et moi qui n’ai pas de goût pour l’état de borne, je m’ennuie cruellement à Sennecey. Ah ! toujours voir la montagne de Laives et celle du Mouron quand on rêve des Alpes et des Pyrénées !

— Pourquoi pas de l’Himalaya ?

— Et aussi de l’Himalaya, poursuivit Reine avec la même crânerie sémillante. Savez-vous pourquoi j’ai pris en horreur cet ouvrage sur la Chine dont nous parlions l’autre jour ? c’est par jalousie contre le Père Huc qui a vu tant de choses étranges qu’il me sera impossible de voir par moi-même après lui. Ah ! si ma mère avait éprouvé à mon âge la même impatience contre les horizons connus, elle n’aurait pas épousé M. Limet, notaire à Sennecey, maison porte à porte avec celle de ses parents. Oui, je ferai des confitures à quarante ans, car ne croyez pas que mes instincts voyageurs me portent à vouloir abdiquer mon rôle de femme ; mais je ne les ferai pas avec des fruits de Sennecey… Et voilà, Mademoiselle Maudhuy, conclut Reine en saluant Cécile d’une inclination de tête un peu cérémonieuse, pourquoi je vous ai fait l’autre jour les honneurs du seul prétendant que la voix publique m’attribue. D’abord, il est de Sennecey, et il s’y trouve plus enraciné que moi par ses propriétés. — Moi je n’ai qu’une dot en argent et toute petite. — Puis, il est trop instruit, trop sensé, trop paisible pour moi. Enfin, mon père me chante ses éloges avec une persistance qui à elle seule aurait suffi pour me le faire prendre en grippe, et j’aimerais mieux faire rôtir une bosse de buffle dans un wigwam enfumé, pour le dîner d’un mari tatoué comme on nous représente certains Peaux-Rouges, que de cuire des confitures à l’usage de Julien Trassey.

— Dépêchez-vous en ce cas de partir pour l’Amérique, dit Cécile, qui voulait tourner l’entretien en plaisanterie, car des Peaux-Rouges il n’en reste plus guère.

— Voyons, Cécile, pourquoi partez-vous ?

— Mais cela va de soi. Nous étions en visite chez mon oncle et les visites ont une fin… Mon frère nous réclame… Nous reviendrons d’ailleurs l’année prochaine.

— Est-ce que… ? Non, je ne puis pas demander cela. Ce serait indiscret. Et puis, je comprends ce qu’il en est. Il est timide, tous les gens fiers le sont. Il n’ose pas s’avancer…

— Votre imagination vous emporte, ma chère Reine, répondit Cécile. Si vous voulez me laisser un bon souvenir de votre amitié, nous en reviendrons à vos rêves de voyage……

La dernière soirée fut triste à la maison Maudhuy. Il y eut pourtant grande affluence de visiteurs ; mais les compliments sur le départ du lendemain firent tous les frais de la causerie. On se promettait de se revoir au printemps. Le docteur Cruzillat affirmait que son malade recouvrerait assez bien l’usage de sa jambe pour pouvoir, s’il le souhaitait, aller rendre vers la fin de l’automne leur visite à ses parentes de Paris ; mais, après cet échange de banalités, la conversation expirait. Chacun était sous le coup de cette impression étrange qui saisit à l’instant des adieux. Les gens qui doivent s’éloigner paraissent déjà loin de ceux qui restent. La rupture des menus rapports quotidiens s’ébauche ainsi. Les uns, préoccupés du but lointain vers lequel ils vont s’acheminer, ne sont plus là, pour ainsi dire ; les autres sentent déjà une distance, celle de la pensée, s’établir entre eux et ceux qui s’apprêtent à les quitter.

Julien Trassey n’avait pas apporté ce soir-là son livre au salon ; mais il n’y fit qu’une courte apparition, et sa retraite fut remarquée par le docteur Cruzillat, qui en demanda le motif d’un air curieux.

— Mon fils a passé sept heures à cheval aujourd’hui, répondit Mme Trassey ; il a bien gagné de s’aller reposer plus tôt que de coutume.

— Ah ! ah ! fit le docteur en se frottant le nez de son index, par un geste qui lui était familier.

Le lendemain matin, Cécile était levée avec le jour. Elle descendit au rez-de-chaussée : les volets de l’oncle Carloman étant encore fermés, elle parcourut l’enclos et monta jusqu’au haut de la butte qu’on appelait le labyrinthe à cause de ses sentiers enchevêtrés qui s’embrouillaient en se croisant.

Parvenue au sommet de la petite élévation d’où la vue s’étendait assez loin, la jeune fille contempla le paysage que les rayons du soleil levant ranimaient dont la partie basse était encore endormie sous un rideau de vapeurs. La montagne de Laives, le Mouron plus lointain ne lui donnèrent pas, à elle, la nostalgie des Alpes, puisqu’une larme involontaire coula sur sa joue et témoigna du regret qu’elle ressentait de les quitter.

Cécile ne voulait pas s’attendrir ; elle descendit rapidement le sentier en zig-zag qui s’ouvrait en face de la charmille, et, après avoir cueilli quelques pervenches qu’elle mit dans son nécessaire de poche, elle revint par les parterres d’un pas ralenti et si absorbée dans ses pensées, qu’elle ne songea à l’obstacle du cadran solaire élevé à la fourche des quatre allées, qu’au moment où elle allait s’y heurter.

Ce vieux cadran, posé sur son piédouche grossièrement tourné en colonne tronquée, comme il l’avait intéressée autrefois ! Cécile se souvenait de s’être hissée sur les bras de l’oncle Carloman pour voir de plus près l’angle d’ombre projeté par la plaque de fer sur le cadran. Elle avait aussi épelé sa devise et se l’était fait traduire :

Cogita ultima, pense à ta dernière heure !

Quel conseil profond tenait en ces deux mots ! Eh bien, à cette dernière heure, ce ne seraient pas les joies savourées qui compteraient, mais les sacrifices faits au devoir, et accomplis courageusement. Cette devise disait la vanité des agitations au profit d’intérêts matériels et, par contre, le prix d’une existence vouée au bien, soucieuse de son progrès moral. Cécile se promit, en regardant une dernière fois cette devise, de l’adopter autant qu’il serait en elle, et de s’en faire une force à l’avenir.

La voix de l’oncle Carloman vint la distraire de cette méditation. Il s’était levé, il l’appelait. En un instant elle eut traversé le parterre et la terrasse ; mais elle ne sauta point par la fenêtre ouverte ; elle n’avait plus renouvelé ce mode cavalier d’intrusion depuis le jour où elle avait été si confuse d’avoir Julien Trassey pour spectateur de cet exploit.

Il était là, ce matin encore, occupé à faire une sorte d’emballage dans une petite corbeille d’osier.

— Puisque te voici levée de si bon matin, dit l’oncle Carloman à sa nièce, viens nous mettre d’accord, Julien et moi. Il s’est souvenu que la petite linaire Ruines de Rome t’avait fait envie le lendemain de ton arrivée ici, et que tu voulais en recueillir des graines pour ton jardin suspendu de Paris. Il a pensé qu’il te serait plus agréable d’avoir cette plante toute poussée, sans attendre que les graines aient germé, et il a garni cette corbeille de Ruines de Rome. La plante est bien aménagée là sur un lit de mousse humide autour du pot de terre qui la contient, et la corbeille serait aisée à emporter à la main et à placer en route sur les filets du compartiment de wagon. Mais, après avoir pris cette peine, Julien s’est imaginé que ton désir d’avoir cette linaire s’est passé, et que tu serais ennuyée de ce petit colis… que sais-je, moi ? cent scrupules de même genre qui l’auraient empêché de t’offrir cet échantillon de plante et de terre de mon jardin si je ne t’avais appelée.

Cette attention du jeune homme toucha Cécile plus vivement qu’elle ne l’aurait voulu, et il en perça quelque chose dans son remerciement qui troubla Julien Trassey. Il répondit en balbutiant que Mlle Maudhuy était trop bonne de se dire reconnaissante d’une si petite chose, et brusquement il la salua en ajoutant qu’il lui souhaitait un bon voyage.

— Comment ! s’écria l’oncle Carloman, est-ce que tu ne conduis pas ces dames à la gare ?

— Non, mon parrain. Jean mènera la voiture. J’ai affaire aux vignes de Beaumont.

— Bah ! ce n’est rien de pressé. Il y a autre chose. Qu’est-ce donc ? Je veux le savoir.

— Puisqu’il faut vous l’avouer, mon parrain, répondit Julien dont la contenance se raffermit, j’ai du chagrin à voir partir les dames Maudhuy et je ne me sens pas le courage de les reconduire.

Cet aveu franc, cordial, fit oublier à Cécile les scrupules délicats que les interprétations risquées de Reine Limet lui avaient inspirés ; elle fit un pas vers Julien Trassey et lui dit, en lui tendant la main :

— Je ne vous confie pas le soin d’égayer mon oncle ; ce serait renverser les rôles entre nous. Si j’ai été sa garde-malade pendant quelques jours, il y a longtemps que vous remplissez à son égard les devoirs d’un fils. Mais je vous prie de lui rappeler que je m’en vais à regret et qu’il n’a qu’un seul moyen de me consoler de mon départ, c’est de se bien porter et d’être tout à fait alerte quand je reviendrai à Sennecey.

Julien Trassey s’inclina en touchant à peine la main de la jeune fille, et il sortit sans avoir pu lui répondre un seul mot.


XIX

Albert Develt n’avait pas oublié sa promesse : il pensait même l’avoir galamment dépassée en faisant apporter par un jardinier-fleuriste, la veille du retour des dames Maudhuy, une cinquantaine d’arbustes et de plantes en pleine floraison, pour remplacer les anciennes cultures de Cécile, séchées dans leur terre poussiéreuse par les soleils d’août. Après avoir disposé sa commande de façon à la faire valoir, le jardinier avait emporté dans ses mannequins vides ces anciennes plantes de rebut.

Ce fut pour la jeune fille un chagrin entre tant d’autres que de ne pas retrouver un seul spécimen de ses élèves. Le moindre sédum cultivé par elle avait son histoire, et quant aux plantes obtenues de graines, quant à ses dattiers et à ses poivriers, par exemple, sa sollicitude à leur égard était mêlée du juste orgueil d’avoir su réussir des cultures aussi délicates. Mais sédums, dattiers et plantes annuelles que Cécile comptait retrouver prospères étaient pêle-mêle dans le trou au fumier chez le jardinier qui avait garni la terrasse de géraniums, d’hortensias balourds, de bégonias portant leurs feuilles à la façon dont les éléphants portent leurs oreilles. Au-dessus planait le feuillage d’arbustes de serre tempérée. Mais ce fut en vain que Charles voulu faire admirer à Cécile ce nouveau décor de la terrasse ; elle ne sut que déplorer la perte de ses anciennes cultures, et elle laissa languir faute d’eau et se dessécher en peu de jours les présents de l’ami de son frère. C’était la seule manière de témoigner qu’elle ne les acceptait pas.

Ces plaintes, ce refus d’adopter par ses soins les fleurs d’Albert Develt valurent à Cécile de fortes remontrances. Charles blâmait Mme Maudhuy de n’avoir pas su réduire la résistance de sa fille, et il mettait ses théories en action. Cécile fut soumise au régime de deux querelles par jour. Son frère ne paraissait à la maison que pour reprendre l’éternel sujet des torts de Cécile, pour lui prouver qu’elle n’aurait pas un jour de tranquillité tant qu’elle ne renoncerait pas à son caprice dédaigneux. Dominée par son fils, Mme Maudhuy le secondait dans cette persécution morale, mais avec moins d’âpreté. Elle reprenait Charles quand l’emportement de celui-ci passait les bornes, car elle se promettait plus de la persuasion que de la colère. Au fond, elle était convaincue qu’elle travaillait au bonheur de Cécile. Les façons insinuantes d’Albert Develt l’avaient gagnée, autant que la chance inespérée de marier sa fille avec une jolie dot.

Cécile n’eut bientôt plus d’heures paisibles que celles qu’elle passait le matin dans sa chambre, à lire ou à travailler auprès de sa fenêtre. La corbeille ordinaire ouvrait sur sa table ses fleurettes lilas à fleur jaune rayé de brun et les traînées de sa verdure caressaient au passage les doigts de la jeune fille quand elle prenait sur la table ses menus ouvrages de couture. Elle se penchait parfois sur la corbeille, pour y aspirer ce parfum végétal des fleurs qui n’ont pas d’arôme particulier ; elle y sentait des émanations de Sennecey, perceptibles pour elle seule et qui l’attendrissaient. Cette herbe fleurie, cette terre du jardin de son oncle, cette corbeille d’osier qui lui était plus précieuse que la plus somptueuse jardinière, représentaient pour elle une courte époque de bonheur qu’elle payait cher maintenant.

Fidèle aux engagements qu’elle avait pris avec elle-même le matin de son départ de Sennecey, Cécile se défendait de laisser aigrir son cœur par une révolte ouverte contre la pression exercée sur elle : sa résistance était passive, et quand elle devait s’examimer, c’était avec une mesure qui valait à Cécile de la part de Mme Maudhuy le nom de « douce entêtée. »

Les moments les plus pénibles pour la jeune fille étaient ceux qui précédaient et qui suivaient les visites d’Albert Develt. Charles amenait son ami une ou deux fois par semaine. Cécile avait à expier par de dures ironies son maintien froid qui avait placé sur les lèvres de son prétendant les protestations les plus chaleureuses. Cette situation se prolongeait sans qu’Albert Develt se décourageât. Il disait espérer tout du temps et le laissait entendre lorsqu’une allusion trop directe de sa part autorisait Cécile à protester qu’elle ne changerait pas.

La jeune fille n’avait aucun recours contre ces sollicitations approuvées par les siens, pas même la possibilité d’alléger sa peine en la racontant à l’oncle Carloman, dans ses lettres hebdomadaires. Elle aurait craint de l’indisposer contre Charles, et c’est de Charles seul qu’elle aurait eu à se plaindre. Cécile sentait en sa mère un fonds de tendresse qui s’efforçait de prendre les apparences de la rigueur mais cette énergie était empruntée, et serait tombée d’elle-même si elle n’eût été de jour en jour surexcitée par Charles.

Cécile ne disait donc rien, dans ses lettres à l’oncle Carloman, des discussions qui assombrissaient sa vie ; mais une mélancolie invincible perçait malgré elle dans tout ce qu’elle écrivait à Sernecey. Elle n’oubliait pourtant pas de découper chaque semaine dans son journal le rébus qui était inséré et de le mettre dans la lettre, accompagné de son explication. L’oncle Carloman répondait, non selon le mode habituel de sa correspondance, mais par une série de rébus dont les dessins exprimaient, soit une maxime morale, soit quelques mots de tendre affection adressés à Cécile. Curieux d’inspecter ce qui s’échangeait entre l’oncle et la nièce, Charles était resté stupéfait de ce qui la composait.

— L’oncle Carloman retombe en enfance, avait-il dit avec dédain. Il ne faudrait pas beaucoup de rébus comme celui-ci pour qu’il fut possible de contester plus tard son testament, au cas où il s’y adonnerait à des générosités arbitraires. Quelle sorte d’intérêt peut-il bien prendre à des rébus, et pourquoi flattes-tu cette manie ?

— C’est une manie innocente, avait répondu Cécile. Toi, tu fumes ; d’autres aiment de passion le jeu de billard, ou l’équitation, ou le sport nautique À quoi veux-tu que s’amuse un vieillard confiné dans son fauteuil ? Si je suis devenue habile à deviner ces rébus, ce n’est pas que j’y aie du plaisir ; ma seule satisfaction, c’est d’être agréable à mon oncle en lui donnant la réplique, en me faisant son partner.

Charles, pour qui rien n’était puéril quand ses intérêts étaient en jeu, se fit expliquer chaque semaine les rébus de l’oncle Carloman ; mais après un examen qui se poursuivit pendant deux mois, il fut convaincu de l’inanité de ses craintes au sujet d’une entente secrète de son oncle et de sa sœur contre lui, et il se borna à hausser les épaules toutes les fois qu’il aperçut sur la table de Cécile des carrés de papier couverts de dessins minuscules.

Un soir de novembre, Charles n’était pas encore rentré. Installée dans la chambre de sa mère, Cécile, avec l’assentiment de Mme Maudhuy, écrivait à M. Trassey afin de lui demander des nouvelles de l’oncle Carloman dont on n’avait pas de lettre depuis quinze jours.

La sonnette tinta dans l’antichambre.

— Voilà Charles qui arrive, dit Mme Maudhuy. Je crains qu’il ne trouve la lettre à Mme Trassey trop aimable. Avant de la lui communiquer, il sera bien de modifier quelques-unes de tes expressions. C’est bien assez d’être en désaccord sur des sujets graves. Ne soulevons pas d’autres incidents. Ainsi, ma fille n’assure pas Mme Trassey de tes respects affectueux, mets : compliments empressés, c’est suffisant ; puis dans le corps de la lettre…

La servante entra et interrompit cette explication.

— Madame, dit-elle, c’est M. Carloman Maudhuy. Je l’ai fait entrer au salon.

— Mon oncle ! s’écria Cécile à demi suffoquée de joie, de surprise.

Sans attendre sa mère, elle courut au salon qui n’était éclairé que par la petite lampe de l’antichambre, et elle se précipita dans les bras du visiteur ; mais tout aussitôt elle recula d’un pas. Ce n’était pas l’oncle de Sennecey qui recevait cette caresse de bienvenue, c’était un grand jeune homme de belle mine qui protesta ainsi contre la retraite effarouchée de Cécile :

— Ah ! ma cousine, j’avais bien droit à votre baiser. Quand on revient de loin, il est de tradition d’embrasser tous ses parents, et jamais je n’ai autant tenu qu’à ce moment à ce privilège de bon accueil.

Mme Maudhuy arrivait ; elle s’étonna et même se troubla un peu en reconnaissant, d’après ces premiers mots de son neveu, que le projet de l’oncle Carloman pouvait bien n’être pas du radotage.

La surprise qui avait jeté Cécile dans les bras de son cousin eut son pendant burlesque dans l’empressement avec lequel Charles entra au salon pendant qu’on y échangeait encore ces compliments confus qui suivent les surprises. Averti dès l’anti-chambre par la servante, et trompé aussi par ce nom de Carloman Maudhuy, il se présentait avec cette physionomie dont le sourire est une douce flatterie à l’adresse de l’hôte imprévu. Il recula aussi de quelques pas en trouvant, à la place de l’oncle à héritage, son compétiteur de succession, ce neveu d’Amérique, et il ne sut pas assez vite composer son personnage pour que la mine allongée succédant tout à coup à son sourire ne fût visible pour tous.

Carloman fut obligé, pour serrer les mains de son cousin, de les aller prendre au bout de deux bras ballant de surprise désappointée, et il dit à son cousin :

— Oui, Charles, ce n’est qu’un revenant d’Amérique, et non pas l’oncle de Sennecey. Je vous demande pardon à tous de n’avoir pas songé que cette homonymie causerait une erreur… et aussi une déception.

— Depuis combien de temps êtes-vous à Paris demanda Charles après avoir invité son cousin à dîner et avoir réparé autant que possible les effets de son premier mouvement.

— Depuis trois quarts d’heure à peine. Je n’ai pris le temps, au sortir du chemin de fer, que de changer de vêtements à l’hôtel pour me rendre un peu présentable.

— Ah ! c’est aimable à vous. Et peut-on espérer que votre retour d’Amérique est définitif, ou n’est-ce qu’un voyage d’agrément que vous faites en France ?

La réponse de Carloman Maudhuy à cette question allait éclairer Charles de prime abord sur les intentions de son cousin.

— Je ne sais trop, répondit Carloman qui continuait à regarder beaucoup Cécile. J’ai des intérêts à Chicago. Mais si mon retour là-bas devait me nuire en certaines choses qui me tiennent au cœur je pourrais finir par me fixer en France, après un voyage de quelques mois pour liquider en Amérique.

L’allusion était transparente ; elle inspira des sentiments très opposés à la mère et au fils. Mme Maudhuy, qui prenait en gré ce neveu beau garçon et de mine loyale, se disait que ce gendre vaudrait bien Albert Develt ; mais cette déclaration de Carloman faisait de lui l’ennemi de Charles.

Non, les deux tiers de l’héritage ne seraient pas enlevés à ses combinaisons financières par le mariage de sa sœur avec le troisième héritier de l’oncle Carloman. Il ne savait pas encore comment il s’y prendrait pour conjurer ce danger ; mais à coup sûr, il ne fallait pas laisser s’accentuer l’intimité avec ce jeune parent. Puisque Cécile refusait avec obstination Albert Develt, il ne fallait pas lui laisser trop voir ce nouveau prétendant qu’elle serait capable d’agréer par dépit contre son frère. Une fois Carloman écarté, puisque Cécile s’accommodait de la vie modeste auprès de sa mère, on la laisserait prendre tout doucement le goût du célibat qui convenait à son naturel réservé. Il fallait se résigner à n’avoir que deux parts d’héritage ; mais Charles les gérerait toutes deux si sa sœur ne se mariait pas.

Sous l’influence de cette idée qui s’imposait à lui pour la première fois, Charles fut d’une prévenance inaccoutumée auprès de Cécile tant que dura le dîner. Par contre, il tint son cousin à distance ; mais Mme Maudhuy se montrait aimable pour deux. Elle ne tarissait pas de questions sur le voyage de son neveu, sur sa situation de fortune dont elle s’informait avec un tendre intérêt.

Au dessert, elle proposa de fêter le convive à l’ancienne mode bourguignonne en trinquant à sa santé :

— Je veux vous porter ce toast, lui dit-elle, avec l’excellent clos-Vougeot réservé aux grandes solennités. C’est un présent de l’oncle Carloman, car vous pensez bien que notre peu de fortune m’empêche de meubler notre cave de vins aussi coûteux.

— Ah ! ce pauvre oncle ! s’écria Carloman.

Il approchait le verre plein de clos-Vougeot de ses lèvres au moment où Mme Maudhuy faisait ainsi mention de leur vieux parent, et après cette exclamation faite d’un air affligé il posa le verre sur la table en oubliant qu’il n’avait pas bu.

— Je voulais prendre avec vous ce premier repas de famille sans troubler votre accueil par l’annonce d’une mauvaise nouvelle, dit-il ensuite pour répondre aux questions qui, de droite, de gauche, lui arrivaient. Mais voilà que vous prononcez le nom de notre oncle. Je ne puis pas vous dissimuler plus longtemps que c’est lui qui m’envoie et que je ne suis pas sans inquiétude à son sujet.

— Vous arrivez donc de Sennecey ? lui demanda Charles.

— Oui : je n’avais fait que traverser Paris il y a quinze jours et comme je n’avais pas prévenu mon oncle de l’époque exacte de mon arrivée, j’ai subit le désagrément auquel s’exposent les gens qui cherchent à surprendre leur monde. Je n’ai pas trouvé mon oncle à Sennecey. Il était à Paris.

— À Paris ! s’écrièrent sur des tons très variés Cécile, Mme Maudhuy et Charles.

— Il y a passé douze jours. Il n’est pas venu vous voir ?… Bah ! les vieillards ont leurs bizareries. Il y avait cinq jours qu’il était parti lorsque je me suis présenté à Sennecey, et les braves gens de là-bas, les Trassey, savaient seulement qu’il comptait passer à Paris une quinzaine. J’ai profité de son absence pour m’aller promener à Lyon, à Marseille, à Nice. J’étais curieux de visiter ces villes dont le moindre touriste américain me parlait à son retour de France. Enfin, il y a quatre jours, j’ai retrouvé mon oncle à Sennecey, mais dans un mauvais état de santé ; il toussait, se plaignait du froid. Le mal s’est déclaré avant-hier, et avec violence. C’est une pneumonie. Hier au soir, le docteur m’a dit que ce serait grave ; il hochait la tête, certains symptômes l’alarmaient, mon oncle lui-même a été pris d’un mauvais pressentiment et m’a dit : « Je voudrais revoir Cécile. » Voilà, mes amis, ce que je comptais vous apprendre dans une heure ou deux et non pas à table.

— Quand partirons-nous ? demanda Cécile, Est-il encore temps de prendre le train de nuit ?

— Il est trop tard maintenant, dit Charles après avoir regardé l’heure.

Il ne tenait pas en place d’impatience. Cette dernière péripétie détruisait en partie le plan qu’il venait d’ébaucher dans son esprit. Carloman n’était plus un adversaire, mais un allié dans la lutte prochaine à soutenir contre les Trassey, soit pour empêcher qu’un testament ne fût fait, soit, s’il en existait déjà un, pour défendre les droits des héritiers naturels contre tout legs onéreux. Le danger d’un mariage avec Cécile était éloigné et l’autre, proche. Il fallait donc parer à celui-ci et à cet effet, renoncer à la froide réserve observée pendant le dîner.

Charles s’empara de son cousin sous prétexte de fumer un cigare pendant que ces dames feraient leurs malles pour le départ matinal du train direct, et là, il exposa à l’Américain ses craintes au sujet de la succession de l’oncle Carloman.

Il parla longtemps, étudiant ses périodes, ménageant ses termes, exposant en tacticien consommé les diverses manières dont ils pouvaient être lésés, et les moyens de défense qui paraient à ces attaques. Il faisait de temps à autre une pause, autant pour rassembler ses idées que pour attendre de son cousin un mot d’approbation ; mais Carloman se taisait ; son cigare qu’il fumait rapidement l’entourait d’un nuage de vapeurs dès que l’orateur se tournait vers lui en finissant sa démonstration et Charles en fut réduit à lui demander quel était son jugement particulier sur la situation.

— Votre expression est juste, mon cousin, répondit Carloman après avoir jeté sur la dalle de la terrasse son cigare qu’il écrasa sous son talon avec plus de force que cette opération n’en exigeait. Mon jugement sur cette affaire va vous sembler très particulier, mais on ne vit pas en Amérique sans en rapporter des idées qui choquent les gens de l’ancien monde. L’étonnement d’ailleurs est réciproque. J’ai si bien oublié les us et coutumes de France, moi qui me pique d’être resté Français de cœur, que je me retenais tout à l’heure de rire, de me moquer, et presque de me mettre en colère pendant que vous parliez de notre héritage, de nos droits à défendre. Les biens que notre oncle possède sont à lui, et non pas à nous, et je lui reconnais la liberté de tester pour qui bon lui semblera. Pourquoi ne serait-ce pas en faveur de Julien Trassey qui a vécu près de lui et qui peut être considéré comme son fils adoptif ? Que nous doit-il, notre oncle, sinon des bontés pour les fils de ses frères, des conseils si nous recourons à son expérience, un accueil cordial si nous allons le visiter, et à la rigueur, puisqu’il est riche, des secours au cas où, dénués de tout, nous aurions besoin de son aide ? Là se bornent pour lui ses devoirs envers sa parenté. De ce qu’il est notre oncle et que nous nous appelons Maudhuy comme lui, il ne s’ensuit pas qu’il soit tenu de nous léguer tout ce qu’il possède s’il en trouve un meilleur emploi.

— Mais cette doctrine, s’écria Charles, est subversive de l’ordre social.

— Tel que vous l’entendez, répliqua Carloman avec quelque hauteur dans le ton.

— Elle détruit la famille.

— Pardonnez-moi : elle ne détruit que les compétitions de cupidité ; elle n’annulle que cette odieuse attente de la mort qui est si bien en usage en France qu’on l’y désigne sous un euphémisme expressif : Des espérances ! — Excusez-moi, Charles ; ce n’est pas contre vous que je m’anime, mais contre un travers si bien passé dans les mœurs françaises que chacun en est imbu en naissant dans ce pays et que personne ne s’avise de réagir contre le cynisme de cette avidité qui se repaît des morts, comme un vampire. Moi qui ai grandi dans un autre milieu…

— Les Américains, interrompit Charles, ne passent pas pour gens plus délicats que nous, tant s’en faut.

— Je ne romprai pas une lance contre vous en faveur de leur supériorité morale, reprit Carloman d’un ton plus léger. Ils ont leurs vices, les vices d’une race sans traditions qui la retiennent et l’empêchent d’aller jusqu’à l’excès dans l’exercice de la liberté. Mais vous autres, Occidentaux, vous avez les vices des peuples anciens à qui la substance fait défaut et qui se la disputent à outrance. L’ambition de chaque Américain, c’est de devoir son bien-être à son activité personnelle ; l’idéal de chaque Français, c’est d’arrondir sa fortune de façon à devenir rentier. L’Américain est producteur, vous autres, consommateurs. Ce point de départ différent explique pourquoi l’Américain admet la liberté de tester et pourquoi vos hommes de loi vivent des entraves qu’on oppose ici à cette liberté. Et ne croyez pas, mon cher, qu’en vous exposant ma doctrine je prétende faire montre d’une délicatesse de sentiments supérieure à la vôtre. Vous êtes l’homme de votre milieu social. Je suis l’homme du mien. Si l’oncle Carloman me léguait tout son bien, je dépenserais l’héritage entier, s’il le fallait, à défendre mon droit contre le procès que vous me feriez. C’est vous dire que s’il me donne seulement sa bénédiction dans son testament, je l’accepterai pieusement sans récriminer s’il vous a partagé plus richement que moi.


XX

La première figure connue qui apparut aux quatre voyageurs lorsqu’ils arrivèrent le lendemain soir en gare de Sennecey, ce fut celle de M. Limet, le notaire. Il avait la mine grave d’un homme qui se prépare à un rôle important et qui l’étudie pour ne pas se trouver au-dessous de sa tâche.

M. Maudhuy est fort mal, répondit-il aux questions qui sollicitaient des nouvelles ; mais il vit encore et ce sera pour lui une dernière joie que de voir à son chevet tous les membres de sa famille.

Cécile n’en écouta pas davantage ; sans s’astreindre à régler son pas sur celui des autres, elle s’engagea rapidement dans le chemin neuf qui mène à la grand’rue. Il lui tardait d’arriver. Carloman Maudhuy la suivit d’assez près pour ne pas la perdre de vue, d’assez loin pour ne pas importuner la jeune fille de sa conversation à un moment où cette assiduité n’eût pas été convenable.

Resté en arrière avec sa mère et M. Limet, Charles tenta de faire causer le notaire. Il en obtint les détails les plus minutieux sur la maladie de M. Maudhuy, mais rien qui eût trait aux points importants à son gré.

— Ce n’est pas son voyage à Paris qui l’a mis aussi bas, disait le notaire. Il n’en avait rapporté qu’un gros rhume et cette fatigue que le changement de nourriture, de climat et d’habitudes causent à un vieillard valétudinaire ; mais dès son retour, au lieu de se refaire dans le repos, il s’est mis à fureter d’un bout à l’autre dans sa maison, s’impatientant quand on le suivait pour lui faire remarquer qu’il passait des heures dans des pièces froides au sortir du salon surchauffé ; il a couru au jardin sous la pluie, et c’est ainsi qu’il a gagné cette pneumonie contre laquelle son affaiblissement causé par le voyage à Paris l’a laissé sans défense. Je crains que nous ne perdions ce vieil ami. Le docteur n’espère plus guère…

— A-t-il conscience de son état ?

— Parfaitement. Ah ! c’était une tête bien organisée que la sienne. Il a vaqué à tous ses préparatifs de bonne mort, et après ce retour sur lui-même il lui est resté assez de présence d’esprit pour me prier de venir à votre rencontre. Il était impatient de vous voir arriver. Il a demandé l’heure plus de dix fois dans l’après-midi.

Quand ce dernier groupe arriva sur le perron de la maison Maudhuy, le docteur Cruzillat apparut dans la baie de la porte. Sombre, le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, il allait passer auprès des nouveaux-venus en les coudoyant sans les voir ; M. Limet l’arrêta par le bras en lui disant :

— Qu’y a-t-il donc ?

Le docteur, ému, ne put répondre que par un geste : il baissa en même temps, d’un mouvement pesant et lent, la tête et la main ; puis il partit d’un pas inégal. Mais ce geste avait été compris. Charles lui-même s’arrêta un instant sur le seuil de cette maison que la mort venait de visiter.

— Où est Cécile ? demanda Mme Maudhuy quand, tous trois, ils eurent surmonté cette pénible impression qui les avait immobilisés sur place.

— Mlle Cécile ? répondit la grosse Nannette qui traversait le vestibule en s’essuyant les yeux avec le creux de sa main, elle est venue à temps, la bonne demoiselle, pour revoir notre pauvre monsieur. Il l’attendait,… on aurait dit qu’il l’attendait pour passer tranquillement. Il l’avait tant demandée ! Elle l’a embrassé ; il l’a regardée tout doux en baissant sa tête vers elle ; il a levé un peu ses mains en l’air pour dire adieu à ses deux filleuls et à Mme Trassey ; puis il a voulu regarder encore Mlle Cécile qui lui parlait ; mais ses yeux ne voyaient plus qu’en dedans, et il est parti, le cher homme ! en souriant à sa nièce, sans agonie, comme quelqu’un qui s’endort. Ah ! mon pauvre maître ! Jamais je n’en retrouverai un pareil !

Et Nannette se reprit à sangloter.

— Voulez-vous entrer ? dit le notaire à Mme Maudhuy et à son fils en leur désignant la chambre mortuaire.

Mme Maudhuy ouvrit la porte et la laissa entrebâillée derrière elle ; mais Charles ne la suivit pas.

— Maintenant que toute la famille est réunie ici, dit-il au notaire, ne vous paraît-il pas convenable que Mme Trassey fasse la remise des clés ?

Les laideurs des convoitises pécuniaires se dressaient déjà devant la majesté à peine inaugurée de la mort !


XXI

Les testaments sont presque toujours des boîtes à surprises. Pendant les deux jours nécessités par l’accomplissement de la cérémonie funèbre, Charles avait attribué au défunt vingt testaments différents les uns des autres. Il était allé jusqu’à envisager la possibilité d’être déshérité au profit de son cousin qui s’était donné en spectacle à l’église et au cimetière par des larmes trop abondantes pour être répandues gratuitement. C’était d’un mauvais signe pour les autres héritiers, cette douleur affichée en public. D’autres suppositions de Charles donnaient la plus grande part de la succession à Cécile qui, si son chagrin ne l’eût absorbée, aurait pu se flatter pendant ces deux jours d’avoir le frère le plus tendre. Quant aux Trassey, Charles, qui se vantait d’avoir seul gardé sa tête dans cette maison où la mort du maître avait effaré tout le monde, leur avait fait sentir que leur rôle était fini. Ils ne pleuraient pas, ceux-là, du moins ostensiblement. Si Jeanne-Marie Trassey avait les yeux creux et battus, elle ne faisait pas montre de ses larmes. Julien marchait tête baissée, et il avait l’air abattu. Cette attitude ranima l’espoir de Charles qui le crut perplexe au sujet des générosités posthumes de son parrain.

Ce fut pour Charles un moment solennel que celui où le notaire, assis au salon devant une table de l’autre côté de laquelle avaient pris place tous les Maudhuy, lut un article des instructions sommaires décachetées par lui aussitôt après la mort de M. Maudhuy. Cet article annonçait qu’on trouverait le testament olographe du défunt dans le tiroir gauche du meuble hollandais. Le trousseau des menues clés que portait toujours sur lui l’ancien maître de la maison avait été remis à M. Limet deux jours auparavant par Charles, qui avait veillé aux moindres détails. L’enveloppe cachetée fut trouvée dans le tiroir désigné ; mais, au moment de l’ouvrir, le notaire dit :

— Nous ne sommes pas au complet. Est-ce que Mme Trassey et son fils n’ont pas été convoqués ?

Ce premier incident causa un retard. Charles soutenait que la présence de ces étrangers n’était pas nécessaire ; M. Limet trouvait que passer outre cette absence était un manque d’égards envers des personnes qui, après s’être dévouées de longues années aux intérêts de M. Maudhuy, avaient droit d’espérer une mention dans son testament. Le débat se prolongeait. Carloman le trancha, en allant de sa personne au petit logis inviter les Trassey à cette assemblée de famille. Là aussi il y eut des difficultés. Julien refusait de reparaître dans une maison où sa mère avait été en butte aux soupçons d’un des héritiers ; il se disait certain d’ailleurs de n’être pas nommé dans le testament de son parrain. Sa présence n’était donc d’aucune utilité. Carloman l’emporta sur ces répugnances en assurant qu’il ne permettrait pas de procéder à la lecture du testament en l’absence des Trassey.

Ils rentrèrent tous trois au salon, Carloman ayant à son bras Mme Trassey ; elle remercia le jeune homme par une muette inclination, et s’assit en arrière du demi-cercle que décrivaient autour de la table les fauteuils où avaient pris place tous les Maudhuy. Cécile ne put voir ainsi ravalée cette femme qui n’était coupable que d’une vie d’humble dévouement, et dont les mains pieuses avaient enseveli son oncle ; elle alla prendre Mme Trassey par la main et l’amena vers le fauteuil qu’elle-même avait occupé d’abord. Puis, comme la jeune fille avançait une chaise pour s’y asseoir à son tour, son regard rencontra celui de Julien, tout attendri de cette marque de déférence envers sa mère. Bravement, elle lui fit signe que cette chaise était pour lui. Ce fut un ordre et une prière que ce geste qui commandait et demandait grâce à la fois. Julien obéit, mais après avoir roulé pour Cécile un fauteuil auprès de celui de sa mère.

Charles examinait cette scène d’un air offusqué ; Mme Maudhuy baissait les yeux. Carloman souriait. Cécile jusque-là lui avait paru si annihilée, qu’il avait craint qu’elle manquât de caractère, et il se félicitait de la trouver capable d’une impulsion généreuse.

Il est fort rare que la portée d’un testament soit comprise à première lecture, à moins qu’il n’attribue à un seul légataire la totalité des biens qu’il mentionne. Or, ce n’était pas le cas du testament de M. Maudhuy, et le notaire dut recommencer plusieurs fois, sur la demande des intéressés, la lecture de certains paragraphes.

— En résumé, dit-il enfin, après être entré dans de longues explications pour satisfaire aux questions de Charles, votre oncle vous attribue, à vous, la totalité de ses valeurs en papiers, représentées par divers récépissés de la Banque de France.

— Soit une somme de ?… demanda Charles.

M. Limet et lui se livrèrent à un travail approximatif et arrivèrent à un total de trois cent quatre vingt mille francs.

— Et la part de mon cousin ?

— Représente un capital plus important, mais fournit de moindres revenus, puisque M. Maudhuy lui a laissé ses terres de rapport. Somme toute, ces parts sont assez égales, bien que singulièrement attribuées.

— Qu’entendez-vous par là, monsieur ? demanda Carloman au notaire.

— J’aurais, répondit celui-ci, trouvé plus naturel qu’il vous eût laissé, à vous, monsieur, qui résidez si loin, des valeurs mobilières faciles à réaliser plutôt que des terres que vous vendrez à perte si vous tenez à vous en défaire dans un bref délai. De plus, j’oublie que vous serez toujours forcé d’en garder un lot, puisque votre legs est grevé d’une rente viagère de trois mille francs que vous devrez servir à Mme Maudhuy. Voilà où je ne comprends plus le défunt. Pourquoi ne pas attribuer plutôt à M. Charles qu’à vous l’obligation de servir cette rente ?

— Est-ce que ce testament vous semble manquer de lucidité, de régularité ? demanda Carloman. Je n’entends rien aux lois françaises et j’ignore si mon parrain a négligé telle ou telle formalité de forme ; mais, à juger d’après le simple bon sens, il a eu ses intentions en distribuant sa succession ainsi ; et je trouve peu respectueux envers sa mémoire un ergotage qui ne nous mènerait jamais à découvrir pourquoi il a donné ceci plutôt que cela à tel ou tel héritier.

— Vous prenez mon observation trop au sérieux, dit vivement M. Limet ; je parlais en qualité d’ami et non comme notaire. Si vous voulez mon avis d’officier ministériel, je conviens que ce testament est nettement rédigé, et qu’il n’offre aucune de ces obscurités qui prêtent matière à chicane. On peut donc discuter le testament, mais l’attaquer serait ardu. M. Maudhuy a tenu, jusques dans ce dernier acte de sa vie, à faire les choses d’une façon originale, voilà tout ; mais il s’entendait trop bien aux affaires pour laisser derrière lui un testament irrégulier… Mais, permettez que je regarde certain paragraphe, où j’ai cru trouver un oubli… Ah ! ah ! voici une jolie distraction de millionnaire. M. Maudhuy n’a pas mentionné dans les biens-fonds qu’il vous laisse sa ferme des Trafforts et le bois de Lancharres. Voilà donc une valeur de soixante à soixante-dix mille francs qui n’est attribuée à personne dans le testament. Ah ! c’est curieux !

Julien se leva, un peu pâle. Il allait parler, mais cherchait visiblement des termes ; Carloman alla lui serrer la main et le repoussa doucement sur son siège en lui disant :

— J’ai vu mon oncle deux jours seulement ; mais, comme il se sentait gagné par la maladie, il m’a mis assez au courant de ses affaires pour qu’il me soit possible de répondre à votre place… Monsieur Limet, le testament n’avait pas à parler des Trafforts et de Lancharres qui, depuis six ans, par acte notarié passé à Mâcon dans l’étude d’un de vos confrères, sont la propriété de M. Julien Trassey. Mon oncle ne s’en était réservé que l’usufruit. Ces biens lui sont venus par un legs du comte de Glennes ; c’était un souvenir d’un parrain à un filleul, d’un patron à un régisseur. Mon oncle a trouvé juste de leur attribuer la même destination, que personne ici ne désapprouvera, j’en suis certain.

Ce n’est pas M. Limet qui aurait protesté. Après sa déception de ne voir porté nulle part le nom de Julien, cette nouvelle arrivait à point pour lui faire admirer la prudence de M. Maudhuy, qui avait choisi, pour récompenser les services de son filleul, le mode de donation le moins attaquable. Une donation entre vifs ! Il fallait que M. Maudhuy se fût bien défié de certains de ses héritiers pour recourir à ce procédé cachottier. Et le notaire ne s’était douté de rien !

Charles avait laissé passer cet incident sans autre protestation qu’un haussement d’épaules accompagné d’un regard de dédain aux Trassey. Il était occupé à noter des chiffres sur son carnet. La part des deux cousins, les soixante-dix mille francs de Julien, les petits legs aux pauvres et aux domestiques avaient peine à parfaire un million. À qui donc allait le surplus, et où était-il ce surplus ? Quelle valeur le représentait ?

— Veuillez, dit Charles à M. Limet, me résumer l’article du testament qui concerne ma sœur.

— Mlle Cécile, dit le notaire, a la propriété de cette maison et de son enclos, tels que les lieux se comportent et sans autre inventaire que celui qu’opérera l’État pour l’évaluation de ses droits, de son tant pour cent. Sans inventaire, répéta M. Limet, qui se pencha vers Charles en clignant de l’œil… De plus, reprit-il tout haut, Mlle Cécile a la nue propriété du bâtiment qu’on désigne sous le nom de « petit logis », Mme Trassey devant en garder la jouissance sa vie durant.

Charles se retourna vers les Trassey par un mouvement de colère…… On les aurait donc pour voisins, ces gens-là ! on ne pourrait se donner la revanche de les renvoyer à leurs Trafforts !

Mais les Trassey s’étaient levés. Carloman les accompagnait et, au moment où Charles les cherchait des yeux, Cécile traversait le vestibule, donnant le bras à Jeanne-Marie Trassey qu’elle reconduisait avec respect. Comment Mme Maudhuy n’avait-elle pas empêché Cécile de se commettre avec ces gens-là !

Mme Maudhuy n’avait peut-être pas même remarqué tout ce mouvement autour d’elle ; anéantie, elle gisait sur les ruines de ses espérances. Quoi ! seulement 3.000 fr. de pension viagère, et à Cécile, une maison de campagne sans les rentes nécessaires pour en entretenir seulement le jardin ! Les prévenances, la gentillesse de Cécile ne lui avaient servi de rien auprès de l’oncle Carloman. Par bonheur, Charles était bon fils et bon frère, mais l’on dépendrait de lui désormais.

Cette quasi-solitude où il se trouvait avec le notaire fit oublier à Charles son nouveau grief contre les Trassey, et, baissant la voix à son tour, il dit à M. Limet :

— Pourquoi vous êtes-vous appesanti sur ce mot : « sans inventaire » ? quel mystère sous-entend-il ?

— Je ne puis que le soupçonner, répondit M. Limet. N’êtes-vous pas frappé comme moi du chiffre modeste que ce testament attribue à la fortune de votre oncle ?

— Certes ! elle est d’un tiers moins forte que vos prévisions.

— Je ne sais qu’augurer de ceci, reprit M. Limet qui, par réflexion, se sentait gagné par un certain embarras.

— Mais enfin vous aviez une idée en soulignant ce mot ?…

— Je n’ai pas de données certaines, mais les vieillards sont sujets à des manies de cachotterie, et Mlle Cécile, disgraciée en apparence, pourrait être la plus favorisée de tous les héritiers.

M. Limet se tut et s’occupa de rassembler les feuilles du testament. Charles n’en demanda pas davantage ; il avait compris.


XXII

Mme Trassey s’était dirigée vers la porte de la rue, mais Cécile rappela Julien et Carloman qui descendaient déjà les marches du perron.

— Nous ferions événement en passant par la rue, leur dit-elle, et je veux conduire Mme Trassey jusqu’à sa maison. Revenez, Messieurs, nous irons par le jardin.

— C’est inaugurer dignement votre entrée en possession de cette propriété, ma cousine, lui dit Carloman pendant qu’ils traversaient la terrasse.

Cécile regarda tristement la chambre mortuaire dont on avait laissé les fenêtres grandes ouvertes afin de l’aérer, et elle répondit :

— C’est vrai, la maison m’appartient… Je n’y pensais pas.

— Si vous nous supportez au petit logis, lui dit Mme Trassey, vous aurez en nous des voisins discrets et reconnaissants de vos bons procédés ; mais si l’obligation de nous garder dans votre clos vous était trop pesante, avouez-le moi tout de suite. Je n’abuserais pas du privilège que m’a concédé le testament de M. Maudhuy. Nous irions loger ailleurs.

— Restez, Madame, lui dit vivement Cécile en lui pressant la main, et, je vous en supplie, n’émettez pas devant d’autres que moi cette offre de changement de domicile.

— Pourquoi ? que signifie cette crainte, ma cousine ? N’êtes-vous pas la seule propriétaire de la maison Maudhuy ? s’écria Carloman.

Cécile reprocha d’un regard à son cousin cette question étourdie. Est-ce que les motifs de sa prière n’étaient pas assez compréhensibles ? Et pourtant elle ne pouvait les exposer.

On était arrivé à la porte treillagée et enchâssée dans des haies d’églantiers qui menait du jardin dans l’enclos du petit logis. Une personne assise sous l’arbre de Judée se leva en voyant s’approcher ce groupe. C’était Reine Limet qui, ne pouvant se présenter à la maison Maudhuy tant que l’affaire du testament s’y traitait, avait imaginé de venir attendre chez Mme Trassey que Cécile fût devenue libre de la recevoir. Reine n’avait pu reprendre avec sa jeune amie, pendant ces jours de deuil, ses causeries habituelles, et, en plus, elle était curieuse d’apprendre le plus vite possible le secret du testament.

— Êtes-vous favorisée ? Vous allez trouver que ma première question est bien de la fille d’un notaire.

Ce fut par ces mots qu’elle aborda Cécile qui lui répondit après l’avoir embrassée :

— Mon oncle m’a comblée en me laissant sa maison.

— Sa maison ! et quoi de plus ?… C’est tout ?… Ah ! Et M. Julien, qu’a-t-il ? Vous allez me trouver bien curieuse.

Carloman regardait cette jeune fille aux yeux pétillants, dont la vivacité se répandait en questions accompagnées d’une mimique expressive. Il prit plaisir à l’informer lui-même de la part échue à Julien, et ajouta qu’il la trouvait médiocre.

— J’en félicite M. Trassey, repartit Reine, et je me permets, Monsieur, de vous féliciter aussi de votre opinion sur la médiocrité de ce legs. Il n’y a que Cécile que je plaigne un peu. Mais bah ! peut-être est-ce de la part du testateur une malice à bonne intention.

Les yeux noirs de Reine allaient de Julien à Cécile. Carloman suivait le jeu de ces yeux babillards, indiscrets, et ne savait qu’en penser. Cécile, un peu gênée, aurait souhaité prendre congé et cherchait comment s’y prendre. Elle combinait encore sa phrase d’adieu lorsque Reine lui dit :

— Lors de notre expédition à Lancharres, vous aviez exprimé le désir de visiter le musée du petit logis. Vous êtes repartie pour Paris sans exécuter ce projet. Puisque vous voici toute portée, je voudrais bien profiter de votre présence afin d’être admise à pénétrer dans ce sanctuaire.

— Un musée ! fit Carloman.

— Mlle Limet plaisante, dit Julien. Ce n’est qu’un ramas de vieilleries rassemblées au hasard, et qui ne mérite pas ce nom. Vous pouvez vous en assurer par vous-même.

Il ouvrit la porte basse de la maison et fit entrer ses hôtes dans une pièce du rez-de-chaussée où étaient groupés avec goût de vieux meubles, des pans de tapisserie à personnages, des faïences anciennes, des fragments sculptés, et des échantillons minéralogiques occupant le devant des tablettes de chêne chargées de livres, du plancher au plafond. Les croisillons ovales enchâssés dans du plomb des deux fenêtres basses servaient de transparent à deux carrés de vitraux du xiiie siècle, montés sur un châssis de bois et terminés par un pied à la façon des écrans de cheminée. Des tables volantes, encombrées de menues curiosités et de livres, tenaient le milieu de cette grande chambre dont le plafond en solives saillantes était noirci par une fumée plusieurs fois séculaire.

Chacun des visiteurs courut aux objets qui l’attiraient. Reine fut si spirituelle dans ses étonnements, dans ses remarques enjouées, que Carloman s’amusa d’être son cicerone.

Cécile examinait en silence. Dès son entrée dans ce réduit austère où Julien passait ses heures de loisir, elle avait reconnu combien ce jeune homme était différent de tous ceux qu’elle avait vus. La supériorité de Julien s’imposait à elle, et c’était avec une joie secrète qu’elle la constatait, jusque dans ces goûts qui ne forment pas le fond du caractère, mais en expriment la qualité.

C’est surtout d’après le genre de distraction que chaque être humain se choisit qu’on peut apprécier ce qu’il vaut. Voilà ce que pensait Cécile pendant que Julien, d’un ton qui faisait bon marché de toute prétention, lui exposait l’historique des objets devant lesquels l’attention de la jeune fille l’arrêtait :

— Voici mon médaillier, lui disait-il ; c’est moi qui l’ai fabriqué, car je me mêle aussi d’ébénisterie. Les paysans s’essaient à tous les états par raison d’économie et aussi pour s’éviter d’aller chercher à la ville les objets qu’ils trouvent plus aisé de fabriquer, à leur façon rustique. Le médaillier contient trois cents cases ; il y en a quarante-cinq ou six d’occupées ! Et tout est à l’avenant dans mon musée.

Le rire clair de Reine Limet partit comme une fanfare à l’autre bout de la salle ; elle montrait à Carloman le masque grotesque d’un Silène en bois sculpté, dont le nez recollé s’était détaché et gisait dans la coupe qu’il tenait à la main.

— Mademoiselle, dit tout bas Julien à Cécile, j’ai oublié un ordre de mon parrain dans le trouble, dans la douleur de ces jours passés, et je…

Il s’arrêta :

— Y puis-je quelque chose ? demanda Cécile.

— Oui… Excusez-moi. Je ne sais si je dois parler ou me taire, répondit le jeune homme d’une voix oppressée.

— Cet ordre me concerne et vous êtes chargé de me le communiquer !

Après cette question, Cécile n’osa plus regarder Julien. Elle se sentait rougir. Elle se détourna pour chercher Mme Trassey, mais celle-ci n’était pas entrée au musée avec eux.

— De vous le communiquer ?… Non. Ah ! je suis au supplice, dit Julien qui se prit le front dans sa main.

Il était si troublé que la jeune fille sentit peu à peu revenir sa présence d’esprit. Mais ce fut sans lever les yeux sur Julien qu’elle lui répondit :

— S’il en est temps encore, il faut obéir aux instructions de mon oncle ; mais puisqu’il ne vous a pas enjoint de me soumettre cette affaire, je vais prévenir mon cousin que mes parents doivent commencer à s’étonner de notre longue absence.

Reine Limet ne prolongea pas sa visite à Cécile aussi longtemps qu’elle l’aurait souhaité, parce qu’il était visible que Mme Maudhuy et son fils désiraient se retrouver en famille. Elle prit congé en promettant à son amie de revenir le lendemain.

Les commentaires sur l’événement du jour furent infinis. Cécile y gagna le loisir de penser à l’incident mystérieux de son tête-à-tête avec Julien. Elle craignait d’avoir compris ce qu’il n’avait pas osé dire ouvertement. Ah ! c’était trop tôt s’autoriser à une sanction que Cécile respectait, qu’elle aurait aimé à reconnaître, mais que rien ne prouvait. Son cousin Carloman n’avait-il déjà pas fait allusion au projet qui avait été révélé à Cécile par son oncle ? Dans le cours de sa maladie, M. Maudhuy ne pouvait avoir reporté ses vœux sur son filleul.

Le dîner fut triste. Les convives avaient épuisé les sujets qui les occupaient. Ils subissaient la lassitude des émotions supportées depuis trois jours ; mais pendant la soirée qui traîna les quarts d’heure lentement, Cécile remarqua une agitation bizarre chez son frère. Tantôt il restait enfoncé dans son fauteuil les sourcils rapprochés, le menton dans sa main, tantôt il parcourait le salon, toisait les meubles, déplaçait les jardinières, donnait des tapes de sa main à plat contre les murs. Si on lui demandait ce qu’il faisait là, il n’avait pas l’air d’entendre, et venait reprendre sur son fauteuil sa pose de sphinx boudeur.

Cécile le prit par le bras à un de ses brusques passages.

— Tu as la fièvre, lui dit-elle. Mère, Charles a la fièvre sûrement. Son pouls bat fort et vite. Sa peau est brûlante.

— Nous avons tous été surmenés, dit Carloman Moi j’ai passé par une crise qui m’a rudement secoué. Là-bas, en Amérique, j’ai vécu des années uniquement par la tête, aux affaires du matin au soir et y rêvant dans mon sommeil du soir au matin. Mon retour en France, cette mort d’un vieux parent qui m’a aidé de ses conseils, de sa sollicitude, parfois même de son argent, m’ont tout à coup fait revivre de la vie du cœur. C’est par la douleur que je l’ai ressaisie, et je vous avoue que j’ai mieux pleuré mon père et ma mère à l’enterrement de mon parrain que je ne l’avais fait lorsque je les ai perdus. Alors, ils me laissaient accablé sous l’effroi de suffire seul à la tâche que nous avons entreprise à trois. Leur mort m’avait serré le cœur ; je m’étais raidi contre le chagrin pour ne pas y laisser crouler mes facultés. Hier, je me suis abandonné, j’ai pleuré trois Maudhuy à la fois. Je m’en ressens aujourd’hui et si vous êtes tous d’avis d’aller nous reposer de bonne heure, je n’y contredirai point.

Charles s’empressa d’abonder dans ce sens et la procession des bougeoirs s’opéra par l’escalier. Mais les portes des chambres étaient à peine refermées lorsqu’on frappa à celle de Cécile.

Mme Maudhuy entra, suivie de son fils dont l’agitation n’avait fait qu’augmenter. Il roulait ses yeux de côté et d’autre, piétinait sur place.

— J’ai soif, dit-il à sa sœur, donne-moi un verre d’eau sans sucre.

En servant son frère, la jeune fille lui dit :

— Tu as tort de boire de l’eau pure. Ta main tremble et voilà que tes dents claquent sur le verre.

Il avala d’un trait la boisson et se tournant vers sa mère :

— Est-elle niaise, cette grande fille ! dit-il.

Ce fut Mme Maudhuy qui expliqua à Cécile de quoi il s’agissait. Cécile subit de longs préliminaires avant de savoir au juste pourquoi Charles passait une lame de couteau derrière la glace de la cheminée, ouvrait les placards pour y sonder les murs et montait sur les chaises afin d’atteindre le haut des armoires où il secouait une vénérable poussière.

— Je ne crois pas au trésor caché, dit la jeune fille. L’air de cette chambre ne sera plus respirable si Charles y remue tout. Le voici maintenant qui soulève un feuillet disjoint du parquet. Ne ferait-il pas mieux d’aller reposer sa fièvre ?

— C’est toi qui as le trousseau des petites clés lui dit son frère. Donne-le moi. Je vais aller tout examiner au salon. Ma fièvre, c’est l’impatience de ne pouvoir commencer mes recherches avant le coucher de Carloman, qui me l’a donnée.

— Tu veux fouiller ? dit Cécile avec répugnance.

— Nous en avons le droit, puisque la maison t’appartient.

— Et tu iras, tu oseras aller dans cette chambre où notre pauvre oncle était hier encore ? Non, Charles, je n’y consentirai pas. Ce serait une sorte de profanation.

— Pas dans sa chambre, répondit Charles. J’y répugnerais cette nuit ; avec toi, demain matin, si nous pouvons nous débarrasser de Carloman.

— En quoi mon cousin te gêne-t-il ?

— Es-tu simple ! Il n’aurait qu’à exiger sa part de l’argent que nous trouverons et l’intention de notre oncle était bien de nous le laisser, à nous, puisqu’il t’a donné sa maison sans inventaire.

De guerre lasse, après une discussion qui dura près d’une heure, Cécile livra à Charles les clés des meubles du salon ; mais elle garda celles qui ouvraient le bureau et la commode de la chambre de son oncle. Elle ne voulait pas qu’une main autre qu’une main pieuse touchât aux correspondances, aux menus souvenirs, à ces humbles dépouilles sans valeur vénale et qui ont tant de prix pour le cœur.

Cette scène avait fait tant de mal à la jeune fille qu’elle pleura longtemps, assise près de son lit, la tête enfouie dans le couvre-pieds, après être restée seule. La pendule qui sonna deux heures du matin lui fit secouer la torpeur qui avait suivi cette crise de larmes.

Sa lampe était éteinte ; dans la cheminée, les bûches s’étaient écroulées en un amas de braise qui luisait encore. Cécile éprouva le besoin de respirer un peu d’air frais. Elle ouvrit sa fenêtre, mais au moment de dégager les persiennes fermées en soulevant leur ressort, elle crut entendre un pas léger sur le sable de la terrasse.

Qui pouvait se promener là à cette heure de nuit, devant les fenêtres ouvertes de la chambre mortuaire ? Charles était-il tenté d’y pénétrer ou venait-il simplement demander à l’air de la nuit un rafraîchissement à sa fièvre ?

Cécile attendit un instant ; puis avec beaucoup de précautions, elle entre-bâilla les persiennes de façon à ce que la fente de leur baie lui permît un regard.

Ce promeneur qui allait et venait, non pas sur la terrasse mais à l’entrée des parterres, était plus grand, plus élancé que Charles. C’était Carloman, ou Julien. Cécile n’osa pas décider. Il allait à pas inégaux ; dressant la tête par moments, s’arrêtant par saccades. Enfin il marcha vers la maison. Cécile ne pouvait distinguer ses traits ; la lune était cachée sous une bande de nuages ; mais à son allure, à l’émotion qui la poignait au cœur, la jeune fille devina que c’était Julien. Que venait-il faire ? Oh ! sûrement, il n’entrerait pas dans la maison.

Cécile se pencha sur l’appui de la fenêtre ; elle se retenait de respirer. Julien était juste au-dessous d’elle, devant une des fenêtres ouvertes de la chambre mortuaire… La jeune fille se rejeta en arrière… Ah ! elle aurait voulu n’en pas croire ses yeux. Cette profanation devant laquelle Charles avait reculé, Julien allait donc la commettre ? Il avait sauté par la fenêtre basse, comme elle-même le lendemain de son arrivée à Sennecey.

Qu’allait-il faire dans cette chambre ? Il n’était pas vraisemblable qu’il y pénétrât de nuit, en cachette, pour y pleurer son parrain. Et s’il n’était entré par là que pour s’introduire plus avant dans la maison, il rencontrerait Charles. Que se passerait-il entre eux ? Glacée de terreur, Cécile se cramponnait, pour se soutenir, à l’appui de la fenêtre. Elle écoutait, mais n’aurait pu regarder. Un voile était sur ses yeux…

Le sable de la terrasse grinça de nouveau. Quelqu’un y marchait. Cécile rappela ses esprits. Justement la lune s’était dégagée des nuages et nageait dans le sombre azur de la nuit… Était-ce possible ! Quoi ! c’était pour ce haut fait nocturne que Julien avait frôlé le lit à peine refroidi où était mort son parrain !

Oh ! quel déchirement de la sympathie accordée, quel amer retour sur la haute estime dont Cécile avait honoré cet homme ! Quelle différence y avait-il entre lui et Charles ? Charles n’était-il pas le plus excusable des deux ? Avide d’argent, il ne cherchait le trésor que parce qu’il le savait acquis aux siens par la volonté de son premier possesseur, et Julien oh ! Cécile frémissait en le constatant — Julien était venu prendre dans la chambre d’un mort quelque chose qui ne lui appartenait pas.

Il s’éloignait, trahi à son insu par le pâle rayon de lune qui éclairait la terrasse, et Cécile aurait eu le droit de crier : « Au voleur » ! car ces deux gros volumes in-folio que Julien tenait dans ses bras, portaient la date de la donation que M. Maudhuy en avait faite à sa nièce et l’acceptation de celle-ci suivie de sa signature.



XXIII

Les formalités que nécessite l’entrée en possession d’un héritage occupèrent les deux cousins pendant les semaines suivantes. Charles faisait de fréquents voyages à Mâcon. Au retour, il profitait des heures de nuit ou des promenades de Carloman pour continuer cette recherche du trésor caché qui tournait chez lui à l’idée fixe. Après y avoir cru, Mme Maudhuy cessait d’en espérer la découverte. Charles avait fouillé partout, jusqu’au moindre recoin des caves et des greniers. Un soupçon le travaillait, qu’il n’osait communiquer à Cécile, il l’avait vue trop bien disposée en faveur des Trassey.

— L’oncle Carloman qui s’est dessaisi de son vivant d’une portion de son bien de peur qu’un legs à Julien ne fût contesté, est capable d’avoir donné à son filleul une grosse somme de la main à la main, disait-il à sa mère. Ou bien, pendant que Carloman venait nous chercher — ne pouvait-il pas envoyer un télégramme et rester à veiller sur nos intérêts ici ? — Julien aura emporté le magot dès qu’il a vu le malade assez bas pour ne pas comprendre ce qui se passait autour de lui.

Mme Maudhuy repoussait la première conjecture ; Le présent des Trafforts et de Lancharres ne dépassait pas le don qu’un vieillard riche peut faire à un étranger qui lui a été dévoué ; mais il y avait loin de cet acte de justice à la naïveté de se dépouiller d’un tiers de sa fortune de son vivant. Quant à la seconde supposition, on verrait par la suite si le train des Trassey s’augmentait hors de proportion avec leur fortune avouée ; mais quel recours aurait-on contre eux dans ce cas ?

Ces objections donnèrent à Charles l’idée de contrôler les livres de compte de la maison ; Cécile donna les registres sans difficulté ; mais, priée par sa mère d’aider à les relever, elle dut renoncer à cette tâche après s’y être essayée. Ces comptes étaient tous écrits de la main de Julien Trassey, et elle voulait oublier qu’il existât au monde un homme de ce nom.

Les relevés laborieusement faits n’avançèrent en rien l’enquête. Ils apprenaient en détail quelle somme annuelle rapportait chaque bien-fonds, mais ne donnaient aucune note sur l’emploi de ces sommes dont la plus grande partie se capitalisait dans la main de l’oncle Carloman. Quelques chiffres inscrits sur ses carnets de poche ne servaient qu’à embrouiller les personnes inhabiles à comprendre les signes abréviatifs qui les accompagnaient. Encore le dernier carnet, celui de ce mystérieux voyage à Paris, avait-il la moitié de ses feuillets arrachés.

Après s’être livré pendant huit jours sans succès à ce jeu de casse-tête chinois, Charles en était revenu à battre les murs, à piquer les dossiers des fauteuils avec de longues épingles d’acier, à chercher dans les meubles des tiroirs secrets. Ce fut au cours de cet exercice qu’il vint trouver Cécile en lui apportant un tiroir du meuble hollandais.

— Ah ! si j’étais sur la voie ! lui dit-il avec un accent âpre de convoitise. Ces petits dessins sur des bords de timbres-poste qui sont collés là derrière ce tiroir, c’est un rébus, n’est-ce pas ? Toi qui les devines si bien, que signifie ce grimoire ?

Cécile ne prit pas la peine de poser son ouvrage de crochet, elle jeta un regard indifférent sur le rébus et répondit en continuant de piquer ses points :

— Mon pauvre ami, tu ne seras pas plus avancé quand tu sauras que « l’alphabet doit être pris à rebours. » Voilà ce que signifie ce rébus, si rébus il y a. C’est plutôt une succession de dessins sans suite qui se sera collée là, car toute la phrase n’a pas de sens.

— Elle doit en avoir un et c’est peut-être la clé du mystère, dit Charles qui s’acharna à trouver un autre sens au rébus.

N’y parvenant pas, il tira tous les tiroirs du meuble ; et finit par le tourner entièrement pour examiner la face qui touchait le mur. Nulle part il ne trouva d’autres bords de timbres-poste illustrés.

— Ah ! çà, que déménagez-vous ici ? lui demanda Carloman qui entrait au salon.

— Il cherche, dit Cécile avec une compatissante ironie, ce qu’il ne trouvera pas.

— Et quoi donc ?

— Un trésor.

— Eh bien ! reprit Carloman tout en s’asseyant auprès de Cécile dont il mania l’ouvrage, j’ai été plus heureux que lui. Je l’ai trouvé, le trésor.

Charles tourna vers son cousin une figure qui exprimait une déception féroce, haineuse. Était-ce à cet Américain qui, de son propre aveu, avait déjà reçu des bienfaits de l’oncle Carloman, que devait aller cette réserve d’argent que Charles comptait prendre d’autorité pour faire sur une plus grande échelle ses spéculations de Bourse, car ce qui était à sa sœur lui appartenait bien, à lui !

— Mon cousin, vous avez mal aux nerfs, lui dit Carloman. Je ne puis pas m’expliquer d’une autre façon la grimace que vous me faites là.

Insensible à cet avertissement, Charles dont la voix était étranglée par une constriction subite de sa gorge, dit par poussées de mots qui s’enchevêtraient dans des balbutiements :

— Ainsi c’est vous… vous qui avez pris l’argent ! Il était à nous… rappelez-vous… sans inventaire… De la mauvaise foi, oui !… Et vous posez pour le désintéressement. C’est américain, cela !

— Ah ! çà ! mais vous devenez fou, fou, Dieu me pardonne ! s’écria Carloman. Qui vous parle d’argent ? Quelle pauvre tête vous avez, mon ami !… À propos d’une plaisanterie de votre sœur, je dis que je sais où est le trésor de la succession, et que je ferai mon possible pour l’acquérir. Est-ce que vous ne vous souvenez pas de notre conversation de ce matin ? Vous m’approuviez cependant.

— Ah ! oui, dit Charles en secouant sa tête pour en chasser l’idée dominante, je n’avais pas compris. Excusez-moi.

— C’est le désir de m’approprier ce trésor qui m’a fait venir en France, dit Carloman à Cécile. Mais vous ne m’écoutez pas, ma cousine, et si vous prenez votre physionomie distraite vous m’ôterez, comme plusieurs fois déjà, le courage de parler. Je suis malhabile à exprimer ce que je sens le mieux et ne sais pas trouver de ces phrases fleuries qui plaisent aux jeunes filles ; mais si vous consentiez à me confier votre vie, vous auriez en moi un compagnon d’existence loyal et dévoué.

Charles, dont les convenances particulières s’arrangeaient fort de ce projet, plaida la cause de son cousin, et avant que Cécile n’eût trouvé un mot à répondre, il sortit en disant qu’il allait chercher sa mère pour conclure cet accord de famille.

Cette promptitude à l’engager réveilla Cécile de cet engourdissement moral où elle languissait depuis deux semaines. Quoi ! la promettre à son cousin — car cette entente rapide prouvait qu’on était convenu de tout à son insu — la promettre avant de savoir si elle avait un cœur à donner en échange de celui qui s’offrait à elle et qui s’affirmait loyal et dévoué ! Elle estimait trop Carloman pour lui laisser prendre en retour un cœur flétri par la mésestime de ses propres entraînements. Mais cette raison secrète de son refus était la seule qu’il fût impossible d’exprimer, et dans ce tête-à-tête trop prolongé à son gré, elle ne put répondre aux instances de Carloman que par des objections tirées de leur deuil récent et de leur ignorance mutuelle des convenances de leurs caractères.

— Ma chère Cécile, lui dit Carloman, votre première objection tombe devant ce fait que notre mariage a été la dernière préoccupation de notre oncle. Il le bénira par-delà le tombeau, si Dieu accorde aux morts la grâce de savoir accomplis leurs vœux terrestres. Quant à votre seconde objection, elle m’embarrasse d’un côté seulement, car je ne puis pas vous chanter mes louanges. Je n’ai pas besoin de vous connaître davantage pour savoir que je puis vous confier mon bonheur. Tout ce que mon oncle m’a dit, tout ce que je vois de votre caractère réalise ce que je souhaitais dans ma femme. Mon passé, que je veux vous soumettre, se résume en peu de mots : j’ai travaillé à édifier mon nid de famille. Je n’ai ni perdu mon temps ni gâté ma jeunesse dans ces plaisirs malsains qui font qu’un homme arrive au mariage déjà blasé. Mon but, que l’oncle Carloman connaissait, était de conquérir une aisance qui me permît de me donner une compagne. Je la voulais Française ; une Française seule pouvait posséder le type de gai bon sens, de tendresse spirituelle que je rêvais… et que je trouve en vous, ma cousine.

Cécile hochait la tête à cette appréciation. Carloman la voyait telle qu’il la désirait, et non pas ce qu’une cruelle épreuve l’avait laissée en réalité. Il était loin, le temps où Cécile avait ressemblé au portrait que faisait d’elle son cousin. Belle insouciance de jeunesse, gaieté animée de naïfs espoir et ignorante de tout mal, ces fleurs de l’âme qui ne s’épanouissent qu’une fois avaient été fauchées, ne laissant à la jeune fille que l’amertume des biens perdus.

Mme Maudhuy et Charles rentrèrent enfin, avec des mines radieuses. Il fallut en rabattre. Carloman recourait à eux, se plaignant de n’être pas habile à persuader. Mme Maudhuy imposa silence à Charles qui s’emportait déjà contre ce qu’il nommait une minauderie de sa sœur, et comme le seul côté fâcheux que reconnût Mme Maudhuy à ce mariage était l’établissement de son neveu à Chicago, elle dit à sa fille :

— Carloman renoncerait à résider en Amérique si tu l’exigeais. Il ne s’agit donc pas pour toi d’être exilée loin des tiens. C’était là ce qui te contrariait, je le comprends.

Charles répliqua du ton bref, saccadé, qu’il adoptait depuis quelques jours :

— Pas de sensiblerie déraisonnable. Ce serait abuser de la faiblesse de notre cousin que de lui faire abandonner une situation qui représente tous les efforts de son père et les siens pour relever leur fortune. La patrie d’une femme, c’est le pays où son mari peut faire prospérer une famille. Cécile doit par conséquent suivre Carloman à Chicago. La seule chose que je conçoive, c’est qu’elle ait du chagrin à se séparer de sa mère ; mais notre oncle semble avoir prévu ce cas en chargeant notre cousin de servir à ma mère ses rentes viagères, au lieu de m’en laisser le soin. Il a pensé qu’elle ne consentirait pas à quitter Cécile et que son gendre, chez qui elle vivra, sera mieux placé que moi pour lui payer ses annuités.

Mme Maudhuy écoutait, le cœur gros, ces phrases entortillées qui l’expédiaient en Amérique. Quoi ! son fils se débarrassait d’elle si lestement ! Voilà pourquoi il fronçait le sourcil chaque fois qu’elle faisait allusion à son prochain départ pour Paris, pourquoi il parlait d’une installation nouvelle plus près du centre des affaires, en laissant tomber, sans y répondre, les recommandations de sa mère au sujet de l’aménagement intérieur qu’elle souhaitait. Charles voulait vivre seul. Sa mère était de trop dans la nouvelle phase de son existence. Ah ! Mme Maudhuy n’avait pas soupçonné que la succession de l’oncle Carloman scinderait ainsi leur union de famille. C’était une punition de tant de vœux faits pour que Charles fût favorisé entre tous les héritiers.

Mme Maudhuy restait entre ce coup porté par son fils et les protestations cordiales de son neveu, lorsque Nannette, restée au service de la maison annonça la visite de Mlle Limet.

Ce fut pour Cécile une occasion de rompre cette scène pénible ; elle emmena sa jeune amie au jardin, quoique la promenade ne fût guère agréable par la bise qui secouait les arbres dépouillés de leur feuillage.

— Je crains de vous avoir dérangés, lui dit Reine ; j’ai fait au salon le personnage d’un fâcheux.

— Au contraire, vous m’avez tirée de peine, et je vous remercie d’être venue, lui répondit Cécile.

Sans qu’elle s’en avisât, tant elle était encore préoccupée de ce qui venait de se passer, Reine dirigeait leur marche vers la haie du petit logis. Elle ne s’en aperçut qu’au moment où il lui fallut subir le salut de Julien Trassey qui tournait autour de la pelouse. Cécile ne l’avait pas revu depuis la nuit où il s’était introduit dans la maison pour y dérober — pouvait-on employer une expression moins dure ? — les deux volumes du dictionnaire de Chomel. Pour parvenir à ne pas rencontrer un voisin si proche, la jeune fille avait dû combiner tous les moyens de l’éviter : elle s’était interdit le côté du parterre qui longeait la haie et, pour ses rares sorties dans le bourg, elle avait choisi les heures d’absence du jeune homme.

Le revoir tout à coup, recevoir de lui ce salut respectueux, attendri, d’après lequel le regard de Julien semblait implorer quelques mots, c’était trop d’émotion coup sur coup. Au moment où Reine lui disait en souriant :

— Si nous voisinions un peu au petit logis ? J’en prends la responsabilité et le blâme pour décharger votre conscience.

Cécile lui serra le bras et lui fit opérer une brusque volte-face.

Qu’avait-elle fait au sort pour que chacun, sciemment ou non, s’acharnât à la torturer ?… Une révolte la saisit, et elle murmura entre ses dents :

— J’ai bien le droit, j’espère, de faire élever un mur à la place de cette haie…

Ce mouvement était une telle violence à sa douce nature, que la réaction ne tarda pas. Cécile fondit en larmes. Reine lui prodigua des caresses amicales, tout en gardant assez de tact pour s’abstenir de questionner sa jeune amie sur la cause de ce chagrin subit, après des paroles extraordinaires qui signifiaient pour Reine autre chose que ce qu’elles disaient en réalité. Mais Cécile coupa court à ces conjectures ; gagnée par un besoin d’expansion, elle raconta la péripétie délicate que l’entrée de son amie au salon avait si heureusement interrompue. La contrainte morale qu’elle avait subie à écouter aussi longtemps des sollicitations inutiles, et la contrariété d’une nouvelle lutte avec sa famille sur cette question de son mariage, suffisaient à expliquer ses larmes sans que Cécile allât au bout de sa confidence.

Reine Limet eut une façon originale de juger cet événement.

— Mon père a raison d’affirmer que tout va de guingois en ce bas monde, dit-elle avec sa désinvolture habituelle. Les choses s’agencent à l’inverse de la logique ; les uns courant en vain après ce qui s’offre aux autres en pure perte, ces autres n’en voulant pas. Si l’on s’entendait, comme un chassé croisé arrangerait le pauvre monde ! Ah ! ce n’est pas à moi qu’arriverait cette belle chance de traverser l’Océan, de voir du pays. Il faut qu’elle se présente à vous qui souhaitez rester à Sennecey… Mais je vous ai entendue, observée tout à l’heure, Cécile. Vous combattez votre penchant afin d’obéir à votre famille. Si vous parvenez à le surmonter, je ne vous plaindrai qu’à demi. Votre cousin est un homme bien supérieur à… Ne me tirez pas le bras. Je ne nomme personne ; mais vous ne sauriez vous offenser qu’en dehors de toute comparaison, je trouve votre cousin le plus aimable de tous les maris qu’on puisse souhaiter. Chut ! le voici qui vient nous rejoindre. Si vos yeux n’étaient pas prévenus, ma chère Cécile, vous le jugeriez comme moi ; je regrette — vous allez me trouver bien folle — je regrette qu’un chassé-croisé ne soit de mode qu’à la danse. J’avais prêché d’exemple le jour de notre promenade à Gigny, vous en souvient-il ?

Carloman se tenait à distance par discrétion ; il n’osait pas s’approcher, sans leur aveu, des deux promeneuses qui causaient tout bas, d’un ton confidentiel, mais Cécile l’appela ainsi :

— Mon cousin, venez conter, je vous prie, votre excursion au Niagara à Reine, qui est curieuse de toutes les choses lointaines et qui envie aux oiseaux leurs ailes, tant elle est tourmentée de la passion des voyages.


XXIV

Les jours suivants, les choses prirent un tour singulier. Carloman et Cécile avaient de longs entretiens que Charles n’interrompait point, les trouvant d’un favorable augure. Reine Linet venait chaque après-midi, et si le temps permettait une promenade, les trois jeunes gens sortaient, prenant pour but de leur excursion, soit une des fermes dont Carloman avait hérité, soit l’un des nombreux points de vue qui embellissent les environs de Sennecey. Mme Maudhuy était trop petite marcheuse pour être de ces promenades ; mais la présence de Reine suffisait aux convenances. Cécile retenait son amie à dîner presque chaque soir, et M. Limet venait chercher sa fille vers neuf heures, mais ne prenait congé qu’après avoir fait des frais d’amabilité pour tout le monde et spécialement pour l’Américain. Cette face hilare du notaire n’avait jamais été aussi épanouie que dans ses étonnements, ses admirations au cours des récits que Carloman se plaisait à lui faire sur les choses du Nouveau-Monde. Tous deux s’abordaient avec empressement, semblaient se quitter à regret et se prodiguaient des poignées de main énergiques.

Mme Maudhuy s’était excusée sur son deuil de ne pouvoir accepter ni pour elle ni pour ses enfants les invitations à dîner que M. Limet lui renouvelait avec instances, de semaine en semaine ; moins méticuleux en fait d’étiquette, Carloman n’infligeait pas à son nouvel ami la mortification d’un refus. Il dînait un soir, pour la troisième fois, chez le notaire, lorsque Charles, inquiet de certains symptômes, voulut avoir le cœur net de ses craintes et apprendre de la bouche même de sa sœur où en était l’affaire de son mariage.

— J’ai hâte de m’installer à Paris, dit-il, et comme je sais que les affaires de mon cousin le rappellent, à bref délai, en Amérique, il faut conclure sans tarder. N’est-ce pas aussi l’avis de ma mère ?

Sans être initiée au mot de la situation, elle avait mieux compris que son fils pourquoi Cécile avait pris avec son cousin cette familiarité que donne une affection fraternelle admise aux plus intimes confidences ; mais elle était loin de penser que sa fille eût prié Carloman de lui épargner, de la part des siens, des instances pénibles et l’eût adjuré de renoncer de lui-même au mariage projeté, en lui promettant en retour son amitié reconnaissante. Mme Maudhuy accusait la coquetterie de Reine Limet de tourner la tête à son neveu, et n’eût été la crainte de jeter un mauvais levain dans la sérénité de sa fille, elle eût mis Cécile en garde contre les roueries de son amie. Mme Maudhuy se promettait un plus heureux succès d’une explication avec Carloman, qu’elle connaissait assez pour le savoir esclave d’un engagement pris, et assez ferme de caractère pour s’affranchir d’une distraction déplacée dès qu’on lui en aurait signalé le péril.

— Voilà tout ce que vous trouvez à me répondre, dit Charles à sa mère. Vous soupirez et Cécile rit. Que dois-je augurer de signes aussi contradictoires ?

— Rien de bon, dit Mme Maudhuy, qui fut obligée d’exposer la situation telle qu’elle la voyait se dessiner depuis quelque temps.

— Et voilà ce qui amuse Cécile ! dit Charles irrité. Elle se refuse au mariage que son oncle a préparé pour elle et en faveur duquel il a sans doute fait don à Carloman de cet argent que j’ai inutilement cherché ici. Il avait beau jeu à se moquer de moi, mon cousin, quand il m’a trouvé fouillant les meubles. Il savait à quoi s’en tenir sur le sort de cette réserve de capitaux qui lui a été donnée de la main à la main dans les deux jours qu’il a passés ici avant de venir nous chercher à Paris.

— Ce n’est là qu’une supposition, dit Mme Maudhuy. L’idée de cet argent caché a fait ton tourment, et plutôt que d’avouer que tu t’étais trompé en croyant à son existence, tu préfères en attribuer la possession à ton cousin. Crois-moi, ce trésor, c’est un rêve que tu as fait.

— Je suis sûr que non, et la preuve que Carloman en a été nanti, c’est qu’il ne vend aucune de ses terres et qu’il en laisse la régie à Julien Trassey. Quand je lui ai demandé pourquoi il se résignait aux maigres revenus d’un bien-fonds aussi considérable, il m’a répondu : « J’ai promis à mon oncle, sous certaines conditions, de garder cinq ans les terres qu’il me laisserait, et de ne m’en défaire qu’après ce terme expiré… » Mais c’est là une défaite. Pourquoi ce délai de cinq ans ? et quelles ont été ces conditions secrètes ? Carloman ne raconte que ce qu’il veut et je ne suis pas tenu de le croire à la lettre. S’il laisse dormir un tel capital, c’est qu’il emporte en Amérique des valeurs au moins équivalentes qui ne lui ont été données qu’en faveur de son mariage avec Cécile. Comment expliquer autrement la part illusoire de ma sœur dans le testament ?

Après s’être longtemps appesanti sur ces considérations pécuniaires, Charles en revint à ses questions au sujet du futur mariage. L’avait-on décidé ? Pouvait-on en fixer la date ? Il avait hâte, quant à lui, de quitter ce trou de Sennecey.

Cécile s’arma de courage et dit à son frère :

— Le mariage est avancé en effet, et si je ne me trompe, c’est en ce moment que l’on convient du jour de la cérémonie. Je l’apprendrai tout à l’heure, et des premières, en ma qualité de demoiselle d’honneur.

— Ah ! c’est Reine Limet qui est la fiancée ! s’écria Charles. Je n’avais pas voulu en croire ce bavard de docteur, et tu m’apprends cette nouvelle d’un air triomphant ; décidément, tu veux rester vieille fille ?

— Charles, ceci me regarde.

— Tu cours aux extrêmes, mon fils, dit Mme Maudhuy qui voulait à la fois apaiser le débat et maintenir son droit au retour à Paris. Ce n’est pas la faute de Cécile si son cousin a la tête légère et si les circonstances ont amené ici cette petite rouée de Reine Limet. Je te certifie que ta sœur s’est montrée fort aimable avec Carloman. Mais notre dignité exige que nous approuvions ce mariage sans paraître déçus pour notre compte. Si Cécile a manqué cet établissement, ce n’est pas une raison pour qu’elle envisage sitôt la perspective d’un triste célibat. Dès que nous serons de retour à Paris, la première visite que nous recevrons sera sûrement celle de M. Develt. J’avoue que mes vœux étaient pour lui et non pour Carloman, malgré la parenté. Ton amitié me rend M. Develt plus cher, et Cécile finira par lui tenir compte de sa persévérance.

— Avec quelles lunettes bleues les femmes regardent-elles le monde ! s’écria Charles d’un ton d’âpre raillerie. Les mariages de Paris ne sont pas affaire de sentiment. Comment voulez-vous qu’Albert épouse Cécile maintenant qu’elle a pour tout bien cette bicoque et les intérêts de ses 25.000 fr. pour y subsister ? Albert est un garçon pratique. Il s’est montré persévérant, selon votre expression, tant qu’il a compté que Cécile serait dotée. Je ne lui en veux pas d’avoir changé ses visées depuis que le testament de mon oncle est ouvert, et qu’il sait que la part de Cécile est cette masure et un jardin où il ne pousse pas même des choux. Ne comptez plus sur Albert. Il s’est fait présenter chez un ancien marchand de comestibles qui est flatté de marier sa fille unique avec un haut employé de banque. Albert m’a loyalement écrit ces détails, et je dois être sous peu à Paris, car ce cher garçon compte sur moi pour être un de ses témoins. Il est d’ailleurs sans reproche à notre égard. C’est après avoir appris notre entente avec Carloman qu’il a fait la première démarche auprès de ce commerçant retiré. Vous voyez donc, ma mère, qu’il n’est plus temps de revenir à Paris pour tâcher de renouer avec mon ami. J’ajoute que vos revenus, vos trois mille francs d’une part, et de l’autre l’intérêt du petit capital de Cécile seraient presque de la gêne pour vous à Paris. Le plus sage de beaucoup est de rester ici où vous avez une maison tout installée et où la vie est moins chère. Afin de vous éviter l’ennui d’un voyage, je vous expédierai de notre ancien appartement les meubles et les objets auxquels vous pouvez tenir.

— Tu veux te séparer de ta mère et de ta sœur, Charles ! dit Mme Maudhuy, dont l’accent, le geste et la physionomie suppliaient le jeune homme de montrer moins de dureté.

— Il vient dans la vie un temps où les fils ont besoin de leur indépendance, continua Charles. J’ai vingt-sept ans. Tant que j’ai espéré caser ma sœur, vous établir auprès d’elle, j’ai pris en patience les inconvénients de mon peu de liberté. Mais Cécile prend à tâche de me mécontenter ; et puis la situation est changée, et je n’ai pas gagé de me sacrifier toute ma vie.

— Comme tu voudras, mon fils, murmura Mme Maudhuy. Mais je ne savais pas que nous t’eussions été à charge. C’est pour moi une douloureuse surprise.

— Bonsoir, reprit Charles qui trouvait bon de terminer là parce qu’il avait dit tout ce qui était nécessaire. Bonsoir, je partirai demain puisqu’il ne me reste plus rien à faire ici. Un dernier avis, Cécile ! Je me désintéresse de ton avenir, mais puisque tu as manqué deux mariages, le premier, excellent, le second, superbe, si tu ne veux pas coiffer sainte Catherine, je te conseille de prendre comme pis-aller l’ancien prétendant de Mlle Limet.

— Quelle idée tu as là, mon fils ! dit Mme Maudhuy.

— Julien Trassey aura le droit de trouver Cécile un peu pauvre pour lui, répliqua Charles ironiquement ; mais la gloriole d’épouser une Parisienne le fera passer par-dessus l’exiguïté de la dot : puis la maison Maudhuy doit garder son prestige pour les gens du petit logis, et maître Julien stationne plus souvent que de raison dans sa cour, occupé à regarder nos fenêtres. Enfin il est le régisseur de Carloman, et ce mariage permettrait à Cécile de picorer la succession puisqu’elle n’a pas su en engranger les deux tiers comme elle le pouvait. C’est une revanche à prendre, Cécile ; et après tout, je suis peut-être naïf de te l’indiquer. Il serait possible que tu eusses découragé ton cousin pour te garder à ce manant prétentieux. Un mouvement de sincérité, veux-tu ?

Il regardait sa sœur d’un air provoquant, Cécile se redressa sous l’aiguillon de cette raillerie.

— Je te remercie de ton conseil fraternel, lui dit-elle, mais j’aime mieux rester vieille fille que d’épouser M. Trassey. S’il regarde mes fenêtres, il ne me verra plus du moins dans mon jardin dont je veux garder la libre jouissance. Je ferai appeler des maçons demain pour jeter à bas la haie d’églantiers et construire un mur à la place.


XXV

Il fallut à Mme Maudhuy un pénible apprentissage pour se faire à sa nouvelle vie ; elle y portait la préoccupation de ce que pouvait faire Charles tout seul à Paris, et aussi les regrets amers de leur ancienne existence en famille. Par contre, Cécile montrait une égalité d’humeur qui acceptait sans plainte jusqu’aux réels inconvénients de leur situation mesquine. Mais ce calme n’était que l’apathie du désenchantement.

Dans cette maison silencieuse, les seuls événements étaient l’arrivée des lettres de Paris et de Chicago. Les premières, rares et brèves quand elles étaient de la main de Charles, apportaient un souvenir arraché au Parisien par plusieurs lettres de sa mère exprimant une gradation de tendres inquiétudes au sujet de la prolongation de son silence. Si Mme Maudhuy n’avait appris, par des communications dues à des correspondants amis, que Charles s’était installé rue Laffitte, jouait à la Bourse et passait pour y gagner beaucoup d’argent, elle aurait tout ignoré de son fils dont les billets ne lui apprenaient rien.

Quant aux lettres de Chicago, elles apportaient aux recluses de vives narrations écrites par Reine avec une verve jaillissant de source, et chargées de détails dont M. et Mme Limet étaient avides jusqu’à les venir chercher à la maison Maudhuy. Ils n’avaient pas assez des lettres que leur fille leur adressait, il leur fallait encore ces nouveaux témoignages de son bonheur pour qu’ils se consolassent de l’avoir mariée si vite et si loin.

— Elle vous avait affirmé qu’elle ne ferait pas de confitures à Sennecey, dit Cécile à Mme Limet, un soir de février que celle-ci était venue savourer la lecture d’une lettre de Reine.

Mme Limet fit un signe à Mme Maudhuy qui tricotait au coin du feu et qui répondit par un signe d’assentiment.

— Et vous, mademoiselle Cécile, continua la femme du notaire, vous vous résignez donc à ce qui était le cauchemar de ma fille ? Vous ne vous ennuyez pas à Sennecey ?

— J’y suis auprès de ma mère, Madame, répondit Cécile avec cette douce gravité qui, peu à peu, avait remplacé dans son attitude et jusque dans le son de sa voix la grâce légère de la jeune fille.

Cécile était femme désormais, après la crise morale qu’elle avait traversée. Elle y avait cruellement fait le décompte de ce que valent les sentiments humains et apprécié le bas alliage qu’y apportent les intérêts matériels. Elle y avait perdu des illusions et gagné cette sainte haine de l’égoïsme et de la cupidité qui est la seule vengeance des âmes nobles contre les déceptions qu’on leur a infligées. Elle détestait l’argent et les lâchetés qu’il fait commettre, et trouvait que, par trop s’aimer, l’égoïste agit contre son propre bonheur ; mais si elle allait jusqu’à l’indignation contre ces vices, elle s’abstenait de condamner ceux qui en étaient atteints. Ne devait-on pas les plaindre plutôt ? et la pitié envers des êtres diminués de leur valeur morale par de telles vilenies n’est-elle pas plus juste que le mépris ?

Cécile plaignait donc son frère d’avoir secoué ce joug si doux de la tendresse maternelle pour se livrer sans contrôle et sans charges de famille à ces plaisirs dont la médiocrité de sa fortune l’avait longtemps sevré ; elle avait aussi de la commisération pour Albert Develt qui faisait de son mariage une question de chiffres ; enfin il n’était pas jusqu’à Julien Trassey pour lequel la jeune fille n’éprouvât de la pitié ; mais c’était par un effort sur elle-même qu’elle s’arrêtait à ce sentiment à son égard. Elle avait peine à pardonner à Julien l’illusion qu’il lui avait faite d’un caractère supérieur. Pourtant son indignation première s’était apaisée peu à peu et tout en considérant comme à jamais rompu entre elle et ce jeune homme ce lien délicat qu’y avait noué leur intimité fraternelle auprès de l’oncle Carloman, elle avait tâché de s’ôter de l’âme ce poids accablant de la rancune ; elle avait même cherché des raisons valables à cette intrusion nocturne dont le hasard l’avait rendue témoin.

Dans leur dernière entrevue, au musée du petit logis, Julien avait hésité à lui confier quelque chose. Elle l’avait arrêté, croyant comprendre à l’effort du jeune homme pour surmonter sa timidité, devinant à sa pâleur, à l’émotion de sa voix qu’il s’enhardissait jusqu’à un aveu, pour lequel il s’autorisait de l’assentiment de son parrain. Mais si Cécile s’était trompée ? Si Julien avait hésité simplement à lui emprunter ces deux volumes de Chomel ?…

Non, Cécile avait beau s’ingénier à trouver un rapport entre ces deux faits : il n’y en avait pas. Aux derniers moments de sa vie, l’oncle Carloman n’avait pu recommander à son filleul une chose aussi insignifiante que l’emprunt d’un dictionnaire, et l’eût-il fait, c’était une demande si aisée à adresser à l’héritière qu’il n’y avait pas à hésiter pour la formuler… En s’emparant de ces deux bouquins, Julien avait obéi à cette manie de collectionneur qui s’approprie ce qu’elle convoite. Lors de cette visite au petit logis, n’avait-il pas dit à Cécile que sauf le fonds de curiosités acquis par lui en bloc en même temps que les nouveaux meubles de la maison Maudhuy, le reste de sa collection ne lui avait presque rien coûté ? Il l’avait obtenu par voie d’échange, parfois même en demandant à des gens peu soucieux des objets antiques en leur possession de vouloir bien les lui céder. Cette dernière fois, il s’était dispensé de cette unique cérémonie. Il avait dans sa bibliothèque deux in-folio de plus ; mais il les avait payés trop cher en les acquérant au prix du dédain de Cécile, s’il était vrai qu’il fût triste et souffrant depuis le commencement de l’hiver, comme Mme Limet le disait parfois à Mme Maudhuy.

Cécile n’avait pas mis à exécution son projet d’isoler le petit logis par la construction d’un mur mitoyen ; ce n’avait pas été sans un grand regret de ne pouvoir exprimer ainsi par une image visible la séparation accomplie entre elle et les Trassey. Elle avait dû céder aux représentations du notaire que Mme Maudhuy avait appelé à juger si les droits de propriété de sa fille s’étendaient jusqu’à changer l’état actuel des lieux par l’édification d’un mur.

— Mlle Cécile a ce droit sans conteste, avait répondu M. Limet ; pourtant cette manifestation serait d’une telle malveillance à l’égard des Trassey que je crois pouvoir assurer que ce serait le signal de leur départ. Ils m’ont dit souvent qu’ils renonceraient à la jouissance du petit logis s’ils pensaient y être supportés avec ennui. Or, ces braves gens n’ont pas mérité cet affront, à mon sens.

Mme Maudhuy s’était associée à cette manière de voir, et Cécile même avait trouvé cruel de chasser Mme Trassey. Mais les convenances admettant qu’on ne laissât pas subsister de communications intérieures entre les deux habitations, un treillage haut de trois mètres avait été dressé devant la haie d’églantiers, et le lierre planté au pied devant mettre des années à le tapisser du bas en haut, Cécile avait fait poser au-devant un rideau d’assez grands troënes. Sans faire d’affront aux Trassey, l’on était chez soi désormais.

Unique confidente des ennuis de Mme Maudhuy, Mme Limet aurait souhaité que la solitude de la mère et de la fille fût animée par de petites réceptions du soir semblables à celles d’autrefois, et ces gestes qu’elles échangeaient avaient trait à ce projet convenu entre elles et qu’il s’agissait de faire adopter par Cécile.

— Nous sommes, dit la femme du notaire, quatre ou cinq familles à Sennecey qui reprendrions volontiers ici le cours des soirées intimes inaugurées pendant la convalescence de M. Maudhuy. Votre retraite absolue est insoutenable. Mme votre mère, Cécile, dépérit à se creuser le cœur dans son idée fixe de regrets parisiens ; vous-même, vous ne ressemblez plus à ce que vous étiez autrefois. Vous ne portez pas seulement le deuil sur vos vêtements, vous l’avez sur le visage. Il faut vous arracher à vous-même, vous distraire, et que voulez-vous que nous vous offrions à cet effet, nous autres gens de Sennecey, si ce n’est notre compagnie ? Si elle n’est pas brillante, elle aura au moins le mérite de rompre votre long tête-à-tête.

— Mais, Madame, vos visites nous font le plus grand plaisir, répondit Cécile. Le mariage de Reine avec mon cousin établit entre nous une quasi-parenté à laquelle j’attribue votre intérêt pour moi, dont je vous suis reconnaissante.

— Voilà comment elle est devenue, dit Mme Maudhuy en hochant la tête. Vous n’obtiendrez pas d’elle une réponse précise, elle esquivera vos instances par un beau compliment.

— Mère, dit la jeune fille, en s’asseyant aux pieds de Mme Maudhuy, notre tête-à-tête te fatigue ? Je ne te suffis pas ?… Mais pourquoi n’ouvres-tu pas en ce cas ta maison aux personnes qu’il te serait agréable de recevoir ?

— Cette maison t’appartient, ma fille, répondit Mme Maudhuy avec l’amertume d’un cœur maternel blessé. Je ne veux pas m’exposer à t’entendre me le rappeler. Ton frère m’a prouvé que les droits d’une mère ne sont pas imprescriptibles.

— Ah ! mère, s’écria la jeune fille qui entoura de ses bras les épaules de Mme Maudhuy, par quoi ai-je pu mériter ce doute de mon respect ? Cette maison est la tienne et je n’y réclame pour moi que le droit de t’obéir.

Mme Limet partit, toute fière de sa victoire obtenue, et le lendemain soir vers huit heures, le salon Maudhuy offrait l’animation des anciens jours. Une douzaine de personnes y étaient rassemblées et la nouveauté de se retrouver là était si grande que les compliments sur ce sujet n’étaient pas encore épuisés quand la porte du salon s’ouvrit pour laisser entrer Mme Trassey au bras de son fils.

On les avait donc invités ? Ah ! pourquoi Cécile ne l’avait-elle pas prévu ? Pourquoi une délicate pudeur l’avait-elle empêchée de révéler à sa mère le larcin dont cet homme s’était rendu coupable ? Justement Mme Maudhuy serrait les deux mains de Mme Trassey et s’excusait de ne l’avoir pas prévenue dans sa visite. Si Mme Trassey n’eût pas été la mère de Julien, Cécile aurait renchéri sur ces témoignages d’estime ; elle avait vu à l’œuvre le dévouement de cette digne femme et apprécié son mérite modeste ; mais comment honorer Mme Trassey sans favoriser son fils ? Il était là qui s’autorisait de ce bon accueil pour regarder la jeune fille avec une expression qui la choquait, et dans les quelques mots par lesquels il l’aborda, Cécile trouva un grief du même genre. Il se figurait donc que l’observance rigoureuse du deuil avait seule interrompu leurs relations, et il croyait pouvoir reprendre le ton d’autrefois en l’accentuant d’une émotion que sa réserve avait su mieux dissimuler jadis… Ah ! Cécile saurait arrêter ces démonstrations qui déjà crispaient d’un malin sourire les lèvres de M. Cruzillat et lui faisaient cligner de l’œil en frôlant le coude du notaire.

Entravée par la politesse obligée d’une maîtresse de maison, la froideur de Cécile n’était sans doute pas assez significative pour Julien, car il resta près d’elle pendant la plus grande partie de la soirée, la suivant quand elle changeait de place, non pas avec une hâte trop affichée, mais après une série d’arrêts et de bouts de causerie dans les groupes qui les séparaient. Cette instance animait peu à peu Cécile et lui inspirait cette colère farouche qui porte les jeunes âmes aux résolutions extrêmes. Elle n’avait qu’une pensée : chasser cet homme de sa maison. Mais comment y réussir sans esclandre, et surtout sans que rien de cet éclat ne retombât sur Mme Trassey ?… Non, elle supporterait pas plus longtemps la présence de Julien qui lui était un supplice.

On priait Cécile de faire un peu de musique. Elle ne pouvait s’excuser sur son deuil déjà ancien de plusieurs mois, puisqu’on savait à Sennecey que la musique était la distraction des soirées solitaires que la mère et la fille avaient passées jusque-là. Quand Cécile eut cédé à la prière générale, elle retrouva près du piano l’inévitable Julien qui n’avait pas négligé ce nouveau moyen de se rapprocher d’elle : il allumait les bougies et dressait le pupitre. La jeune fille lui dit, d’un filet de voix passant entre ses dents serrées :

— C’est encore vous, Monsieur !

Il était resté debout, accoudé à l’angle du piano. Quand elle releva la tête après un prélude orageux, son regard plongea dans les grands yeux bleus de Julien, tout grands ouverts, et où flottait une expression de surprise et de doux reproche.

Mais Julien n’était plus l’homme d’autrefois, dont la timidité enchaînait les expansions. Se voyant bravé, menacé par l’œil noir de Cécile dont la caresse veloutée avait fait place à la dureté fulgurante du jais, il se pencha vers elle et lui dit tout bas :

— Nous étions meilleurs amis l’été dernier, Mademoiselle. Pourquoi ce changement ? Suis-je indiscret en vous demandant s’il vous est imposé ?

Avant d’ouvrir son cahier de musique, Cécile tourna la tête en arrière afin de s’assurer de la sécurité de leur tête-à-tête, puis elle répondit à Julien :

— Veuillez vous rapprocher pour tourner mes pages. Nous nous expliquerons plus aisément.

Ce fut ainsi, elle jouant à grand renfort de pédales un morceau à effet qui partait de lui-même sous ses doigts, lui, debout à sa droite, assez près d’elle pour frôler ses vêtements, qu’ils échangèrent un dialogue aussi incisif qu’un duel. Mais c’était un duel où un seul adversaire frappait ; où l’autre, sans même se défendre, recevait tous les coups.

Cécile débuta par cette réponse à la question de Julien :

— Je suis majeure, Monsieur, et personne ne m’impose plus rien. Ma mère a la bonne volonté de me livrer à mon propre discernement.

— Que vous ai-je donc fait ?

— À moi ?

Ce mot de Cécile fut lancé sur un point d’orgue qui l’accentua comme un cri de fière négation. Ce simple mot annulait tout le passé de muette entente de leurs deux cœurs, et comme si Cécile n’avait pas trouvé suffisant le dédain de cette exclamation, elle ajouta dès que ses mains eurent recommencé à courir sur le clavier en triolets sonores :

— À moi ? Je n’ai pas à vous l’apprendre si vous ne vous en doutez pas vous-même. D’ailleurs on prétend que la sympathie ne s’explique pas. Il doit en être de même de son… contraire.

— Comment faut-il comprendre ceci ? demanda Julien qui, tout en tournant une page de musique, tenta de joindre à la supplication douloureuse de cette question celle de son regard ; mais la jeune fille broyait le clavier de ses mains nerveuses dont le mouvement enfonçait les touches par envolées rapides, et elle tenait sa tête baissée.

— Il n’y a pas deux façons de le comprendre, répliqua-t-elle.

— Ainsi… – Il hésita une minute avant de prononcer lui même son arrêt — ainsi je vous suis antipathique ?

Cette fois, elle brava son regard, et à demi-tournée vers lui, le toisant de bas en haut avec dédain, elle répondit :

— Au delà de toute expression.

Ah ! comme elle le faisait souffrir ! Mais ce n’était pas sans souffrir elle-même.

Il avait reculé d’un pas en recevant cet aveu cruel et sa main droite qui tenait le coin de la feuille de musique, y creusait une empreinte en faisant saillir par un tremblement involontaire le milieu de la page ; ce fut d’une voix éteinte qu’il murmura :

— C’est m’apprendre que j’ai eu tort de venir ce soir. Vous ne serez plus importunée de mes assiduités, Mademoiselle, et malgré votre rigueur, je vous sais gré de cette franchise. Elle prouve quelque estime de mon caractère.

Que ces derniers mots arrivaient mal, juste au moment où, navrée de sa propre dureté, Cécile sentait faiblir sa résolution ; mais elle la retrouva tout entière, se rappela qu’elle n’avait exécuté que la moitié de son projet et reprit ainsi :

— Puisque vous me reconnaissez le droit d’être franche, j’ajoute que je serais désolée si Mme Trassey cessait de voir ma mère et moi.

— Ainsi, votre antipathie m’est absolument personnelle ? dit Julien qui rattachait ce traitement cruel à quelque prévention suggérée à la jeune fille contre sa mère et lui.

— Monsieur, ne m’obligez pas à répéter des vérités désagréables. Vous ne serez pas privé en n’accompagnant pas Mme Trassey quand elle viendra le soir. Ici même autrefois vous demandiez aux livres votre plaisir de la soirée ; vous ne vous ennuierez pas de les lire chez vous, ces chers livres.

Ce dernier mot expira sur les lèvres de Cécile avec la tenue de l’accord final.


XXVI

Mme Trassey vint seule à la réunion suivante et quand on s’informa auprès d’elle des motifs de l’absence de son fils, elle répondit qu’il était retenu par un règlement de comptes à envoyer à Chicago. La semaine suivante, elle paya d’une autre défaite les curiosités amicales ; mais comme Julien ne pouvait se résoudre à renoncer à toute occasion de rencontrer Cécile, il allait chez M. Limet et dans les autres maisons où tournait le cercle des soirées d’hiver ; il devint évident pour tout le monde qu’il répugnait seulement à se retrouver dans la maison Maudhuy.

La malignité provinciale, qui ne perd aucune occasion d’épiloguer sur les faits et gestes de chacun, s’exerça au sujet de cette particularité. Pour les uns, Julien Trassey lésé dans son espoir d’un legs considérable souffrait de se revoir en qualité d’invité dans ce salon Maudhuy qu’il avait autrefois transformé, embelli, avec une passion de futur propriétaire. Pour d’autres, Julien boudait Mme Maudhuy et Cécile qui avaient ménagé le mariage de Reine Limet avec Carloman. L’explication du docteur Cruzillat était celle qui s’approchait le plus de la vérité. Il racontait de bouche à oreille, en grand mystère, que Julien était épris de Cécile, mais que la jeune fille et sa mère le tenaient à distance, ne pouvant se résoudre à une alliance aussi médiocre au point de vue de la fortune, elles qui pendant des années avaient espéré jouir d’une grande aisance après la mort du vieil oncle de Sennecey. La tristesse des dames Maudhuy trahissait leur désappointement à cet égard ; mais elles n’avaient pas la sagesse de baisser leurs visées, et si elles ne se ravisaient, Cécile vieillirait fille et sa mère succomberait peu à peu à cette maladie noire qu’elle affublait du nom de gastrite nerveuse et à laquelle le docteur donnait le nom peu médical d’héritage manqué.

Il avait percé quelque chose dans Sennecey du Wéchet inexplicable constaté dans l’actif de la succession Maudhuy, et les commentaires s’étaient exercés aussi sur ce point. L’opinion générale était que le neveu d’Amérique, contrairement aux traditions reçues, avait bénéficié de ces capitaux dont nulle trace ne s’était trouvée dans les papiers du défunt, mais à l’existence desquels le plus simple calcul de l’avoir et des dépenses de feu M. Maudhuy faisait croire. Le notaire assurait bien que son gendre n’avait rien reçu en dehors de son legs ostensible, mais quel beau-père eût répondu autrement ? Les recherches opérées par Charles dans la maison avaient été sues et l’opinion publique, peu favorable à ce Parisien gourmé, s’était malignement réjouie de l’insuccès de ses fouilles. Mais on blâmait le vieux M. Maudhuy d’avoir disposé de ses économies en faveur de son autre neveu, au lieu de les léguer à sa nièce. D’autres répliquaient que l’oncle comptait marier Carloman et Cécile et que cette précaution de donner ces capitaux à celui-ci plutôt qu’à celle-là provenait de la crainte, souvent exprimée par lui, que ses économies ne se fondissent en quelques coups de bourse dans les mains du frère de Cécile. Mais puisque l’Américain avait préféré Reine Limet à sa cousine, il aurait dû restituer à celle-ci ce don conditionnel de leur mariage. Et les bonnes langues de Sennecey daubaient sur l’étranger.

Aucun de ces propos n’arrivait aux oreilles des intéressés qui auraient pu réfuter quelques-unes de ces assertions. Le seul événement de l’hiver pour les dames Maudhuy fut le rapport que leur fit M. Limet de la situation de Charles. Le notaire venait de faire à Paris un court voyage nécessité par les intérêts commerciaux de son gendre.

— Votre fils, dit-il à Mme Maudhuy, est en passe de devenir, non pas millionnaire — il a bien ri de cette humble qualification qui m’a échappé devant son luxe — mais riche à millions. Son appartement de garçon est établi tout à fait à la grande, avec tapis dès l’antichambre qui est meublée d’un valet habillé comme un ministre. Mes yeux papillotaient devant tout ce que j’ai vu chez lui de tableaux et autres bibelots coûteux, sans parler des tentures et des meubles de haute fantaisie. Et, s’il vous plaît, son coupé l’attendait à la porte.

— Mais il se ruine, dit Mme Maudhuy. Sa part d’héritage ne suffira pas à lui faire longtemps mener ce train-là.

— Je vous avoue, Madame, que cette impression a été la mienne d’abord, mais votre fils m’a détrompé au cours du déjeuner qu’il m’a offert au café de Paris. Oh ! c’est un habile gaillard que Charles ; il m’a expliqué les mystères de la hausse et de la baisse qui décuplent ses capitaux de mois en mois. tout cela était clair au moment où il me le démontrait ; mais ne me demandez pas le fin mot de ces sorcelleries de bourse ; je suis retombé dans mon ignorance première après avoir quitté votre fils. En résumé, contentez-vous de savoir qu’il gagne des sommes folles, et que telle liquidation de quinzaine lui vaut un coup de filet de cent mille francs.

— Vous a-t-il parlé de nous ? demanda Mme Maudhuy.

— Sans doute, Madame, sans doute, répondit le notaire en raffermissant sa voix pour donner plus de poids à son affirmation, Je lui ai dit que vous êtes bien seules ici, et toujours un peu tristes.

— Eh bien ?

M. Limet ne pouvait apprendre à cette mère affligée que Charles avait laissé tomber ce sujet sans trouver un mot du cœur pour les siens, et qu’il en était revenu à faire piaffer sa vanité d’homme d’argent. Le notaire paya d’une banalité plus consolante la sollicitude de la mère délaissée et répondit à ses questions sur la santé de Charles :

— Oh ! il se porte bien, en homme à qui tout réussit. Il se plaint seulement de fortes migraines qu’il attribue à la tension d’esprit qu’exige le jeu de bourse tel qu’il le pratique. Passer sa vie dans une alternative de gain ou de perte énorme, porte en effet sur les nerfs, et je perdrais le sommeil pour ma part, à cette chance perpétuelle de quitte ou double. Mais je ne suis qu’un bonhomme, moi, qu’un notaire de petite bourgade, et ce que je ne pourrais supporter est l’atmosphère naturelle de votre fils. Je m’explique pourtant qu’il faille pour contrepoids à de telles chances de bascule ces distractions parisiennes qui portent à la tête à la manière des parfums trop forts, qui étourdissent la sensation intense des risques à courir.

Ces nouvelles inspiraient à Mme Maudhuy le désir d’aller à Paris tenter de réveiller chez son fils le sentiment de la famille ; Cécile lui disait que c’était aller chercher un nouveau chagrin. Charles avait trop longtemps aspiré à la vie qu’il menait pour se restreindre à de plus modestes horizons. Toutes leurs causeries sur ce sujet aboutissaient à cette exclamation de Mme Maudhuy :

— Ah ! nous devons notre malheur à cet héritage que je maudis cent fois le jour.

Cécile ne s’associait pas à cette réprobation ; malgré tout, elle était reconnaissante à son oncle de l’humble lot qu’il lui avait légué et à mesure que le printemps faisait reverdir le jardin, les premières fleurs étaient portées en tribut par elle dans la chapelle du caveau où reposaient côte à côte son oncle et son père.

Ce désir de revoir Charles devint une telle obsession pour l’esprit de Mme Maudhuy qu’elle finit par en perdre l’appétit et le sommeil.

— Madame, lui disait le docteur Cruzillat, il faut contenter votre sollicitude maternelle, sous peine d’une vraie maladie de langueur. Un changement d’air fera du bien aussi à Mlle Cécile qui se morfond dans un sérieux peu séant à son âge.

Mais Cécile répugnait à retourner à Paris, même pour peu de temps ; elle s’était donné de ces devoirs qui sont pour les âmes souffrantes un dérivatif à leurs peines, et de ces menus goûts qui essaient de tenir lieu du bonheur manqué : elle visitait les malades, donnait des leçons de lecture et de couture aux fillettes pauvres, et se livrait à la culture des fleurs.

À son âge elle pouvait rester seule avec la vieille Nannette dans sa maison où elle ne recevrait d’autre visite que celle de Mme Limet pendant la huitaine que sa mère comptait consacrer à son voyage. Une objection tirée de l’hospitalité que Mme Maudhuy allait recevoir dans la famille Langeron aidait la jeune fille à l’adoption de son plan.

Les Langeron n’avaient qu’une chambre d’amis, et bien qu’ils priassent depuis longtemps Mme Maudhuy et Cécile de venir passer un mois chez eux il ne fallait pas abuser de leurs offres au point d’accepter, comme Mme Langeron le proposait, qu’une de ses filles allât loger chez sa grand’mère pour donner une seconde chambre à Cécile.

Cécile l’emporta. Mme Maudhuy partit seule. Le lendemain, la jeune fille était assise sous la charmille et s’occupait à coudre une layette pour une femme de Beaumont dénuée de ressources, lorsqu’elle vit venir à elle Mme Trassey par l’allée du parterre. Sachant sa jeune maîtresse au jardin, Nannette avait laissé entrer cette visiteuse inattendue.

Cécile lui fit bon accueil ; elle devait cet hommage à la mémoire de son oncle et il ne lui coûtait aucun effort, Mme Trassey lui inspirant une estime respectueuse. Mais après un entretien où la cordialité était égale des deux parts, la visiteuse se mit à faire l’éloge de son fils. Cécile écouta d’abord en silence, et finit par interrompre Mme Trassey en lui demandant son avis sur la coupe d’un petit bonnet.

Mme Trassey retailla l’étoffe avec une sûreté de main qui attestait sa compétence, mais elle ne voulut pas comprendre le sens de cet incident, car après avoir rassemblé sous la morsure d’une épingle les trois pièces rectifiées du bonnet, elle dit à Cécile :

— Qu’avez-vous contre mon fils ? Oh ! vous pouvez me le confier, et je vous en prie en grâce. Pour que vous, qui êtes l’aménité même, vous l’ayiez traité si durement, il faut qu’il soit coupable, à son insu, d’un tort grave à votre égard. Mais vous êtes trop équitable pour laisser un pauvre garçon sous le coup d’une condamnation dont il ignore les motifs. Que vous a-t-il fait ? De quoi doit-il se justifier ?

Cécile se serait volontiers jetée dans les bras de Mme Trassey pour la remercier de cette ouverture. Puisque Julien ne craignait pas de provoquer un éclaircissement, c’est qu’il y avait une explication valable au larcin des deux in-folio. Mais la jeune fille se contint pour répondre avec froideur :

— Si M. Trassey peut m’apprendre ce qu’est devenu le dictionnaire de Chomel que j’ai encore vu dans la chambre de mon oncle la nuit de sa dernière veillée mortuaire, je suis prête à lui demander pardon de la méchante humeur que je lui ai manifestée.

— Un dictionnaire ! fit Mme Trassey dont les yeux s’arrondissaient de surprise.

Évidemment, elle ignorait tout et s’était attendue à tout autre chose qu’à cette révélation portant sur un objet aussi peu important.

— Oui, Madame, un dictionnaire qui m’appartient comme le prouve ma signature au revers blanc de la garde du premier volume.

— Et c’est à la disparition de ce dictionnaire que tient votre antipathie contre mon fils ? En vérité, je ne comprends pas ! dit Mme Trassey.

— Ne cherchez pas à comprendre, reprit Cécile qui eut compassion de cette mère à qui elle ne voulait pas infliger la honte de savoir son fils coupable d’une bassesse. M. Trassey saura, lui, de quoi il s’agit entre nous.

— Écoutez, il est au petit logis qui m’attend dans l’anxiété. J’y vais et je reviens à l’instant vous apporter sa justification. Ah ! jeunes têtes, c’est donc à propos d’une insignifiance, de quelque querelle de mots que vous vous boudez contre vous-mêmes !

Mme Trassey avait pris le bras de Cécile qu’elle serrait contre sa poitrine en revenant vers la maison ; elle entraînait la jeune fille de son pas vif qui avait hâte de courir à la réconciliation pressentie. Son dernier mot, contre lequel Cécile n’aurait pas osé protester, retentissait encore aux oreilles de la jeune fille ; elle ne voulait pas regarder Mme Trassey ; elle sentait assez peser sur elle ce doux sourire maternel qui se croyait sûr de se communiquer.

Ce ne fut pas un moment, mais près d’une heure que dura le séjour de Mme Trassey au petit logis. Cécile qui l’avait attendue d’abord dans le vestibule, avait ensuite erré par le salon, puis ne sachant s’y tenir en place, elle était entrée dans la chambre du rez-de-chaussée afin de chercher dans la vue du portrait de l’oncle Carloman un soulagement à cette lutte qui lui déchirait le cœur.

Ce portrait dont les yeux la regardaient avait une expression sévère. L’oncle Carloman semblait demander compte à Cécile de tant de cruauté envers son filleul, et la jeune fille doutait de son droit à maltraiter Julien, lorsque Mme Trassey entra les yeux rouges et baissés, le teint plus pale que de coutume.

Cécile qui accourait vers elle en entendant s’ouvrir la porte, s’arrêta en chemin.

— Mademoiselle, dit Mme Trassey, mon fils a le regret de ne pouvoir vous renseigner au sujet de ce livre.

Cécile retrouva l’amertume de ses soupçons pour répondre aussitôt :

— M. Trassey insiste-t-il encore pour savoir à quoi tient mon… antipathie contre lui ?

— Non, reprit la mère, mais devant le portrait de cet homme de bien que vous regardiez là, et dont la mémoire est un culte pour nous, je vous atteste, Mademoiselle, que vous êtes injuste envers Julien. Ah ! j’en dis trop et plus que mon fils ne le veut. Je serai désormais aussi fière que lui et nous ne vous importunerons plus.

Une crainte saisit Cécile, la crainte de voir Mme Trassey quitter le petit logis. Elle ne voulait pas que cette digne femme abandonnât cet asile en lui laissant, à elle, l’odieux de l’en avoir chassée. Elle prit les deux mains de Mme Trassey et ne retenant plus ses larmes, elle lui dit :

— Mais vous resterez au petit logis, Madame ? Je n’aurais plus un moment de paix intérieure si vous le quittiez. Je croirais avoir manqué à la mémoire de mon oncle. J’en garderais un vrai remords. Oh ! je vous en supplie, ne vous en allez pas.

Elles pleurèrent ensemble, sans pouvoir échanger d’autre explication ; seulement Mme Trassey levait de temps à autre ses yeux brillants de larmes vers le portrait de l’oncle Carloman et murmurait tout bas :

— Pauvre monsieur Maudhuy, si vous aviez pu prévoir…


XXVII

Le cinquième jour après son départ, Mme Maudhuy arriva à Sennecey où sa fille ne l’attendait pas si tôt. Elle revenait de Paris, vieillie, brisée, et ses premiers mots à Cécile, en l’embrassant, furent :

— Je n’ai plus que toi au monde ; tu es ma seule famille.

Charles avait mal accueilli sa mère ; Charles, tout bouffi de l’importance que lui donnait sa fortune aléatoire, n’avait pas même observé ce respect de convention que le caractère maternel impose aux plus égoïstes. Sa vanité de parvenu avait souffert d’entendre annoncer comme sa mère par ses domestiques si bien stylés, cette dame vêtue d’un deuil très simple, à coupe provinciale. Avant tout autre chose, il avait reproché à Mme Maudhuy de s’être présentée chez lui sous cette mise mesquine et lui avait offert, d’un geste protecteur, de quoi s’enharnacher de façon à lui faire honneur à sa seconde visite. Tout avait été à l’avenant de ce détail que Mme Maudhuy racontait à sa fille, en ajoutant qu’elle ne s’était pas crue elle-même, et qu’il lui avait fallu trois épreuves du même genre avant de reconnaître que Charles était perdu pour les siens.

Le seul bienfait pour Mme Maudhuy de ce voyage à Paris fut de lui faire apprécier sa modeste existence de Sennecey et le dévouement de sa fille. Elle aurait voulu détourner sa pensée de ce fils ingrat qui les abandonnait ; et elle ne poursuivait plus Charles de ses lettres pour en obtenir de loin en loin un signe de vie. Trop bonne mère pour en vouloir à son fils, elle déplorait le vice de son cœur et sa seule espérance était qu’un échec à cette fortune bâtie en l’air lui inspirerait des réflexions salutaires et l’arracherait à son tourbillon.

C’était là son unique sujet d’entretien avec Cécile. La monotonie de leur existence était celle de ces lacs à surface unie, dont le fond recèle des gouffres et des récifs aigus.

Chacun s’étonnait à Sennecey que Mme Maudhuy restât absorbée dans ses préoccupations au sujet de son fils et ne s’inquiétât pas d’établir sa fille qui allait atteindre bientôt ses vingt-deux ans. Quelques amies suggéraient à Mme Maudhuy des avis sur ce point, lui indiquaient, à Sennecey et aux environs, les noms des quelques jeunes gens en rapport d’âge et de fortune avec sa fille ; mais elle leur répondait :

— Cécile n’est pas pressée de se marier.

Et elle retombait dans ses redites plaintives au sujet de son fils.

Des Trassey, il n’en était plus question dans ces projets architecturés en l’air par d’officieuses commères. Il était de notoriété publique que Julien abandonnait ces habitudes laborieuses qui lui avaient valu sa bonne renommée. Ce n’est pas que la morale eût rien à reprendre dans le goût des voyages qui s’était emparé de ce jeune homme ; mais il était évident que profiter des moindres intervalles des soucis de régie pour aller à Lyon, en Suisse et jusqu’en Lombardie, indiquait chez Julien Trassey tout autre chose que l’intention de se fixer dans son ménage. D’ailleurs, il parlait de résigner la régie des biens de Carloman Maudhuy, et l’on savait qu’il n’avait consenti à l’exercer jusqu’à la fin de l’année que sur la promesse formelle du propriétaire de venir en France à cette époque recevoir lui-même les comptes de son régisseur.

Les Américains continuaient d’écrire à Cécile, et à propos de cette résolution de Julien Trassey, la jeune fille avait reçu de Reine une lettre très vive dans laquelle celle-ci l’accusait de caprice envers Julien. Reine terminait par ces mots :

« Puisque vous en êtes encore à jouer Les deux Timides, je vois qu’il vous faudra un interprète à chacun pour parvenir à vous entendre. Carloman et moi, nous sommes décidés à prendre ce rôle. Ce sera de la part de mon mari un intérêt bien entendu et un bon office de parent à vous rendre ; de ma part, à moi, ce sera un devoir de gratitude à remplir. Ne vous dois-je pas mon bonheur ? »

Cécile déchirait les lettres qui contenaient des allusions de ce genre. À quoi bon conserver ces témoignages d’une amitié qui s’abusait ? Ils étaient heureux, grâce à elle ? Tant mieux. Sa vie avait donc un sens : si elle ne lui servait à rien personnellement, elle avait pu quelque chose pour le bonheur d’autrui. Voilà ce que Cécile se répétait aux jours noirs où s’affaisse le courage.

Une épreuve du moins lui était épargnée : Julien la fuyait désormais, et c’était pour elle un soulagement de pouvoir ensevelir ses souvenirs dans la monotonie de son existence, sans ces brusques réveils des rencontres fortuites.

Un jour d’automne cependant Julien vint à la maison Maudhuy ; mais c’était dans des circonstances si graves que Cécile ne vit plus en lui que le filleul de l’oncle Carloman.

Ce jour-là, une lettre de Paris était venue foudroyer Mme Maudhuy. Cette lettre était d’Albert Develt, resté l’ami de Charles, bien que ne l’ayant pas suivi dans sa course effrénée aux gains de Bourse. Maintenu dans des limites restreintes par son contrat de mariage, Albert Develt devait à la prudence des parents de sa femme de n’avoir pu risquer sa dot dans la spéculation, et il était resté dans sa maison de banque quand son ami l’avait quittée pour se lancer dans le champ libre du marché de l’argent.

Dans cette lettre, où Albert Develt ne négligeait pas de vanter sa propre sagesse, il annonçait à Mme Maudhuy que des pertes successives subies depuis deux mois avaient altéré la raison de Charles. À la suite de quelques jours de divagations, Charles avait fait scandale sur les marches mêmes de la Bourse, sous le coup d’un véritable transport au cerveau. Les agents de police avaient dû lutter contre ce furieux pour protéger ceux qu’il voulait frapper, parce qu’il les accusait de sa ruine. Le pauvre Charles avait été transporté d’office à l’asile Sainte-Anne. Le lendemain, Albert Develt s’y était présenté et n’avait pas été admis à voir son ami qui délirait encore. Il prévenait donc la famille de ce triste accident et se mettait à la disposition de Mme Maudhuy pour les démarches à faire, en ne négligeant pas toutefois de déplorer que la plus grande partie de son temps fût occupée.

La pauvre mère passa par une série d’évanouissements après avoir lu cette lettre où le malheur de son fils lui était appris sans ménagement. Cécile dut faire coucher sa mère, et envoya chercher en même temps M. Cruzillat et M. Limet. Pendant que le docteur était auprès de Mme Maudhuy, la jeune fille descendit au salon pour s’entendre avec le notaire. Ne fallait-il pas à la fois s’occuper de la santé de Mme Maudhuy, et des devoirs qui restaient envers le malheureux Charles.

Le notaire savait déjà en somme de quoi il s’agissait. Mme Maudhuy avait parlé, dans les crises nerveuses qu’avaient entrecoupées ses syncopes, et la vieille Nannette ne s’était pas crue indiscrète en annonçant à M. Limet qu’on l’envoyait quérir parce que « le jeune monsieur était devenu fou. »

— Je conçois, dit le notaire à Cécile, qu’il vous soit impossible de quitter votre mère dans l’état où elle se trouve. Même à vous deux, que feriez-vous là-bas ? Des femmes ne sont pas propres à mener de telles affaires. Je m’offrirais volontiers à faire le voyage ; mais, outre que je ne puis quitter mon étude, mon clerc étant malade depuis une huitaine, il s’est offert pour me remplacer quelqu’un de plus jeune que moi et qui saura mieux se débrouiller dans ce Paris où je me sens toujours dominé par la hauteur des maisons, l’air rogue des concierges et autres épouvantails à provinciaux.

Julien Trassey, qui s’était effacé derrière le notaire, et que Cécile n’avait pas remarqué jusque-là, s’avança et dit à la jeune fille :

— J’espère, mademoiselle, que vous ne me ferez pas l’affront de refuser mes services. Je dois trop à la famille Maudhuy pour ne pas mettre sous mes pieds certains ressentiments quand elle a besoin de moi. Il serait noble de votre part de ne songer en ce moment qu’à mon titre de filleul de votre oncle qui m’impose de venir me mettre à votre disposition.

— Merci, monsieur, répondit Cécile. Je vais vous préparer quelques lettres pour nos amis de Paris, auprès desquels vous aurez les renseignements nécessaires sur ce qui reste à faire.


XXVIII

Dix jours plus tard, Julien était de retour. Pendant son absence, de courts bulletins journaliers, adressés à Mme Maudhuy, avaient tenu la mère et la fille au courant de sa pénible odyssée parisienne ; il n’eut donc à porter au chevet de Mme Maudhuy, encore trop souffrante pour se lever, que les détails de faits déjà connus.

Les médecins aliénistes ne pouvaient prononcer encore un arrêt définitif ; plusieurs d’entre eux craignaient pourtant que Charles ne restât incurable. Selon les instructions reçues, Julien avait fait transporter le fou dans une maison de santé et, jusques dans les infortunes les plus grandes, la misérable question d’argent tient une place si importante que Mme Maudhuy eut un gémissement pour déplorer sa pauvreté, lorsque Julien énonça le chiffre de la pension annuelle exigé dans cette maison de santé. Il en avait payé d’avance le premier semestre avec le reste de la liquidation du mobilier de Charles ; une fois les petites dettes courantes soldées.

— Ma fille, où prendrons-nous tant d’argent ? s’écria Mme Maudhuy. Ce chiffre dépasse notre revenu. Ah ! prions Dieu qu’il ait pitié de notre pauvre Charles et qu’il lui rende la raison !

Julien Trassey prit congé pour mettre fin aux actions de grâce que Mme Maudhuy lui renouvelait ; elle fit signe à sa fille de reconduire le jeune homme. Elles devaient bien cette politesse à M. Trassey qui s’était dévoué à leur service dans des circonstances aussi pénibles.

Les deux jeunes gens descendirent l’escalier en silence. Julien, qui avait les devants parce que Cécile avait hésité à exécuter l’ordre de sa mère, ralentit le pas en s’apercevant qu’on l’accompagnait, et tous deux se retrouvèrent dans le vestibule. Cécile sentait qu’elle devait un remerciement à Julien, mais elle ne savait comment le formuler, et elle conduisit le jeune homme jusqu’à la porte de la rue avant d’avoir trouvé le mot de la situation.

— Mademoiselle, lui dit tout à coup Julien comme s’il avait suivi le cours des idées de la jeune fille, il doit vous être désagréable de me devoir quelque chose, et je vais vous offrir les moyens de vous acquitter tout de suite envers moi.

— Je n’ai pas un assez méchant cœur pour que la reconnaissance me pèse, répondit spontanément Cécile ; mais je vous ai donné le droit d’en douter. En quoi puis-je vous payer une partie de ma dette ?

— En consentant à répondre à deux questions que j’ai à vous poser, dit Julien… Oh ! ne craignez pas qu’il s’agisse de choses qui me touchent… Ce n’est pas moi qui vous adresserai ces questions, c’est au nom de votre oncle, de mon parrain, que j’ai la mission de vous les transmettre.

Il était si grave que la jeune fille ne put douter de sa parole. Le vestibule était un lieu mal choisi pour une conférence de ce genre ; elle ouvrit la porte du salon et fit signe à Julien d’y entrer. Il refusa de s’asseoir, bien qu’elle l’y invitât, et, debout devant elle, il lui dit avec une autorité dans l’accent qu’elle n’avait jamais remarquée en lui :

— Mademoiselle, si votre frère guérissait et si, par un hasard quelconque, il vous retrouvait riche, auriez-vous la faiblesse de lui livrer votre fortune pour qu’il recommençât ce jeu hasardeux dont les mécomptes l’ont réduit à un si triste état ?

— Si jamais j’ai le bonheur de voir mon frère guéri, je partagerai avec lui le morceau de pain que je possède, mais, fussé-je riche, je ne lui confierais aucune somme d’argent ; je craindrais trop de lui fournir l’occasion d’une nouvelle rechute.

— Mais, s’il vous persécutait d’instances, s’il abusait de son ascendant fraternel ? si Mme Maudhuy se joignait à lui, auriez-vous la force de leur résister ?

— Je crois, dit Cécile, que je serais assez pénétrée du danger de céder pour leur résister à tous deux dans leur propre intérêt : je ne me suis jamais éprouvée contre autrui, mais j’ai appris à me résister à moi-même, et l’on prétend que c’est plus difficile.

Elle avait répondu d’abondance de cœur, naïvement, sans songer à la portée de cet aveu ; elle rougit tout à coup après l’avoir fait. Mais Julien suivit le cours des questions qu’il avait annoncées.

— Mademoiselle, me donneriez-vous votre parole de ne pas vous dessaisir de votre bien, d’en garder la libre disposition, tout en faisant à votre frère, s’il guérit, une pension convenable ? Je vous le répète, c’est au nom de mon parrain que je recevrai votre promesse.

— Oui, monsieur, je vous jure que je respecterai les intentions de mon oncle, s’il vous a chargé de me les faire connaître. Mais pourquoi si tard et avec cette solennité ?

Julien s’élança vers la porte du salon.

— Attendez-moi un instant, dit-il.

Mais il revint aussitôt sur ses pas. Sa physionomie était changée et ne portait plus trace des fatigues de son voyage.

— Je ne puis pas, dit-il,… vous comprendrez pourquoi lorsque vous me reverrez…je ne puis pas revenir ici par la rue. La palissade est posée à deux pieds de ma haie d’églantiers ; mais je crois qu’en faisant une poussée au coin, je pourrai y passer après avoir fait sauter le loquet cloué de la porte. M’autorisez-vous à commettre ce bris de clôture ? Je vous répète qu’il ne me serait pas possible de revenir dans la rue en plein jour avec ce que je dois vous rapporter et je n’ai pas la patience d’attendre qu’il fasse nuit. D’ailleurs, ma mère viendra avec moi. Je lui dois bien cette récompense.

Cécile écoutait, confuse, palpitante.

— Allez ! dit-elle ; vous me trouverez dans la chambre de mon oncle, dans cette chambre où nous avons passé autrefois de si bonnes matinées.

Le choix de ce lieu était à lui seul une réparation. Ce fut là, assise sous le portrait de son oncle, que la jeune fille attendit le retour de Julien. Un monde de pensées s’agitait, tourbillonnait dans sa tête avec une incohérence qui lui rappela la folie dont son frère était atteint. Allait-elle perdre la raison, elle aussi ! Son coeur battait à tout rompre, le son de ses coups répétés lui ôtait la perception des bruits extérieurs. Les coudes appuyés sur la table, et les deux mains collées à ses tempes, elle s’accusait, se trouvait méchante, mais au fond de ce repentir, quelle joie de retrouver pur un sentiment qu’avaient défloré ses injustes soupçons !

La chute d’un objet lourd sur la table la fit tressaillir. C’étaient les deux volumes de Chomel que Julien venait d’y poser. Il était entré sans qu’elle l’entendît ; Mme Trassey était là aussi, et tous deux regardaient la jeune fille éperdue de confusion, de regrets, et qui ne sut que se jeter dans les bras de Mme Trassey en murmurant dix fois le mot de « pardon » qui ne s’adressait pas à elle.

— Vous n’avez pas à vous excuser, Mademoiselle, lui dit Julien ; c’est moi qui dois vous expliquer pourquoi je me suis emparé de ces livres. Vous étiez en droit de me taxer d’indélicatesse si vous vous doutiez que je les détenais. Vous auriez pu me traiter plus durement que vous ne l’avez fait si vous aviez su que je suis venu les chercher, ces livres, nuitamment et avec des allures de voleur.

— Je vous ai vu, j’étais à ma fenêtre cette nuit-là, dit Cécile d’une voix faible et sans oser lever les yeux.

Elle sentait que si elle avait eu dès cette époque dans le caractère de Julien la foi qu’il méritait de lui inspirer, elle aurait tout conjecturé cette nuit-là, excepté la vilenie dont elle l’avait flétrie. Mais Julien était généreux et il s’empressa de répondre :

— Oh ! je vous remercie de me l’apprendre. J’en suis consolé de tout ce que j’ai subi. Pour en revenir à l’explication que je vous dois, vous souvenez-vous de m’avoir vu tourmenté le jour de votre visite au petit logis, au point de vous consulter sur ce que je devais faire au sujet d’une dernière recommandation de mon parrain ? J’ai failli tout vous dire. Vous m’avez arrêté. Voici quel était mon embarras. Trois jours après son retour du mystérieux voyage à Paris dont il ne m’avait confié ni les motifs ni les résultats, mon parrain m’a remis un papier cacheté en me disant : « Tu liras ceci après ma mort. Ce n’est pas mon testament ; c’est une de mes volontés que tu peux seul mettre à exécution. Il s’agit là des intérêts de ma nièce. » Voilà tout ce que je savais ; je ne m’attendais pas alors à perdre si vite mon parrain. Dès le lendemain sa maladie était déclarée dangereuse par le docteur, et c’est en vain que nos soins ont tenté d’arracher à la mort ce digne homme. J’étais si peu préparé à le perdre, que je me suis livré à toute l’amertume de mon chagrin sans songer aussi vite qu’il l’aurait fallu à la mission que j’avais acceptée. Je m’en suis souvenu le matin de la lecture de son testament et trop tard pour pouvoir exécuter ses volontés sans éveiller les soupçons des personnes qui m’étaient hostiles dans la maison Maudhuy. Jugez par vous-même de mon embarras, Mademoiselle. Lisez ces ordres de mon parrain que j’ai apportés pour que vous en preniez connaissance.

Cécile refusait, de la voix et du geste. Julien reprit :

— Non, non, il faut du moins que vous n’ignoriez rien. Veuillez écouter :

« Dès que je serai mort, avant que l’on mette les scellés si l’absence d’un héritier impose cette formalité, avant en un mot que personne ne s’arroge le droit de commander chez moi, emporte au petit logis les deux volumes de Chomel qui sont sur ma table. Ils contiennent la part d’héritage de Cécile. Je ne veux pas la lui donner ostensiblement ; sa faiblesse de caractère ne lui permettrait pas de la défendre contre l’avidité de son frère.

« Tu rapporteras les Chomel à Cécile le jour de son contrat de mariage si elle épouse Carloman… ou tout autre, car je ne suis certain jusqu’à présent que de l’assentiment de mon neveu. Si Cécile ne se marie pas, ne lui livre son bien qu’à la mort de Charles ou après une brouille entre eux qui ait duré au moins un an. Et encore ne restitue les Chomel qu’après avoir fait jurer à Cécile qu’elle ne distraira rien de son capital, plus petit que je ne l’aurais souhaité, en faveur de la passion boursicotière de Charles. Cette promesse faite, je connais assez ma nièce pour savoir qu’elle se conformera à mes avis qu’elle trouvera d’ailleurs consignés quelque part.

« Je lui donne moins qu’elle ne mérite ; mais j’ai voulu agir en toutes choses de façon à ce qu’il n’y eût pas de tracasseries de procès sur ma tombe.

« Reste avec Cécile pendant sa prise en possession de son legs. Elle aura besoin de ton assistance. »

— Voilà, dit Julien, ce que je lus au moment où nous n’avions plus, ma mère et moi, le droit de libre circulation dans la maison Maudhuy. J’ai été tenté de tout vous avouer. C’eût été contrevenir aux ordres de mon parrain que de vous donner l’éveil avant le temps sur ce dépôt ; vous avez refusé de m’entendre. Il ne me restait pour m’emparer des Chomel que le moyen hasardeux que j’ai employé. Mais c’est assez revenir sur le passé. Une fois les livres chez moi, je les ai scellés de cette grosse corde qui les entoure encore et que je vais rompre devant vous pour que vous preniez possession de votre part d’héritage.

— Mademoiselle, dit Nannette qui apparut sur le pas de la porte, Madame veut essayer de se lever et elle vous réclame.

— Attendons qu’elle soit ici pour regarder dans ces livres, dit Cécile. Ceci l’arrachera quelques instants à ses chagrins.


XXIX

Quand Mme Maudhuy, ranimée par l’étrange nouvelle du fidéi-commis confié à Julien, fut descendue au bras de sa fille, on procéda à l’examen des dictionnaires. La corde qui les liait fut coupée par Julien, dont la première idée fut de prendre chacun de ces deux in-folio par le dos pour en secouer les feuillets. Rien ne tomba ni de l’un ni de l’autre volume. Alors le jeune homme qui avait naturellement la direction des recherches, examina les plats épais couverts de basane éraillée. Il pouvait exister sous les gardes recollées une cavité où l’on aurait pu cacher des valeurs, soit billets de banque, soit titres quelconques. Non ; à l’épreuve, les plats sonnaient partout le plein du carton. Julien souleva les coins des gardes avec un canif ; il les piqua çà et là d’une épingle acérée. Rien, rien ! Il se reprit à feuilleter page à page un des volumes, en priant Cécile de feuilleter l’autre, et il vint un moment où tous les quatre se regardèrent, découragés.

Julien avait un soupçon qu’il n’osait exprimer tout haut. Quelqu’un avait pu toucher aux Chomel avant qu’il ne s’en emparât. Il avait trop pâti lui-même d’une accusation imméritée pour en jeter une sur Charles, la seule personne qu’il aurait jugée capable d’une razzia de ce genre. Puis, accuser ce malheureux fou devant sa mère et sa sœur était impossible. Néanmoins, Julien sentait peser plus que jamais sur lui une responsabilité qui l’accablait. Ce dépôt annoncé par lui avec la joie d’un homme qui produit les preuves de son innocence, ce dépôt n’existait plus. Quelques soupirs douloureux qui lui échappèrent attirèrent sur lui l’attention de Cécile, encore occupée à feuilleter les pages du second volume.

— Vous vous découragez si tôt ? lui dit-elle. Pas moi. Soyez certain que nous trouverons. Mon oncle n’a pu se moquer ni de vous ni de moi, et c’était un esprit trop compliqué pour avoir posé là une petite fortune entre ces feuilles de façon à la livrer à la merci du premier venu. Cette recherche me passionne, et je vous prie de croire que ce n’est pas à cause de l’appât de l’argent. C’est que je veux que vous n’ayiez pas subi pour rien les chagrins que ce dépôt vous a causés. Rendez-moi le premier volume. Je veux l’examiner du titre à la dernière page et non pas en brouillant tout comme nous l’avons fait… Ah ! voilà un rébus au-dessous de ma signature, s’écria Cécile après avoir ouvert le premier tome en face du titre, et juste, voici le Sésame, ouvre-toi ! de votre fidéi-commis. Voyez-vous, Monsieur Julien ?

Quatre têtes curieuses se penchèrent au-dessus de la page, mais Julien répondit gaiement :

— Je n’ai jamais su deviner un seul rébus. Après votre départ, j’ai voulu vous remplacer auprès de mon parrain à ce jeu auquel il avait pris goût, et je vous avoue que c’était méritoire de ma part ; il m’a renvoyé en me donnant une tape sur l’oreille et en m’appelant grand nigaud.

— Celui-ci, dit Cécile questionnée par les deux mères, avides d’un résultat, est enfantin de simplicité. Cet oeil, ce page Louis XIII, la formule chiffrée 10×10, cette bouteille sur lequelle est écrit le mot de Volnay, cela signifie : « regarde page cent vingt » ; cela me rappelle ces renvois que les écoliers s’amusent à mettre de page en page dans leurs livres d’études qu’ils gribouillent, et qui aboutissent à une mystification.

— Espérons que ce n’est pas le cas, dit Mme Maudhuy, et au lieu de tant jaser, regarde vite cette bien-heureuse page cent vingt.

— Je ne comprends plus, dit Cécile après examen. J’y vois certaines syllabes soulignées d’un trait à l’encre, mais quand j’essaie de les coudre l’une à l’autre, elles n’offrent aucun sens.

— Mais alors ? s’écria Mme Maudhuy impatiente.

— Attendez ! mon oncle m’a rompue à ces exercices et je sais maintenant pourquoi. Et moi qui l’accusais de puérilité d’esprit, ce cher oncle ! J’en demande pardon à sa mémoire.

— Si tu cherchais au lieu de pérorer, ma fille ?

— Mademoiselle, disait Julien pendant cette protestation de Mme Maudhuy, mon parrain m’a recommandé de rester près de vous pour vous aider ; mais jusqu’ici, il m’en a refusé les moyens.

— Ah ! je n’avais pas assez étudié le rébus ! reprit Cécile. Il est suivi d’un trait à l’encre semblable à ceux qui marquent certaines syllabes de la page 120, et au-dessus de ce trait se dresse une petite flèche dont la pointe placée dans cette direction signifie peut-être qu’il faut commencer à relever les syllabes de la dernière ligne au bas de la page et les rassembler en remontant et non dans le sens habituel de la lecture.

Julien prit un crayon et un bout de papier. Cécile lui dicta les syllabes, et bientôt le jeune homme lut la phrase qu’il avait écrite :

« Arrache le papier bleu placé derrière le cadre qui contient ma photographie. Sous le carton mobile qui est retenu au-dessous par de petites pointes, tu trouveras ce que tu cherches. »

Ce fut Mme Maudhuy qui voulut procéder à cette petite opération ; mais elle s’écria après avoir ouvert un carré de papier qui contenait des lettres groupées sans aucun sens :

— Encore un jeu de casse-tête chinois. Si tu le devines, celui-ci, je te déclare sorcière, Cécile. Connais-tu quelque chose à ce grimoire ?

— Moi ! pas du tout, répondit la jeune fille après avoir étudié cet étrange document. Je n’ai pas la clé du groupement de ces caractères alphabétiques.

— Les combinaisons de l’alphabet sont innombrables, dit Julien ; mais avec de la patience on les découvre, et si vous voulez me confier ce papier…

— Ce n’est pas la peine, reprit Cécile. Mon oncle a eu foi dans ma perspicacité qu’il a stimulée de son mieux, mais il n’a pu se complaire à me poser des problèmes en laissant leur découverte au hasard d’une recherche ardue. Et justement, voyez ! Au coin retourné du papier, je lis en petits caractères : tome II, page 416. Ceci indique qu’il faut recourir au second volume de Chomel.

— Encore un rébus ! dit Julien qui, le premier, avait ouvert le volume et trouvé la page.

Cécile y jeta les yeux.

— Ah ! dit-elle, j’admire la façon dont mon oncle a combiné les éléments de ce jeu de cache-cache. On pouvait par hasard laisser tomber le portrait, trouver dans ses débris ce papier mystérieux ; n’ayant pas le Chomel, on n’aurait pas soupçonné la valeur de ce grimoire.

— Et vous le connaissez maintenant, Mademoiselle ? demanda Mme Trassey.

— Je sais toujours que je suis dans la voie, car je n’ai pas besoin d’obéir aux injonctions de ce rébus qui me dit en propres termes : « Regarde « sous le tiroir gauche du meuble hollandais » ; je sais ce que je trouverais là.

— Et quoi donc, ma fille ?

— Vous ne vous souvenez pas, mère, que lorsque ce pauvre Charles cherchait le trésor qu’il espérait trouver ici, à force de fouiller, il a retourné le tiroir de ce meuble et me l’a apporté pour apprendre de moi ce que signifiait un rébus collé derrière. Ne possédant pas comme nous la série logique des rébus de mon oncle, il n’a pu comprendre ce que signifiait cette injonction du rébus collé au tiroir : « L’alphabet doit être pris à l’envers. » Elle s’applique au document caché derrière la photographie de mon oncle, que nous allons restituer dans son sens compréhensible.

Ce travail fut assez long ; mais il en ressortit les phrases suivantes que Cécile lut à haute voix :

« Ma chère Cécile, j’ai livré aux deux Maudhuy, à ton frère et à ton cousin, la part de mon patrimoine qui leur revenait. Je te laisse, à toi, toutes mes économies. Si tu épouses Carloman, j’ai assez causé avec lui pour ne pas avoir à te répéter ce que je lui ai dit, à savoir que je souhaite que les terres de notre famille ne passent pas à des étrangers. Si tu ne l’épouses pas, il s’est engagé à conserver cinq ans ces biens-fonds sans les vendre, et j’espère que d’ici à ce temps, tu seras en possession de ton legs et en mesure de lui acheter ses terres. Si tu n’y as pas de répugnance, reste dans le pays, mon enfant, sous le toit des Maudhuy, dont tu représentes mieux le type que ton frère et même que ton cousin. C’est le vœu de ton vieil oncle qui te bénit pour l’affection dont tu as entouré ses derniers jours.

« Ceci lu, que Julien soulève le cadran solaire du jardin, mais avec précaution, car il est lourd. Qu’il enlève les gravats qui remplissent le creux de la colonne de pierre. Il trouvera au-dessous un étui de bois qui contient le titre de ta fortune. »

XXX

Mme Maudhuy voulait aller jusqu’au jardin. Ses forces la trahirent. Elle ne put que s’asseoir devant la fenêtre ouverte sur la terrasse, pendant que Cécile et Julien s’acheminaient vers le cadran solaire par la grande allée du parterre.

Une frayeur gagnait la jeune fille pendant qu’ils avançaient côte à côte sans se parler. Elle craignait que son oncle ne la fit trop riche. Elle s’était aperçue qu’à mesure que Julien constatait la complication des précautions prises pour garder le secret, il était devenu grave. Le respect de son accent perdait ce confiant abandon qu’il avait repris avec tant de joie après avoir lu la phrase où l’oncle Carloman regrettait de n’avoir pu donner à Cécile une plus forte part dans son héritage. La tête baissée, pensif, il s’essayait au rôle d’obscur ministre des volontés de son parrain, pour préserver sa fierté d’un nouveau soupçon. La jeune fille qui déjà n’avait pas cru en lui, ne pouvait-elle, devenant riche tout à coup, le supposer épris de sa fortune plutôt que de sa personne ?

Cécile pressentit la possibilité d’un nouveau malentendu et elle voulut le conjurer. Bravement, elle posa ses deux bras sur le cadran de pierre pour empêcher Julien de le soulever. Il se méprit à ce geste et dit à la jeune fille :

— Vous n’êtes pas assez forte, Mademoiselle. Vous vous feriez mal inutilement. N’essayez pas.

— Vous me croyez impatiente de connaître le chiffre de ma fortune, répondit-elle. J’ai un souci plus grand et qui me tient plus fort au cœur. Je suis au désespoir de vous avoir méconnu, et quoique j’en aie bien souffert, cela ne m’acquitte pas envers vous. Dites-moi comment je pourrais effacer cette faute, me la pardonner à moi-même ?

Les rôles, dans leur situation délicate, étaient changés entre eux, Julien se détourna pour ne pas laisser lire dans ses yeux, et ce fut après un moment de silence qu’il répondit :

— Votre estime, Mademoiselle, est d’un si grand prix pour moi qu’elle efface tout le passé.

— Tout le passé ? Ah ! j’espère bien que non. Il n’y a qu’un temps de ce passé que je répudie ; l’autre m’est cher et je ne demande qu’à le retrouver… Vous ne répondez rien. À votre tour, vous êtes cruel. Pourquoi feindre de ne pas comprendre ?

Les mains de la jeune fille étaient tendues vers Julien. Il prit ces deux mains frémissantes et ne put se retenir de les serrer sur sa poitrine ; mais il revint aussitôt à l’esprit de son rôle, et dit à Cécile d’une voix qui luttait contre un reste d’oppression :

— Laissez-moi, je vous prie, soulever cette pierre. Nos mères s’impatientent.

Le lourd cadran une fois posé à terre, Julien rejeta au dehors, sur le sable, les gravats, les morceaux de briques cassées qui bouchaient le creux de la colonne, et à la profondeur de quarante centimètres, il trouva un étui de buis qu’il tendit à Cécile. Elle le mit dans sa poche sans l’ouvrir, et dit à Julien :

— Voulez-vous m’offrir votre bras pour retourner à la maison ?

Chemin faisant, le jeune homme demanda à Cécile :

— Vous n’êtes pas curieuse de vérifier le legs de votre oncle ?

— Je vous ai déjà répondu que j’ai une autre préoccupation qui prime celle-ci. Monsieur Julien, n’avez-vous rien à dire à ma mère ?

— Ah ! s’écria-t-il, si vous aviez ouvert cette boîte, je saurais si je le dois, si je le puis.

Elle l’entraîna d’un pas plus rapide. Mme Maudhuy et Mme Trassey, accoudées à la fenêtre, les attendaient et leur criaient déjà de loin :

— Est-ce que vous n’auriez rien trouvé, que vous revenez les mains vides ?

— J’ai trouvé ceci, dit Cécile, quand elle fut rentrée dans la chambre, où elle s’assit aux pieds de sa mère ; mais, tout en lui montrant l’étui de buis encore fermé, elle ajouta :

Mère, il ne faut pas l’ouvrir avant que Julien t’ait dit ce qu’il taira par fierté, par fausse délicatesse, si par hasard mon oncle m’a faite trop riche.

À l’attendrissement de Mme Trassey qui embrassait Cécile en l’appelant sa chère, sa vaillante fille, à la pâleur de Julien, Mme Maudhuy comprit tout, et ce fut à côté du portrait de l’oncle Carloman, resté sans cadre au bord de la table, ce fut à cette même place où si souvent Cécile et Julien avaient donné au vieillard des heures de joie, ce fut dans cette chambre où il était mort, sous leurs yeux noyés de larmes, que ses jeunes amis furent fiancés par leurs deux mères.

À côté de cet événement, l’intérêt du legs mystérieux fut oublié et ce fut plus tard, dans la soirée, qu’entre deux sourires échangés, Cécile et Julien s’accusèrent d’ingratitude envers leur bienfaiteur. La première, Mme Maudhuy avait songé à ouvrir l’étui de buis où elle avait trouvé roulé un titre de vingt-cinq mille francs de rente 3 % au nom de Cécile Maudhuy.

— Si j’ai manqué de cœur jadis, dit Cécile en regardant Julien et Mme Trassey intimidés par ce chiffre, j’ai eu en revanche de l’esprit aujourd’hui, ce qui m’a empêchée de devoir mon malheur aux bienfaits de mon cher oncle Carloman.

FIN
EXTRAIT DU CATALOGUE
DE LA
LIBRAIRIE BLOUD ET BARRAL
RUE MADAME, 4, ET RUE DE RENNES, 59, PARIS


GAZETTE DU DIMANCHE
REVUE HEBDOMADAIRE ILLUSTRÉE

UN AN · · · · · · · · · · · · · · · · 10 FRANCS

Exposons brièvement le plan de la GAZETTE DU DIMANCHE qui d’emblée a conquis un des premiers rangs parmi les Revues destinées à la famille. Chaque numéro contient :

1° La biographie sous la forme la plus attrayante, la forme anecdotique, d’un bienfaiteur du peuple, d’une gloire de la France, d’un grand serviteur de l’Église : soldats, prêtres, religieux, magistrats, orateurs, écrivains, artistes, etc.

Nous publions ainsi une galerie suivie des Ilustrations du dix-neuvième siècle.

Les biographies sont une des meilleures manières de faire connaitre l’histoire, et celles publiées par la GAZETTE DU DIMANCHE sont complètes et assez étendues pour ne rien perdre de leur intérêt.

Ces biographies sont toutes dues à la plume d’écrivains spéciaux et de premier ordre.

Ainsi ont paru les biographies suivantes :

Léon XIII, par Louis Teste. — Le Général Vinoy par le général Ambert. Le Frère Philippe, par J. d’Arsac. — Montalembert, par H. Fourier. — Drouot, par le général Ambert. — La sœur Rosalie, par J.-H. Olivier — Jasmin, par C. d’Arvor. — La comtesse de Chambord, par Prosper Vedrennes. — Le maréchal Moncey, par le général Ambert. — Armand de Melun par Dom Piolin.

Et paraîtront successivement :

Lacordaire, par Henri Cochin. — Guéranger et Ozanam, par Dom Piolin. – Eugénie et Maurice de Guérin par C. d’Arvor. — Berryer, par O. Chambon. — Saint-Arnaud, Bugeaud et Pélissier, par le général Ambert. — Cochin, par G. Pinta — O. Connel par H. Fourier. — Lamoricière, par Rastoul. — Louis Veuillot, par H. de Mongeot. Les deux Lamennais, par H. Olivier. — Guizot, par Ch. Nioré. — Les deux de Maistre, par de Menville. — Thiers, par Villefranche. — Guiraud et Soumet, par le Falcou, etc., etc.

2° Des nouvelles d’une irréprochable moralité en même temps que d’un vif intérêt, pour lesquelles nous avons le concours assuré des meilleurs conteurs catholiques : Aimé Giron, Raoul de Navery, Claire de Chandeneux, Bourdon, Maryan, Blandy, etc.

Cette partie de la Revue s’harmonise parfaitement avec l’ensemble de nos autres travaux, car nos auteurs savent toujours attacher une idée sérieuse à leurs récits, tour à tour gracieux et émouvants.

3° Une chronique du bien, autrement dit des récits, des faits, des bons exemples, récents et propres à intéresser nos lecteurs.

4° Des maximes, proverbes, etc.

5° Une partie purement récréative ; des historiettes des bons mots, etc.

6° Une revue de la semaine, qui, dans sa brièveté, enregistre tous les faits intéressants.

7° Enfin, variétés, science vulgarisée, voyages, bibliographie, etc.

Les principaux journaux conservateurs et catholiques, l’Union, Paris-Journal, l’Univers, la Civilisation, etc., ont recommandé la Gazette du Dimanche par des articles très élogieux. Ils sont unanimes notamment à reconnaître ce que son programme a de réellement utile et intéressant pour les familles, les cercles et bibliothèques pour la jeunesse et à louer son rare mérite littéraire qui lui crée une place à part parmi les diverses publications de ce genre.

Nous ne citerons que l’appréciation suivante du journal la Mode Française :

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Sous le rapport de la rédaction, la GAZETTE DU DIMANCHE n’a rien à envier aux publications les plus en renom.

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On s’abonne à la GAZETTE DU DIMANCHE dans tous les bureaux de poste, par un mandat à l’ordre des administrateurs MM. Bloud et Barral, libraires-éditeurs, 4, rue de Madame, Paris.


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Cet ouvrage répond aux trois questions suivantes :

1° La Franc-Maçonnerie s’occupe-t-elle de religion ?

2° La Franc-Maçonnerie a-t-elle un but tout à la fois politique et social ?

3° Quels sont les faits que l’on peut mettre à la charge de la Franc-Maçonnerie avant et pendant la première Révolution française, sous le premier Empire, sous la Restauration, en 1830, en 1848, en 1852, et depuis cette époque jusqu’à nos jours ?

On comprend, sans que nous ayons à insister, la grande utilité qu’il peut y avoir à lire et à faire lire ces Révélations.

(Journal le Monde.)

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TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)