Un philosophe sous les toits/Chapitre 3

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 39-54).

CHAPITRE III.


CE QU’ON APPREND EN REGARDANT PAR SA FENÊTRE.





3 mars. — Un poëte a dit que la vie était le rêve d’une ombre : il eût mieux fait de la comparer à une nuit de fièvre ! Quelles alternatives d’agitations et de sommeil ! que de malaises, de sursauts, de soifs renaissantes ! quel chaos d’images douloureuses ou confuses ! Toujours entre le repos et la veille, on cherche en vain le calme, et l’on s’arrête au bord de l’activité. Les deux tiers de l’existence humaine se consument à hésiter, et le dernier tiers à s’en repentir.

Quand je dis l’existence humaine, il faut entendre la mienne ! Nous sommes ainsi faits que chacun de nous se regarde comme le miroir de la société ; ce qui se passe dans notre cœur nous paraît infailliblement l’histoire de l’univers. Tous les hommes ressemblent à l’ivrogne qui annonce un tremblement de terre, parce qu’il se sent chanceler.

Et pourquoi suis-je incertain et inquiet, moi, pauvre journalier du monde, qui remplis dans un coin ma tâche obscure, et dont on utilise l’œuvre sans prendre garde à l’ouvrier ? Je veux vous le dire à vous, ami invisible, pour qui ces lignes sont écrites ; frère inconnu que les solitaires appellent dans leurs angoisses, confident idéal auquel s’adressent tous les monologues, et qui n’êtes que le fantôme de notre propre conscience.

Un grand événement est survenu dans ma vie ! Au milieu de la route monotone que je parcourais tranquillement et sans y penser, un carrefour vient tout à coup de s’ouvrir. Deux chemins se présentent entre lesquels je dois choisir. L’un n’est que la continuation de celui que j’ai suivi jusqu’à ce jour ; l’autre, plus large, montre de merveilleuses perspectives. Sur le premier, rien à craindre, mais aussi peu à espérer ; sur l’autre, les grands périls et les opulentes réussites ! Il s’agit, en un mot, de savoir si j’abandonnerai le modeste bureau dans lequel je devais mourir pour une de ces entreprises hardies où le hasard seul est caissier !

Depuis hier je me consulte, je compare, et reste indécis.

D’où me viendra la lumière, qui me conseillera ?

Dimanche 4. — Voici le soleil qui sort des brumes de l’hiver ; le printemps annonce son approche ; une brise amollie glisse sur les toits, et mon violier recommence à fleurir !

Nous touchons à cette douce saison des reverdies, tant célébrée par les poëtes sensitifs du seizième siècle :


C’est à ce joly moys de may
Que toute chose renouvelle,
Et que je vous présentay, belle,
Entièrement le cœur de moy.

Le gazouillement des moineaux m’appelle ; ils réclament les miettes que je sème pour eux chaque matin. J’ouvre ma fenêtre, et la perspective des toits m’apparaît dans toute sa splendeur.

Celui qui n’a habité que les premiers étages ne soupçonne point la variété pittoresque d’un pareil horizon. Il n’a jamais contemplé cet entrelacement de sommets que la tuile colore ; il n’a point suivi du regard ces vallées de gouttières où ondulent les frais jardins de la mansarde, ces grandes ombres que le soir étend sur les pentes ardoisées, et ce scintillement des vitrages qu’incendie le soleil couchant ! Il n’a point étudié la flore de ces Alpes civilisées que tapissent les lichens et les mousses ; il ne connaît point les mille habitants qui le peuplent, depuis l’insecte microscopique jusqu’au chat domestique, ce renard des toits, toujours en quête ou à l’affût ; il n’a point assisté enfin à ces mille aspects du ciel brumeux ou serein ; à ces mille effets de lumières, qui font de ces hautes régions un théâtre aux décorations toujours changeantes ! Que de fois mes jours de repos se sont écoulés à contempler ce merveilleux spectacle, à en découvrir les épisodes sombres ou charmants, à chercher, enfin, dans ce monde inconnu, les impressions de voyage que les touristes opulents cherchent plus bas !

Neuf heures. Mais pourquoi donc mes voisins ailés n’ont-ils point encore picoré les miettes que je leur ai éparpillées devant ma croisée ? Je les vois s’envoler, revenir, se percher au faîtage des fenêtres, et pépier en regardant le festin qu’ils sont habituellement si prompts à dévorer ! Ce n’est point ma présence qui peut les effrayer ; je les ai accoutumés à manger dans ma main. D’où vient alors cette irrésolution craintive ? J’ai beau regarder, le toit est libre, les croisées voisines sont fermées. J’émiette le pain qui reste de mon déjeuner, afin de les attirer par un plus large banquet… Leurs pépiements redoublent ; ils penchent la tête ; les plus hardis viennent voler au-dessus, mais sans oser s’arrêter.

Allons, mes moineaux sont victimes de quelqu’une de ces sottes terreurs qui font baisser les fonds à la Bourse ! Décidément les oiseaux ne sont pas plus raisonnables que les hommes !

J’allais fermer ma fenêtre sur cette réflexion, quand j’aperçois tout à coup, dans l’espace lumineux qui s’étend à droite, l’ombre de deux oreilles qui se dressent, puis une griffe qui s’avance, puis la tête d’un chat tigré qui se montre à l’angle de la gouttière. Le drôle était là en embuscade, espérant que les miettes lui amèneraient du gibier.

Et moi qui accusais la couardise de mes hôtes ! J’étais sûr qu’aucun danger ne les menaçait ! je croyais avoir bien regardé partout ! je n’avais oublié que le coin derrière moi !

Dans la vie comme sur les toits, que de malheurs arrivent pour avoir oublié un seul coin !

Dix heures. Je ne puis quitter ma croisée ; pendant si longtemps la pluie et le froid l’ont tenue fermée, que j’ai besoin de reconnaître longuement tous les alentours, d’en reprendre possession. Mon regard fouille successivement tous les points de cet horizon confus, glissant ou s’arrêtant selon la rencontre.

Ah ! voici des fenêtres sur lesquelles il aimait à se reposer autrefois ; ce sont celles de deux voisines lointaines dont les habitudes différentes l’avaient depuis longtemps frappé.

L’une est une pauvre ouvrière levée avant le jour, et dont la silhouette se dessine, bien avant dans la soirée, derrière son petit rideau de mousseline ; l’autre est une jeune artiste qui fait arriver, par instants, jusqu’à ma mansarde ses vocalisations capricieuses. Quand leurs fenêtres s’ouvrent, celle de l’ouvrière ne laisse voir qu’un modeste ménage, tandis que l’autre montre un élégant intérieur ; mais aujourd’hui une foule de marchands s’y pressent ; on détend les draperies de soie, on emporte les meubles, et je me rappelle maintenant que la jeune artiste a passé ce matin sous ma fenêtre enveloppée dans un voile et marchant de ce pas précipité qui annonce quelque trouble intérieur ! Ah ! je devine tout ! ses ressources se sont épuisées dans d’élégants caprices ou auront été emportées par quelque désastre inattendu, et maintenant la voilà tombée du luxe à l’indigence ! Tandis que la chambrette de l’ouvrière, entretenue par l’ordre et le travail, s’est modestement embellie, celle de l’artiste est devenue la proie des revendeurs. L’une a brillé un instant, portée par le flot de la prospérité; l’autre côtoie à petits pas, mais sûrement, sa médiocrité laborieuse.

Hélas ! n’y a-t-il point ici pour tous une leçon ? Est-ce bien dans ces hasardeux essais, au bout desquels se rencontre l’opulence ou la ruine, que l’homme sage doit engager les années de force et de volonté? Faut-il considérer la vie comme une tâche continue qui apporte à chaque jour son salaire, où comme un jeu qui décide de notre avenir en quelques coups ? Pourquoi chercher le danger des chances extrêmes ? dans quel but courir à la richesse par les périlleux chemins ? Est-il bien sûr que le bonheur soit le prix des éclatantes réussites plutôt que d’une pauvreté sagement acceptée ! Ah ! si les hommes savaient quelle petite place il faut pour loger la joie, et combien peu son logement coûte à meubler.

Midi. Je me suis longtemps promené dans la longueur de ma mansarde, les bras croisés, la tête sur la poitrine ! Le doute grandit en moi comme une ombre qui envahit de plus en plus l’espace éclairé. Mes craintes augmentent ; l’incertitude me devient à chaque instant plus douloureuse ! il faut que je me décide aujourd’hui, avant ce soir ! j’ai dans ma main les dés de mon avenir et je tremble de les interroger.

Trois heures. Le ciel s’est assombri, un vent froid commence à venir du couchant ; toutes les fenêtres qui s’étaient ouvertes aux rayons d’un beau jour, ont été refermées. De l’autre côté de la rue seulement, le locataire du dernier étage n’a point encore quitté son balcon.

On reconnaît le militaire à sa démarche cadencée, à sa moustache grise et au ruban qui orne sa boutonnière ; on le devinerait à ses soins attentifs pour le petit jardin qui décore sa galerie aérienne ; car il y a deux choses particulièrement aimées de tous les vieux soldats, les fleurs et les enfants ! Longtemps obligés de regarder la terre comme un champ de bataille, et sevrés des paisibles plaisirs d’un sort abrité, ils semblent commencer la vie à l’âge où les autres la finissent. Les goûts des premières années, arrêtés chez eux par les rudes devoirs de la guerre refleurissent, tout à coup, sous leurs cheveux blancs ; c’est comme une épargne de jeunesse dont ils touchent tardivement les arrérages. Puis, condamnés si longtemps à détruire, ils trouvent peut-être une secrète joie à créer et à voir renaître. Agents de la violence inflexible, ils se laissent plus facilement charmer par la faiblesse gracieuse ! Pour ces vieux ouvriers de la mort, protéger les frêles germes de la vie a tout l’attrait de la nouveauté.

Aussi le vent froid n’a pu chasser mon voisin de son balcon. Il laboure le terrain de ses caisses vertes ; il y sème, avec soin, les graines de capucine écarlate, de volubilis et de pois de senteur. Désormais il viendra tous les jours épier leur germination, défendre les pousses naissantes contre l’herbe parasite ou l’insecte, disposer les fils conducteurs pour les tiges grimpantes, leur distribuer avec précaution l’eau et la chaleur !

Que de peines pour amener à bien cette moisson ! Combien de fois je le verrai braver pour elle, comme aujourd’hui, le froid ou le chaud, la bise ou le soleil ! Mais aussi, aux jours les plus ardents de l’été, quand une poussière enflammée tourbillonnera dans nos rues, quand l’œil, ébloui par l’éclat du plâtre, ne saura où se reposer, et que les tuiles échauffées nous brûleront de leurs rayonnements, le vieux soldat, assis sous sa tonnelle, n’apercevra autour de lui que verdure ou que fleurs, et respirera la brise rafraîchie par un ombrage parfumé. Ses soins assidus seront enfin récompensés.

Pour jouir de la fleur, il faut semer la graine et cultiver le bourgeon.

Quatre heures. Le nuage qui se formait depuis longtemps à l’horizon a pris des teintes plus sombres ; le tonnerre gronde sourdement, la nue se déchire ! les promeneurs surpris s’enfuient de toutes parts avec des rires et des cris.

Je me suis toujours singulièrement amusé de ces « sauve qui peut » amenés par un subit orage. Il semble alors que chacun, surpris à l’improviste, perde le caractère factice que lui a fait le monde ou l’habitude pour trahir sa véritable nature.

Voyez plutôt ce gros homme à la démarche délibérée, qui, oubliant tout à coup son insouciance de commande, court comme un écolier ! c’est un bourgeois économe qui se donne des airs de dissipateur, et qui tremble de gâter son chapeau.

Là-bas, au contraire, cette jolie dame, dont l’allure est si modeste et la toilette si soignée, ralentit le pas sous l’orage qui redouble ! Elle semble trouver plaisir à le braver, et ne songe point à son camail de velours moucheté par la grêle ! C’est évidemment une lionne déguisée en brebis.

Ici un jeune homme qui passait s’est arrêté pour recevoir dans sa main quelques-uns des grains congelés qu’il examine. À voir, tout à l’heure, son pas rapide et affairé, vous l’auriez pris pour un commis en recouvrement, tandis que c’est un jeune savant qui étudie les effets de l’électricité.

Et ces enfants qui rompent leurs rangs pour courir après les raffales de la giboulée ; ces jeunes filles, tout à l’heure les yeux baissés, qui s’enfuient maintenant avec des éclats de rire ; ces gardes nationaux qui renoncent à l’attitude martiale de leurs jours de service pour se réfugier sous un porche ! L’orage a fait toutes ces métamorphoses.

Le voilà qui redouble ! Les plus impassibles sont forcés de chercher un abri. Je vois tout le monde se précipiter vers la boutique placée en face de ma fenêtre, et qu’un écriteau annonce à louer. C’est la quatrième fois depuis quelques mois. Il y a un an que toute l’adresse du menuisier et toutes les coquetteries du peintre avaient été employées à l’embellir ; mais l’abandon des locataires successifs a déjà effacé leur travail ; la boue déshonore les moulures de sa façade ; des affiches de ventes au rabais salissent les arabesques de sa devanture. À chaque nouveau locataire, l’élégant magasin a perdu quelque chose de son luxe. Le voilà vide et livré aux passants ! Que de destinées qui lui ressemblent, et ne changent de maître, comme lui, que pour courir plus vite à la ruine ! »

Cette dernière réflexion m’a frappé: depuis ce matin, tout semble prendre une voix pour me donner le même avertissement. Tout me crie : — Prends garde ! contente-toi de ton heureuse pauvreté; les joies demandent à être cultivées avec suite ; n’abandonne pas tes anciens patrons pour te donner à des inconnus !

Sont-ce les faits qui parlent ainsi, ou l’avertissement vient-il du dedans ? N’est-ce point moi-même qui donne ce langage à tout ce qui m’entoure ? Le monde n’est qu’un instrument auquel notre volonté prête un accent ! Mais qu’importe si la leçon est sage ? La voix qui parle tout bas dans notre sein est toujours une voix amie, car elle nous révèle ce que nous sommes, c’est-à-dire ce que nous pouvons. La mauvaise conduite résulte, le plus souvent, d’une erreur de vocation. S’il y a tant de sots et de méchants, c’est que la plupart des hommes se méconnaissent eux-mêmes. La question n’est pas de savoir ce qui nous convient, mais ce à quoi nous convenons !

Qu’irai-je faire, moi, au milieu de ces hardis aventuriers de la finance ! Pauvre moineau né sous les toits, je craindrais toujours l’ennemi qui se cache dans le coin obscur ; prudent travailleur, je penserais au luxe de la voisine si subitement évanoui ; observateur timide, je me rappellerais les fleurs lentement élevées par le vieux soldat, ou la boutique dévastée pour avoir changé de maîtres ! Loin de moi les festins au-dessus desquels pendent des épées de Damoclès ! Je suis un rat des champs ; je veux manger mes noix et mon lard assaisonnés par la sécurité.

Et pourquoi cet insatiable besoin d’enrichissement ? Boit-on davantage parce qu’on boit dans un plus grand verre ? D’où vient cette horreur de tous les hommes pour la médiocrité, cette féconde mère du repos et de la liberté? Ah ! c’est là surtout le mal que devraient prévenir l’éducation publique et l’éducation privée. Lui guéri, combien de trahisons évitées, que de lâchetés de moins, quelle chaîne de désordres et de crimes à jamais rompue. On donne des prix à la charité, au sacrifice ; donnez-en surtout à la modération, car c’est la grande vertu des sociétés ! Quand elle ne crée pas les autres, elle en tient lieu.

Six heures. J’ai écrit aux fondateurs de la nouvelle entreprise une lettre de remercîment et de refus ! Cette résolution m’a rendu la tranquillité. Comme le savetier, j’avais cessé de chanter depuis que je logeais cette opulente espérance ; la voilà partie, et la joie est revenue !

O chère et douce Pauvreté! pardonne-moi d’avoir un instant voulu te fuir comme on eût fui l’indigence ; établis-toi ici à jamais avec tes charmantes sœurs la Pitié, la Patience, la Sobriété et la Solitude ; soyez mes reines et mes institutrices ; apprenez-moi les austères devoirs de la vie ; éloignez de ma demeure les infirmités de cœur et les vertiges qui suivent la prospérité. Pauvreté sainte ! apprends-moi à supporter sans me plaindre, à partager sans hésitation, à chercher le but de l’existence plus haut que les plaisirs, plus loin que la puissance. Tu fortifies le corps, tu raffermis l’âme, et, grâce à toi, cette vie à laquelle l’opulent s’attache comme à un rocher, devient un esquif dont la mort peut dénouer le câble sans éveiller notre désespoir. Continue à me soutenir, ô toi que la Christ a surnommée la Bienheureuse.