Un philosophe sous les toits/Chapitre 4

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 55-71).

CHAPITRE IV.
AIMONS-NOUS LES UNS LES AUTRES.
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9 avril. Les belles soirées sont revenues ; les arbres commencent à déplisser leurs bourgeons ; les hyacinthes, les jonquilles, les violettes et les lilas parfument les éventaires des bouquetières ; la foule a repris ses promenades sur les quais, sur les boulevards. Après dîner, je suis aussi descendu de ma mansarde pour respirer l’air du soir.

C’est l’heure où Paris se montre dans toute sa beauté. Pendant la journée, le plâtre des façades fatigue l’œil par sa blancheur monotone, les chariots pesamment chargés font trembler les pavés sous leurs roues colossales, la foule empressée se croise et se heurte, uniquement occupée de ne point manquer l’instant des affaires ; l’aspect de la ville entière a quelque chose d’âpre, d’inquiet et de haletant ; mais dès que les étoiles se lèvent, tout change ; les blanches maisons s’éteignent dans une ombre vaporeuse ; on n’entend plus que le roulement des voitures qui courent à quelque fête ; on ne voit que passants flâneurs ou joyeux ; le travail a fait place aux loisirs. Maintenant chacun respire de cette course ardente à travers les occupations du jour ; ce qui reste de force est donné au plaisir ! Voici les bals qui éclairent leurs péristyles, les spectacles qui s’ouvrent, les boutiques de friandises qui se dressent le long des promenades, les crieurs de journaux qui font briller leur lanterne. Paris a décidément déposé la plume, le mètre et le tablier ; après la journée livrée au travail, il veut la soirée pour jouir ; comme les maîtres de Thèbes, il a remis au lendemain les affaires sérieuses.

J’aime à partager cette heure de fête, non pour me mêler à la gaîté commune, mais pour la contempler. Si la joie des autres aigrit les cœurs jaloux, elle fortifie les cœurs soumis ; c’est le rayon de soleil qui fait épanouir ces deux belles fleurs qu’on nomme la confiance et l’espoir.

Seul au milieu de la multitude riante, je ne me sens point isolé, car j’ai le reflet de sa gaieté; c’est ma famille humaine qui se réjouit de vivre ; je prends une part fraternelle à son bonheur. Compagnons d’armes dans la bataille terrestre, qu’importe à qui va le prix de la victoire ? Si la fortune passe à nos côtés sans nous voir, et prodigue ses caresses à d’autres, consolons-nous comme l’ami de Parménion, en disant : — Ceux-là sont aussi Alexandre !

Tout en faisant ces réflexions, j’allais devant moi, à l’aventure. Je passais d’un trottoir à l’autre, je revenais sur mes pas, je m’arrêtais aux boutiques et aux affiches ! Que de choses à apprendre dans les rues de Paris ! Quel Musée ? Fruits inconnus, armes étranges, meubles d’un autre temps ou d’autres lieux, animaux de tous les climats, images des grands hommes, costumes des nations lointaines ! Le monde est là par échantillons.

Aussi voyez ce peuple dont l’instruction s’est faite le long des vitres et devant l’étalage des marchands ! rien ne lui a été enseigné, et il a une première idée de toutes choses. Il a vu des ananas chez Chevet, un palmier au Jardin-des-Plantes, des cannes à sucre en vente sur le Pont-Neuf. Les peaux rouges exposées à la salle Valentino lui ont appris à mimer la danse du bison et à fumer le calumet ; il a fait manger les lions de Carter ; il connaît les principaux costumes nationaux d’après la collection de Babin ; les étalages de Goupil lui ont mis sous les yeux les chasses au tigre de l’Afrique et les séances du Parlement anglais ; il a fait connaissance, à la porte du bureau de l’Illustration, avec la reine Victoria, l’empereur d’Autriche et Kossuth ! On peut certes l’instruire, mais non l’étonner : car aucune chose n’est complétement nouvelle pour lui. Vous pouvez promener le gamin de Paris dans les cinq parties du monde, et, à chaque étrangeté dont vous croirez l’éblouir, il vous répondra par le mot sacramentel et populaire : Connu.

Mais cette variété d’exhibitions qui fait de Paris la foire du monde, n’offre point seulement au promeneur un moyen de s’instruire ; c’est une perpétuelle excitation pour l’imagination éveillée, un premier échelon toujours dressé devant nos songes. En la voyant, que de voyages entrepris par la pensée, quelles aventures rêvées, combien de merveilleux tableaux ébauchés ! Je ne regarde jamais, près des bains Chinois, cette boutique tapissée de jasmins des Florides et pleine de magnolias, sans voir se dérouler devant mes yeux toutes les clairières des forêts du nouveau monde décrites par l’auteur d’Atala.

Puis, quand cette étude des choses, et cet entretien avec la pensée ont amené la fatigue, regardez autour de vous ! quels contrastes de tournures et de physionomies dans la multitude ! quel vaste champ d’exercice pour la méditation ! L’éclair d’un regard entrevu, quelques mots saisis au passage ouvrent mille perspectives. Vous cherchez à comprendre ces révélations incomplètes, comme l’antiquaire s’efforce de déchiffrer l’inscription mutilée de quelque vieux monument, vous bâtissez une histoire sur un geste, sur une parole !… Jeux émouvants de l’intelligence qui se repose dans la fiction des lourdes banalités du réel.

Hélas ! en passant près de la porte cochère d’un hôtel, j’ai, tout à l’heure, aperçu un triste sujet pour une de ces histoires. Au coin le moins lumineux, un homme était debout, la tête nue et tendant son chapeau à la charité des passants. Son habit avait cette propreté indigente qui prouve une misère longtemps combattue. Boutonné avec soin, il cachait l’absence du linge. Le visage à demi voilé par de longs cheveux gris et les yeux fermés, comme s’il eût voulu échapper au spectacle de son humiliation, le mendiant demeurait muet, sans mouvement. Les promeneurs passaient avec distraction à côté de cette indigence qu’enveloppaient le silence et l’ombre ! Heureux d’échapper à l’importunité de la plainte, ils détournaient les yeux ! Tout à coup la porte cochère a glissé sur ses gonds ; un équipage très-bas, garni de lanternes d’argent et traîné par deux chevaux noirs, est sorti doucement, puis s’est élancé vers le faubourg Saint-Germain. À peine ai-je pu distinguer, au fond, le scintillement des diamants et des fleurs de bal ! la lueur des lanternes a passé comme une raie sanglante sur la pâle figure du mendiant, ses yeux se sont ouverts, un éclair a illuminé son regard qui a poursuivi l’opulent équipage jusqu’à ce qu’il ait disparu dans la nuit !

J’ai laissé tomber dans le chapeau toujours étendu une légère aumône, et je suis passé vite !

Je venais de surprendre les deux plus tristes secrets du mal qui tourmente notre siècle, l’envie haineuse de celui qui souffre, l’oubli égoïste de celui qui jouit !

Tout le plaisir de cette promenade s’est évanoui ; j’ai cessé de regarder autour de moi pour rentrer en moi-même. Au spectacle animé et mouvant de la rue a succédé la discussion intérieure de tous ces douloureux problèmes écrits depuis quatre mille ans au fond de chacune des luttes humaines, mais plus clairement posés de nos jours.

Je songeais à l’inutilité de tant de combats qui n’avaient fait que déplacer alternativement le malheur avec la victoire, aux malentendus passionnés renouvelant, de génération en génération, la sanglante histoire d’Abel et de Caïn ; et, attristé par ces lugubres images, je marchais à l’aventure, lorsque le silence qui s’était fait autour de moi m’a insensiblement retiré à ma préoccupation.

J’étais arrivé à une de ces rues écartées où l’aisance sans faste et la méditation laborieuse aiment à s’abriter. Aucune boutique ne bordait les trottoirs faiblement éclairés, on n’entendait que le bruit éloigné des voitures et les pas de quelques habitants qui regagnaient tranquillement leurs demeures.

Je reconnus aussitôt la rue, bien que je n’y fusse venu qu’une fois.

Il y avait de cela deux années : à la même époque, je longeais la Seine, dont les berges noyées dans l’ombre laissaient le regard s’étendre en tous sens, et à laquelle l’illumination des quais et des ponts donnait l’aspect d’un lac enguirlandé d’étoiles. J’avais atteint le Louvre, lorsqu’un rassemblement formé près du parapet m’arrêta : on entourait un enfant d’environ six ans, qui pleurait. Je demandai la cause de ses larmes.

— Il paraît qu’on l’a envoyé promener aux Tuileries, me dit un maçon qui revenait du travail, sa truelle à la main ; le domestique qui le conduisait à trouvé là des amis et a dit à l’enfant de l’attendre tandis qu’il allait prendre un canon ; mais faut croire que la soif lui sera venue en buvant, car il n’a pas reparu, et le petit ne retrouve plus son logement.

— Ne peut-on lui demander son nom et son adresse ?

— C’est ce qu’ils font depuis une heure ; mais tout ce qu’il peut dire, c’est qu’il s’appelle Charles, et que son père est M. Duval… Il y en a douze cents dans Paris, des Duval.

— Ainsi il ne sait pas le nom du quartier où il demeure ?

— Ah bien oui ! vous ne voyez donc pas que c’est un petit riche ? Ça n’est jamais sorti qu’en voiture, ou avec un laquais ; ça ne sait pas se conduire tout seul.

Ici le maçon fut interrompu par quelques voix qui s’élevaient au-dessus des autres.

— On ne peut pas le laisser sur le pavé, disaient les uns.

— Les enleveurs d’enfants l’emporteraient, continuaient les autres.

— Il faut l’emmener chez le commissaire.

— Ou à la préfecture de police.

— C’est cela, viens, petit !

Mais l’enfant, que ces avertissements de danger et ces noms de police et de commissaire avaient effrayé, criait plus fort, en reculant vers le parapet. On s’efforçait en vain de le persuader, sa résistance grandissait avec son inquiétude, et les plus empressés commençaient à se décourager, lorsque la voix d’un petit garçon s’éleva au milieu du débat.

— Je le connais bien, moi, dit-il en regardant l’enfant perdu ; il est de notre quartier.

— Quel quartier ?

— Là-bas, de l’autre côté des boulevards, rue des Magasins.

— Et tu l’as déjà vu ?

— Oui, oui, c’est le fils de la grande maison au bout de la rue, où il y a une porte à grille avec des pointes dorées.

L’enfant redressa vivement la tête, et les larmes s’arrêtèrent dans ses yeux.

Le petit garçon répondit à toutes les questions qui lui furent adressées, et donna des renseignements qui ne pouvaient laisser aucun doute. L’enfant égaré le comprit, car il s’approcha de lui comme s’il eût voulu se mettre sous sa protection.

— Ainsi, tu peux le conduire à ses parents ? demanda le maçon qui avait écouté l’explication avec un véritable intérêt.

— Ça ne sera pas malin, répliqua le petit garçon, c’est ma route.

— Alors tu t’en charges ?

— Il n’a qu’à venir.

Et, reprenant le panier qu’il avait déposé sur le trottoir, il se dirigea vers la poterne du Louvre.

L’enfant perdu le suivit.

— Pourvu qu’il le conduise bien ! dis-je en les voyant s’éloigner.

— Soyez donc calme, reprit le maçon ; le petit en blouse a le même âge que l’autre ; mais, comme on dit, ça connaît les couleurs ; la misère, voyez-vous, est une fameuse maîtresse d’école !

Le rassemblement s’était dispersé; je me dirigeai à mon tour vers le Louvre ; l’idée m’était venue de suivre les deux enfants afin de prévenir toute erreur.

Je ne tardai pas à les rejoindre ; ils marchaient l’un près de l’autre, déjà familiarisés et causant.

Le contraste de leurs costumes frappa alors mes regards. Le petit Duval portait un de ces habillements de fantaisie qui joignent le bon goût à l’opulence : sa veste serrée à la taille était artistement soutachée, un pantalon plissé depuis la ceinture descendait sur des brodequins vernis à boutons de nacre, et une casquette de velours cachait à demi ses cheveux bouclés. La mise de son conducteur, au contraire, indiquait les dernières limites de la pauvreté, mais de celle qui résiste et ne s’abandonne pas. Sa vieille blouse, diaprée de morceaux de teintes différentes, indiquait la persistance d’une mère laborieuse luttant contre les usures du temps ; les jambes de son pantalon, devenues trop courtes, laissaient voir des bas reprisés à plusieurs fois, et il était évident que ses souliers n’avaient point été primitivement destinés à son usage.

Les physionomies des deux enfants ne différaient pas moins que leur costume. Celle du premier était délicate et distinguée ; l’œil d’un bleu limpide, la peau fine, les lèvres souriantes, lui donnaient un charme d’innocence et de bonheur ; les traits du second, au contraire, avaient une certaine rudesse ; le regard était vif et mobile, le teint bruni, la bouche moins riante que narquoise ; tout indiquait l’intelligence aiguisée par une précoce expérience ; il marchait avec confiance au milieu des rues que les voitures sillonnaient, et suivait sans hésitation leurs mille détours.

J’appris de lui qu’il apportait tous les jours le dîner de son père, alors occupé sur la rive gauche de la Seine ; la responsabilité dont il était chargé l’avait rendu attentif et prudent. Il avait reçu ces dures mais puissantes leçons de la nécessité que rien n’égale, ni ne remplace. Malheureusement les besoins du pauvre ménage l’avaient forcé à négliger l’école, et il paraissait le regretter, car souvent il s’arrêtait devant les gravures et demandait à son compagnon de lui en lire les inscriptions.

Nous atteignîmes ainsi le boulevard Bonne-Nouvelle, où l’enfant égaré commença à se reconnaître ; malgré la fatigue il pressa le pas ; un trouble mêlé d’attendrissement l’agitait ; à la vue de sa maison il poussa un cri et courut vers la grille aux pointes dorées ; une femme, qui attendait sur le seuil, le reçut dans ses bras, et, aux exclamations de joie, au bruit des baisers, j’eus bientôt reconnu sa mère.

Ne voyant revenir ni le domestique ni l’enfant, elle avait envoyé de tous côtés à leur recherche et attendait dans une anxiété palpitante.

Je lui expliquai, en peu de mots, ce qui était arrivé: elle me remercia avec effusion, et chercha le petit garçon qui avait reconnu et reconduit son fils ; mais pendant notre explication il avait disparu.

C’était la première fois que je revenais depuis dans ce quartier. La reconnaissance de la mère avait-elle persisté? Les deux enfants s’étaient-ils retrouvés, et l’heureux hasard de leur rencontre avait-il abaissé devant eux cette barrière qui peut distinguer les classes, mais qui ne devrait point les diviser ?

Je m’adressais ces questions en ralentissant le pas, et les yeux fixés sur la grande grille que je venais d’apercevoir. Tout à coup je la vis s’ouvrir, et deux enfants parurent sur le seuil. Bien que grandis, je les reconnus au premier coup d’œil : c’étaient l’enfant trouvé près du parapet du Louvre et son jeune conducteur. Le costume de ce dernier avait seulement subi d’importantes modifications : sa blouse de toile grise, dont la propreté touchait presque à l’élégance, était serrée à la taille par une ceinture de cuir verni ; il était chaussé de forts souliers, mais faits à son pied, et coiffé d’une casquette de coutil toute neuve.

Au moment où je l’aperçus il tenait des deux mains un énorme bouquet de lilas auquel son compagnon s’efforçait d’ajouter des narcisses et des primevères ; les deux enfants riaient et se dirent amicalement adieu. Le fils de M. Duval ne rentra qu’après avoir vu son compagnon tourner le coin de la rue.

J’accostai alors ce dernier et lui rappelai notre rencontre ; il me regarda un instant, puis parut me reconnaître.

— Pardon, excuse, si je ne vous salue pas, dit-il gaiement, mais il faut mes deux mains pour le bouquet que m’a donné M. Charles.

— Vous êtes donc devenus bons amis ? demandai-je.

— Oh ! je crois bien, dit l’enfant ; maintenant mon père est riche aussi !

— Comment cela ?

— M. Duval lui a prêté un peu d’argent ; il s’est mis en chambre où il fabrique pour son compte, et moi je vais à l’école.

— Au fait, repris-je en remarquant pour la première fois la croix qui décorait la blouse de l’enfant ; je vois que vous êtes empereur !

— M. Charles m’aide à étudier, et comme ça je suis devenu le plus fort de toute la classe.

— Vous venez alors de prendre votre leçon ?

— Oui, et il m’a donné du lilas, car il y a un jardin où nous jouons ensemble et qui fournit ma mère de fleurs.

— Alors c’est comme si vous en aviez une part.

— Juste ! Ah ! ce sont de bons voisins, allez. Mais me voilà rendu ; au revoir, monsieur.

L’enfant me fit de la tête un salut souriant, et disparut.

Je continuai ma route, pensif, mais le cœur soulagé. Si j’avais vu ailleurs le contraste douloureux de l’opulence et de la misère, ici je trouvais l’alliance amicale de la richesse et de la pauvreté. La bonne volonté avait adouci, des deux côtés, les inégalités trop rudes, et établi entre l’humble atelier et le brillant hôtel un chemin de bon voisinage. Loin de prêter l’oreille à la voix de l’intérêt, chacun avait écouté celle du dévouement, et il n’était resté place, ni au dédain, ni à l’envie. Aussi, au lieu du mendiant en haillons que j’avais aperçu près de l’autre seuil, maudissant la richesse, je trouvais l’heureux enfant de l’ouvrier chargé de fleurs et la bénissant ! Le problème, si difficile et si périlleux à discuter rien qu’avec le droit, je venais de le voir résolu par l’amour !