Une épopée babylonienne/I.3

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I
ANALYSE DU POÈME
EXPÉDITION CONTRE HUMBABA
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L’amitié de Gilgamès et d’Eabani résista à toutes les épreuves ; elle résista même au temps... [1] Les deux héros vécurent, jusqu’à la fin, dans une touchante intimité, et mirent en commun leurs plaisirs comme leurs peines.

Tout d’abord, nous les voyons concerter une expédition contre Humbaba, l’Élamite. Mais avant d’entrer en campagne, ils cherchent à se rendre la divinité propice. Ils la supplient de leur révéler l’avenir, de leur découvrir de loin la forêt de cèdres, résidence ordinaire de Humbaba, de leur laisser entrevoir l’issue de la lutte : l’ennemi gisant sur le sol, les oiseaux de proie acharnés sur lui et faisant fête autour de son cadavre ; enfin, de leur prêter assistance, en retour des hommages qu’ils n’ont cessé de lui rendre [2].

Toutefois, ils ne se tinrent point satisfaits de cette démarche auprès de la divinité. Ils voulurent encore consulter la sybille, « celle qui sait tout, » peut-être Aruru. Ils se rendirent donc au palais élevé, demeure favorite de la grande déesse [3], où se trouvait exposée, à la vénération de ses nombreux dévots, son image, — une belle statue, revêtue d’une précieuse chape, la poitrine rehaussée d’une brillante parure, la tête ceinte d’une couronne [4]...

La réponse fut sans doute favorable. Eabani, cependant, ne parut pas complètement rassuré. Son esprit était assailli de noirs pressentiments. On eût dit qu’il sentait sa fin approcher [5].

Aussi, à peine avait-il quitté l’autel de la déesse, qu’il gravit en toute hâte le tertre, où se dressait un temple dédié au dieu Samas. C’est qu’il était en effet, lui, Samas, le promoteur de cette entreprise. Souverain juge des cieux et de la terre, c’est en son nom que Gilgamès exerçait ici-bas les fonctions de haut justicier, de grand redresseur de torts. Samas avait bien vraiment, en cette rencontre, soufflé à Gilgamès sa haine contre Humbaba. Le héros n’avait pas fait autre chose que d’épouser la querelle du dieu. C’est pourquoi, Eabani essaye de dissuader Samas lui-même de ses funestes desseins, persuadé d’avance que s’il parvient à toucher le cœur du dieu, du même coup, il gagnera le cœur du héros, que Gilgamès ne songera plus dès lors à faire une telle équipée.

Arrivé en présence du dieu Samas, Eabani, d’abord, fit brûler de l’encens et répandit une libation en son honneur ; puis, la droite levée, dans l’attitude des suppliants, il lui adressa, du fond de l’âme, une prière ardente... Maintenant, de sa poitrine oppressée, s’échappait un flux de paroles, — comme une vive récrimination étouffée sous les larmes — : « Pourquoi donc, ô Samas, pourquoi as-tu mis au cœur de Gilgamès une rage inassouvie ? Voici que tu l’as à peine touché [6], aussitôt, il entreprend une lointaine expédition, vite, il se précipite à la rencontre de Humbaba. L’insensé ! il vole au combat en aveugle, il se jette à l’aventure en des sentiers inconnus... Et il n’aura ni repos ni cesse qu’il n’ait mené à bonne On cette campagne. Il veut à tout prix atteindre la forêt de cèdres, fouler aux pieds Humbaba, son puissant ennemi, enfin, extirper le mal, objet de ta haine, ô Samas [7]... »

La prière d’Eabani resta sans effet. Samas se montra inflexible ; Gilgamès persista dans ses intentions hostiles...

La guerre une fois résolue, aussitôt, commencèrent les préparatifs. A l’appel de Gilgamès, tout le pays d’Uruk se leva comme un seul homme. Grand était l’émoi dans la ville et ses alentours. De tous côtés, on voyait accourir et s’équiper les hommes d’armes. Bientôt la troupe fut au complet. A sa tête s’avançait Gilgamès, le roi puissant, le héros illustre, assisté de son fidèle compagnon, Eabani [8].

Une lutte se préparait, ténébreuse et farouche. Il ne s’agissait, en effet, de rien moins que de surprendre Humbaba, au cœur même de la forêt de cèdres. Or, Humbaba était un ennemi redoutable, et la retraite qu’il s’était choisie, passait pour inaccessible. Déjà fameux par ses exploits, il se haussait encore, aux yeux de la foule, de tout le prestige de l’inconnu. L’imagination aidant, il était devenu une sorte de type légendaire. On le dépeignait sous des couleurs étranges. Sa voix était pareille, disait-on, au rugissement de la tempête ; sa bouche répandait l’iniquité et soufflait la perdition. Préposé, de par le dieu Bel, à la garde de la forêt de cèdres, il était l’effroi et la terreur de toute la contrée. Il était entouré d’un renom sinistre. On racontait que la forêt de cèdres avait été le théâtre de drames mystérieux. On se la montrait de loin avec épouvante. Malheur à qui osait en approcher ! Fatalement, il tombait aux mains de Humbaba... Qu’on rêve d’une forêt merveilleuse, hantée par un monstre, où l’on apercevrait, de ci, de là, pendues aux arbres, en guise de trophées, des têtes de mort... Telle à peu près l’imagination populaire, en sa crédulité, se représentait la forêt de cèdres, séjour de Humbaba [9].

Poursuivre un ennemi aussi redoutable, à travers des chemins ignorés, s’engager sur ses traces, dans les détours de sa retraite obscure, il y avait là, certes, un beau risque à courir. En dépit de tous les obstacles, Gilgamès et Eabani entrèrent en campagne, résolument... La divinité, toujours secourable, ne les délaissa point dans les périls de la route. Elle eut soin, à maintes reprises, de leur suggérer en rêve, ce qui devait arriver. Aussi, voyons-nous nos deux amis discourir ensemble, chemin faisant, et s’entretenir de leurs songes.

Au début même de l’expédition, Eabani eut un songe, dont il fit part, aussitôt, à Gilgamès. Celui-ci, dans sa sagesse, en augura favorablement, car, s’il comprenait bion, ce songe signifiait la mort prochaine de Humbaba. Il lui semblait entrevoir, comme à travers un voile, le cadavre de son ennemi gisant, là-bas, dans la plaine [10].

Toujours, cependant, Gilgamès et Eabani allaient leur chemin. Après une première étape de quarante heures, ils firent halte un moment, puis, s’étant remis en route, après une nouvelle étape de vingt heures, ils répandirent une libation et creusèrent un puits, a la face du dieu Samas [11].

Or, voici que, dans la nuit, Gilgamès s’éveilla en sursaut, et, s’étant levé, s’en vint trouver Eabani. Il était en proie à un trouble étrange. Les paroles se pressaient sur ses lèvres : « Mon ami, m’as-tu appelé ? m’as-tu touché [12] ? Non ?... Alors, pourquoi cet abattement ? pourquoi cette fatigue ? Un dieu n’est point passé par ici ? D’où vient donc que je suis tout brûlant de fièvre ? » Et, là-dessus, il se mit à lui raconter, avec détail, le songe qu’il avait eu, — c’était le troisième, — un songe vraiment effroyable : « Tout à coup, un orage a éclaté au-dessus de ma tête... Le ciel grondait, la terre résonnait sourdement ; aux éclairs succédait le tonnerre ; la pluie, une pluie meurtrière, tombait à verse ; la foudre semait partout la désolation, ne laissant, sur son passage, qu’une longue traînée de cendres et de fumée [13].

Longtemps encore, ils allèrent ainsi, tout en devisant [14]... Comme ils approchaient du terme de leur voyage, Gilgamès adressa à Eabani ses dernières exhortations. L’ayant pris à part, il lui défendit de faire grâce. Sus donc à l’ennemi ! Que Humbaba périsse et que sa dépouille soit livrée en pâture aux oiseaux de proie [15] !

Tout à coup, les deux héros s’arrêtèrent : ils touchaient à la lisière du bois. D’abord, ils demeurèrent immobiles, saisis d’étonnement. Ils regardaient, émerveillés, et le cèdre aux branches éployées, et les abords mystérieux de la forêt. Puis, ils firent une première reconnaissance... Voici le sentier où avait coutume de passer Humbaba. La route, ô surprise ! était unie et facile... Contents de leur découverte, de nouveau, Gilgamès et Eabani se prirent à admirer, et la montagne, séjour favori des dieux, sanctuaire d’Irnini, et, se dressant devant eux, sur le penchant de la colline, le fameux cèdre, chargé de fruits, répandant autour de lui une délicieuse fraîcheur, emplissant l’air d’une odeur suave [16].

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Sans doute, la rencontre ne tarda pas à avoir lieu. Dans quelles circonstances fut livrée la bataille ? Quelles furent les péripéties de la lutte ? Nous ne saurions le dire [17]. Mais, si l’on en juge par les sinistres appréhensions d’Eabani, par la grandeur des préparatifs, par la mauvaise renommée qui précédait Humbaba, le mystérieux habitant de la forêt de cèdres, enfin, par les avertissements divins que reçurent tout le long de la route, les deux héros, le choc dut être terrible. L’issue du combat fut fatale pour Humbaba. Vaincu, il n’obtint point miséricorde et eut la tête tranchée [18].


* * *


Notes[modifier]

  1. C’est ainsi que nous entendons le membre de phrase (tab. IV, col. I, l. 12) : ibiršu issur « il garda son ami. » Ce sens n’est pas toutefois, absolument certain.
  2. Tab. IV, col. I, l. 14-19.
  3. Tab. IV, col. I, l. 20-28.
  4. Tab. IV, Col. II, l. 3-5. Il s’agit bien ici de la statue d’une déesse. Mais laquelle ? La grande déesse, dont il vient d’être question, ou toute autre divinité ? L’état fragmentaire du morceau ne permet pas de le déterminer.
  5. C’est là du moins ce que paraît signifier cette expression (Tab. IV, col II, l. 6) : qaqqara ipirani « la terre m’a recouvert. »
  6. Il s’agit ici d’un attouchement mystérieux possédant je ne sais quelle vertu magique.
  7. Tab. IV, Col. II, l. 7-18. — Ce qui a été dit, au paragraphe précédent, des relations étroites qui unissaient Samas et Gilgamès résulte du rapprochement de ce passage avec l’Hymne à Gilgamès (Voir l’Appendice).
  8. Tab. IV, col. II, l. 35-50. La fin de cette colonne est très obscure. Il y est question de certaine porte réservée, « la porte de la maison familiale, » sur le seuil de laquelle se tient Eabani, tandis que Gilgamès en défend l’entrée, et par où, enfin, il s’échappent tous deux ; et encore, de l’honneur du pays, de la gloire de la contrée. On ne voit pas exactement quel rapport a tout ceci avec ce qui précède. — On ne saurait rien tirer non plus des col. III et IV.
  9. Tab. IV, Col. V, l. 1-40. — Le morceau suivant (tab. IV, col. (?) a) est trop fragmentaire pour qu’on puisse rien en inférer avec certitude.
  10. Tab. IV. Col. (?) b, l. 32-42.
  11. Tab. IV. Col. (?) b. l. 43-46.
  12. V. plus haut, p. 426, note 1.
  13. Tab. IV, col. (?) c, l. 8-20. Les l. 1-8 sont trop mutilées pour qu’on puisse rien en tirer.
  14. Ce fragment (tab. IV, col. (?) c.) se termine sur le récit d’un songe, fait par Eabani à Gilgamès, et le fragment suivant (tab. IV, col. VI) s’ouvre sur un dialogue entre les deux héros.
  15. Tab. IV, Col. VI, l. 30-41.
  16. Tab. V, col. I, l. 1-10.
  17. Le récit du combat devait occuper la plus grande partie de la cinquième tablette. Malheureusement, de cette tablette, il ne nous est parvenu, si l’on en excepte le début, qui est assez bien conservé, que quelques mots isolés, tout au plus, quelques bouts de phrases des col. II et VI, dont il est difficile de démêler le sens, par rapport l’ensemble.
  18. Tab. V, Col. VI, l. 45. C’est la dernière ligne de la tablette qui nous apprend l’issue du combat et la mort de Humbaba.




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Le premier soin de Gilgamès, le combat une fois terminé, fut de réparer le désordre de sa toilette Aussitôt, il fourbit ses armes, endossa sa cuirasse, mit à la place de ses habits ensanglantés, une blanche tunique,