ANALYSE DU POÈME
AMOUR ET VENGEANCE D’ISTAR ; LUTTE CONTRE LE TAUREAU DIVIN
et, se dressant devant eux, sur le penchant de la colline, le fameux cèdre, chargé de fruits, répandant autour de lui une délicieuse fraîcheur, emplissant l’air d’une odeur suave [1].
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Sans doute, la rencontre ne tarda pas à avoir lieu. Dans quelles circonstances fut livrée la bataille ? Quelles furent les péripéties de la lutte ? Nous ne saurions le dire [2]. Mais, si l’on en juge par les sinistres appréhensions d’Eabani, par la grandeur des préparatifs, par la mauvaise renommée qui précédait Humbaba, le mystérieux habitant de la forêt de cèdres, enfin, par les avertissements divins que reçurent tout le long de la route, les deux héros, le choc dut être terrible. L’issue du combat fut fatale pour Humbaba. Vaincu, il n’obtint point miséricorde et eut la tête tranchée [3].
Notes
[modifier]- ↑ Tab. V, col. I, l. 1-10.
- ↑ Le récit du combat devait occuper la plus grande partie de la cinquième tablette. Malheureusement, de cette tablette, il ne nous est parvenu, si l’on en excepte le début, qui est assez bien conservé, que quelques mots isolés, tout au plus, quelques bouts de phrases des col. II et VI, dont il est difficile de démêler le sens, par rapport l’ensemble.
- ↑ Tab. V, Col. VI, l. 45. C’est la dernière ligne de la tablette qui nous apprend l’issue du combat et la mort de Humbaba.
Le premier soin de Gilgamès, le combat une fois
terminé, fut de réparer le désordre de sa toilette
Aussitôt, il fourbit ses armes, endossa sa cuirasse, mit
à la place de ses habits ensanglantés, une blanche tunique, revêtit ses insignes, habilement rattachés avec
une belle ceinture, et se coiffa de sa tiare, soigneusement maintenue au moyen de brides riches [1].
Gilgamès, on le voit, apportait à son ajustement une certaine coquetterie. C’est qu’il y avait en lui, sous l’invincible guerroyeur, un séducteur irrésistible ; c’est que, sous sa cuirasse de héros, battait un cœur d’homme. Ce mélange d’affinement et de rudesse, de tendresse et de force, répandait sur toute sa personne une grâce singulière et énigmatique... Elle apparut, certes, dans tout son éclat, cette beauté étrange et mystérieuse de Gilgamès, au jour où, vainqueur de Humbaba, on le vit s’avancer à la tête de ses compagnons d’armes, paré de ses plus riches atours, le front rayonnant de gloire. Gilgamès était si séduisant, en son costume d’apparat, au milieu de cette pompe triomphale, que la déesse Istar elle-même se montra touchée de tant de charmes. À peine, en effet, eut-elle levé les yeux sur le héros, qu’elle se sentit prise pour lui d’un violent amour [2].
C’est au temps où les dieux avaient coutume de descendre des hauteurs du ciel sur la terre et de converser familièrement avec les hommes, que pareille fortune advint à Gilgamès. Donc, la déesse Istar courut droit au héros, et, dès l’abord, lui fit des propositions : « Allons, Gilgamès, consens à devenir mon époux ! Ton amour ! je veux ton amour ! Fais-moi ce beau présent, de grâce, ne me refuse pas ! Toi, sois mon mari, moi, je serai ta femme [3] !
La déesse Istar, en cette circonstance, mit en œuvre toutes ses ressources de séduction. Elle se servit, pour gagner le héros, des moyens dont lui, Gilgamès, avait usé pour surprendre Eabani. Elle aussi, maintes fois, avait éprouvé le pouvoir, sur des âmes simples, de ce qui luit, de ce qui brille, de tout ce qui tire l’œil, cuivre ou or. C’est pourquoi, elle fit miroiter complaisamment aux regards du héros, les trésors qu’elle lui réservait en retour de ses faveurs : « Tout ce que tu désireras, Gilgamès, je te le donnerai. Tu feras, veux-tu, ton entrée triomphale dans Uruk, sur un char resplendissant d’or et de pierres précieuses, — le timon en est d’or et les cornes de diamant, — attelé de grands mulets tout blancs. Je t’introduirai dans notre sanctuaire, au milieu d’un nuage d’encens. A peine installé dans cette nouvelle demeure, tu recevras les hommages que l’on ne rend qu’aux dieux. Les peuples riverains de l’Euphrate viendront baiser tes pieds ; devant toi, se prosterneront les rois, les seigneurs et les grands. Comme gage de leur soumission, tous, ils t’apporteront en tribut les produits de la montagne et de la plaine. Je mettrai, moi, ta prospérité à son comble, en faisant produire à tes brebis des jumeaux. Voyons, Gilgamès, que veux-tu ? Tiens, tu conduiras de grands bœufs, à la fois fiers et dociles, incomparables dans la course aux chars, incomparable sous le joug [4] !
Gilgamès n’avait plus l’âme assez neuve pour se laisser tenter, à la façon du rustique Eabani, par un riche étalage de promesses. Aussi, tous les beaux discours de la déesse ne suffirent-ils pas à l’enjôler. Du premier coup, sans plus réfléchir, il repoussa dédaigneusement son amour [5]. L’amour d’Istar ! Un pur caprice, la pire des trahisons ! Ah ! elle était déjà longue la liste des victimes qu’elle avait faites ! La déesse Istar, en effet, était une terrible maîtresse, violente et raffinée en ses amours, se plaisant à torturer ceux qu’elle avait séduits. Gilgamès en savait long sur les déportements et les cruautés d’Istar... Outré des propositions de la déesse, il se répandit contre elle en invectives : « Voyons, où sont-ils tous ceux qui furent tes époux ? Attends, que je te révèle, moi, tes perfidies sans nombre ! » Et, là-dessus, Gilgamès se mit à lui reprocher hautement ses goûts de perversité inouïe, à lui énumérer, un à un, tous les sévices qu’elle avait exercés contre ses malheureux amants : « Qu’as-tu fait de Tammuz ? Ton premier amour, il fut aussi ta première victime. Il est vrai que, pour le dédommager, tu fais célébrer son anniversaire en grande pompe. Qu’as-tu fait du bel oiseau, au plumage diapré ? Tu l’as frappé, tu lui as brisé les ailes. L’entends-tu sans cesse gémir au fond des bois : kappi [6] ! Il pleure sur ses ailes, ses pauvres ailes ! Où donc est le lion superbe ? Sept et sept fois, tu lui as labouré les chairs, impitoyablement. Où donc est le cheval, à la fière allure ? Tu lui as mis le mors et la bride, tu l’as pressé de l’éperon, tant, qu’un jour, après avoir fourni une course de quatorze heures, altéré, brûlant de fièvre, il a succombé sous toi. Cruelle, qui as fait verser des larmes à la déesse Silili, sa mère ! Où sont tous les autres, hélas !... Car, qui n’as-tu pas aimé et fait souffrir ! Qu’est-il advenu, dis-moi, du maître berger, l’un de tes fidèles adorateurs, qui, sans cesse, faisait fumer de l’encens et égorgeait des victimes en ton honneur. Eh bien, lui non plus, tu ne l’as pas épargné ! Tu l’as métamorphosé en léopard. A présent, ses propres gardiens le pourchassent, ses chiens s’acharnent sur lui et le mordent jusqu’au sang. Qu’est-il advenu, enfin, du jardinier, préposé à la garde du verger de ton père ? Plein d’attentions pour toi, chaque jour, il ornait ta table de présents choisis. Or, ayant levé les yeux sur lui, tu te pris à le convoiter. Tu vins droit à lui, tu lui tins des discours déshonnêtes : « Allons, mon jardinier chéri, goûtons, veux-tu, des fruits de ton verger ; toi, cependant, fais main basse sur nos trésors. » Et le jardinier de te répondre : « Que me demandes-tu là ? Ma mère, ne fais point d’apprêts. Je ne toucherai pas à tes mets empoisonnés, car je le sais, qui les effleure seulement, est, bientôt, en proie à une fièvre mortelle. » Alors, toi, irritée de son refus, tu l’as frappé, tu l’as rendu infirme. Maintenant, cloué sur son lit de repos, il ne peut ni monter, ni descendre, il ne peut plus bouger... Et tu oses encore, après cela, impudente, me faire des propositions ! Tiens, tu m’aimes moi, comme tu as aimé tous les autres, pour me perdre [7] ! »
La déesse Istar, comme bien on le pense, fut médiocrement flattée, de s’entendre dire, tout haut, la longue litanie de ses turpitudes et de ses crimes. Toutefois, comme étourdie du coup, ne s’attendant pas à être ainsi devinée, elle essuya, sans mot dire, la violente sortie de Gilgamès. Mais, dès que le héros eut fini de parler, frémissante de rage, elle remonta vers les cieux et vint s’épancher dans le sein de son père Anu et de sa mère Antu : « Mon père, Gilgamès m’a outragée ! Ne s’est-il pas avisé, l’impertinent, de me reprocher mes trahisons, oui, mes trahisons et mes méfaits ! » Le dieu essaya d’abord de la raisonner : « Voyons, à qui en est la faute ? Sans doute tu l’as provoqué toi-même, pour que Gilgamès se soit montré si osé... » Mais la déesse, dans sa fureur, ne voulait rien entendre. Elle poursuivait son idée avec acharnement : « Allons, mon père, crée le taureau divin. » Elle disait cela d’un ton pressant, presque impérieux. Le dieu résistait encore : « Que me demandes-tu là ? Je ne puis... » Cette résistance ne fit qu’exaspérer la déesse. Maintenant, elle ne se possédait plus de colère ; sa voix, tout d’un coup, était devenue menaçante. Elle criait : « Vengeance ! vengeance [8] ! »
Anu était un père faible ; Istar était une fille volontaire. Le père, cette fois encore, dut se plier aux caprices de sa fille. Il créa donc le taureau divin, une sorte de démon, plus redoutable cent fois que Humbaba.
A peine donc Gilgamès et Eabani avaient-ils échappé aux dangers d’une première expédition, qu’il leur fallait tenter une nouvelle aventure, plus périlleuse encore. Mais ce n’était pas pour les déconcerter. Ils se remirent bravement en campagne, sous bonne escorte... La rencontre ne tarda pas à avoir lieu. L’action fut chaude : il n’y eut pas moins de trois assauts consécutifs. A la fin, ce fut une lutte corps à corps entre les deux héros et l’animal divin. L’instant était décisif. Les combattants firent un suprême effort et rivalisèrent de souplesse et de vigueur... Au moment où se dressait le taureau, Eabani, par une habile manœuvre, le saisit à la fois par la crinière et la queue, tandis que Gilgamès lui donnait le coup de grâce, en le frappant entre les cornes... Ainsi, Gilgamès et Eabani demeuraient maîtres du champ de bataille ; les projets d’Istar se trouvaient déjoués [9].
Les deux héros, une fois qu’ils eurent abattu le taureau divin, adressèrent d’abord des remerciements à Samas, leur divinité tutélaire, puis, accord touchant, ils s’assirent l’un à côté de l’autre comme deux frères [10].
La déesse, elle, la colère dans l’âme, monta sur le rempart d’Uruk, et, ayant déchiré ses vêtements, fulmina cette imprécation : « Maudit soit Gilgamès qui a osé me contredire ! Maudit soit celui qui a tué le taureau divin [11] !
Eabani, entendant de telles exécrations, ne se contenait plus de rage. Dans sa fureur, il arracha violemment la jambe droite du taureau divin et la jeta à la face de la déesse, avec cette violente apostrophe : « Ah ! si je pouvais te tenir, toi aussi, si je pouvais t’en faire autant ! Certes, j’aurais grande joie à voir la poitrine de cet animal suspendue à ton flanc [12].
Istar, cependant, s’était éloignée en hâte. Déjà, elle avait rassemblé la troupe de ses suivantes, les Harimtu et les Samhatu, tout le cortège des prostituées attachées au service de son temple, et conduisait elle-même le deuil du taureau divin [13].
De son côté, Gilgamès ne perdait pas de temps. Aussitôt, il avait convoqué la corporation des artisans, et leur avait commis le soin d’estimer exactement la grosseur des cornes de l’animal. Le résultat de l’expertise surpassa l’attente générale. On ne vit onques cornes de taureau ayant telles dimensions. Leur masse équivalait à une pièce d’uknu [14] de trente mines ; leur épaisseur mesurait un demi-pouce ; ensemble, elles pouvaient contenir six mesures d’huile. L’estimation une fois terminée, Gilgamès fit hommage à son patron, le dieu de Marad, de ces cornes, — deux beaux vases affectés au service du temple, destinés à conserver les saintes huiles. — Il vint lui-même les apporter et les suspendre dans le sanctuaire, comme un gage de sa colère enfin assouvie.
Les deux héros, cette cérémonie une fois accomplie, se purifièrent en lavant leurs mains dans l’Euphrate, puis, s’étant mis en route ; ils se dirigèrent vers Uruk. Bientôt, ils firent leur entrée triomphale dans la ville... Les notables d’Uruk étant venus lui rendre leurs soumissions, Gilgamès, en pleine assemblée, leur adressa cette proclamation : « Qui donc est brave parmi les braves ? qui est fort parmi les forts ? » Une seule voix s’éleva de toutes parts : « Gilgamès est brave parmi les braves ! Gilgamès est fort parmi les forts ! » Gilgamès salué roi par acclamation !... La gloire du héros était élevée à son comble.
Comme don de joyeux avènement, il donna dans son palais une fête splendide. On mangea et on but tant, que, sur la fin du repas, les convives en liesse s’endormirent sur leurs lits de repos. Un vrai festin de héros... Eabani, lui aussi, s’endormit. Or, dans son sommeil, il eut un songe qu’il s’empressa de communiquer à Gilgamès. Le songe était d’importance, car, il lui avait manifesté la volonté des grands dieux.
[Tab.IV.] ………………………………
[Col. I.] 10…………………………………………
…………… mon …………………
……………………… il garda son ami………
«……………………… en ta présent
……………………… de la forêt de cèdres
15……………………… fais voir le combat
…… que l’oiseau tappâ (?) dévore son cadavre
son cadavre, en réjouissance
moi et nous t’avons rendu des hommages, ô roi !
en retour, tu nous accorderas ta protection, ô roi ! »
20 il ouvrit sa bouche et dit
………………………à Eabani
«……… il alla au palais élevé
…………… de la grande déesse
…………sage et connaissant toutes choses,
25……………………… à nos pieds,
……………………………… sa main. »
……………………………… ils vont au palais élevé,
……………………………… de la grande déesse.