Une Mission internationale dans la Lune/09

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Éditions Jules Tallandier (p. 75-83).

ix

PLATON

— Debout, debout ! c’est l’heure !

La voix de Madeleine résonnait dans le Selenit. La jeune femme, réveillée avant tout le monde, s’était levée sans rien dire et apportait une cruche de café, qu’elle avait trouvé le moyen de faire chauffer dans la cambuse, en redressant un réchaud électrique. Les hommes s’asseyaient sur leur matelas à l’appel du gracieux échanson.

— Hip, hip, hip, hourra, pour Mme Brifaut ! cria Garrick, avec lequel firent aussitôt chorus les autres membres de l’équipage.

En dépit de leur situation critique, les passagers du Selenit n’avaient pas perdu leur bonne humeur.

Madeleine distribua des rôties beurrées, et tous mangèrent avec appétit, en tenant conseil.

Ce fut Brifaut qui proposa le premier une solution pratique.

— Je ne vois guère, dit-il, qu’un moyen de faire basculer le Selenit, c’est de creuser le sol d’un côté pour abaisser le train de roues jusqu’à ce qu’il rencontre un point d’appui.

— Vous n’y songez pas ! exclama Bojardo. Une tranchée de cent mètres de long sur sept ou huit mètres de large. C’est un travail d’Hercule.

— Je crois pourtant, dit Scherrebek, que notre camarade Brifaut a raison. N’oublions pas que nous sommes, en effet, des hercules à la surface de la lune. L’effort à fournir ne sera guère plus grand que pour creuser sur la terre une tranchée de 15 mètres de long sur 3 ou 4 de large et autant de profondeur. Ce n’est pas une besogne au-dessus des forces de dix hommes vigoureux. Nous allons nous partager en deux équipes de cinq, qui se relèveront toutes les deux heures.

Une première équipe fut désignée et l’on se mit aussitôt à l’œuvre.

Bien n’était plus étrange que le spectacle des cinq scaphandriers qui s’affairaient autour du Selenit, sous la lumière bleutée de la terre. Dans ce paysage immobile, à côté du chaos des montagnes, les monstres de métal frappaient le sol à coups redoublés de leurs énormes pics et en arrachaient des blocs qui auraient pesé 100 kilos sur la terre. Ils les écartaient comme ils l’auraient fait de masses de liège ; quand ils en lançaient un loin d’eux, la pierre décrivait une courbe allongée et retombait mollement avec lenteur. Et tout cela était silencieux comme une vision cinématographique. C’est à peine si, parfois, une légère vibration, transmise par le sol et l’enveloppe métallique du scaphandre, révélait aux travailleurs que le son n’était pas absolument banni de la surface de la lune. S’il y avait une atmosphère (ce que les explorateurs, ayant d’autres préoccupations plus urgentes, ne s’étaient pas encore donné la peine de contrôler), elle avait une pression trop faible pour transmettre les bruits.

Comme Scherrebek l’avait prévu, le travail avançait très vite. Dès le quatrième changement d’équipe, c’est-à dire au bout de huit heures, le Selenit ne se maintenait, plus qu’en équilibre instable dans sa première position : il suffisait d’un effort relativement faible pour l’obliger à tourner sur lui-même et l’amener à reposer sur ses roues.

On décida de laisser Madeleine seule à l’intérieur du Selenit ; les dix hommes uniraient leurs forces pour faire basculer la lourde machine dans la tranchée qu’ils avaient creusée. La jeune femme avait appris à exécuter les manœuvres indispensables pour la rentrée des scaphandriers. Elle n’en éprouva pas moins une impression pénible quand elle se sentit seule dans les flancs de la nef, et cela d’autant plus qu’il ne lui était pas possible de regarder au dehors par le moyen des périscopes, car elle devait avant tout se mettre en garde contre une chute au moment où la machine basculerait.

Les dix hommes s’étaient placés du côté opposé à la tranchée. Ils s’arc-boutèrent contre le flanc du Selenit et poussèrent ensemble d’un même mouvement. L’appareil commença à tourner lentement et descendit dans le fossé comme dans un lit d’ouate. La manœuvre avait réussi sans le moindre accroc.

Si les explorateurs avaient été sur la terre, ils auraient salué leur succès par un triple hourra ; mais, dans l’empire du silence lunaire, ils ne purent marquer leur triomphe qu’en gesticulant avec les manches de leurs scaphandres.

On inspecta encore le Selenit. On s’assura qu’il pourrait gravir sans difficulté l’extrémité en pente de la tranchée et Scherrebek donna, par signes, l’ordre de rentrer à bord.

Maintenant que le Selenit était dans sa position normale, on se hâta de l’aménager pour jouir de tout le confort que les constructeurs s’étaient ingéniés à y créer. De fait, ce véhicule d’un nouveau genre était au moins aussi habitable qu’un sous-marin et le soin qu’on avait pris d’y assurer la régénération parfaite de l’air, faisait qu’on y respirait sans aucune gêne.

Le croissant de la terre diminuait, annonçant que le soleil ne devait pas tarder à se lever pour la région sur laquelle les explorateurs étaient tombés. En consultant leur éphéméride astronomique, Scherrebek et ses compagnons constatèrent qu’ils n’avaient plus que vingt-quatre heures à attendre pour voir les premiers rayons du jour raser le sol de la mer des Pluies au sud de Platon.

L’expérience que les explorateurs avaient faite au cours de leur première sortie en scaphandre, leur persuadait que les appareils étaient assez bien construits pour permettre à ceux qui les occupaient de résister presque indéfiniment à l’action du froid. La chaleur physiologique, dégagée par la respiration et l’oxydation des tissus, compensait amplement la déperdition par rayonnement dans le vide. Il suffisait donc d’être bien pourvu de réserves d’oxygène et de vivres, pour être à même d’entreprendre une assez longue excursion.

Les cartes et les photographies de la lune donnaient la position exacte des brèches qui existent au sud dans l’enceinte de Platon, le grand cirque sur le flanc duquel le Selenit avait atterri. Ces brèches devaient ressembler à la gorge sauvage d’un aspect si fantastique que les explorateurs pouvaient apercevoir par les hublots, mais cette dernière ne pénétrait sans doute pas jusqu’au centre du cirque et il était plus prudent de ne pas s’y aventurer.

Le docteur Lang proposait d’organiser une expédition afin de pénétrer dans Platon et d’en étudier la plaine intérieure, qui est une des énigmes de la sélénographie.

— Qu’a-t-il donc de si extraordinaire ? demanda Madeleine.

— Que le fond du cirque est d’autant plus sombre qu’il est plus éclairé. Il sera intéressant de constater s’il est couvert de végétation comme ce phénomène anormal incite à le penser.

— Moi, dit Galston, qui était un alpiniste de première force, je proposerais plutôt de faire l’ascension du pic de 2 470 mètres, qui domine à l’est l’enceinte de Platon et à côté duquel on remarque, sur les photographies, les traces d’un gigantesque éboulement. De là haut, nous verrions le soleil se lever sur l’autre bord du cirque et sur la mer des Pluies. C’est un spectacle que nous ne devons pas manquer. Peut-être même apercevrons-nous les sommets des Alpes, dont la longue chaîne s’étend au sud-ouest de Platon.

— J’en doute, observa Kito.

Depuis quelques instants, le Japonais traçait rapidement des chiffres sur une feuille de papier.

— Le calcul montre, dit-il, que, du haut de ce pic de 2 470 mètres, nous ne découvrirons même pas toute la largeur du cirque ; elle est de 98 kilomètres, et notre regard sera borné par l’horizon à 93 kilomètres. Nous ne verrons donc même pas le pied de l’autre bord de l’enceinte. Les sommets seuls nous apparaîtront, et ceux-ci nous cacheront en tout cas le massif des Alpes, même si, ce dont je ne suis pas certain, son altitude était suffisante pour le faire apparaître encore au-dessus de l’horizon. Notez que le fond du cirque est au-dessous du niveau de la mer des Pluies, et que l’altitude de 2 470 mètres, a été mesurée par rapport à lui. Il s’ensuit que, du côté de la plaine extérieure, l’horizon sera encore plus court… Je pense, néanmoins, que l’ascension proposée par notre camarade vaut la peine d’être tentée. De là-haut, nous pourrons sans doute redescendre à l’intérieur du cirque et faire les observations que nous avons prévues. Puis nous traverserons le cirque obliquement pour ressortir par la brèche sud, devant laquelle le Selenit aura été nous attendre.

— N’est-ce pas une excursion trop longue et trop pénible ? Une ascension d’au moins 1 500 mètres, une descente de 2 500, une marche de 80 kilomètres dans le fond du cirque, et une nouvelle ascension par la brèche pour ressortir !

— Divisez tous les chiffres par six, repartit Kito, et vous verrez que cela n’est pas au-dessus des forces des géants que nous sommes pour le monde lunaire.

Cette réplique fit sourire Goffoël, aux yeux duquel le Japonais Kito était un nain. Néanmoins, Kito avait raison : des hommes devaient accomplir aisément, même avec la charge de leur scaphandre, l’étape que Galston venait de tracer.

Brifaut crut devoir faire une objection.

— La température de la lune s’échauffe considérablement dès que le soleil rayonne à sa surface. Êtes-vous sûrs que nous pourrons résister trente ou quarante heures à la hausse qui va se produire après le lever du soleil, si nous n’avons pas la ressource de nous réfugier dans les flancs du Selenit ?

— D’abord, dit Uberaba, nos appareils sont construits pour absorber le moins de chaleur possible. Ensuite, ce n’est pas au bout de trente ou quarante heures que le sol de la lune, refroidi à l’extrême par une longue nuit de quinze fois vingt-quatre heures, atteint une très haute température sous l’action des rayons solaires. Enfin, n’oubliez pas que nous sommes à une latitude très élevée, non loin du pôle nord, en une région que les rayons solaires frappent toujours obliquement et restent, par conséquent, incapables de porter à une température énorme, comme il le fait pour les régions équatoriales. Certes, on calcule que, dans ces dernières, le sol s’échauffe jusqu’à 184° centigrades ; au point où nous sommes, il ne doit pas dépasser 40°, ce qui est encore très supportable pour des êtres humains, et il n’atteint que très lentement cette température au fur et à mesure que le soleil s’élève.

— À mon avis, dit Lang, ces considérations n’ont pas d’intérêt pratique. Nous ne pourrions souffrir du froid ou de la chaleur du sol, que si les bottes de nos scaphandres étaient mal isolées. Du moment que nos appareils sont construits pour refléter ou diffuser dans l’espace les rayons calorifiques au lieu de les absorber, nous pourrions marcher, sans inconvénient, dans une fournaise de 500°.

— Eh bien, conclut Scherrebek, nous avons déjà éprouvé la résistance au froid de nos scaphandres ; nous allons voir maintenant s’ils offrent une aussi bonne protection contre la chaleur.

Cinq explorateurs furent désignés pour la première excursion. C’étaient Galston, le second du bord, chef du groupe, Brifaut, Lang, Espronceda et Kito.

Madeleine aurait bien voulu accompagner son mari, mais on jugeait prudent de ne pas joindre une femme à cette première expédition, quand on ne savait pas encore au juste à quels obstacles on allait se heurter. Au reste, le seul scaphandre qui pouvait s’adapter à la taille de Madeleine était celui de Kito, le petit Japonais. On promit à la jeune femme, pour la consoler, que Kito lui céderait sa place une autre fois. Madeleine était anxieuse à l’idée de se séparer de son mari dans des circonstances aussi extraordinaires, mais Scherrebek avait désigné Brifaut parce qu’il le jugeait le plus capable, en sa qualité de journaliste, de décrire les spectacles auxquels les ascensionnistes allaient assister.

Deux heures plus tard, la petite troupe se mettait en route dans la nuit lunaire, tandis que le reste de l’équipage s’apprêtait à faire démarrer le Selenit afin de contourner l’enceinte du cirque et de venir se poster dans la plaine, en face de la grande brèche sud.

Scherrebek comptait avoir aussi sa part du spectacle du soleil levant. Il le verrait monter derrière les contreforts de Platon et aurait, avec les membres de la mission, qui étaient demeurés dans le Selenit, un coup d’œil peut-être aussi beau que ceux qui entreprenaient l’ascension.

Grâce aux merveilleux documents photographiques que l’on possède aujourd’hui de notre satellite, les explorateurs pouvaient s’orienter avec sûreté. Il leur eût été impossible de se lancer dans une pareille aventure s’ils n’avaient eu la carte détaillée des régions qu’ils se proposaient de visiter.

Ils n’auraient pas pu se risquer sur la face invisible de la lune : le pays leur serait apparu comme un chaos inextricable, et il leur aurait manqué aussi le guide infaillible des longues nuits lunaires, toujours suspendu à la même hauteur pour chaque point de l’hémisphère qui lui fait face : la terre, que les ascensionnistes voyaient briller à son dernier quartier, presque exactement au sud, à 40° au-dessus de l’horizon. Avec un repère comme celui-là, impossible de se tromper de direction.

Une expérience faite avec une boussole posée à plat sur le sol n’avait pas donné de résultat pratique. Le champ magnétique semblait peu intense, son orientation restait douteuse. Heureusement, on le voit, l’aiguille aimantée, si précieuse sur notre globe, était superflue pour les explorateurs de la lune.

On distinguait fort bien à l’œil nu sur le disque bleu de la terre, les formes claires des continents et la surface sombre des mers ; par endroit s’étalaient de grandes taches brillantes et irrégulières ou disposées par bandes, parallèlement à l’équateur : c’étaient des nuages qui masquaient la surface, mais rendaient l’astre d’autant plus éclatant.

Liés les uns aux autres avec une corde, comme les alpinistes terrestres, munis d’alpenstocks et de piolets, Galston et ses quatre compagnons commencèrent à escalader le versant de la montagne. Dès les premiers pas, ils se rendirent compte que cette escalade serait un jeu pour eux, tant leur légèreté leur donnait d’agilité. Ils bondissaient de roc en roc comme de vrais chamois. Aussi ne tardèrent-ils pas à détacher la corde qui les unissait les uns aux autres et qui ne faisait que gêner leurs mouvements. Il ne leur fallut pas plus de huit heures, en comptant les haltes et les repos, pour effectuer une ascension qui leur aurait demandé au moins vingt-quatre heures dans les conditions terrestres, à travers une région aussi bouleversée.

Quand ils atteignirent le sommet, la grande plaine qui formait le centre du cirque leur apparut, à demi envahie par les ombres impénétrables que projetaient les montagnes du bord sud. À leur droite, vers le sud encore, bâillaient des gorges profondes, véritables gouffres, où la lueur de la terre ne s’insinuait pas et qui semblaient partager l’enceinte en anneaux concentriques.

Ils se communiquèrent leurs impressions au moyen de leurs téléphones.

— Cette grande masse détachée de la paroi, expliqua Lang, résulte d’un énorme éboulement. Tout un pan de la montagne a glissé au fond du cirque.

— Décidément la lune est bien un monde mort, déclara Brifaut. Tout cela n’est qu’un désert de pierre.

— Attendez ! dit Espronceda, nous verrons dans quelques heures si le sol de Platon n’est pas tapissé de végétation.

— Nous allons peut-être trouver une forêt avec de grands arbres, dit Galston.

— Plutôt quelque chose d’analogue à des mousses ou à des lichens, opina Kito.

Les explorateurs avaient plusieurs heures à attendre avant le lever du soleil, car ils étaient montés plus vite qu’ils ne l’avaient prévu. Ils s’installèrent aussi confortablement que possible pour tâcher de dormir un peu en attendant le jour.