Une Vie bien remplie/XVI

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 75-79).

XVI


Tu me dis que j’ai oublié de te raconter mes amourettes, mes aventures de jeune homme, ce qui donnerait une note gaie à mon récit. Ceci n’est pas de mon ressort. Ce que je puis te dire, c’est que, de mon temps, un jeune homme qui se tenait bien trouvait sa petite idylle presqu’à son arrivée, surtout dans les petits pays dépourvus de moyens de communications, où les ouvriers étrangers y étaient généralement bien vus par les filles et les garçons ; mais il s’agissait seulement d’enfantillages de jeunesse, sans conséquence.

Un proverbe dit : « Qui se ressemblent s’assemblent. » Je le crois juste pour la question de sentiment, car un jeune homme qui ne pense qu’en rêve trouve la jeune fille qui pense comme lui. C’est alors que s’établit la petite correspondance, le serrement de main au passage, le petit bouquet cueilli bien loin dans le bois et de grand matin, le petit billet mis dans un étui d’un sou et que l’on dépose dans le pot de réséda placé sur la fenêtre ; enfin le rendez-vous sur le mail ou à l’entrée de l’église pour se donner le baiser d’adieu, en se promettant de s’aimer toujours. Toutes ces choses naïves ne sont pas dites ou écrites aussi bien que l’a fait J.-J. Rousseau dans la Nouvelle Héloïse ; n’empêche que plus tard, en relisant ces lignes dictées par une âme vierge et candide, les larmes viennent aux yeux de ceux ou de celles qui les ont écrites ou reçues, tout comme s’ils lisaient les belles pages de Graziella. Ces choses ne laissent au cœur que de suaves souvenir sans reproches ni remords.

Pour ce qui est des bonnes fortunes, chose rare pour les ouvriers de passage, il faut laisser cela aux romanciers, qui s’entendent très bien à inventer quand les choses ne sont pas. Ce que je puis dire, c’est qu’un honnête homme doit tenir sa parole quand il l’a engagée et que tromper une femme en lui mentant est impardonnable. Il est aussi un autre point que l’on nomme bonne fortune, c’est la liaison avec une femme mariée ; se cacher, mentir ou trembler, avoir à serrer la main du mari quand on le connait, risquer de voir un jour le foyer détruit, la femme réduite à la misère, sont des considérations qui doivent empêcher les jeunes gens de rechercher ces relations et même de les repousser si elles s’offrent à eux.

En arrivant à Paris, je fus surpris de voir que les maisons n’étaient pas plus monumentales, les théâtres surtout, dont les journaux parlaient chaque jour, m’ont fait pitié ; je me figurais rencontrer des palais, dont le moindre devait être aussi beau que l’Opéra de Bordeaux. J’ai été bien déçu quand j’ai vu les anciens Vaudeville, Variétés, Ambigu, Porte-Saint-Martin, Déjazet ; tous ces théâtres, comparés à l’Opéra de Bordeaux, me faisaient l’effet de granges.

Quant aux grands boulevards, c’est surprenant ; on reste interdit en voyant cette foule dense et on se demande : où donc va tout ce monde ? C’est bien autre chose que la Cannebière de Marseille.

Avant de voir Paris en détail, je me suis dit : il faut travailler et ne compter que sur toi-même.

En quelques années, je fis une foule de spécialités similaires à mon métier : sellerie, bourellerie, chasse, voyage, postes, pompiers, maroquinerie, bâches, courroies, mécanique, équipement. Dans ces diverses branches, à part une ou deux places dans chaque atelier, le reste c’est avec les chômages, la gêne constante, la vie au jour le jour.

À cette époque, on gagnait sept et huit sous de l’heure dans la bourellerie ; le travail y était quelquefois si pénible et si sale qu’un jour je n’ai pu le faire tant il m’écœurait. Il s’agissait de réparer les colliers de gros chevaux qui traînent de lourds chariots chargés d’énormes pierres de taille ; les pauvres bêtes avaient aux épaules des blessures larges comme la main et profondes d’un demi-centimètre. (Ceux qui font partie de la loi Grammont ne voient pas ces choses-là.)

En sellerie, le travail le plus courant, c’est-à-dire la piqûre des harnais, ne rapportait pas quatre francs par jour ; ce qui faisait à peine une moyenne de trois francs, en tenant compte du chômage ; là les ouvriers avaient une certaine tenue ; on voyait des hommes mariés se rendre à leur travail avec la marmite de fer blanc contenant leur déjeuner ; d’autres allaient chez un petit marchand de vins-restaurant manger un ordinaire de sept sous (trois sous de légumes et quatre sous de vin), ceux-là payaient comptant ; on en voyait aussi de plus larges dans leurs dépenses, prenant l’apéritif et le café mais à crédit pour la semaine ; le samedi, on ne les voyait plus.

Et le travail aux pièces à domicile que l’on s’arrache c’est encore pire, c’est la misère sans phrases ; que de fois j’ai regretté la vie de province : là on vit en famille, le patron et l’ouvrier se demandent conseils ; ils se traitent sur le même pied et parlent à leurs voisins, qui sont souvent des amis ; à Paris, c’est la tâche donnée qu’il faut accomplir, souvent une spécialité et toujours la même, ce qui devient monotone et abrutissant ; si je n’avais pas eu le désir de voir et d’apprendre, je ne serais pas resté un mois à Paris ; si encore j’avais eu quelqu’un pour me conseiller, me guider, j’aurais pu chercher ailleurs, dans le commerce par exemple, ce qui me convenait, ainsi que j’ai pu m’en rendre compte plus tard. Pendant des années je me suis beaucoup privé.

Je connaissais les alentours de la capitale, car, chaque dimanche de la belle saison, j’allais seul en villégiature ; pour compagnon, j’emportais un livre, mais souvent je ne l’ou vrais pas en voyant les heureux se promener.

L’hiver, je fréquentais les musées, jardin des plantes, muséum et aussi les Arts et Métiers ; tous ces établissements sont chauffés, et on apprend toujours quelque chose d’utile.

Quand je voulais m’offrir une place à vingt sous au Français ou à l’Odéon, je dinais pour seize sous au Palais-Royal, en compagnie de petits vieux rentiers, qui ne payaient que quinze sous, parce qu’ils avaient des cachets de semaine puis tous allaient à la « claque ».

Une fois j’y suis allé, mais cela ne m’a pas satisfait, car il fallait applaudir quand le chef le commandait alors que j’aimais applaudir quand je voulais.

Ce même hiver, j’eus la chance de connaître un machiniste du théâtre Italien (maintenant, à cet endroit, est la Banque, place Ventadour) ; là, je montais au-dessus de la scène et j’entendais chanter ; j’y ai entendu la Patti, Nicolini et Monjausé ; c’était un vrai régal pour moi, quoique chanté en Italien, auquel je ne comprenais rien.

On croit, généralement, que les ouvriers sont plus heureux que les employés ; à mon avis, c’est une erreur ; l’employé, même mal payé, gagne de 120 à 150 francs par mois, c’est la misère, mais il faut tenir compte que l’ouvrier le plus stable ne fait par an que 290 ou 300 journées de travail de sorte que son salaire de 6 ou 6 fr. 50 donne à peine 150 francs par mois ; de plus, s’il perd seulement une heure, on ne lui paie pas, tandis que l’employé touche son mois entier ; on ne lui retient pas les quelques jours de maladie ni ceux passés au régiment comme réserviste ; puis il est souvent en contact avec ses patrons, qui le font monter en grade, s’il est capable, tandis que l’ouvrier a souvent à débattre son salaire.

Combien de fois étant aux pièces j’ai été envoyé par des camarades pour demander au patron de vouloir bien payer plus cher ; ma démarche réussissait souvent, mais quelquefois aussi on perdait son travail et ceux qui tenaient pour la justice, se voyaient fermer les portes, en même temps qu’ils se faisaient des ennemis de leurs propres camarades, car, chose à remarquer, ceux qui criaient les plus fort qu’il fallait tout casser, f….. le feu à la boîte, étaient ceux qui allaient prier les patrons de les accepter à son prix ; naturellement, on les traitait mal et ils vous en voulaient à mort. Ceux-là, aujourd’hui, on les appelle les jaunes.

M’étant entremis souvent comme délégué pour revendiquer les droits de tous, je n’étais plus libre de moi ; à chaque instant, j’étais invité, presque obligé de prendre parti.

Enfin, en 1869, je me mêlai sans le vouloir au mouvement économique et politique ; notre corporation avait constamment, au sujet des salaires, des tiraillements avec le patronat ; je pris l’initiative de convoquer une réunion de ces différentes branches ; aidé de quelques camarades, un appel fut fait et, moyennant un franc chacun, nous le fimes tirer à mille exemplaires ; pour mieux corser cet appel, j’y ajoutai ces paroles de Lamenais :


« Des actes, des actes, et encore des actes, ou vous croupirez éternellement dans votre misère.

« Veuillez donc seulement et le monde changera de face.

« Que si, au contraire, chacun de vous reste inactif, silencieux, se tient à l’écart, regardant de là comment vont les choses et se plaigne qu’elles vont mal ; renoncez à l’espoir que jamais elles n’aillent mieux, et sous le poids de maux que vous léguerez à vos enfants, n’accusez que vous-même, votre indolence et votre insouciance, votre égoïsme et votre lâcheté. »

(Lamenais.)


Le résultat dépassa les espérances ; il y eut huit cents assistants à la réunion, dont la moitié, en payant leur cotisation, se firent inscrire pour fonder une chambre syndicale ; malheureusement, cette belle ardeur du début ne dura pas ; après une année écoulée, il ne restait pas cent cotisants ; la majeure partie des ouvriers, trop individualistes, n’étaient pas mûrs pour former des syndicats de métier ; cependant les améliorations obtenues, sans grève, dans l’année, furent les suivantes : journées réduites d’une heure (11 au lieu de 12), salaires augmentés de 0 fr. 05 à 0 fr. 10 l’heure.

Pour la première fois, en cette année 1869, j’assistai à une réunion socialiste, tenue place de la Corderie ; il y fut question des rapports du capital avec le travail, de l’utilité qu’il y avait de fonder une société internationale des travailleurs pour la défense de leurs intérêts communs ; de resserrer les liens de fraternité et de solidarité afin d’assurer la paix entre les peuples.

Je fus gagné à ces idées généreuses, sans cependant faire partie des groupements de ces promoteurs, ne connaissant personne et peu initié à ces questions.