Une Violation de neutralité au XVIe siècle - César Borgia à Urbino/03

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Une Violation de neutralité au XVIe siècle - César Borgia à Urbino
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 134-152).
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LES MASQUES ET LES VISAGES




UNE VIOLATION DE NEUTRALITÉ AU XVIE SIÈCLE


CÉSAR BORGIA À URBINO




III[1]


LA RESTAURATION






Les choses en étaient là, lorsqu’une nouvelle inattendue, quoique escompte’e par les nombreuses victimes des Borgia, éclata comme un coup de tonnerre répercuté dans toutes les montagnes, roulant le long des Apennins, gagnant les plus lointaines cités, en passant par-dessus certaines zones de silence, et alla expirer dans la tranquille atmosphère de Venise et de ses lagunes : Alexandre VI était mort, César Borgia était mourant ! À quel mal subit le Pape avait-il succombé : était-ce du poison qu’on lui avait préparé ? Était-ce du poison qu’il avait préparé lui-même pour un autre ? Était-ce de la malaria, tout simplement, dans ce mois d’août « fatal aux hommes obèses ? » Après quatre siècles écoulés, on n’en sait rien encore. Mais ce qu’on savait fort bien, quatre jours après, dans toutes les villes d’Italie, c’est qu’il était mort. C’est le 17 août au soir qu’il avait succombé : le 22, la nouvelle pénétrait dans Urbino, revenant de Venise, et était répandue dans le peuple par les émissaires de Guidobaldo, malgré tous les efforts du gouverneur pour les en empêcher. Ce gouverneur, un ancien président du tribunal de la Rote, homme mansuet, avait manœuvré de son mieux. Averti avant tout autre, il avait fait appeler les notables de la ville et, tout en leur annonçant que le Pape était fort malade, il les avait mis en garde contre d’excessifs espoirs et des actes prématurés. Le Pape pouvait mourir, c’est vrai, mais, le duc de Valentinois étant toujours capitaine général de l’Église, à la tête d’une forte armée, allié du roi de France, en possession de nombreuses forteresses, demeurait aussi puissant que jamais. De plus, étant assuré de quarante-trois cardinaux créatures ou alliés de son père, il ne pouvait manquer de faire un Pape de sa façon. Ainsi, la prudence commandait de lui rester fidèle. La gratitude le conseillait aussi. On devait lui rendre à lui, gouverneur, cette justice qu’il avait tout fait pour que le joug des Borgia parût le plus doux possible. Il demandait donc aux Urbinates de l’aider à maintenir l’ordre, s’il venait à être troublé par la populace, et, pour cela, il allait leur rendre toutes leurs armes confisquées.

C’était parler d’or, mais autant eût valu jeter des sequins à une mer démontée… Les notables eussent hésité encore : le peuple n’hésita pas. En un clin d’œil, de toutes les maisons, dans ce dédale de ruelles obscures qui font de la cité d’Urbino une montagne à escalader de toutes parts, sortirent des hommes en armes, décidés à faire payer cher aux soldats de César la tyrannie du maître. Les enfans mêmes couraient criant : Guido ! ou : Feltro ! « Espions ! Rebelles ! Traîtres ! » Tels étaient les complimens dont on saluait les Borgiesques et on les égorgeait aussitôt. Leurs maisons étaient envahies et saccagées. Le gouverneur put s’enfuir jusqu’à Cesena, mais son lieutenant, un certain Scaglione, qui n’avait pas fait preuve du même esprit de conciliation, demeura sur la place massacré sans pitié. Le même jour, Remires, sentant tout le Montefeltro révolutionné autour de lui, levait le siège de San Leo, et, du Nord au Midi, de l’Est à l’Ouest, le duché acclamait le nom de son ancien seigneur. Il n’avait qu’à revenir.

Il revint, sans tarder plus qu’il ne fallait, pour prendre congé de la Seigneurie Sérénissime. Celle-ci, jugeant cette fois que la resta,uration feltrienne avait les plus grandes chances de succès, n’hésita pas à miser sur son jeu. Elle lui avança 4 000 ducats et lui promit des troupes, si besoin était. Après avoir dépêché un courrier à Fregoso, pour l’engager à s’en aller mettre de l’ordre à Urbino, où il supposait bien qu’il y aurait des troubles, le proscrit remonta dans sa gondole et reprit la direction de la « terre ferme. »

Le 27 août, il arrivait à San Leo ; le lendemain, il repartait pour sa capitale, où le peuple entier soulevé par un même enthousiasme se précipitait à sa rencontre. Des essaims d’enfans accouraient, agitant des branches d’olivier, chantant le « très heureux retour » du souverain ; arrivaient ensuite d’un pas tremblotant des vieillards qui pleuraient de joie, les hommes, les femmes, les mères avec leurs bébés, une foule de tout âge et de toute condition pêle-mêle. « Les pierres même semblaient exulter et bondir, » dit un témoin, sauf celles où les gamins étaient grimpés pour effacer consciencieusement, partout où elles avaient été peintes, les armes des Borgia. Guido recueillait, en ce moment, le fruit de toutes les peines que les Montefeltro avaient prises pour leur petit peuple. C’était le retour du roi d’Yvetot. Deux vieillards de quatre-vingts ans que l’âge avait rendus presque aveugles, voulant être bien sûrs de sa présence, se faisaient conduire vers lui, criant : « Attendez, Seigneur, attendez, nous voulons vous toucher ! » Un autre lui portait son fils et lui disait « des choses à faire pleurer les marbres les plus durs. »

De retour dans son palais, vidé de ses trésors par Borgia, mais plein d’amis, le duc vit défiler devant lui « toutes les dames de la ville et des environs, les plus nobles et les plus belles, précédées d’un tambourin, en signe d’allégresse. Même les dames du plus haut rang dansèrent dans la rue, » aux sons de cet instrument, qui fait mieux sans doute dans les hauts reliefs de Luca della Robbia qu’aux oreilles délicates. Pourtant ne le plaignons pas trop : ce qui dansait ce jour-là devant lui, c’étaient les figures mêmes qui devinrent divines après avoir été regardées par les yeux de Raphaël.

Pendant tout cela, que devenait César ? Le bruit de sa mort avait couru un peu prématurément. Il n’était pas mort, mais, dans l’opinion unanime, il était enterré. L’homme qui, avec les forces du Pape, ne contenait qu’à grand’peine la population d’Urbino et n’avait même pas pu réduire San Leo, ne semblait plus redoutable, privé de l’appui pontifical. Sans doute on pensait qu’il réagirait encore : il n’avait pas perdu tous ses partisans et le coup qui le frappait avait tant de fois été escompté qu’il avait dû prendre des mesures pour y parer. Et, en effet, il en avait pris. Mais ces mesures supposaient qu’au moment du danger il serait en état d’agir : or, sa maladie survenant en même temps que la perte d’Alexandre VI l’en empêchait. — « J’avais tout prévu sauf cela, » dira-t-il plus tard, témoignant ainsi de peu d’esprit philosophique, car les prévisions de l’homme étant limitées et les combinaisons des choses infinies, il est vain de croire qu’on les a toutes prévues moins une, pour cette raison qu’une seule arrive de toutes celles qu’on n’avait pas prévues.

La philosophie n’était pas son fort : la décision, aussi, lui manqua. Malgré son énergie et la fidélité de quelques partisans qui sentaient, à l’idée de sa chute, leur tête vaciller sur leurs épaules. César ne parvenait pas à remonter le courant contraire des événemens. Il se perdait en efforts multiples et contradictoires. Le 22 septembre, les cardinaux, secouant son joug, nommaient un Pape qui n’était point de ses amis : — « il sera juste l’opposé d’Alexandre VI, » disait Ghivizzano, — et, ce vieux Pape étant mort quelques jours après, la tiare échéait au cardinal Giuliano della Rovere, qui était depuis longtemps son ennemi. César, qui ne s’y était pas résolument opposé, qui y avait même contribué au dernier moment, se jetait de lui-même dans la gueule du loup.

Au contraire, pour Guidobaldo, c’était le retour le plus complet qu’il pût souhaiter de la fortune. Le nouveau Pontife était le beau-frère de sa sœur, l’oncle de son héritier et son protecteur naturel. Aussi, ne fut-il pas très surpris, tandis que, pour expulser les derniers partisans des Borgia, il s’occupait au siège de Verrucchio, d’apprendre que le nouveau pape Jules II le mandait à Rome. L’affaire pressait, semble-t-il, et ne souffrait pas de retard. Il partit aussitôt pour le Sud et, après s’être arrêté à Urbino, le temps de rendre grâce à Dieu et de voir son peuple, il s’achemina, par la via Flaminia, vers la Ville Éternelle. Il était en petit équipage, mais les pensées qui le précédaient embellissaient l’horizon. Il refaisait, malade, épuisé, mais triomphant, la route que César avait faite un an et demi auparavant pour venir le chasser de ses États et lui tordre le cou. Le 20 novembre, au soir, il arrivait à Ponte-Molle, au lieu même où Constantin avait défait Maxence. Cette terre d’Italie, toute chargée d’histoire, a des préfigurations pour toutes les péripéties, des présages pour tous les destins. Comme il se sentait recru de fatigue et mal vêtu, il ne se souciait pas de se montrer publiquement dans Rome. Il méditait de s’y faufiler, de nuit, lorsque des gens du Pape venus à sa rencontre l’arrêtèrent. Jules II ne l’entendait pas de cette oreille. Une victime des Borgia revenant en triomphe, c’était un spectacle dont on ne pouvait priver les Romains. Il fallait faire une entrée solennelle. Mais l’acteur principal n’avait pas de costume !… Qu’à cela ne tienne ! On lui apportait un pourpoint brodé d’or, et une mule harnachée de velours violet, avec bordure dorée de toute beauté, était mise à sa disposition. Pas de cortège ?… Il aurait, pour l’accompagner, la Maison du Pape et le capitaine de sa garde. Il dut céder à ces instances.

Ce fut donc le lendemain, en plein jour et aux salves répétées de toute l’artillerie du fort Saint-Ange, que le duc d’Urbino fit son entrée dans la Ville Éternelle, mais changeante, où, deux mois avant, il eût été infailliblement pendu. Guidé par le maître des cérémonies, il se dirigea vers la maison d’un certain Mario Merlini, où l’on avait accoutumé d’héberger les hôtes de distinction qui n’avaient pas leurs appartemens au Palais. Mais c’était une fausse manœuvre. Le Pape, qui ne l’avait pas compris ainsi, l’attendait en personne, entouré de ses cardinaux au pied de l’escalier du Vatican. Ne le voyant pas venir, il se mit dans une de ces colères qui sont restées légendaires et l’envoya chercher. Il fallut que le malheureux voyageur, fourbu de tant d’honneurs, se remit en selle, la nuit tombée, aux torches, pour redescendre devant les degrés pontificaux, et recevoir, toute la nuit, les congratulations du Sacré Collège, car « quiconque, dit un chroniqueur, voulait être dans les bonnes grâces du Pape, faisait sa cour au duc. »

Jules II ne s’en tint pas là. Il était l’ami de Montefeltro et le vengeur de ses disgrâces, mais il ne l’avait pas fait venir uniquement pour le donner en spectacle et être désagréable aux Borgia. Il entendait bien en tirer mouture. L’ancien proscrit, que Venise avait accueilli aux jours les plus sombres et qu’elle protégeait ouvertement depuis quelque temps, devenait une force. Non seulement il avait recouvré son duché, mais il venait d’entrer au service de la République. Il tenait à sa disposition cent hommes d’armes, cent cinquante de cavalerie légère et lui fournissait immédiatement 2 000 fantassins, — en échange de quoi, il pouvait compter sur sa protection contre toute agression éventuelle et sur 20 000 scudi de pension annuelle.

C’était une manière de condotta, dirigée tout de suite contre César, plus tard contre inconnu. Or, Jules II, qui conservait des vues sur les Romagnes, méditait déjà de « rogner les griffes du Lion de Saint-Marc. » Il ne voyait pas d’un très bon œil que le frère de sa belle-sœur eût des obligations envers Venise. Les ducs d’Urbino étant des vassaux nominaux du Saint-Siège, il s’efforça de lui faire comprendre que son premier devoir était de défendre les intérêts de l’Église. Guido, assez embarrassé vis-à-vis de la République, s’en tirait par de belles phrases ; sa femme, qui était restée à Venise, s’en allait faire des complimens au Doge et à la Seigneurie, et le Pape, qui bénissait toutes les fleurs et les politesses de l’alliance, pourvu qu’il en conservât les fruits, gardait Guido sous sa main.

Tandis qu’il faisait ainsi sa cour au nouveau Pontife, ses amis lui apportèrent une étrange nouvelle. César Borgia, qu’on avait interné au Vatican, dans l’appartement du cardinal d’Amboise, lui demandait une audience. L’idée de voir cette pieuvre sanglante lui faisait horreur : il refusa. L’autre n’avait pas de vergogne, il réitéra sa demande sous forme de supplication. Guido refusa encore. Il croyait en être, débarrassé : point. Un jour qu’il se trouvait dans l’antecamera du Pape, sur une litière, souffrant d’un accès de goutte, un spectacle inouï s’offrit à lui. César, lui-même, était là, dans la même pièce, entré on ne sait par où, César Borgia de France, duc de Romagne et de Valentinois, prince d’Adria, de Piombino et de vingt autres lieux, la barrette à la main, à genoux, en suppliant. « Quand j’aurais de l’eau jusqu’à la gorge, avait-il dit autrefois, je n’implorerais pas l’amitié de ceux qui ne sont pas mes alliés aujourd’hui. » Mais ce n’était qu’une gasconnade… Et ce fantôme se levait, s’approchait, lui faisait un second salut jusqu’à terre où il demeurait prostré.

Guido s’était levé, stupéfait, et se taisait. Il voyait devant lui l’homme qui avait trahi sa confiance, qui lui avait ravi son royaume, qui avait voulu lui ravir sa femme, son honneur, sa vie. Malgré toute son habitude du monde, il ne trouvait pas de sujet propre à leur fournir à tous deux un discours agréable. Peut-être revoyait-il, en cet instant, les longues routes qu’il avait dû faire, traqué, malade, pour échapper au lasso de ce chasseur obstiné, les escaliers de l’exil « si durs à gravir, » les portes et les visages fermés devant lui, par crainte des représailles du vainqueur… En tout cas, la scène était si nouvelle, si exemplaire des vicissitudes humaines, qu’elle frappa vivement les contemporains. On en trouve le témoignage ému dans une lettre écrite le lendemain et, cinquante ans plus tard environ, une fresque fut peinte par Taddeo Zucchero, dans la villa de Guidobaldo II, à Sant’ Angelo in Vado, pour en perpétuer le souvenir.

Enfin, la nature courtoise du duc prit le dessus. Il se découvrit, fit quelques pas vers son ennemi et, comme celui-ci était toujours prosterné, des deux mains il le releva. Puis il lui dit qu’il l’écoutait. Grave imprudence avec un si beau parleur ! C’était un suppliant qui gémissait à terre : ce fut un orateur qui se releva. Il parla. Il commença par jeter du lest : il avoua tout, il se repentit de tout. Puis il plaida sa jeunesse, son inexpérience, les perfides conseils, « l’impossibilité où se trouve celui qui est né avec une âme fière de résister aux séductions du pouvoir…, » son père, enfin, qu’il renia froidement. Il mit tout sur le compte de « la bestialitá di papa Alessandro. » Quant à sa façon de faire la politique et la guerre, c’est vrai, elle avait été impitoyable ; mais il combattait des ennemis impitoyables aussi. On ne pouvait les vaincre autrement.

Ayant ainsi déblayé le terrain, il passa à son panégyrique. C’était toujours le même : il n’avait attaqué personne. Il n’avait fait que se défendre, — défendre l’Église contre ses ennemis… Lui, un usurpateur du bien d’autrui !… Non, non, mais un « récupérateur » des biens enlevés jadis au Saint-Siège ! Car, enfin, tous ces duchés, principautés, « vicariats » avaient fait partie, jadis, du domaine de l’Église. Les successeurs d’Alexandre VI étaient trop heureux qu’il eût fait ces conquêtes : ils n’avaient qu’à se baisser pour prendre ce qu’il avait apporté ! Quant aux peuples, loin de les opprimer, il les libérait… Tyranniser, lui, allons donc ! Au contraire, anéantir les tyrans : tel avait été le but de sa vie. Et, en effet, là où il avait régné, les discordes avaient cessé, les exactions aussi, les crimes étaient punis, les peuples respiraient à l’aise : c’était l’âge d’or… Il termina en jurant de réparer, autant qu’il était possible, le mal qu’il avait fait. Les biens volés, il les rendrait. Qu’on lui donnât un peu de temps seulement… Il allait rendre à Guido notamment la Bibliothèque d’Urbino et tous les meubles, sauf les tapisseries de la Guerre de Troie, — il en avait fait présent au cardinal de Rouen, auquel il ne serait pas délicat de les redemander, — et quelques babioles restées en Romagne, à Forli. Enfin, pour conclure, il se mettait à la discrétion de son ennemi.

Il plaida bien, il plaida longtemps. Guido était un valétudinaire, affaibli par la souffrance. C’était un sentimental, attendri par l’excès d’humiliation où il voyait le plus intraitable des princes, celui qui avait dit : Aut Cæsar aut nihil ! C’était un lettré, ébloui par le feu de cette improvisation, — sans doute longuement méditée. Sa lassitude fut plus grande que son ressentiment. Il semble, aussi, par tous les traits de son ironie bienveillante, qu’il fût trop en avance sur son temps, trop dépouillé de la barbarie médiévale pour goûter dans toute son âpre saveur


Chè bello onor s’acquista in far vendetta…


Il dédaigna ce plaisir. Il embrassa le suppliant, lui promit d’intercéder, ou du moins de ne pas le charger, auprès de Jules II et le renvoya absous. La faconde et l’assurance des Borgia avaient, une fois encore, triomphé.

On a souvent tracé le portrait de César Borgia et, ici même, il en a paru un qu’on peut considérer comme achevé[2]. Il est un trait, cependant, sur lequel on a peu insisté d’ordinaire et qui paraît essentiel : c’est son extraordinaire faculté de simulation ou de crédibilité, quelque chose qui le hausse, ou le rabaisse, au niveau de Cagliostro et de Casanova, ou encore de ces femmes célèbres, en France, depuis Mme de la Motte jusqu’à nos jours, pour les dupes qu’elles firent de juges, de princes ou d’hommes d’État. Qu’après avoir trompé Astorre Manfredi, César ait pu tromper Guidobaldo, Varano et tant d’autres, c’est déjà surprenant ; qu’après Guidobaldo et Varano, il ait pu tromper Vitellozzo et les Orsini, c’est tout à fait étrange ; mais qu’après l’assassinat de Vitellozzo même et des confédérés, il ait pu séduire, une seconde fois, quelques-uns des chefs du parti Orsini et Guido lui-même dans cette dernière rencontre, cela passe les bornes du possible rationnel, et nous n’y pourrions croire, si les documens authentiques de la première heure et le consentement unanime des contemporains n’étaient là pour l’attester.

On ne peut l’expliquer que par la possession d’un fluide magnétiseur fait d’éloquence, d’enjouement et de grâce, qui enlève à l’adversaire ou interlocuteur une partie de ses moyens de contrôle et de son sens critique. Et l’on est d’autant plus fondé à le croire que ses maléfices n’opèrent pas de loin. Malgré tous les amis ou ambassadeurs qu’il entretient auprès des grands, il n’arrive pas à les persuader, s’il ne peut plaider lui-même, en personne. La partie est presque perdue pour lui auprès du roi de France, à Milan, ou du moins bien compromise : quand il paraît, il sauve tout. Les confédérés de la Magione, loin de lui, voient clair dans son jeu : à mesure qu’il peut les approcher, un à un, il leur brouille la vue. Les Florentins auxquels il ne peut parler directement ne tombent pas dans ses filets. Machiavel seul, étant sous son regard, est sous son charme ; aussi conseille-t-il à ses concitoyens de lui céder. Ceux-ci sont probablement très inférieurs, en génie politique, à leur « secrétaire. » Mais étant hors de la portée de César, ils sont hors de son rayon fascinateur. Ils ne font rien de ce qu’il veut et font bien.

Toutefois, il y avait autre chose que de la suggestion hypnotique dans l’emprise de César sur ses ennemis : il y avait un solide système politique. En disant qu’il poursuivait la grandeur de l’Église, le Valentinois mentait sur ses intentions véritables, mais disait la vérité quant au fait. C’est pourquoi Alexandre VI mort, sa fortune ne croula pas tout d’un coup, ni même aussi vite qu’on aurait pu le croire. En travaillant pour soi, il avait aussi travaillé, momentanément tout au moins, pour la papauté, et le Pape nouveau, si différent fût-il de l’ancien et si ennemi, ne poussait pas la contradiction jusqu’à vouloir perdre ce que l’autre avait gagné. Peut-être même que les moyens employés pour la conquête des Romagnes commençaient à lui paraître moins détestables depuis qu’il en était le bénéficiaire, — être propriétaire ou ne l’être pas, créant une optique fort différente de la propriété. Il s’agissait donc, pour Jules II, de sauvegarder l’œuvre, tout en châtiant l’ouvrier. Or, l’ouvrier tenait encore à l’œuvre, par mille fils qu’il avait eu grand soin de solidement ourdir. Des gens à lui dévouer occupaient encore les forteresses de Forli et de Gesena et ne les voulaient point rendre. Il est vrai qu’ils ne pouvaient point non plus indéfiniment les garder et défendre contre tout le monde, et qu’il les leur faudrait, un jour ou l’autre, rendre à quelqu’un. Mais ils pouvaient, tout aussi bien, les rendre aux ennemis du Saint-Siège qu’au Saint-Siège lui-même. Tel était le nœud de l’affaire. Pour empêcher cette mésaventure, il fallait négocier avec eux, et César, seul, le pouvait. Il fallait donc ménager César.

Jules II le ménageait un peu comme le chat ménage la souris : il le laissait prendre un peu de champ, aller jusqu’à Ostie, par exemple, puis le rattrapait d’un coup de griffe. Ce manège dura plusieurs mois au bout desquels, César, ayant définitivement enjoint à ses lieutenans de se rendre, fut définitivement perdu. On le laissa, cette fois, s’en aller jusqu’à Naples où il tomba dans les filets de Gonzalve de Cordoue et ne reparut plus sur la scène. Il allait jouer les seconds rôles, et même moins encore, en Espagne, jusqu’à ce qu’une mort obscure achevât le « rien » qu’il s’était donné comme alternative à la destinée de César. La pieuse sorcière de Mantoue avait vu plus juste que le profond Machiavel : Borgia avait « passé comme un feu de paille. »

Comment ce feu a-t-il pu durer assez longtemps pour embraser toute l’Italie, et faut-il invoquer une déchéance morale particulière à ce pays ou à cette époque, pour expliquer qu’un Borgia pût y régner sans soulever une réprobation unanime ? Telle est la question qui se pose naturellement à l’esprit, quand on considère la carrière du Valentinois. Mais elle repose, elle-même, sur un postulat très contestable, ou pour mieux dire, tout à fait faux. Car l’Italie n’a point acclamé, ni approuvé, ni même tacitement excusé les Borgia : elle les a subis. Elle les a subis, parce qu’ils étaient, les plus forts, et ils étaient les plus forts, parce qu’ils étaient soutenus par l’Étranger. Voilà ce qu’on trouve, lorsqu’on va « à la réalité effective des choses, » comme Borgia, lui-même, y allait. Il n’est donc nullement nécessaire de supposer une immoralité, ou une amoralité, particulières au xvie siècle, pour expliquer ses foudroyans succès. Ils ne sauraient s’expliquer autrement, mais ils s’expliquent le plus naturellement du monde, par l’appui de la puissance extérieure la plus redoutée à ce moment : la France. Avant que la France le soutienne, il monte lentement ; quand elle l’abandonne, il descend ; quand elle le combat, il tombe. Et le signe qu’il ne peut se passer de l’appui de l’Étranger, c’est qu’il lui sacrifie, par force et à contre-cœur, ses ambitions, ses rancunes, ses haines. Contre les Florentins, il va se déchaîner : un mot du roi de France l’enchaîne et il ne bouge plus. Des Bentivoglio de Bologne, il va faire ce qu’il a fait des autres petits souverains dont il convoite le patrimoine : le roi de France leur assurant sa protection, — du moins à leurs personnes, — il respecte leurs personnes et négocie. Il livre très volontiers une partie de l’Italie aux Français pour en avoir une autre. Sa prétention, ou la prétention d’Alexandre VI, de « faire l’Italie toute d’un seul morceau » ne doit s’entendre que de la partie de l’Italie comprise entre le Napolitain et la Toscane, c’est-à-dire si l’on excepte de ce projet d’ « unité italienne » Milan, Venise, Florence et Naples, ce qu’il y avait de plus riche et de plus actif dans la péninsule. César ne fait donc pas de bien grands rêves : il espère se fabriquer un royaume de pièces et de morceaux, qui s’appuiera sur l’Étranger. Contre ses rivaux ou voisins, en Italie, il brandit toujours la menace extérieure : « Le Roi de France est avec moi... le Roi de France va venir… Chaumont arrive avec 400 lances… Le Roi m’envoie ses Gascons… » Voilà son grand argument et qui suffit à tout. Avant tous ses titres italiens, il fait passer son duché de Valentinois. Bien mieux, au lieu de se parer de sa nationalité, il la rejette. Il signe César Borgia de France. Il est l’homme de l’Étranger.

L’imputation de complicité, si l’on en décharge l’Italie, on ne doit pas, pour cela, en charger la France. Si les Français, pendant un temps, soutinrent César, c’est qu’ils ne le connaissaient pas. Éblouis par sa faconde et par ses manières à la fois gracieuses et hautaines, endoctrinés par lui, à la Cour même de France, avant leur arrivée en Italie, ils furent longtemps victimes d’un effet d’optique, difficilement évitable, à cette époque, lorsqu’on voulait juger les choses de trop loin. Lorsqu’ils le connurent mieux, ils le condamnèrent aussi. Louis XII parle, quelque part, de la grant ingratitude et mescognoissance de « son cousin » Domp César de Borgia et des « mauvais tours » qu’il lui a faits. Jamais mieux qu’en cette occurrence ne fut démontré le malheur, pour un pays, de faire juger ses différends par l’Étranger, même si l’Étranger est honnête. Louis XII était honnête, mais il venait de loin et, au milieu de toutes les criailleries italiennes, il ne distinguait point clairement la voix de la vérité. Et puis, il n’était pas et ne pouvait être impartial, venant en Italie non pour juger, mais pour être partie prenante. C’est bien ce sur quoi comptait César, tout à fait indifférent au sort de ce pays, pourvu qu’il s’y taillât un royaume.

Ainsi, même si l’on invoque la maxime cynique du réalisme politique : « La fin justifie les moyens, » on le condamne. L’histoire pardonne au pionnier tombé en route, quand la route où il est tombé a servi depuis à la marche de l’humanité. Quels que soient ses échecs et quels que soient ses « moyens, » un précurseur est absous. Mais Borgia n’a été le précurseur de rien. Pas une idée nationale n’a hanté le cerveau de cet Espagnol, régnant sur des Italiens, par l’épée des Français. Pas une idée d’art non plus, — et c’est ce qui, pour nous, le perd. Ces tyrans du xve et du xvie siècle ne se sauvent que par là. On pardonne beaucoup à Ludovic le More, presque aussi peu « national » que Borgia, parce qu’il a fait au monde un legs de beauté. Bien d’autres se présentent devant la postérité, c’est-à-dire devant chaque génération nouvelle qui naît, comme les rois mages devant l’Enfant Jésus : ils tiennent des trésors à la main et semblent lui dire : « Grâce à moi, lu verras quelques belles choses de plus dans le monde où tu vas passer et souffrir. » Mais de Borgia les mains sont vides et toutes dégouttantes de sang. Le lacet qui étrangle, le couteau qui égorge, le masque qui cache, la plume qui ment : — voilà sa contribution au Musée de l’histoire. Il intéresse comme un joueur, mais seulement comme un joueur : on suit sa partie, sa veine ou sa déveine, on admire son impassibilité en face de l’heur ou du malheur des cartes, mais, une fois les chandelles consumées et quand il fait « Charlemagne, » on s’aperçoit qu’il a perdu son temps et qu’il ne laisse rien à la « cagnotte » de l’humanité.

Pourtant, il a trouvé, dans les temps modernes, des apologistes, ou du moins des « analystes, » qui en ont appelé du verdict sommaire et absolu des moralistes au diagnostic plus complexe et plus relatif des historiens. Ils ont plaidé trois choses : d’abord, que sa morale ou son « immorale » était celle de son temps, que tout le monde faisait les mêmes crimes que lui et que sa seule originalité fut de les faire mieux ; ensuite, que les tyrans qu’il déposséda ne valaient pas mieux que lui et opprimaient les pays où il paraissait en libérateur ; enfin, qu’il travailla non dans un dessein personnel, mais pour une idée : la grandeur de l’Église, puisque les territoires acquis par lui au Saint-Siège lui sont restés.

Il y a du vrai dans tout cela, mais rien de tout cela n’est tout à fait vrai. Le mouvement de réprobation contre les Borgia n’a pas attendu les temps modernes pour se manifester : témoin Savonarole. On a fort bien su, du vivant même d’Alexandre VI et de César, tant dans les protestations auprès du roi de France que dans les lettres privées, marquer en quoi les crimes de cette famille dépassaient la commune mesure. Et, en effet, ni dans la première dynastie des Médicis, ni chez les Montefeltro, ni chez les Gonzague, on ne trouverait rien de semblable ; et les multiples crimes attribués à Ludovic le More restent encore à prouver. L’horreur qu’éprouvaient ses contemporains pour le Valentinois n’est pas douteuse. Guichardin, qui écrivait peu après et était âgé déjà d’une vingtaine d’années lors de ces événemens, le dit : « Lorsque le Roi de France arriva à Milan, il fut sollicité de tourner ses armes contre les Borgia : c’était le plus grand désir de toute l’Italie. » La terreur qui saisit la famille d’Este en apprenant les fiançailles d’Alphonse avec Lucrèce Borgia, la longue répulsion du fiancé lui-même, les enquêtes et les correspondances qui eurent lieu à ce sujet n’étaient point habituels aux mariages princiers de cette époque. Les légendes qui circulèrent dans le peuple de Rome à la mort d’Alexandre, par exemple le dialogue imaginé entre le Pape et le Diable venu pour lui réclamer livraison de son âme, n’accompagnaient point, on peut le croire, la fin de tous les Pontifes, même en ce siècle calamiteux. À cet égard, la lettre du marquis Gonzague à sa femme, écrite le 22 septembre 1503, c’est-à-dire un mois seulement après la catastrophe, est très significative : ce n’est point l’expression d’une haine personnelle, c’est l’écho de tout un peuple crédule et indigné. Elle montre l’Italie stupéfaite, épouvantée à un spectacle qu’elle n’avait jamais encore contemplé.

Cette indignation, il est vrai, se sent peu chez les historiens. Ils gardent une belle impassibilité qui, chez Machiavel, va quelquefois jusqu’à une manière d’admiration. Mais les historiens ne sont pas toute l’histoire, encore moins toute l’opinion publique, et moins que jamais si ce sont des diplomates. Une histoire écrite par Talleyrand serait précieuse : quant à refléter l’opinion du peuple français, c’est autre chose. Mieux valent, pour cela, les témoignages immédiats, les lettres privées, nombreuses à cette époque et d’une incontestable authenticité. Les historiens racontent les événemens avec exactitude, — du moins nous le supposons ; — mais l’impression que ces événemens produisent sur les âmes, l’ « incidence » du fait sur la mentalité contemporaine, c’est bien plutôt par les lettres intimes que nous les pouvons conjecturer. Or, il est difficile, quand on lit les correspondances échangées à cette époque, de croire que les Borgia aient paru des êtres admirables à leurs contemporains.

Ce qui est vrai, c’est que plusieurs des petits tyrans dépossédés par César ne valaient pas mieux que lui et que les moyens employés par eux, pour se maintenir dans leur tyrannie, n’étaient guère différens de ceux qu’il employa pour les en chasser. Plusieurs, mais pas tous et, par exemple, pas Guidobaldo. Ce qui est vrai, aussi, et ce qui explique, en partie, le succès rapide et facile de ses déprédations, c’est le peu d’attachement des populations conquises pour leurs anciens maîtres et parfois même l’horreur qu’elles en avaient : — à ce point que, çà et là, l’invasion leur fit l’effet d’une délivrance. Mais point partout et notamment pas à Urbino. César l’a prétendu, mais un mensonge de plus ou de moins ne lui coûtait guère et toute l’histoire de ce duché, avant, pendant et après son occupation, dément cette vaine parole. Il est vrai, enfin, que ses conquêtes n’ont pas, toutes, été éphémères et que plusieurs sont venues grossir le patrimoine de saint Pierre. Mais, précisément, l’État d’Urbino n’est pas demeuré à l’Église et, s’il y est revenu enfin, c’est cent vingt-huit ans plus tard, par l’extinction de la famille régnante et au grand regret de ses habitans, comme l’avait bien prévu Montaigne quand il y passa et qu’il voulut en visiter la « bele Librairie. »

Ainsi, se trouve-t-il, à l’examen attentif des réalités, que Borgia ne fut point du tout un libérateur des peuples opprimés et qu’il ne lui a pas suffi de le prétendre pour tirer avantage de ce rôle. La violation d’un État neutre et indépendant, et qui tenait à son indépendance, marque nettement la limite de ce que pouvait, en Italie, le plus grand aventurier du xve siècle. Le rocher des Montefeltro fut la pierre d’achoppement où vint se briser la fortune de César. Les peuples, en effet, n’ont pas attendu que fût proclamé leur droit de disposer d’eux-mêmes pour le prendre, quand ils l’ont pu. Même lorsqu’il s’agit du peuple le moins libre du monde, c’est tout autre chose de l’avoir pour ou contre soi, quand on entreprend sa conquête, de marcher au milieu de son hostilité ou de sa complicité, ou tout au moins de son indifférence. Même dans la victoire, son hostilité est dangereuse ; elle est mortelle dans la défaite ou seulement dans l’indécision. En fait, les populations tyrannisées avant les Borgia sont restées à l’Église, ou ne sont pas demeurées à leurs anciens maîtres : le petit peuple d’Urbino, gouverné par les Montefeltro d’une façon que nous appellerions aujourd’hui « libérale, » a chassé l’usurpateur et est revenu à ses anciens chefs. Telle est la morale, — et il se trouve qu’elle est morale en effet, — de cette tragi-comédie.

« Comédie, » — nous pouvons l’appeler ainsi, après 400 ans écoulés, puisque les victimes de ce drame, quatre mois seulement après sa fin, l’envisageaient avec ce détachement philosophique. La première chose que fit la duchesse, Élisabetta Gonzague, pour se divertir, durant le carnaval qui suivit sa restauration à Urbino, fut de faire mettre sur la scène les tristes événemens où son mari et elle avaient failli laisser leurs têtes.

« Le 19 février 1504, dit un chroniqueur, le jour de lundi, on fit, le soir, dans la salle du Seigneur Duc, la Comédie du duc de Valentinois et du Pape Alexandre VI, quand ils firent le projet d’anéantir l’État d’Urbino, quand ils envoyèrent Mme Lucrèce à Ferrare, quand ils invitèrent la duchesse (d’Urbino) aux noces, quand ils vinrent pour prendre l’État, quand le duc d’Urbino revint pour la première fois et puis repartit, quand ils égorgèrent Vitellozzo et les autres seigneurs et quand le pape Alexandre VI mourut et le duc d’Urbino revint dans son État. »

C’est une idée tout italienne. Nous concevons mal Louis XVIII, malgré le goût qu’il avait des choses de l’esprit et son profond scepticisme, faisant représenter, aux Tuileries, sa fuite aux Cent-Jours. Il est vrai qu’on l’a représentée en peinture, mais, s’il faut en croire les témoignages du temps, il ne le trouvait point plaisant du tout. Quel plaisir la duchesse d’Urbino et ses amis pouvaient-ils prendre à remuer ces souvenirs tout récens, où il y avait tant de larmes et de cendres ? Mais l’Italien adore à ce point les spectacles qu’il aime mieux s’en faire de ses propres malheurs que de n’en pas avoir du tout. Et puis, peut-être que l’image sensible des angoisses qu’on pouvait croire à jamais conjurées relevait-elle, d’une savoureuse épice, la douceur des jours sans histoire qui allaient désormais couler…

Il est rare que les jours heureux soient aussi féconds en impressions et laissent une mémoire aussi longue que les malheurs. C’est pourtant ce qui arriva, cette fois. La vie d’avant la tempête reprit dans le palais d’Urbino, la vie du Cortegiano, telle que Castiglione l’a peinte : vie de danses, de musique, de chasses, de tournois, de lectures et de discussions passionnées. Humanistes, poètes, gens d’église, chevaliers qui avaient laissé, là, leur armure ; diplomates qui avaient quitté leurs postes diplomatiques ; statuaires au repos entre deux chefs-d’œuvre ; maîtres d’armes, princes dépossédés, bouffons, virtuoses accouraient à tire-d’aile vers l’altier palais bâti par Laurana. Sonnets, canzoni, rime, retentissaient sous les hautes voûtes, alternant avec les cliquetis d’armes et les soupirs du luth et du gravicembalo. On disait du Pétrarque, on chantait du Josquin de Près, on dansait des basses espagnoles. On discutait surtout, librement, subtilement, passionnément, en utilisant pour cela tout le trésor des connaissances accumulées depuis l’antiquité. C’étaient les Essais de Montaigne avant Montaigne esquissés par des hommes qui avaient vécu les heures tragiques dont il n’a fait que lire des récits. Les problèmes les plus divers de la philosophie, de la littérature et de la vie courante y étaient abordés, mais le sujet demeurait toujours l’Homme, sa formation intellectuelle et morale, sa perfection immédiate, son coefficient dans la société : — la philosophie étant avant tout pour cette élite mondaine si menacée par les révolutions et pressée de vivre, une méditation non sur les fins dernières, ni sur ses origines, mais sur la vie.

Jamais, il est vrai, on n’a joui plus franchement de l’heure présente qu’à cette époque. L’avenir ne hantait guère les imaginations, le passé était rejeté bien loin dans les mémoires : parfois une furtive allusion y était faite, comme il arrive que dans un beau visage on découvre une ride, mais elle s’effaçait aussitôt dans un éclat de rire d’Emilia Pia. Les visions tragiques ou désolées de la route, de la fuite, de l’exil, s’oubliaient devant les merveilles de Laurana, de Juste de Gand, de Paolo Uccello, de Melozzo da Forli et les précieux manuscrits, enfin récupérés. Les Amours couraient sur les cheminées et les linteaux des portes, les plantes décoratives croissaient le long des chambranles, les symboles pittoresques planaient aux plafonds. On ne se bornait pas à jouir des visions fixées par les vieux Maîtres : on en provoquait de nouvelles chez les jeunes artistes du cru. Il y en avait un, notamment, qui ne laissait pas de montrer quelques dispositions pour la peinture : c’était le fils d’un peintre attitré des Montefeltro. On lui faisait, déjà, quelques commandes ; on lui donnait des lettres de recommandation au loin : « Le porteur de ceci sera Raphaël, peintre d’Urbino, qui, ayant un beau génie pour sa profession, a résolu de demeurer quelque temps à Florence pour y étudier, » écrivait au Gonfalonier de Justice, à Florence, la sœur de Guidobaldo, la « préfétesse de Rome, » qui se trouvait à Urbino le 1er octobre 1504.

Quand nous sommes au Louvre, au Salon carré, devant le petit Saint-Michel de Raphaël, peint sur le revers d’un damier ou son petit Saint-Georges, si gauches à ne voir que les figures secondaires et les accessoires, si gracieux et si florissans de jeunesse, si nous considérons les figures principales, souvenons-nous que c’est au pauvre Guidobaldo que nous les devons. Ces premiers balbutiemens du génie sont touchans de maladresse, d’application, de vie. Regardons, par exemple, le petit Saint-Georges : un chien difforme aboie après un cavalier qui passe et qui semble venir tout droit d’une pendule Louis-Philippe, car il est coiffé d’un casque à plumes que ne désavoueraient pas les chevaliers romantiques dressés dans la Cour d’honneur de Versailles. Le paysage est doux et tranquille ; les arbres montent dans le ciel comme des fusées de verdure ; le sol est jonché des débris d’un gigantesque mirliton. Le cheval, tout en poitrail, presque aussi monstrueux que le chien, fait ce qu’il peut pour paraître fougueux et n’avance pas. Au loin, une sorte de Maritorne court lourdement dans la colline. Or ce cavalier est un Saint : une timide auréole entoure son casque ; ce chien est un dragon, qui s’efforce à paraître redoutable : ce mirliton est une lance brisée dans son corps, et cette femme est la Fille du Roi. On croit à une gageure, mais que l’on s’attache au cavalier : ce jouvenceau bien planté sur ses étriers, plein de candeur, de force et d’agilité, préfigure déjà l’humanité supérieurement belle et le geste harmonieusement vrai que peindra Raphaël, quand il ne figurera plus ni les bêtes, ni les monstres. Entre la nature inférieure et le surnaturel, c’est, déjà, un maître. Voilà vraisemblablement les premières œuvres que Guido fit exécuter en rentrant dans ses États. Non seulement, il les a commandées, mais il les a, sans doute, inspirées. La bête malfaisante frappée par le Saint, dans les deux compositions, le Saint lui-même triomphant de la violence et du vice, c’est, — transposée dans un monde idéal, où tout s’ennoblit et s’épure, — l’histoire même que nous venons de raconter.

Pauvre Saint Georges à la vérité et fort médiocre Saint Michel, que le pâle et valétudinaire héros de cette histoire ! Un Saint Michel vite guetté par la goutte et perclus dès sa maturité, après quelques années seulement de sportive jeunesse, un Saint Georges qui ne triomphe que tardivement et après avoir fui deux fois devant le Dragon ! Une âme bien trempée, cependant, et qui laissa chez les Vénitiens, s’il faut en croire Pietro Bembo, « la haute réputation d’un esprit au-dessus de l’humanité, d’un savoir admirable et d’une discrétion singulière, » mais trahie par ses organes et constamment embarrassée de sa guenille mortelle : tel fut Guidobaldo de Montefeltro, duc d’Urbino.

Ainsi, peu à peu, les traits de son portrait du Pitti s’expliquent et expliquent sa vie. La souffrance physique y est empreinte, la mélancolie y répand son voile, la fermeté le soutient. Enfant venu trop tard, d’un père trop vieux, d’une mère trop jeune, réclamé, arraché à la condescendance divine par d’indiscrètes prières, on sent qu’il paya toute sa vie la rançon de la joie donnée aux siens par son apparition dans le monde. Sa mère avait offert sa vie en échange d’un fils et le Ciel avait accepté le troc : elle était morte en lui donnant le jour. Au physique, ce fils c’était elle, c’était Battista Sforza : la longue figure pâle et anguleuse de Guido, du Palais Pitti, est bien la transposition masculine du profil de la Battista Sforza des Uffizi, par Piero della Francesca et de son buste au Bargello. Au moral, c’était son père, le grand condottiere et le parfait honnête homme du xve siècle, mais son père vieilli, affaibli, tout aussi sage, mais la sagesse sans la force, aux époques troublées, c’est une boussole sans rames, ni voiles. Du moins, cette égalité d’âme, si elle ne lui suffit pas pour diriger les événemens, lui permit de faire paraître, dans leur bourrasque tragique, cette impassibilité qui présage le calme, cette prévoyance qui rassure les esprits, cette courtoisie qui rallie les cœurs.

Sage, impassible et courtois, il se montra dans la maladie, comme dans la mauvaise fortune, et devant la mort, jusqu’au bout. Quand son heure sonna, ce fut une heure d’avril 1508, à Fossombrone, il s’effaça discrètement, comme une ombre passe. Il finit en vrai Prince de la Renaissance ; non pas dans l’oubli des commandemens de l’Église chrétienne, mais avec une sorte de sérénité tout humaine qui, par delà les siècles de terreur et de ferveur, renouait la tradition des philosophes de l’Antiquité. Il réconforta sa femme, se confessa à son chapelain, instruisit de ses devoirs son successeur, puis, voyant à son chevet, deux humanistes fameux, Castiglione et Fregoso, il leur fit cette dernière politesse de mourir en murmurant des vers de Virgile, et de parer des noms de Cocyte et de Styx, les ombres froides où il se sentait descendre et engloutir.

Robert de La Sizeranne.
  1. Voyez la Revue des 1er et 15 avril.
  2. Charles Benoist, César Borgia, I. La Préparation du chef-d’œuvre. (Revue du 1er novembre 1906.) II. L’Original du Prince, (Revue du 15 décembre 1906).