Une campagne sur les côtes du Japon/Chapitre 6

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CHAPITRE VI

Nouvelles alarmantes de l’intérieur du Japon. — Voyage du Taïcoun à la cour du Mikado. — Situation du commerce à Yokohama. — Assassinat de M. Camus, officier français. — Notification faite aux représentants des États-Unis et de la Hollande, à Yédo, relativement à l’évacuation de Yokohama par les étrangers. — Incident soulevé par le projet des Japonais de fortifier la rade de Yokohama. — Ouvertures relatives à l’envoi d’une ambassade japonaise en France. — Payement, par l’entremise du Taïcoun, de l’indemnité réclamée par les Anglais au prince de Satzouma. — Départ de l’ambassade japonaise, le 5 février 1864.


Dans les premiers jours du mois d’août 1863, au moment où la flotte anglaise se disposait à appareiller pour Kagosima, on avait vu de nombreux bâtiments à vapeur passer au large de la baie de Yokohama, se rendant à Yédo. C’était le Taïcoun qui, s’étant embarqué à Osaka sur ses navires, rentrait dans sa capitale. Que s’était-il passé dans l’entrevue des deux souverains du Japon ? Le Mikado avait-il reconnu les dangers d’une politique agressive, ou bien l’expulsion des étrangers avait-elle été irrévocablement prononcée ? Bien de décisif ne fut signifié aux autorités étrangères ; mais de fâcheux symptômes se produisirent, et, en définitive, le retour du Taïcoun, annoncé comme devant amener d’heureux résultats pour les Européens, parut influencer en sens contraire la marche des affaires.

Le plus profond mystère entourait les résultats de l’entrevue de Miako. Quelques bruits circulèrent touchant un grand conseil tenu à Yedo, à la suite du retour du Taïcoun, entre les Daïmios, au sujet de l’exécution des décisions récentes de l’autorité suprême du Japon. Dans ce conseil, le prince Owari (le chef d’une des trois familles Gosanké) avait, en s’adressant aux autres Daïmios, proclamé l’appel aux armes, les engageant à cesser l’existence de plaisirs qu’ils menaient depuis de longues années pour se préparer à la guerre, acheter des armes, équiper des soldats et se tenir prêts, dans cinq ans, à engager la lutte. Le lendemain, le même discours avait été tenu aux Hattamottos rassemblés ; puis, quelques jours après, les deux circulaires suivantes avaient été remises aux gouverneurs et chefs de la police pour être portées à la connaissance des habitants de l’Empire :


première circulaire.

À tous les habitants de Yedo et de chaque partie du Japon, à ceux qui connaissent l’exercice du fusil, le maniement de la lance et du sabre, aux Lônines et aux habitants des montagnes :

S’il y a parmi vous des gens capables de se servir de toutes espèces d’armes, faites vous connaître aux gouverneurs de la police, et ils vous engageront aux conditions suivantes :

Pour les hommes de choix, 400 itzibous[1] et 200 sacs de riz par an ;

Pour les hommes de second ordre, 200 itzibous et 200 sacs de riz par an ;

Pour tous les autres, 120 itzibous et 70 sacs de riz par an.

deuxième circulaire.

À tous ceux qui sont versés dans l’art de faire des armes, fusils et canons, sabres, lances et tous engins employés dans la guerre :

Si vous voulez venir à nous, vous serez, engagés à des conditions très-avantageuses.


À en juger par ces documents, parvenus à notre connaissance par une voie non officielle, le caractère des résolutions arrêtées à Miako ne devait être rien moins que pacifique. La résistance à l’envahissement du Japon par les étrangers, peut-être même leur expulsion totale, avaient été résolues, puisque l’on y annonçait la guerre comme certaine, avec un délai toutefois de cinq années, reportant à 1868 le début des hostilités générales.

Le premier coup de canon tiré par le prince de Nagato, à l’époque même où se terminaient ces conseils, venait corroborer cette conjecture. L’un des Daïmios les plus puissants du Japon n’avait pas craint de devancer à lui seul le terme fixé pour l’appel aux armes, et d’interdire d’une façon brutale l’approche de ses côtes à nos vaisseaux. La chronique publique ajoutait, il est vrai, d’autres détails. Le prince de Nagato, en faisant feu de ses batteries de Simonoseki, n’avait pas eu seulement pour but la fermeture des détroits de la mer Intérieure. Tout en se mettant de la sorte à la tête du parti réactionnaire, il accusait ouvertement le Taïcoun de trahison ou d’impuissance à exécuter les ordres du Mikado ; par ses discours, en un mot, comme par l’emploi de la vigueur, il cherchait à faire proclamer sa déchéance pour prendre en ses propres mains l’épée de généralissime. Ses ancêtres avaient autrefois possédé une grande partie du Japon ; mais, à la suite de guerres malheureuses contre les Taïcouns et leurs aillés, ils avaient perdu successivement la presque totalité de leur territoire, réduit aux deux provinces que possède aujourd’hui le chef de la famille[2]. Il y avait donc, dans l’adoption par le prince de Nagato de ce hardi plan de conduite, d’une part, la satisfaction d’une haine héréditaire contre les souverains de Yedo, d’autre part, l’espoir de reconquérir l’ancienne puissance de ses aïeux.

Une nouvelle, parvenue de l’intérieur dans le courant d’octobre, parut prouver que ce prince poursuivait l’exécution de ses ambitieux projets. Un corps assez nombreux d’officiers de Nagato avait, disait-on, attaqué près d’Osaka le palais où se trouvait le Mikado, dans le but de s’emparer de sa personne. Après un sanglant combat avec les gardes de l’Empereur, les assaillants avaient été définitivement repoussés. Il est inutile de dire que interrogés par les ministres sur la réalité de ces bruits, les gouverneurs de Yokohama prétendirent qu’ils étaient inexacts ; d’après eux une simple attaque tentée près de Kioto contre un bureau de collecteur d’impôts, par une bande de Lônines, attaque facilement repoussée avec une perte de quelques hommes, avait donné lieu à cette fable. Un peu plus tard, toutefois, les membres du Gorogio en personne avouèrent aux mêmes ministres la réalité des faits qu’ils avaient eu tout d’abord l’intention de dissimuler[3].

Ces faits, l’appel aux armes répandu par le gouvernement de Yedo dans tout l’Empire, et la non-exécution des promesses de ce gouvernement relativement à la réouverture du détroit de Simonoseki, indiquaient clairement la prédominance, dans les conseils de l’Empire japonais, du parti hostile aux étrangers. Le gouvernement du Taïcoun cédait devant cette prépondérance, soit qu’il fût de complicité avec ce parti relativement à notre expulsion, soit qu’il n’eût pas assez de pouvoir ou d’énergie pour lui résister. Différents bruits annoncèrent la guerre civile comme ayant éclaté sur divers points. Des rebelles étaient en armes dans la province de Mito. Une batterie située sur l’île d’Avadsi avait tiré, disait-on, sur un vapeur portant le pavillon du Taïcoun.

Depuis le combat de Kagosima, les autorités anglaises n’avaient reçu aucune nouvelle de leur ancien adversaire ; elles ignoraient encore entièrement les effets de leur bombardement et les résolutions qu’il avait pu inspirer au prince de Satzouma. Il ne leur restait donc, en attendant les nouvelles instructions demandées en Europe, qu’à maintenir le statu quo. Leur division resta tranquillement mouillée sur rade de Yokohama, à côté de nos navires.

Le commerce continuait dans cette ville, augmentant sensiblement en ce qui concernait l’exportation du coton, mais tendant à décroître progressivement pour l’article de beaucoup le plus important : la soie n’arrivait de Yedo, où elle passe avant d’être portée sur le marché de Yokohama, qu’en quantités de plus en plus restreintes. Lorsqu’un ministre ou un consul se faisait vivement l’interprète des réclamations de la colonie étrangère, un nouvel arrivage apparaissait aux entrepôts de la douane indigène, puis le chiffre des affaires reprenait, après ce temps d’arrêt, sa marche décroissante[4].

Il était impossible cependant, d’attribuer ce fameux résultat à la répugnance des producteurs et marchands indigènes pour l’exportation. On sait notoirement que, depuis l’ouverture du Japon, l’industrie de la soie, jadis limitée à la stricte consommation du pays, a été considérablement développée, dans le but de fournir aux immenses débouchés qui se sont ouverts. Mais le gouvernement japonais, ne voulant pas se départir de ses vieilles prérogatives, conserve le monopole du commerce et règle dans tous leurs détails jusqu’aux moindres transactions. Son entremise, toujours obligatoire, introduit dans les affaires des entraves sans fin, et son autorité sans limites lui permet d’arrêter, comme il l’a fait parfois, par le seul effet de son caprice, l’exportation d’un produit.

La bonne impression produite sur les autorités japonaises par l’attitude prise à Yokohama par les commandants des forces militaires allait donc s’affaiblissant de jour en jour. Quelle que fût la cause de ce changement, les autorités étrangères croyaient toutefois devoir se borner à des protestations. Tel était le sens précis des instructions transmises par les gouvernements à leurs représentants au Japon, instructions dont nous avons déjà fait plus haut l’analyse. Les incidents inattendus qui se produisirent dès le mois d’octobre vinrent démontrer une fois de plus le danger de la politique des concessions, même apparentes, avec un peuple ayant tous les défauts des races orientales, un peuple dont la ligne de conduite a toujours été définissable comme il suit : ne jamais accorder aux étrangers que ce qu’il serait impossible de leur refuser sans amener une rupture complète, se tenir au contraire à l’affût de toute concession, l’accueillir comme une faiblesse et produire immédiatement de nouvelles exigences.

La suite de notre récit nous amène au premier des incidents que nous venons de mentionner.

Les justes craintes suscitées au milieu de la population de Yokohama, en septembre 1862, par le tragique événement du Tokaïdo, s’étaient insensiblement calmées avec le temps. Quand des forces militaires eurent été débarquées pour la protection de la ville, et que les craintes d’une rupture entre l’Angleterre et le gouvernement local eurent été éloignées par le payement de l’indemnité, la confiance revint, et avec elle revinrent les anciennes habitudes de plaisir de la population étrangère. Tous les jours, à l’heure où se terminent les affaires, un flot de piétons et de cavaliers se répandait dans la délicieuse campagne qui entoure Yokohama d’un berceau de verdure. On rencontrait bien parfois, au détour d’un vallon, quelque Samouraï armé de ses deux sabres, à la physionomie peu rassurante ; mais quel est le danger dont la crainte ne s’affaiblit pas lorsqu’on le brave tous les jours ? Il y avait un an que Richardson était tombé, frappé dans des circonstances exceptionnelles ; mais, en dehors de la route du Tokaïdo, le grand chemin du Japon, la police du taïcoun ne s’étendait-elle pas comme un réseau sur le pays environnant, prohibant soigneusement l’approche de la ville à ceux qui n’y étaient pas appelés pour leur service ? On voyait les gardes et soldats de police, dont l’uniforme était bien connu, occuper de nombreux postes d’observation sur les collines, au bord des routes, à la tête des ponts, et cela tout autour de la ville.

Le 14 octobre 1863, vers quatre heures du soir, le bruit se répand tout à coup, apporté à Yokohama par des Japonais, que le cadavre d’un Européen vient d’être aperçu couché en travers d’un chemin dans la campagne. Le lieu désigné est voisin de pagodes situées à deux kilomètres environ de la ville. Des résidents, des officiers, auxquels s’adjoignent des gardes japonais, s’y portent en toute hâte ; ils trouvent, à l’endroit indiqué, le cadavre mutilé et encore presque chaud d’un officier de notre bataillon d’infanterie légère d’Afrique. Malgré de terribles coups de sabre, dont l’un a presque entièrement divisé le crâne, l’on reconnaît le sous-lieutenant Camus, parti une heure auparavant, à cheval, pour faire sa promenade habituelle. M. Camus est sorti ce jour-là sans le revolver de poche qu’il portait ordinairement. Il est probable, toutefois, que le malheureux officier a été surpris par l’attaque imprévue d’assassins plus ou moins nombreux et que son arme n’eût pu le défendre. Les blessures dont son corps est couvert ont été faites avec ces longs sabres que les Japonais manient si bien. Sa main droite, abattue d’un seul coup, est retrouvée quelques pas plus loin, tenant encore des fragments de rênes. Le cheval, légèrement blessé et couvert de sang, erre à l’aventure à quelque distance. La nature du pays, boisé et entrecoupé de haies vives, a pu permettre aux assassins de se dérober rapidement ; personne ne paraît avoir été témoin de l’événement. Mais une seule pensée surgit à la fois dans tous les esprits : le crime a été commis sans provocation ; la politique et le fanatisme japonais ont encore fait une nouvelle victime.

Le lendemain soir, le corps du malheureux officier était conduit à sa dernière demeure, accompagné de détachements de soldats de toutes nations, des résidents, des légations, et de tous les officiers des forces de mer et de terre réunies à Yokohama. Ce nombreux et imposant cortége défila lentement dans les rues de la ville, et, pénétrant dans le cimetière européen, put saluer en passant les tombes qui rappelaient d’autres massacres aussi odieux que celui de la veille : celles des deux officiers russes assassinés en 1859, des deux Hollandais hachés en pièces dans les rues mêmes de Yokohama en 1860 ; celle de M. Richardson, tombé treize mois auparavant, jour pour jour ; plus loin celles de deux militaires morts bravement à leur poste, en juin 1862, lors de la seconde attaque de la légation anglaise. Ils reposaient désormais côte à côte, sous les grands arbres de la colline d’Omoura, à l’exception d’un seul. M. Heusken, le jeune interprète frappé à Yedo, en 1861, avait été enseveli dans cette ville, au milieu des jardins de la légation américaine. Désormais il n’était pas une des nations admises chez le peuple japonais qui n’eût à revendiquer une victime du sauvage orgueil de sa noblesse.

Dès la veille, les autorités françaises avaient mis le gouvernement japonais en demeure de rechercher et de livrer les coupables. Cette fois, contrairement à ce qui avait eu lieu pour Richardson, les circonstances et les causes de l’attentat étaient entourées du plus profond mystère. S’agissait-il d’une vengeance personnelle ? D’après les antécédents et les derniers incidents de la vie de M. Camus, cette supposition était inadmissible. Était-ce un nouveau défi de quelqu’un de ces fiers daïmios prêchant la guerre contre les étrangers ; ou bien le gouvernement de Yedo lui-même, après l’insuccès des manœuvres astucieuses destinées à amener l’évacuation de Yokohama, avait-il voulu, en faisant une victime choisie au hasard, pouvoir alléguer un fait sanglant à l’appui de ses assertions menaçantes ? Les autorités françaises, en présence de ces suppositions malheureusement impossibles à éclaircir, ne pouvaient que sommer formellement le gouvernement japonais de prouver la loyauté de sa conduite, tout en lui laissant la responsabilité entière de l’attentat. Dès le lendemain, les autorités locales vinrent en personne remettre les premiers rapports de leurs agents de police. Ces documents faisaient savoir qu’un ou deux paysans avaient assisté de loin à la scène du meurtre ; trois Samouraï armés de sabres avaient frappé la victime ; on les avait vus s’éloigner ensuite rapidement du côté du Tokaïdo. Rien de plus précis ne put être obtenu par la suite ; de volumineux dossiers signés d’une armée d’espions firent suivre la trace de ces trois hommes jusqu’à une assez grande distance ; puis elle fut perdue subitement. Ces documents étaient-ils apocryphes ? Le voisinage du Tokaïdo avait pu favoriser la retraite et assurer l’impunité des assassins dans le cas où ils auraient appartenu à quelque grand personnage stationné à peu de distance. Mais, d’autre part, la police taïcounale, active et nombreuse, étendant ses ramifications en tous lieux et jusqu’au sein des familles, laisse rarement échapper les moindres faits commis dans sa juridiction. — Ceci suffisait pour conserver au gouvernement de Yedo l’entière responsabilité de ce forfait. Telle fut, à chaque assertion des Japonais, la réponse des autorités françaises, et, en attendant une satisfaction nécessaire pour la sécurité des nationaux et l’honneur du pays, l’on eut un paragraphe à ajouter à la liste, déjà si longue, des griefs semblables restés impunis.

Les commandants en chef se réunirent de leur côté en conférence, et décidèrent qu’indépendamment du service de place déjà organisé depuis le mois de juin, il y aurait lieu d’envoyer journellement, dans un rayon de deux ou trois milles autour de Yokohama, des patrouilles destinées à explorer la campagne. Ce service fut réparti entre les détachements des différentes nations casernes dans la ville. Les marins fusiliers de la frégate prussienne la Gazelle, arrivée depuis peu sur rade, y prirent également part.

Quelques jours après le triste événement du 14 octobre, se produisit un second incident pour le moins aussi inattendu et aussi inexplicable que le premier. Les représentants des États-Unis et de la Hollande venaient de recevoir du Gorogio l’invitation de venir à Yedo pour y entendre une communication de la plus grande importance : le double message, d’ailleurs, était muet quant au sujet de l’entrevue. Le général Pruyn et M. de Polsbrock, tout en donnant avis à leurs collègues de cette circonstance, crurent devoir se rendre à Yedo. Le jour même, 26 octobre, ils furent admis en présence du Gorogio, réuni dans un grand temple du faubourg de Sinagawa.

Le lendemain, de retour à Yokohama, ils apprenaient aux représentants de France et d’Angleterre que le gouvernement de Yedo leur avait signifié la nécessité de l’évacuation immédiate de Yokohama par les étrangers. Avant d’aborder ce sujet, on leur avait annoncé que la lettre écrite le 24 juin précédent, sous l’administration d’Ongasawara-Dsiousiuono-Kami, pour notifier l’ordre d’expulsion des étrangers de tout le Japon, était officiellement retirée. Il n’y avait, en définitive, dans cette dernière communication rien de plus qu’une formalité, puisque, dès le premier jour, les fonctionnaires chargés de transmettre cet ordre avaient déclaré que l’on ne songeait nullement à son exécution. Toutefois, après avoir ouvert la séance par cette notification, les ministres du taïcoun, se prévalant de cet acte de bon vouloir, avaient allégué que les graves embarras suscités au Japon par la présence des étrangers rendaient indispensable l’adoption d’importantes modifications ; ils étaient enfin arrivés, après ces préliminaires, au véritable objet de l’entrevue.

« Lorsque des traités furent conclus, dirent-ils, leur premier objet fut d’éviter des complications extérieures, et de faire pacte d’amitié avec différentes puissances ; mais il avait été sous-entendu que ces traités ne seraient que des essais, destinés à établir s’il y aurait égal avantage, pour le Japon et les autres parties contractantes, à entretenir des relations commerciales.

« Le Japon a reconnu que cette réciprocité n’existera pas tant que les étrangers resteront à Yokohama. Leur présence dans cette ville doit infailliblement amener une révolution dont le gouvernement du taïcoun ne pourra pas contenir les effets. Si les étrangers veulent se contenter des deux ports d’Hakodadé et de Nagasaki, cette révolution n’aura pas lieu ; le commerce et les bonnes relations pourront continuer. »

Ils venaient donc d’avouer ouvertement ce but qu’ils avaient poursuivi depuis trois ans sans succès au moyen de ruses et de menées de toute espèce. Sans doute, on ne pouvait nier que l’introduction de l’élément étranger au Japon n’eût été de nature à y troubler jusqu’à un certain point l’économie commerciale et l’état politique ; mais cette secousse était le résultat inévitable d’une séquestration de trois siècles, qu’ils avaient rompue de leur plein gré et qu’il était désormais impossible de rétablir. Quels étaient ces dangers ? où était l’ennemi commun ? C’est ce que se refusaient à dire les nobles membres du Gorogio.

Leurs propres paroles trahissaient leurs desseins secrets. Ils promettaient, après l’évacuation de Yokohama, sécurité, bons rapports et commerce. Mais Hakodadé, situé au nord du Japon, se trouve trop éloigné des centres de production des principaux produits commerciaux ; quant à Nagasaki, la présence des étrangers dans cette ville y aurait les mêmes effets qu’à Yokohama, à moins de les soumettre au régime d’isolement et de vexations qui a rendu l’îlot de Désima tristement célèbre. C’était assurément le but que le gouvernement taïcounal se flattait d’atteindre, employant tour à tour, avec une persévérance tout orientale, la persuasion, les menaces et la secrète protection des assassins. Osaka, Yedo marquaient déjà les étapes de ses progrès dans cette voie ; Yokohama ne serait certainement pas la dernière.

Les représentants des États-Unis et de la Hollande, quoique surpris par ces étranges communications, surent en comprendre immédiatement la portée et y répondirent avec dignité : « Il ne leur appartenait pas, dirent-ils, d’écouter de pareilles propositions, que leurs gouvernements seuls étaient aptes à recevoir. Jusque-là, il était de leur devoir de les considérer comme non avenues. Ils allaient en faire part à leurs collègues de Yokohama, mais pouvaient répondre, dès ce moment, qu’elles auraient auprès d’eux aussi peu de résultats. » Ils se refusèrent formellement à garder auprès des ministres de France et d’Angleterre le secret que réclamaient les membres du Gorogio. Faisant allusion aux troubles agitant le pays, à la guerre civile imminente, le général Pruyn leur fit sentir, en quelques paroles, les dangers de leur politique, et combien, au lieu de se faire auprès des Européens l’organe des factieux, ils feraient mieux de rappeler ces derniers à l’ordre par d’énergiques déclarations et de sévir contre les principaux coupables. Évitant, autant que possible, de répondre à ces insinuations embarrassantes, les ministres japonais insistèrent en vain, à maintes reprises, sur la nécessité de l’abandon de Yokohama, parlant déjà de débattre, comme si la première question eût été admise, le chiffre des indemnités à allouer aux résidents étrangers. Leur dernier mot fut que le refus d’évacuer la ville amènerait une rupture complète.

Le lendemain même de l’entrevue, 27 octobre, MM. de Bellecourt et Neale reçurent à leur tour une convocation identique du Gorogio, les priant de vouloir bien venir à Yedo quatre jours après, assister à un débat auquel étaient conviés également leurs collègues des États-Unis et de la Hollande. Instruits par les incidents de la veille de ce qui les attendait dans cette nouvelle séance, les ministres de France et d’Angleterre se concertèrent pour répondre par un refus formel. Ils ne pouvaient, écrivirent-ils, recevoir verbalement ni discuter une communication concernant l’abandon de Yokohama. Tout ce qu’ils consentaient à faire était de transmettre, sans commentaires, à leurs gouvernements, les propositions écrites qui leur seraient adressées touchant ce sujet ou, en général, toute modification aux traités.

Quelques jours après, le Gorogio écrivit aux ministres pour leur confirmer la déclaration déjà faite dans la conférence de Yedo. Ils demandaient à retirer, comme non avenue, la lettre d’Ongasawara relative à la fermeture générale des ports du Japon. Cette réparation tardive fut portée aussitôt par les ministres à la connaissance de leurs gouvernements respectifs. Quant à la question de l’évacuation de Yokohama, elle en resta là pour le moment ; mais le génie inventif des Japonais ne se tint pas pour battu : sans tarder davantage, ils lancèrent un nouveau ballon d’essai.

Dans les premiers jours de novembre, les gouverneurs de Yokohama écrivirent aux amiraux français et anglais chargés de la défense de la ville que « vu l’extension journalière des relations amicales entre l’Europe et le Japon, la construction d’un fort et d’une batterie à Bentem (quartier indigène de Yokohama venait d’être décidée dans un but de protection mutuelle. » Quoique la lettre fût une simple notification, il était du devoir des commandants en chef de s’enquérir, en raison du titre même qu’ils tenaient du gouvernement japonais, de l’emplacement de l’ouvrage projeté et de l’opportunité de sa construction. Or, la lettre d’avis des gouverneurs était énigmatique sur ces deux points. Les amiraux se rendirent donc sur les lieux, accompagnés des officiers chargés du service de la place, après y avoir appelé les autorités japonaises.

Yokohama, nous l’avons dit, s’élève sur les confins d’un marais, faisant face à peu près à l’est et s’appuyant, au nord et au sud, sur une double rangée de collines. Celles du nord, contiguës au quartier japonais dont le canal de circonvallation seul les sépare, sont occupées par les gouverneurs et une partie des troupes japonaises. Le reste de ces troupes habite des casernes à l’extrémité du quartier indigène, au bord de la mer. C’est devant ces casernes que se trouvait tracé l’emplacement de la future batterie.

On ne pouvait admettre que cet ouvrage eût pour but la protection de la ville ou du mouillage. À part les châteaux forts qui servent, depuis des siècles, de résidences à leurs daïmios, les Japonais n’ont pas l’habitude de fortifier leurs villes ; les batteries qu’ils ont construites depuis peu d’années défendent toutes soit un mouillage, soit un détroit, construites qu’elles sont en vue de s’opposer, en cas de guerre, à l’approche de leurs côtes par les vaisseaux des étrangers. La batterie de Bentem ne pouvait avoir cette destination. Faisant face au mouillage des bâtiments de guerre et de commerce, elle ne pouvait, en cas d’une attaque par mer, que faire feu sur les navires à l’ancre. N’étant pas placé de façon à défendre les approches de la rade à l’ennemi supposé, l’ouvrage n’avait non plus aucune efficacité contre une attaque venant de l’intérieur.

Si l’on se place au point de vue du droit des gens en général, toute nation peut incontestablement ériger sur ses propres côtes les fortifications qu’elle juge convenable d’y établir. Mais dans le cas qui nous occupe, le projet du gouvernement japonais coïncidait avec des symptômes alarmants. La veille, il avait menacé des plus grands dangers ceux qui se refuseraient à évacuer Yokohama dans un court délai. La batterie de Bentem deviendrait un sérieux argument le jour où ces dangers paraîtraient imminents, et, à la moindre alerte, l’on verrait la flotte des bâtiments de commerce réduite à quitter la baie pour se mettre hors de la portée de ses canons. Il importait donc de s’opposer à l’exécution de cet ouvrage ; lors même que les secrets desseins des Japonais n’eussent rien contenu d’hostile, le travail était pour le moins inutile. Aussi, après s’être concertés, les amiraux français et anglais écrivirent-ils officiellement, le 6 novembre, aux autorités locales, que tant que le mandat qu’ils avaient reçu du Gorogio, relativement à la protection de la ville, ne leur serait pas retiré, ils s’opposeraient à la construction de la batterie. En cas de continuation des travaux, ils feraient occuper le terrain par leurs troupes. Le gouverneur de Yokohama répondit qu’il n’avait pas le pouvoir de modifier les ordres reçus sans une décision supérieure ; toutefois la construction de la batterie ne fut pas entreprise, et, six semaines plus tard, le Gorogio adressa au ministre de France une lettre qui, sans donner les raisons du projet primitif, assurait qu’il était définitivement abandonné. Telle fut l’heureuse issue de cet incident qui servit à prouver, une fois de plus, aux Japonais, les intentions bien arrêtées des étrangers relativement au maintien de leur établissement de Yokohama.

C’est à la suite de cet incident, après avoir vu échouer successivement la persuasion et la menace, que les Japonais parurent songer à envoyer des ambassadeurs en Europe. Déjà, en 1862, pareille mesure leur avait réussi pleinement. Accueillis avec bienveillance par les cours étrangères, les ambassadeurs avaient obtenu sans difficulté l’ajournement de l’ouverture d’Osaka, Hiogo et Neegata. Ils songèrent donc, avec une confiance assez naïve dans le succès, à charger de nouveaux envoyés d’aller demander à tous les gouvernements représentés au Japon les nouvelles concessions qu’ils convoitaient et régler les difficultés pendantes.

Les recherches faites sur l’injonction des autorités françaises pour découvrir les assassins de M. Camus n’avaient rien produit de nouveau. Ces dernières attendaient donc toujours une réparation nécessaire. À cette cause de dissidence entre les deux gouvernements, il fallait ajouter l’attaque imprévue du Kien-chan par les batteries de Simonoseki. En sa qualité de chef du gouvernement du Japon, le taïcoun en était responsable. L’admission même de son innocence en cette cause était toute gratuite de notre part, et, depuis lors, la question de la réouverture du détroit n’avait pas fait un pas. Le gouvernement de Yedo, avant de solliciter des concessions, devait donner satisfaction sur ces deux griefs à la France. C’est pourquoi, sans doute, il résolut d’envoyer tout d’abord son ambassade à Paris : les premières ouvertures relatives à cette mesure furent faites auprès de M. de Bellecourt.

Ceci se passait dans les premiers jours de décembre. L’avis fut donné bientôt aux autorités françaises qu’elles recevraient la visite de deux vice-ministres daïmios et membres du deuxième conseil, chargés, comme attachés au service des relations extérieures, de discuter avec elles la question de l’envoi d’une ambassade en France.

Les deux personnages se rendirent à bord de la Sémiramis. Au Japon, un noble ne sort jamais de chez lui, en visite, en service, ou en affaires, sans être accompagné de la suite encombrante qu’exige le cérémonial. S’il est daïmio, de nombreux officiers entourent, précèdent et suivent son norimon. Devant marchent deux crieurs qui font écarter le peuple et le préviennent qu’il ait à se prosterner ; puis des soldats armés de lances dont le fer est soigneusement recouvert d’étuis en bois laqué, d’autres portant au sommet de longues piques des emblèmes de différentes sortes, étendards, panaches de plumes, ornements en métal, indiquant le rang, les dignités et les armes du maître. Devant son norimon deux Tétos conduisent son cheval richement caparaçonné ; puis s’avance le norimon avec des officiers se tenant aux portières. Derrière, les membres de sa famille, d’autres officiers et soldats armés de sabres, d’arcs, de fusils ou de lances, puis enfin une longue file de serviteurs et de coulies, portant les bagages dans des caisses carrées en laque noire aux armes du propriétaire, ferment la marche de cet inévitable cortége.

Au jour annoncé, les deux daïmios, partis le matin de Yedo, ne voulurent pas s’engager avec toute cette suite au milieu de la population mixte de Yokohama. Descendant de leurs norimons à Kanagawa, près de l’endroit où il leur eût fallu quitter le Tokaïdo, ils prirent place avec leur suite dans de grandes barques indigènes. Les gouverneurs de Yokohama s’étaient déjà rendus à bord de la frégate ; ils reçurent à l’échelle, en même temps que les officiers de service, et avec de grandes marques de respect, les deux daïmios qui, pour la première fois sans doute, mettaient le pied sur un navire de guerre européen. Rien, dans leur extérieur, n’indiquait leur rang élevé, si ce n’est la simplicité apparente de vêtements qu’il est de bon goût, dans les hautes classes, de porter d’une couleur très-peu voyante, quoique l’étoffe en soit d’un grand prix, si ce n’est encore cette aisance de manières et cette politesse pleine de dignité qu’ils possèdent plus que tout autre peuple oriental. L’amiral Jaurès les introduisit dans ses appartements, où se trouvait, depuis un moment, le ministre de France ; puis, après l’échange de quelques compliments, le vice-ministre Inaba-Iobouzeno aborda le sujet de l’entrevue, sans paraître tenir compte de la présence de son collègue Tachibana-Idzoumi-no-Kami, jeune homme à figure distinguée, qui sans doute remplissait en cette circonstance l’emploi inévitable de contrôleur ou ometské.

Le vice-ministre reprit tout d’abord les considérations développées par les membres du Gorogio dans la séance où ils avaient reçu les représentants des États-Unis et de la Hollande : « Les traités n’étaient qu’un essai ; leur application avait suscité de graves embarras au Japon… » Arrêté par le ministre de France sur le terrain d’une discussion pour laquelle celui-ci avait déjà formulé son incompétence, le vice-ministre arriva immédiatement au sujet de l’entrevue : « Le gouvernement japonais désirait envoyer une ambassade en France. Son premier objet serait de présenter les excuses du taïcoun à l’empereur au sujet de deux événements qu’il n’avait pu malheureusement prévenir : l’attaque faite sur un de ses bâtiments et le meurtre d’un officier français ; puis elle s’occuperait du règlement des difficultés occasionnées par l’exécution des traités. »

Les autorités françaises s’engagèrent à appuyer une mission qui se présentait sous ces auspices, et faciliter son départ ; elles mirent toutefois à cet appui quelques conditions indispensables : le chef de l’ambassade devrait être porteur d’une lettre autographe adressée par le taïcoun à Sa Majesté l’empereur ; il serait choisi parmi les Japonais de haut rang et devrait être muni de pleins pouvoirs, contrairement à ce qui avait eu lieu en 1862. Le premier point surtout importait, leur fut-il spécifié ; car la fâcheuse impression causée en France par le meurtre du sous-lieutenant Camus ne pouvait, à défaut de la saisie des coupables, s’effacer que sous la marque of officielle des plus vifs regrets du gouvernement de Yedo. L’expression des ces regrets devait être, en effet, dans l’esprit des autorités françaises, le véritable but de l’ambassade, quoi qu’elles pussent supposer de ses desseins secrets.

Les deux vice-ministres déclarèrent qu’ils rendraient compte aux chefs de leurs gouvernements de ces conditions, qui leur paraissaient équitables ; puis, comme d’ordinaire, ils terminèrent l’entrevue par une visite minutieuse de la frégate. Les Japonais ne possèdent pas de bâtiments de guerre proprement dits[5]; l’examen des divers aménagements du navire, et principalement la structure et la manœuvre des pièces rayées de gros calibre et des canons de quatre, parurent les intéresser vivement. Ils reprirent dans leur convoi de bateaux la route de Kanagawa, après avoir promis de revenir dans un court délai.

Pendant que se préparait, de la sorte, une solution des difficultés pendantes entre le Japon et la France, la situation avait pris également, du côté des Anglais, un nouvel aspect. Depuis le retour de Kagosima des forces britanniques, rien encore n’était venu donner des éclaircissements sur le résultat de cette affaire, sur les intentions du prince de Satzouma et celles du gouvernement du taïcoun en cas de la reprise du conflit. Or, à l’heure où le gouvernement anglais écrivait à son agent à Yokohama de ne pas donner suite à l’ultimatum signifié une première fois avec si peu de succès, à maintenir le statu quo et à indemniser les victimes de l’attentat Richardson avec 25 000 livres prélevées sur les 100 000 payées par le taïcoun, à ce même moment le bruit se répandait à Yokohama que des officiers du prince de Satzouma, porteurs de propositions de leur maître, venaient d’arriver à Yedo. Le jour même, quelques heures après, ces officiers avaient paru à la porte de la légation britannique, conduits par un délégué du gouverneur. Le colonel Neale avait consenti à leur accorder pour le lendemain, 9 novembre, une conférence officielle.

La conférence avait eu lieu au jour dit, une seconde le 14 novembre, puis, pendant un long intervalle, on n’avait plus reçu de nouvelles des officiers de Satzouma, personne ne les avait aperçus. Dans la première de ces entrevues, les envoyés avaient expliqué les motifs de leur agression contre la flotte anglaise : le prince, prenant la confiscation de ses navires pour les débuts d’une attaque en règle et non pour une mesure provisoire destinée à hâter ses résolutions, avait fait ouvrir le feu. La ville et ses bâtiments avaient été détruits ; il pouvait, à ce titre, réclamer de son côté une indemnité du gouvernement anglais. Ce début peu encourageant n’était toutefois que l’application du système habituel aux diplomates japonais : exiger l’impossible pour paraître ensuite faire des concessions. À la seconde séance, pressés par le ministre d’Angleterre, les envoyés avaient déclaré reconnaître la justesse des demandes de l’Angleterre, et promis la recherche active des coupables du meurtre de Richardson et le payement immédiat de 25 000 livres. Près d’un mois s’était écoulé sur cette promesse formelle, sans qu’elle eût encore reçu le moindre commencement d’exécution, sans que les envoyés eussent donné signe de vie, lorsqu’enfin, le 11 décembre, ces derniers reparurent à Yokohama, et se présentèrent aussitôt à la légation anglaise, apportant en dollars mexicains le montant total de l’indemnité. Le payement eut lieu immédiatement, et les officiers de Satzouma, une fois les affaires ainsi terminées, montrèrent, dans leurs manières et leur conversation avec les autorités anglaises, la plus grande affabilité. Ils donnèrent des détails sur le combat de Kagosima : la ville avait beaucoup souffert, leurs pertes en hommes, parmi lesquels neuf officiers, avaient été très-supérieures à celles de la flotte anglaise. Les envoyés allèrent visiter une des corvettes mouillées sur rade et témoignèrent le désir d’avoir un bâtiment appartenant à cette catégorie ; « mais, ajoutèrent-ils, le taïcoun ne permettrait pas à leur maître d’acquérir une aussi puissante machine de guerre. ». Cette curieuse observation, jointe à quelques autres que nous avons pu faire, dans des circonstances analogues, auprès d’officiers de daïmios, est tout une révélation de la politique des taïcouns. Fidèles au mot d’ordre des anciens souverains de Yedo, les descendants actuels d’Yyéas poursuivent avec persévérance l’abaissement de la vieille noblesse japonaise et la division de ses forces qui rend de plus en plus chimériques ses dernières aspirations d’indépendance. Sans avoir appelé les étrangers, le gouvernement de Yedo cherche donc à mettre à profit ses nouvelles relations ; il apprend des Européens l’art moderne de la guerre, et, avec le plus grand soin, accapare les bénéfices énormes d’un commerce qu’il administre à son gré. Il est fort probable qu’en ces circonstances, le gouvernement du taïcoun avait craint qu’une nouvelle collision entre les Anglais et le prince de Satzouma n’amenât ce dernier à leur accorder accès dans ses ports ; préoccupé des conséquences de cet événement possible, il avait poussé ou contraint le prince de Satzouma à entrer, sans plus attendre, en accommodement avec les autorités britanniques ; non content de se faire le conciliateur, il avait peut-être même avancé le montant de l’indemnité. Ce fut à ce moment l’opinion de beaucoup de personnes, et le fait se trouva confirmé par la suite.

Au commencement de l’année 1864, le gouvernement de Yedo fit savoir que l’ambassade était définitivement organisée. Deux fonctionnaires supérieurs des affaires étrangères, Ikeda-tsikougo-no-Kami et Kawadzou-Idzou-no-Kami, et l’ometske Kowada-Kwan-no-She, étaient désignés pour chefs de la mission, composée d’une suite nombreuse d’officiers et d’interprètes. Les deux vice-ministres déjà venus à bord de la Sémiramis se présentèrent chez les chefs des diverses légations, l’ambassade ayant le dessein de visiter les différentes cours de l’Europe, et peut-être même les États-Unis. Une somme de près de cinq millions de francs fut échangée chez un banquier de Yokohama contre des traites sur Londres, destinées à subvenir à ses frais de voyage et de séjour.

Comme preuve de pacifiques intentions, et sans doute pour ouvrir des voies plus faciles à la mission qui s’inaugurait, le gouvernement japonais fit coïncider avec ces événements une décision intéressant notre commerce. Les droits considérables qui pesaient à l’entrée sur nos principaux articles d’exportation furent abaissés jusqu’à cinq et six pour cent. Cette mesure, promise dès 1862 par la première ambassade, était en vain réclamée depuis lors par notre ministre.

Le 5 février, les ambassadeurs et leur suite s’embarquèrent sur la corvette de notre division navale le Monge, en partance pour Shanghaï, où leur passage sur le paquebot des Messageries impériales avait été retenu pour le départ du même mois. Le pavillon japonais, arboré au grand mât du bâtiment, fut salué de dix-sept coups de canon que le fort de Kanagawa rendit immédiatement en hissant nos couleurs ; puis la corvette prit la route du large.

Au même moment, le taïcoun quittait de nouveau sa capitale, se rendant une seconde fois à Kioto pour discuter, devant l’assemblée des daïmios de l’empire, la grave question des étrangers. On put donc espérer qu’à la suite de cette double démarche, la situation des étrangers au Japon, si précaire, si grosse d’orages depuis son début, allait enfin entrer dans une phase plus heureuse. En attendant les résultats, quels qu’ils fussent, de la nouvelle ambassade qui paraissait devoir employer plus d’une année à remplir sa mission, une sorte de convention tacite assurait le maintien de toutes choses dans l’état où elle les laissait. Le commerce lui-même semblait en avoir ressenti une légère impulsion, et l’envoyé plénipotentiaire de S. M. le roi de Prusse venait enfin, après de longs pourparlers, d’obtenir la ratification d’un traité semblable à ceux de 1858. — En présence de cette situation pacifique, le commandant en chef de notre division navale n’hésita plus à quitter momentanément le Japon pour se rendre en Chine, où diverses circonstances rendaient sa présence utile, et nous appareillâmes, le 11 mars au matin, de Yokohama, pour une tournée sur les côtes du Tchékiang et dans le Petchéli.

  1. L’itzibou, ou plus proprement le bou (itzibou veut dire un bou), est une monnaie d’argent alliée à du cuivre, et la plus fréquemment employée au Japon. Sa valeur intrinsèque est le tiers à peu près de la piastre mexicaine.
  2. Les princes actuels de Nagato descendent du fils cadet d’un mikado qui régna sur le Japon il y a environ douze siècles. L’apogée de leur puissance se produisit il y a trois cents ans, à la suite de guerres qui firent tomber successivement treize provinces sous l’autorité du chef de la famille, qui fut confirmé par le Mikado dans leur suzeraineté. Le Siogoun Taïko-Sama réduisit ces provinces à dix. Dans la guerre civile qui éclata à sa mort, l’ancêtre des princes actuels de Nagato, ayant pris parti pour le malheureux fils du Taïko, fut complétement battu par l’usurpateur Yyéas, qui lui enleva tous ses domaines ; sur la fin de ses jours, en considération de quelques services et de l’antiquité de sa race, ce dernier lui restitua les deux provinces de Nagato et de Soowoo, qui sont restées, depuis deux cents ans, le seul apanage de la famille. Leur revenu annuel est d’environ sept millions de francs.
  3. Des détails sur ces événements nous sont parvenus dans le courant de 1864. Le prince de Nagato avait résolu de s’emparer de la personne du Mikado, espérant ensuite, en le gardant auprès de lui et colorant sa conduite du prétexte d’un danger pour le souverain, se faire conférer le titre qu’il ambitionnait. Il écrivit au Mikado une lettre où, lui parlant des dangers qui menaçaient l’empire, et de la nécessité d’appeler à son secours l’intervention divine, il le conjurait d’aller au temple d’Hatchiman-Sama, prier les mânes de ses ancêtres. Aucun empereur n’avait, disait-il, manqué d’accomplir ce devoir au moins une fois dans son règne. Le Mikado se rendit à cette prière, et quitta son palais de Miako pour se rendre au temple d’Hatchiman, à quelques jours de distance. C’est alors que le prince de Nagato tenta son coup de main, qui fut déjoué par la découverte du complot avant sa mise à exécution.
  4. Le tableau suivant donnera une idée exacte du commerce d’exportation du Japon, depuis l’ouverture du pays. La saison y représente le temps écoulé du 1er juillet d’une année au 30 juin de l’année suivante, et correspond aux produits d’une même récolte.

    Quantités exportées du port de Yokohama :

    Saisons. En thé. En coton. En soie.
    1861-62… 5 847 133 liv. angl. » balles 11 915 balles
    1862-63… 5 796 388 9 645 25 891
    1863-64… 5 318 123 72 893 15 931

    Le thé est un article d’importance secondaire, de qualité très-inférieure, à celle du thé chinois ; il ne se consomme qu’en Amérique. Le coton a dû sa faveur à la réduction des autres affaires et aux conséquences de la guerre d’Amérique. L’article de beaucoup le plus important est la soie. Chaque balle étant évaluée, achetée sur les lieux, à près de 3000 francs, on arrive, pour la saison de 1862-63, au chiffre de 75 millions sur ce seul article. Dans cette même saison, la Chine n’avait exporté que 33 000 balles, en raison, il est vrai, des effets d’une épidémie sévissant sur les vers à soie ; mais enfin on peut déduire de cette comparaison et de ces chiffres l’importance que prend déjà, dans l’extrême Orient, le commerce du Japon. Une grande partie de la soie exportée est destinée à notre industrie lyonnaise, qui la reçoit directement par les paquebots de Marseille, ou par l’intermédiaire des marchés anglais.

    Sans les entraves apportées au commerce par le gouvernement japonais en 1863 et 1864, et sans doute aussi les troubles intérieurs du pays, le chiffre de l’exportation dans la dernière saison eût dépassé de beaucoup celui de la saison précédente, au lieu de lui être notablement inférieur.

    Une curieuse observation est celle de l’augmentation qu’y a subi successivement le prix de la soie d’année en année. La balle, qui se payait au début 250 à 280 piastres, coûte, à l’heure où nous rédigeons cette note, de 650 à 680 piastres. Il faut attribuer ce fait, non pas aux droits imposés par le gouvernement local, mais à l’excessive demande du commerce étranger, qui devait bien vite équilibrer les tarifs des marchés japonais avec ceux des marchés d’Europe. L’énorme bénéfice réalisé par les indigènes est en grande partie absorbé par le gouvernement japonais, qui a prohibé la circulation de la monnaie étrangère dans l’intérieur du pays, et qui achète à ses marchands leurs piastres pour les deux tiers de leur valeur intrinsèque, suivant un taux qu’il fixe arbitrairement chaque jour.

  5. À l’heure qu’il est, le gouvernement de Yedo fait construire en Europe plusieurs corvettes de guerre, dont une à batterie blindée.