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Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l’Expédition/Partie I/Chapitre 4

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CHAPITRE IV


Naguère, par la voie du Cap de Bonne-Espérance, le trajet de Marseille à Madagascar ne durait pas moins de trois mois ; aujourd’hui, par le canal de Suez, il dure vingt-quatre ou vingt-cinq jours seulement. C’était la première navigation des jeunes Berthier-Lautrec ; aussi fut-elle un véritable enchantement pour eux, d’autant plus qu’à part un coup de vent assez fort qui vint assaillir l’Ava à la sortie du golfe d’Aden, le temps se maintint au beau fixe pendant toute la traversée. Le vingt-quatrième jour de son départ du quai de la Joliette, le paquebot s’engageait dans un étroit chenal pratiqué à travers la ligne des brisants qui bordent la côte nord-est de Madagascar et faisait majestueusement son entrée en rade de Tamatave.

Après une semaine de repos au Grand Hôtel de Tamatave, qui ne rappelle que de très loin celui du boulevard des Capucines, nos voyageurs montèrent dans des filanzanessortes de palanquins malgaches formés d’une chaise en cuir suspendue entre deux longs brancards de bois, avec un dossier et une planchette pour les pieds, – en compagnie de quarante-quatre porteurs, ou bourjanes, dont huit pour chaque filanzane, la relève comprise, et douze pour les bagages.

La distance qui sépare Tamatave de Tananarive est de deux cent quatre-vingt-deux kilomètres (quatorze de moins que la distance de Paris à Boulogne). La route, ou plutôt le sentier, traverse successivement trois zones très distinctes les unes des autres : la première formée de grandes plaines sablonneuses et malgré cela merveilleusement cultivées et plantées d’arbres superbes, la seconde tout entière en forêts, la troisième enfin, celle des hauts plateaux, des pâturages et des terrains miniers. La petite caravane ne mit que huit jours à faire le trajet, vivant des provisions de route emportées par les bourjanes et couchant la nuit dans les cases des indigènes.

La première visite de Michel Berthier, en arrivant à Tananarive, fut pour le Résident général de France, qui s’empressa de lui obtenir une audience du Premier Ministre. Fort gracieusement accueilli par Rainilaïarivony, Michel croyait déjà sa cause gagnée, mais il ne connaissait pas la politique de dissimulation et d’atermoiements des Malgaches. Quinze jours, un mois se passèrent sans qu’il vît rien venir. Il retourna à la Résidence Générale, où on l’exhorta fort à prendre patience. Désespérant d’aboutir, il changea de tactique et, sur le conseil d’un colon établi depuis longtemps à Tananarive, il distribua sans compter de larges commissions à l’entourage du Premier Ministre. Très peu de jours après, il recevait des mains mêmes de l’illustre Rainilaïarivony une expédition en malgache et en français d’un contrat qui lui concédait, au nom de la Reine, un territoire de quarante mille mètres carrés de superficie, sur la côte nord-ouest de l’île, entre la baie de Narinda et le village de Befandriana, dans le Gouvernement du Boueni, moyennant le versement préalable d’un cautionnement de cinquante mille francs et l’engagement de payer annuellement au Premier Ministre cinquante-cinq pour cent des produits de l’exploitation, en retour de la main-d’œuvre que ledit Premier Ministre s’engageait à fournir.

Son contrat en poche, Michel Berthier ne songea plus qu’à partir pour le Boueni. Remontant en filanzane avec sa femme et ses deux enfants, il prit la route de la côte nord-ouest par Andriba, Suberbieville et Majunga. Là il fut reçu par l’oncle Daniel, qui était venu les attendre au débarqué et qui les emmena le jour même chez lui sur son brick marchand, la Ville de Paris.

A Manakarana même, le vieux Daniel Berthier n’avait que son comptoir, ses magasins et entrepôts. Quant à sa résidence particulière, il l’avait établie sur un plateau élevé du voisinage. Avec sa grande pratique des pays chauds, il avait admirablement aménagé tous les détails de son installation, de façon à se créer un intérieur à la fois très sain et très agréable. Trop souvent l’idéal des Européens, transplantés par les circonstances en pays exotique, est une grande maison en pierre à trois ou quatre étages, plus ou moins semblable à celles qui ornent nos boulevards. Daniel Berthier s’était bien gardé de donner dans ce travers. Son habitation, moitié bois, moitié briques, était du haut en bas, intérieurement et extérieurement, construite de façon à répondre aux besoins du pays ; les pièces servant de chambre à coucher étaient hautes et larges avec des vérandas qui, tout en laissant entrer la lumière, protégeaient l’intérieur contre les ardeurs du soleil ; une vaste salle de bain, bien aérée, garnie d’appareils très suffisants, sinon luxueux, les complétait. La salle à manger, très grande elle aussi, ouvrait par une large baie sur un jardin un peu sauvage, où le vieux colon s’était amusé à réunir les arbres et les plantes des Tropiques et de l’Europe, les palmiers et les châtaigniers, les bananiers à côté des pêchers, le caféier et la pomme de terre, la canne à sucre et la vigne, et, côte à côte avec les choux, les haricots et les carottes, le riz, le maïs et le manioc ; tout cela faisait assez bon voisinage, et poussait tant bien que mal, plutôt bien que mal.

A gauche, en contre-bas du jardin, des communs vastes et commodes, écuries, remises, étables, basse-cour où poules, canards, oies, dindons, picotaient, gloussaient, barbotaient à qui mieux mieux, à côté des porcs noirs de Madagascar, une des futures richesses de l’île. Puis, prolongeant indéfiniment la perspective du jardin, s’étendaient d’interminables pâturages, où broutaient paisiblement plusieurs milliers de ces bœufs zébus, qui portent sur le dos, à la naissance du cou, une grosse proéminence graisseuse, et d’innombrables moutons choisis parmi les espèces les plus vigoureuses.

L’eau, première condition de toute exploitation agricole, était abondante et très pure. Un affluent de la petite rivière qui va se jeter dans la baie de Mazamba, au-dessous de Manakarana, courait à vingt mètres à peine du jardin, alimentant largement tous les services de l’habitation, depuis les chambres, la salle de bain, la cuisine, jusqu’à la mare de la basse-cour.

Michel était émerveillé de tout ce qu’il voyait. Et, comme il exprimait son admiration au vieux Daniel, celui-ci lui dit :

« N’est-ce pas la meilleure réponse à faire à ceux qui nient que Madagascar puisse devenir une colonie avantageuse et rémunératrice ? Quelques points mis à part, la terre, composée d’un terrain silico-argileux qui se laisse manier facilement, est bonne ; le jour où la culture sera mieux dirigée et plus étendue, les produits seront facilement décuplés. Le malheur c’est que dans l’île, plus que partout ailleurs, l’agriculture manque de bras, pour employer la formule classique. Sur notre côte particulièrement, nous sommes assez mal partagés à cet égard ; les Sakalaves ont peu de goût pour le travail de la terre, et je suis obligé de recruter presque tout mon personnel parmi les indigènes venus d’Afrique, de l’Inde ou d’ailleurs ; pour certaines besognes importantes et délicates, il me faut même engager des créoles de Maurice, voire des Européens. C’est en grande partie pour cela que, malgré ses baies nombreuses et ses magnifiques cours d’eau, notre côte ouest est généralement abandonnée des colons. Et cependant, si les hommes ne faisaient pas défaut, quels beaux caféiers on obtiendrait ! Quelles plantations de cannes, de vanille, sans parler du riz et du maïs ! Il y a des fortunes à gagner, avec une seule de ces cultures, sans compter que rien n’ empêche d’en entreprendre plusieurs à la fois. Si les Hovas, qui ne sont pas des aigles, ont réussi à transformer en magnifiques rizières de grands espaces complètement stériles, que ne ferait-on pas en appliquant logiquement dans ce pays nos méthodes européennes ? C’est comme pour l’élevage des bœufs qui n’existe ici qu’à l’état embryonnaire, ou pour l’exploitation des forêts moins avancée encore ; que de millions n’y a-t-il pas à gagner avec une direction intelligente et méthodique ! Tu vois, mon cher Michel, que tu n’auras que l’embarras du choix pour exercer ton activité et faire largement fructifier ton capital.

— Et les mines ? dit Michel encore sous l’impression de la belle exploitation aurifère de Suberbieville, dont il avait parlé avec enthousiasme à son oncle.

— Nous en avons certainement, nous aussi, dans la région, répondit Daniel, mais personne ne s’est encore soucié de les chercher. Il nous faudrait un homme comme Léon Suberbie. Je le connais. J’étais à Tananarive quand il est arrivé comme directeur du comptoir de la maison Roux et Frayssinet de Marseille, un poste qui par parenthèse avait été occupé avant lui par Laborde, le fameux Laborde. Non seulement il sut faire prospérer les intérêts commerciaux de sa maison, mais il réussit en même temps à nouer des relations amicales avec le Premier Ministre, et à acquérir ainsi une véritable influence à la Cour d’Imerina. C’est grâce à cette influence qu’il put obtenir sa concession en 1886. Dans les débuts, il n’eut pas trop de difficultés. Si le Premier Ministre ne fournissait point tous les travailleurs qu’il s’était engagé à fournir, du moins le pays était assez tranquille et les faits de brigandage étaient rares. Mais bientôt la situation se gâta. Rainilaïarivony n’envoya plus du tout de travailleurs à son excellent ami, au mépris de ses engagements ; et en même temps, avec la complicité certaine des gouverneurs hovas, peut-être même avec celle du gouvernement central lui-même, le brigandage se généralisa. Un autre moins tenace se fût découragé et eût tout envoyé promener ; Suberbie tint bon ; malgré les résistances et les mauvaises volontés qui s’accumulaient de jour en jour autour de lui, il parvint à recruter tout un personnel de travailleurs libres, à la tête duquel il plaça des ingénieurs et des employés français. L’œil à tout, mettant volontiers la main à la pâte, il déploya une telle activité qu’il réussit non seulement à se maintenir, mais encore à obtenir les résultats que tu as admirés toi-même l’autre jour. Voilà un exemple qui est encourageant, n’est-ce pas ? Maintenant, si tu veux, nous allons rentrer à la maison. Tu n’as sans doute pas remarqué encore que tout mon ameublement et mon aménagement, depuis le plus petit ustensile jusqu’aux plus gros meubles, ont été tirés de l’île même. Je l’ai voulu ainsi, d’abord parce que tout ce que nous recevons d’Europe en ce genre n’est guère que des articles de rebut, de la véritable camelote, et ensuite parce que j’avais la coquetterie de montrer, par mon exemple, que nous pouvions à la rigueur nous suffire dès à présent, bien que l’industrie soit passablement en retard. Sur notre côte Est particulièrement elle en est encore à l’enfance de l’art, mais il y a d’autres provinces où elle commence à faire assez bonne figure. Pour parler de ce qui est spécial à l’île, tu as vu sans doute dans ton voyage, au passage des cours d’eau, les pirogues de la reine, comme on les appelle : eh bien ! ces longues embarcations à peu près insubmersibles sont creusées par les indigènes dans un seul tronc d’arbre, à la hache d’abord, puis au feu ; d’autres pirogues, qui servent au chargement et au déchargement des navires et qui supportent fort bien la mer, sont formées tout simplement de planches cousues très adroitement ensemble avec des lianes. Il y a aussi les rabanes en rafia et les nattes en jonc, dont la confection est particulière à l’Ile. Les rabanes, tu le sais déjà sans doute, ce sont des pièces d’étoffe fabriquées avec les fibres intérieures d’une espèce de rafia, la vacana, lesquelles se détachent dans toute leur longueur en filaments aussi minces qu’on le désire. Avec ces rabanes on fait des vêtements de travail et des tentures pour l’intérieur des cases et des maisons. Tiens ! entrons : tu vas voir quel parti j’en ai tiré. Regarde : y a-t-il rien de plus frais, de plus doux à l’œil ? Et ces nattes, toutes grossières qu’elles te paraissent, ne remplacent-elles pas avantageusement vos planchers froids et glissants ? On les fabrique avec ce que nous appelons du zozoro ; c’est une espèce de jonc, fin, souple et tenace, qu’on trouve au bord des marais et dans les bas-fonds. Ils servent à mille usages différents : la nappe sur laquelle nous avons déjeuné ce matin, du zozoro ; les draps du lit dans lequel tu as dormi cette nuit, du zozoro encore ; seulement ces nattes-là sont les plus fines et les plus chères, elles sont d’un travail véritablement remarquable ; il n’y a que les Betsileos et les Betsimisarakas qui soient capables de les fabriquer. Mais ce n’est pas tout : avec ce même zozoro on fait des chapeaux ; je n’en porte pas d’autres ; regarde-moi celui-ci, n’est-il pas aussi souple, aussi doux sous le doigt que le panama ou la paille d’Italie ? Voici encore de la sparterie, des corbeilles assez coquettes ma foi ! des petites bottes enluminées qui entrent les unes dans les autres, et tout cela est fabriqué dans l’Imerina avec des zozoros découpés en lanières très minces.

Maintenant, un autre produit de l’industrie malgache. Vois un peu mes cuillères, mes fourchettes, mes assiettes et jusqu’à mes verres à liqueur. En corne, oui, mon cher, tout en corne. Dame ! tu penses bien que ce n’est pas chez Chrislofle que je me fournis, mais enfin, tel quel, tout cela fait parfaitement mon affaire. Et si tu savais avec quelle adresse nos indigènes arrivent à donner les formes qu’ils veulent à cette matière première assez réfractaire, en la découpant d’abord en lames plus ou moins épaisses, puis en l’enfermant dans des moules en bois après l’avoir fait chauffer pour l’amollir ! Nous avons également nos poteries ; mon Dieu ! elles ne sont pas bien extraordinaires, mais enfin elles nous suffisent tant bien que mal pour les usages de la vie courante ; la terre en est excellente, c’est plutôt la cuisson qui laisse à désirer, nos potiers visant à l’économie et ménageant leur combustible ; aussi est-on obligé de renouveler assez fréquemment son approvisionnement. Tu peux remarquer qu’en général ces poteries ne sont pas vernissées ; voilà toutefois des assiettes à pied qui sont revêtues d’une couche de manga-rans, c’est-à-dire en bon français de mine de plomb. Les formes ne sont pas très originales, je l’avoue ; cependant voici une grande cruche au col un peu étranglé qui ne manque pas d’un certain caractère, elle sert à renfermer la provision d’eau pour la journée ; en voici encore d’autres qui ne sont pas laides, une de moyenne grandeur pour aller puiser de l’eau à la fontaine, un petit broc qui nous tient lieu de carafe à table, un vase à l’ouverture évasée pour cuire le riz. Maintenant, si tu veux passer dans mon cabinet, je vais te faire voir une collection d’un autre genre que tu ne t’attendais pas sans doute à rencontrer à Madagascar. Regarde dans cette vitrine en palissandre – du palissandre de mes bois, par parenthèse – ces chaînes d’or et d’argent, ces anneaux, ces pendants d’oreille, ces bracelets. On ne travaille pas mieux en Europe ; eh bien ! si tu voyais avec quels instruments rudimentaires nos orfèvres indigènes les fabriquent, tu ne voudrais pas le croire. Ce qui leur manque le plus, c’est la matière première ; les exploitations aurifères ne produisant pas encore de quoi fournir à leurs besoins, ils se servent uniquement de nos pièces de vingt francs, qu’ils se procurent non sans peine et surtout non sans de gros frais. Quoi qu’il en soit, l’orfèvrerie est une des industries qui se développeront certainement le plus vite à Madagascar, à mesure que les minerais d’or seront mieux exploités. Mais nous avons aussi nos forgerons, nos ferblantiers indigènes, et je t’assure que ces derniers surtout sont loin d’être maladroits ; c’est chez eux que je prends mes baignoires, mes arrosoirs, mes chéneaux, mes caisses, mes boîtes de tout genre et de toute dimension, voire mes assiettes communes. Ce n’est pas tout ; nous avons encore nos tailleurs, nos cordonniers, nos tanneurs, nos verriers, nos porcelainiers, nos fabricants de savon, nos fabricants de poudre, nos fondeurs de canons et de mortiers. La plupart de ces industries, il est vrai, ont été importées à Madagascar, il n’y a pas très longtemps, par l’anglais Cameron, et surtout par le français Laborde. Une chose, en revanche, qui appartient bien en propre aux Malgaches, c’est leur procédé d’extraction de la pierre sans poudre ni dynamite, rien qu’en étalant sur la surface du bloc à extraire une couche d’herbe pressée et en la faisant brûler lentement. Une industrie encore que j’oubliais parmi celles de l’île, c’est l’industrie des produits chimiques et organiques, potasse, huile de ricin, huile de pied de bœuf. En somme, nous pouvons dire que nous possédons, en germe au moins, toutes les productions indispensables à la vie et bon nombre de celles qui la rendent facile et agréable. Si dès à présent Madagascar a pris rang parmi les nations commerciales, que sera-ce lorsqu’une culture plus étendue et mieux dirigée aura décuplé ses produits naturels, lorsque son industrie se sera développée normalement, et que les points les plus éloignés de l’intérieur auront été reliés aux ports de la côte Est ou de la côte Ouest par des voies de communication suffisantes ? Placée sur le chemin du Cap, qui redeviendra bientôt sans doute une des grandes voies du commerce universel, elle offre à l’activité de nos commerçants, de nos industriels, de nos colons, un champ d’action incomparable. Quant aux indigènes, je les connais pour les avoir longtemps pratiqués ; mon avis est qu’on les juge souvent trop sévèrement. C’est un peuple en voie de formation ; il ne faut donc pas trop s’étonner d’y trouver un amalgame assez hétéroclite de sauvagerie et de civilisation. Le seul fait de sa tendance, poussée parfois, à copier nos institutions, nos procédés et nos modes, ne suffit-il point à démontrer qu’il est loin d’être rebelle aux idées de progrès ? S’il pouvait s’assimiler en même temps notre énergie et notre goût du travail, on aurait les meilleures raisons de croire qu’avec ses qualités natives, son intelligence, son habileté de main, sa souplesse naturelle, il est appelé à un bel avenir. Avec notre aide, ces prévisions se réaliseront peut-être plus tôt qu’on ne le pense.