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Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l’Expédition/Partie I/Chapitre 6

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CHAPITRE VI

Un enterrement chez les Sakalaves


Maintenant qu’il était en possession d’un nombre suffisant de travailleurs, Michel Berthier se croyait tiré d’affaire ; mais il avait compté sans l’indolence naturelle aux indigènes, indolence assez facile à comprendre d’ailleurs dans un pays où l’on a besoin de si peu de chose pour vivre. Assez intelligents et assez adroits, d’humeur plutôt joviale, ils s’empressaient de poser leurs outils et de s’accroupir voluptueusement à côté, dès que l’œil du maître cessait de peser sur eux. Or Michel, et son fils qui le suppléait de son mieux, ne pouvant se montrer partout à la fois, il arriva que la besogne ne marcha pas aussi vite qu’ils l’eussent souhaité.

Physiquement ces Sakalaves n’avaient point le caractère ni la pureté des races originales, mais le mélange du sang des races arabe, moçambique et malaise qui coulait dans leurs veines avait donné d’assez remarquables résultats. Leur taille était généralement élevée, leur physionomie douce et affable, leurs membres étaient souples et développés. Leurs vêtements, fort simples, se réduisaient au seidik – ou salaka, – ceinture de toile enroulée autour des reins et qui descend entre les jambes pour remonter se nouer à la taille, et au simbou, variété du lamba traditionnel des Malgaches, pièce de cotonnade ou de calicot dans laquelle ils se drapent à l’antique. Ils ne se nourrissaient guère que de riz cuit à l’eau ; c’est du reste le fond de l’alimentation de tous les Malgaches, et la grosse occupation des femmes des villages est de piler le riz dans leur mortier en bois. Cependant ils consomment aussi parfois les feuilles du ravensera qui, cuites à l’eau, ont à peu près le goût et la couleur de nos épinards. Quant au bœuf, bien qu’il ne se vende pas cher, ils en mangent rarement. Le gibier est aussi fort bon marché, ainsi que la volaille ; une oie se vend quatre-vingts centimes ; un canard, quarante centimes ; une poule, vingt centimes. Le poisson est assez rare et se consomme généralement desséché ou boucané. Quant à la boisson journalière des Sakalaves, elle se compose d’eau bouillie dans le vase ayant servi à la cuisson du riz, ce qui lui donne une couleur de caramel assez appétissante à l’œil ; ils boivent aussi parfois une sorte d’hydromel fabriqué avec le jus fermenté de la canne ; de l’arack, espèce de rhum de qualité très inférieure (il se vend trente centimes le litre), et plusieurs autres compositions du même genre importées d’Europe ; mais leur liqueur favorite, c’est le Betsa-besse, mélange de jus de canne et de sucs de diverses plantes, qui détermine une ivresse si brusque qu’on a pu croire qu’il entrait du haschich dans sa composition ; pour le vin, d’importation française uniquement, l’usage en est très peu répandu, encore qu’il ne revienne pas à un plus haut prix que dans le Nord de la France. On peut dire que les Sakalaves sont très sobres à l’ordinaire, ce qui ne les empêche pas de se livrer avec frénésie, quand l’occasion se présente, à l’abus des victuailles et des boissons.

Bien entendu, les hommes de corvée envoyés par Ramasombazah et le gouverneur de Befandriana avaient laissé leurs femmes dans leurs villages respectifs ; mais les Berthier avaient journellement l’occasion de voir celles de Maevasamba qui venaient à la concession offrir quelque volaille ou des bananes, histoire de se faire donner quelque chose. « Cadeau ! cadeau ! » tels sont les premiers mots français que les femmes indigènes, et beaucoup de leurs époux également, apprennent à prononcer.

Ces femmes sont généralement bien faites ; il y en a même de réellement jolies. Elles portent les cheveux nattés, partagés régulièrement par petits carrés, et pommadés avec une graisse de bœuf aromatisée d’une odeur fort désagréable pour les Européens. Leurs vêtements, à peu de chose près semblables à ceux des autres femmes malgaches, se composent d’une sorte de jupe de cotonnade ou de calicot dont elles s’entourent les reins en la serrant à la ceinture, d’une camisole étriquée qui leur comprime affreusement la poitrine tout en ne la dissimulant qu’imparfaitement, et, par-dessus, d’un lamba d’une espèce particulière, sorte de sac plus ou moins ample, ouvert aux deux bouts, qui leur remonte sous les bras ; comme ornements, elles portent des boucles d’oreille en cuivre ou en argent, et parfois des colliers et des bracelets en verroterie.

Ces femmes paraissent beaucoup moins indolentes et moins paresseuses que les hommes. Chaque fois que Mme Berthier et sa fille se rendaient au village, elles étaient sûres de les trouver toutes ou presque toutes en train de piler le riz ou se livrant à quelque autre besogne de ménagère. Souvent, les deux Parisiennes s’amusaient à les regarder travailler ainsi dans la cour intérieure, de leur case.

Ces cases étaient d’ailleurs à peu près toutes les mêmes, avec leurs parois en côtes de ravenala amarrées par des lianes, et leurs toits en paillotes ; à l’intérieur, dans un des angles, le foyer surmonté de tablettes en bois où boucanent la viande de bœuf et le poisson ; à côté, une marmite en fonte, quelques autres ustensiles de cuisine et quelques pots en terre noire, des cuillères de bois, des gobelets de corne ; en guise de fontaine, un long bambou fermé à l’une de ses extrémités et dont les cloisons intermédiaires ont été enlevées. Point de fermeture sérieuse à la porte. Quand l’habitant de la case s’absente, il plante un bâton devant l’ouverture et cela suffit pour que personne n’y entre.

Généralement, dans leurs visites au village, Mme Berthier et sa fille se faisaient accompagner par Naïvo, ce domestique comorien qui savait assez de français pour leur servir d’interprète. Plus intelligent et plus débrouillard que les Sakalaves, il avait un fond de jovialité native qui se traduisait souvent par des grimaces extraordinaires. Impossible d’ailleurs de lui donner un âge ; lui-même, comme tous les Malgaches, ignorait quand il était né. Lorsqu’on le lui demandait, il répondait avec un geste vaste : « Moi grand comme ça quand Farantsay (Farantsay pour Français) bombardé Majunga ! »

Ce brave Naïvo faisait le bonheur de Marguerite, qui ne se lassait pas de l’écouter baragouiner français ou anglais, et s’amusait à se faire donner par lui des leçons de malgache. C’est une langue très simple à apprendre que le malgache, du reste ; car elle n’a point de grammaire et ses caractères sont les mêmes que les nôtres. Il n’y a ni genres, ni nombres, ni cas, ni flexions de déclinaison, ni distinction entre substantifs et qualificatifs ; mais seulement des noms, des pronoms, des verbes et des particules. Ces particules, explétives ou autres, jouent un grand rôle et s’adjoignent aux mots, aux verbes surtout, pour en modifier ou en nuancer le sens, ainsi que nous faisons nous-mêmes avec nos verbes, comme dans revenir, survenir, parvenir, convenir, devenir. L’orthographe, au surplus, n’a rien de fixe, pas plus que la prononciation : généralement par euphonie on supprime ou on modifie l’articulation de certaines voyelles, des voyelles terminales surtout ; c’est ainsi qu’on prononce Ranilarivoune pour Rainilaïarivony, Tananarive pour Tananarivo, Rouve pour Rova, etc. En outre, c’est sur l’avant-dernière syllabe et non sur la dernière, comme chez nous, que porte l’accent tonique.

Marguerite apprit assez vite et sans beaucoup d’étude quelques phrases usuelles, qu’elle s’amusait à adresser au fidèle Naïvo : Noana aho (J’ai faim) ; Mangetaheta hao ; Amalao rano hao (J’ai soif ; allez me chercher de l’eau) ; Veloma (Adieu). Elle apprit aussi à dire les jours de la semaine : Alatsinainy (lundi), Talata (mardi), Alarobia (mercredi), Alakamysi (jeudi), Zoma (vendredi), Sabotsy (samedi) et Alahady (dimanche).

La semaine du Malgache se compose, en effet, de sept jours, comme la nôtre ; seulement il n’y a pas de dimanche en réalité, et chacun prend son repos comme il l’entend et quand bon lui semble. Le mois est calculé d’après les révolutions lunaires, et l’année se compose de douze révolutions, de sorte qu’il n’y a pas d’époque fixe pour le commencement et la fin de l’année. Enfin le jour n’est pas divisé en heures, mais simplement en six parties : l’arrivée du jour, la croissance du jour, le plein du jour, le départ du jour, la nuit, la grande nuit.

A mesure que Marguerite, grâce à ses conversations avec Naïvo, pénétrait plus avant dans l’âme et dans l’esprit du peuple malgache, elle s’apercevait de l’abîme qui séparait cette race de la nôtre et de l’ignorance profonde dans laquelle croupissaient les plus intelligents des Sakalaves, voire des Hovas. Les idées du brave Naïvo, au point de vue géographique notamment, étaient incroyables ; pour lui, le monde se composait de l’Ile, et de quelques îlots sans importance semés sur la mer de distance en distance ; et quand Marguerite lui montrait sur une mappemonde la place énorme tenue par les divers continents, et, à côté, celle que tenait Madagascar, il paraissait convaincu que ladite mappemonde avait été dessinée tout exprès pour se moquer de lui, en dénigrant son pays. Quant aux Vasahas, il se figurait, avec la grande majorité des Malgaches, qu’ils étaient tous des marins et qu’ils ne vivaient que sur des bateaux, par la raison que c’était sur des bateaux qu’on les avait vus débarquer à Madagascar. C’est par suite du même raisonnement que Hovas et Sakalaves sont convaincus qu’en cas de guerre jamais les Français ne pourraient pénétrer dans l’intérieur de l’Ile, alors même qu’il n’y aurait pas pour les repousser et les exterminer les deux fameux généraux de Radama, le général « fièvre » et le général « forêt ».

Un jour, en arrivant au village, Mme Berthier et sa fille, escortées de l’inséparable Naïvo et d’une de leurs servantes, furent accueillies par de bruyantes détonations. Naïvo, envoyé en avant, revint leur dire que le vieux Raleidama, le propriétaire de la grande case qu’ils avaient occupée quelques mois à leur arrivée dans le pays, était mort la veille et que l’on procédait présentement à la cérémonie de ses obsèques.

Les Malgaches, dont la morale religieuse est restreinte à sa plus simple expression, professent en revanche une vénération extrême pour les morts ; seulement, cette vénération, ils ont une façon à eux de la traduire, ils boivent, ils mangent, ils chantent et ils dansent auprès du corps, et avec d’autant plus d’entrain que le mort est, ou était, plus riche ; car c’est lui qui fait tous les frais de la petite fête. La femme étant considérée comme un être inférieur, ses funérailles ne sont pas accompagnées par ces réjouissances qui tournent toujours à l’orgie.

Quant au mode de sépulture, il varie beaucoup sur l’étendue du pays. En Imerina, les riches Hovas ont généralement des caveaux assez profonds, avec des tablettes en pierre sur lesquelles les corps sont déposés après avoir été ficelés dans des lambas en soie ; le dernier de ces lambas, celui qui touche la dalle, est remplacé tous les ans, ce qui donne lieu à une fête fidèlement observée. Dans certaines autres tribus, on inhume les cadavres en terre ; dans d’autres, on leur confectionne un cercueil avec un tronc d’arbre et on les conduit processionnellement à un hangar où les cercueils de tous les morts du village sont empilés par famille, les uns à côté des autres. C’est ce dernier mode de sépulture qui était en usage à Maevasamba.

Les coups de fusil qui avaient accueilli l’arrivée de Mme Berthier et de sa fille au village sont l’accompagnement obligé de toutes les funérailles. Peu après, le cortège apparut. Derrière le cercueil venaient les habitants, hommes et femmes, tous fort agités et fort bruyants ; le défunt Raleidama étant l’un des plus riches du village, de copieuses libations avaient été absorbées sans doute, et la dignité de la cérémonie s’en ressentait cruellement. Tant bien que mal, le cercueil n’en fut pas moins accompagné par toute la population jusqu’au hangar funéraire qui s’élevait à quelque distance du village ; puis chacun s’en retourna chez soi sans autre cérémonie.

A Madagascar, en effet, on ne connaît aucun culte extérieur, aucune manifestation religieuse ; il n’y a point de prêtres, ni rien qui y ressemble, de même qu’il n’y a pas de temple, d’église, ou quelque chose d’approchant, en dehors, bien entendu, des églises importées par les missionnaires catholiques ou protestants. Ce n’est pas à dire que les Malgaches n’aient point de croyances, mais leurs croyances sont toutes primitives et défigurées par les plus grossières superstitions. Le mot Dieu (Zanahary ou Andriamanitra) existe dans la langue malgache ; mais on n’y attache aucune signification précise ; il est employé surtout dans quelques formules usuelles, comme « Dieu vous protège ! » (Tahim’Andriamanitra), la formule d’adieu ordinaire. C’est probablement un reste purement verbal de la religion monothéiste des anciens conquérants du pays, les Arabes, souche de toutes les familles royales. Les Malgaches admettent une âme, mais dans un sens tout différent du nôtre ; c’est pour eux une sorte d’ombre, de fantôme, de corps aérien ; l’âme n’est pas le principe vital de l’homme, mais elle est simplement unie à lui et peut en être séparée ; elle s’en sépare d’elle-même un an avant la mort ; toutefois, elle ne quitte jamais le corps de sa propre volonté, c’est le sorcier qui l’en chasse ; car s’il n’y a pas de prêtres à Madagascar, il y a des sorciers, voire des sorcières, qui jouissent d’une très grande influence et sont infiniment redoutés, Le sorcier mpamosavy, qu’il ne faut pas confondre avec le devin, est d’ailleurs aussi méprisé, aussi haï qu’il est craint. C’est le cauchemar du Malgache.