Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l’Expédition/Partie II/Chapitre 10

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CHAPITRE X

Une lettre de Henri


À Suberbieville, le capitaine Gaulard avait retrouvé Henri Berthier, toujours attaché au service des renseignements de la 1re brigade ; et tous deux avaient pu causer longuement de Maevasamba, de Marguerite et de cet original d’oncle Daniel, le plus grognon des hommes et le meilleur à la fois.

Vers la fin de juillet le général Voyron, commandant la 2e brigade du Corps expéditionnaire, la brigade de Marine, arriva pour prendre le service d’avant-garde avec ses marsouins, plus âgés et plus solides que les lignards et les Chasseurs à pied de la 1re brigade, et conséquemment moins éprouvés par la fièvre et la dysenterie. Il était certain que les troupes du général Metzinger n’en pouvaient plus ; épuisées par les fatigues des travaux de la route, qu’on n’aurait jamais dû faire exécuter à des Européens, et par les stationnements prolongés dans des régions marécageuses, elles n’avaient eu pour se refaire qu’ une alimentation insuffisante et peu variée et, pour se remettre des marches forcées sous un soleil de plomb, que des nuits sans sommeil dans des tentes où la chaleur n’était guère moins suffocante. La 2e brigade au contraire avait beaucoup moins souffert ; elle formait une troupe superbe. Son chef, le général Voyron, un des plus jeunes généraux de l’armée, avait fait toute sa carrière dans l’Infanterie de marine en Cochinchine, à la Nouvelle-Calédonie, au Tonkin : très actif, très vigoureux, très alerte, il avait en plus un don aussi précieux que rare, celui de se faire aimer du soldat.

Le Général en chef l’attendait, disait-on, pour attaquer la dernière partie de la marche sur Tananarive. Le bruit commençait en effet à courir que, renonçant à pousser la route plus loin qu’Andriba, le général Duchesne allait concentrer sur ce point de grands approvisionnements en vivres et en matériel, et organiser une colonne légère avec les éléments les plus vigoureux et les plus résistants, pour franchir sans arrêt prolongé les cent quarante-cinq kilomètres qui séparent Andriba de la capitale hova. Ce petit corps d’armée, auquel serait réservé l’honneur de planter le drapeau de la France au cœur de l’Imerina, compterait de trois mille cinq cents à quatre mille hommes, forces très suffisantes pour faire face aux masses plus ou moins bien armées que le gouvernement malgache tenait rassemblées, disait-on, aux environs de Tananarive. Au surplus, la contrée à travers laquelle la colonne allait avoir à se mouvoir était salubre, et ne réservait pas à nos soldats les mêmes fatigues ni les mêmes dangers que les régions traversées depuis Majunga.

En attendant, le mouvement sur Andriba se prononçait de plus en plus. Le 9 août, la brigade d’avant-garde arrivait en vue de Soavinandriana, où le général Duchesne la rejoignit le 21.

Deux camps hovas considérables, sous le commandement de deux généraux, Rainitavy et Rainianjalahy, défendaient les abords d’Andriba, assemblage de petits villages situés sur un pic très élevé. Le 22, dès le lendemain de l’arrivée du Général en chef, par un habile coup de main, les deux camps étaient enlevés, et l’armée malgache se défilait avec une telle précipitation qu’elle abandonnait sur place vivres et munitions, armes, filanzanes, effets de campement, malles et cantines des officiers, ainsi que les quelques canons sans affût qu’on avait réussi non sans peine à hisser sur les flancs du morne d’Andriba. Entraînés dans la fuite de leurs soldats, les chefs durent se sauver à pied, à peine vêtus.

« Après l’attaque, raconta un prisonnier fait le jour suivant, nous avons regardé de loin nos ennemis et nous nous sommes aperçus avec étonnement qu’ils étaient peu nombreux, peut-être deux cent cinquante ; mais il n’était plus temps de revenir sur nos pas. »

Des deux généraux hovas, l’un, Rainitavy, qui avait déjà reçu une balle dans l’épaule au cours d’un précédent combat, disparut au milieu de la bagarre sans qu’on ait pu savoir ce qu’il était devenu ; quant à Rainianjalahy, on assure qu’il réussit à gagner Kinahy.

Andriba, évacuée précipitamment à la suite de cette affaire, fut immédiatement occupée. Cette position, très forte naturellement, commande la plaine et donne la clef des plateaux qui s’étagent jusqu’aux plaines de l’Imerina. Déjà, en raison même de l’altitude, la température devient plus clémente et l’air plus sain. Désormais les troupes allaient avoir beaucoup moins à souffrir.

Henri Berthier, par sa situation particulière à l’état-major de la brigade d’avant-garde, se trouvait à même d’être informé des premiers de ce qui se préparait ; il aurait donc pu en aviser aisément son oncle et sa sœur Marguerite, si les communications n’avaient pas été si difficiles. Plusieurs fois, cependant, il avait eu l’occasion de faire passer à Maevasamba des lettres où il rassurait les siens sur sa propre santé. Quant à celles de Marguerite et de l’oncle Daniel, il en avait reçu un certain nombre, bien que fort irrégulièrement ; c’est ainsi qu’il avait appris depuis longtemps la création de l’ambulance, puis la maladie et la guérison de son ami Georges Gaulard. En rejoignant son poste, d’ailleurs, le Capitaine lui avait raconté en grands détails et avec une reconnaissance attendrie les soins admirables que lui avait prodigués Marguerite.

« Elle m’a sauvé la vie tout bonnement ! lui avait-il dit. Il n’y a pas de médecin, d’infirmier de garde qui aurait passé des nuits comme elle à veiller à mon chevet et à m’empêcher, dans les moments de crise aiguë, de me jeter la tête contre les murs de ma chambre. Et avec quelle patience, quelle ténacité elle me forçait à avaler, malgré ma répugnance invincible, quelques cuillerées de lait ou de viande crue hachée ! Ce n’est pas une fois, c’est dix fois, c’est vingt fois que je serais mort sans elle, sans ses soins de tous les instants ! »

A la suite de l’occupation d’Andriba, un jeune lieutenant attaché également à l’état-major du Général ayant été envoyé à Marovoay auprès du colonel Palle, chargé du service des étapes, Henri profita de la circonstance pour faire parvenir à sa sœur une lettre où, entre autres nouvelles, il lui annonçait ce qu’il avait appris le matin même, à savoir que Ramasombazah, l’odieux et grotesque gouverneur du Boueni, le vaincu de Marovoay et de Mavetanana, l’homme enfin qui avait été l’inspirateur de l’assassinat de leur père, venait d’être exécuté lui-même à Tananarive par ordre du Premier Ministre. Après la prise de Marovoay, le triste sire, exaspéré de sa défaite et redoutant, non sans quelque raison, le courroux de Rainilaïarivony, avait cru très malin de rejeter toute la responsabilité des événements sur quelques subalternes, qu’il avait fait décapiter sans autre forme de procès et dont il avait envoyé les têtes à Tananarive. Mais cet ingénieux stratagème n’avait pas eu tout le succès qu’il en espérait. Quelques jours précisément avant l’occupation d’Andriba par nos troupes, il était encore tranquillement dans ce poste à la tête de ses hommes, lorsqu’il reçut la visite de quatre tsimondoas – courriers royaux – envoyés par le Premier Ministre pour s’emparer de sa personne et l’emmener à Tananarive. Accusé d’avoir livré Marovoay presque sans combat et d’avoir pris lâchement la fuite, au lieu de s’ensevelir sous les ruines de la place après avoir mis le feu aux maisons, aux munitions et aux approvisionnements, comme il en avait reçu l’ordre, Son Excellence Ramasombazah, 14e honneur, gouverneur général du Boueni, Général en chef des armées de la reine, avait été condamné comme traître à être brûlé vif ; et immédiatement après la proclamation de la sentence son exécution avait eu lieu dans un des faubourgs de Tananarive.

« Voilà donc, continuait Henri, le véritable assassin de notre père châtié comme il méritait de l’être. Malgré l’atrocité de son supplice, je ne me sens aucune pitié pour lui ; j’aurais volontiers porté mon fagot au bûcher sur lequel il a péri. Bien que je n’aie été pour rien dans cette trop juste expiation du plus abominable des crimes, je me sens un gros poids de moins sur la poitrine, et maintenant seulement je vais pouvoir me consacrer à mon service, le cœur complètement libre de toute préoccupation. Depuis la disparition de Ramasombazah, nous avons déjà usé deux autres généraux, Rainitavy et Rainianjalahy. Voilà qu’on parle maintenant d’ un nouveau Général en chef, nommé Rainianjanoro, un simple tsiarondaly – esclave de la couronne, – ce qui ne l’empêche pas d’être 12e honneur ; on le dit intelligent et énergique, et on ajoute qu’il jouit d’un grand ascendant sur ses troupes ; nous verrons bien ; quand même il aurait personnellement quelques qualités de commandement, je le défie de donner un peu de cohésion à l’armée hova, recrutée parmi de pauvres diables plus faits pour manier la bêche que le fusil à tir rapide. Jusqu’à présent nous en sommes encore à attendre l’occasion de prendre un contact sérieux avec ces singuliers soldats qui n’ont d’autre préoccupation que de ne pas être coupés de leur ligne de retraite. Nos hommes sont enragés de ne jamais pouvoir se venger sur la peau jaune de ces Hovas, qui fuient sans cesse devant eux, de toutes les souffrances qu’ils ont endurées. Le matin, quand les clairons sonnent le boute-selle, ils croient toujours qu’ils vont aller au feu et ce sont des cris de joie : « A Tananarive ! à Tananarive ! » Que ne pourrait-on entreprendre avec de tels soldats ! Et quel malheur d’être obligé de les laisser se consumer dans l’inaction ! On assure que c’est à Babay que nos soldats se mesureront avec l’armée régulière de Ranavalo, laquelle armée comprendrait dix mille hommes. Ces dix mille hommes, Rainilaïarivony les encadrerait de tous les Hovas en état de porter les armes, dans l’espérance que la vue seule de ces masses profondes suffirait pour jeter l’épouvante au cœur de nos braves troupiers. M’est avis que le cher homme se fait encore de grosses illusions, s’il se flatte de nous empêcher d’entrer à Tananarive avec cette horde de va-nu-pieds armés de fusils à pierre et de sagaies.

Quant à l’état sanitaire de notre avant-garde, il s’améliore sensiblement, à mesure que nous approchons des hautes régions. Pendant le jour, le soleil est encore très dur, mais les nuits sont fraîches, trop fraîches plutôt ; tentes, couvertures, vêtements, tout est insuffisant à certaines heures pour empêcher l’humidité de percer jusqu’à l’épiderme ; de sorte que l’on se surprend à souhaiter impatiemment le retour de ce soleil qu’on a tant maudit pendant le jour, pour réchauffer doucement ses rotules trempées et ses épaules endolories. En somme, nos meilleurs moments sont de sept à neuf heures le matin, et le soir de quatre heures et demie à six.

Personnellement je continue à me défendre énergiquement contre la fièvre, qui ne laisse pas d’exercer encore quelques ravages autour de moi. Avec force tasses de thé, quelques bonnes pilules de chlorhydrate de quinine tous les matins et de temps en temps un petit vomitif, ou même un petit purgatif bénin, bénin… on s’en tire encore. Mais tout le monde, malheureusement, n’est pas aussi raisonnable. Il ne manque pas de camarades pour déclarer que c’est encore moins ennuyeux d’être malade que de se soigner : quand ils se sentent pincés, ils se couchent et attendent patiemment la fin de l’accès, après quoi ils vont se promener. Mais, pour traiter la fièvre de cette façon cavalière, il faut avoir le cœur bien accroché et ne pas se laisser anémier. Heureusement, le moral est toujours solide, d’autant plus que la phase la plus mauvaise de la campagne, celle du stationnement, est passée. Rien de décourageant, en effet, rien qui pousse plus à l’affalement, que cette inaction exaspérante où trop longtemps on a dû nous laisser. Jamais une alerte, jamais une occasion de décharger son fusil, sinon sur les caïmans qui pullulent dans le Betsiboka et ses affluents ; il y avait de quoi perdre patience, et les officiers de tout grade devaient se donner un mal du diable pour remonter le moral de leurs hommes. Il ne faut pas oublier toutefois que, quelque regrettables qu’aient été ces arrêts prolongés à Majunga, à Marovoay, à Suberbieville et à Andriba, ils étaient absolument forcés, attendu qu’en se retirant les Hovas brûlent derrière eux les villages, détruisent les récoltes, enlèvent les bœufs, et tout ce qui pourrait servir à l’alimentation de nos soldats ; le service des subsistances ne devait donc compter désormais que sur les ressources de Suberbieville et de Majunga ; et, en s’avançant autrement qu’avec une extrême prudence, on pouvait s’exposer à manquer de tout. C’est égal, nous ne serons pas fâchés d’arriver au bout de nos peines. Vous aussi, vous devez commencer à trouver que la solution se fait bien attendre. Et encore vous, vous pouvez vous rendre compte des obstacles qui nous barrent le chemin ; mais en France, à Paris, on ne doit rien comprendre aux lenteurs de notre marche en avant ; on doit s’impatienter, s’inquiéter, pester, s’emporter même. Je les entends d’ici, ces stratégistes en chambre, s’indigner, en arpentant le boulevard un bon cigare à la bouche, contre cette expédition qui n’aboutit pas. Comme on voit bien qu’ils ne connaissent pas le pays ! Ils se figurent évidemment qu’il n’y a qu’à avancer d’étape en étape, sur une route toute tracée, pavée même peut-être. Je voudrais les voir se débrouiller un jour seulement avec nous. Enfin, espérons qu’une fois que nous serons à Tananarive, ils daigneront reconnaître qu’après tout cette rude campagne ne laissait pas d’offrir quelques difficultés. Mais ne parlons plus de cela. Nous prendrions encore notre parti d’être si injustement jugés dans les cafés ou les cabinets de rédaction des journaux de la métropole, si seulement notre ordinaire était un peu plus varié. Le bœuf sous toutes les formes, voilà le fond de notre cuisine. Chaque soir on nous sert un pot-au-feu monstre, où la julienne sèche joue le rôle du chou et des navets absents ; après le bouilli, deuxième plat de bœuf, lequel est suivi d’un rôti de même nature. Et le lendemain, ça recommence. Certes, le bœuf est une viande excellente, mais à la longue elle devient fastidieuse ; on vendrait sa part de paradis pour un gigot de mouton aux haricots ; mais nous n’aurons de mouton que lorsque nous serons au cœur de l’Imerina. En attendant, c’est à qui s’ingéniera pour varier un peu la monotonie de notre éternel menu. Nous en venons à regretter les mercantis, qui nous ont si cruellement écorchés pourtant dans le Boueni. Quand je pense qu’à Marovoay un de ces estimables industriels, qui se disait de Marseille mais qui était plutôt Grec à moins qu’il ne fût Croate, nous faisait payer cinq francs un paquet de tabac de dix sous, et quatre francs cinquante un litre de vin qui valait soixante-quinze centimes à Majunga ! De loin en loin des Sakalaves, plus ou moins suspects de maraudage, nous apportent des bananes, des canards, voire des tortues de l’Ikopa, qu’ils cherchent à nous vendre le plus cher possible ; un sou et demi pièce les bananes, trois francs les canards, deux francs cinquante à quatre francs les tortues, suivant leur taille qui varie entre quarante et cinquante centimètres. Mais nous sommes bien trop heureux de couper par une légère variante la désolante monotonie de notre popote pour nous montrer difficiles sur le prix des denrées susdites, ni sur leur provenance. Tu vois qu’après tout nous ne nous laissons pas mourir de faim. C’est égal, m’est avis qu’au retour la cuisine de Maevasamba me paraîtra joliment savoureuse.

Allons ! Il fait que je te quitte ! Au revoir, à bientôt maintenant, ma chère Marguerite ; donne-moi de vos nouvelles à tous le plus souvent possible ; embrasse mon cher oncle ; une bonne poignée de main au docteur.

Je t’embrasse,

Ton frère,


HENRI. »


P.-S. « Georges Gaulard, sachant que je t’écris ce matin, me charge de te présenter, ainsi qu’à mon oncle et au docteur, ses affectueux et reconnaissants souvenirs, et de te dire qu’il se porte admirablement ; pas la moindre petite rechute ; pas le plus léger accès, et cependant il ne se ménage guère. Il paraît que tu l’as joliment retapé, et que tu es la perle des infirmières ! C’est à donner envie d’attraper quelque bonne fièvre, ou quelque excellente dysenterie, pour aller se faire soigner par toi. Malgré tout, si tu le permets, je me dispenserai de faire connaissance avec ces mauvaises bêtes de maladies, la plaie de Madagascar et la terreur du pauvre soldat ! »