Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l’Expédition/Partie II/Chapitre 11

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CHAPITRE XI

Le premier mort de Marguerite


Depuis que le capitaine Gaulard avait quitté Maevasamba, le personnel des hospitalisés de l’ambulance avait été presque entièrement renouvelé. Cette fois, loin de refuser au vieux Daniel de nouveaux pensionnaires, on lui avait donné tous ceux qu’il avait voulus, d’autant plus volontiers qu’il se chargeait lui-même de venir les chercher à Majunga et de les y reconduire après leur guérison complète, le tout à ses frais. L’encombrement des malades et des indisponibles ne faisait que croître de jour en jour à Majunga, malgré les rapatriements qui, presque chaque semaine régulièrement, emportaient des chargements entiers de fiévreux et d’anémiés.

C’était le corps du Génie qui fournissait le plus fort contingent à ce lamentable stock de malades. Ce corps du Génie méritera une page spéciale dans l’histoire de la campagne ; le lieutenant-colonel Marmier, ses officiers et ses soldats ont fait plus que leur devoir ; jamais on n’aura assez d’éloges et, espérons-le, assez de récompenses, pour la somme d’efforts et de dévouement dépensée par ces braves gens au détriment de leur santé et de leur vie. Leur œuvre est une œuvre de géant. Sans parler de tous les ponceaux construits sur la route, des roches qu’ils ont fait sauter, de la brousse qu’ils ont déblayée, des marais qu’ils ont comblés, des pistes qu’ils ont élargies, des montagnes de terre et de détritus de végétaux en fermentation qu’ils ont remuées, il faut citer à part leurs trois principaux travaux, qui sont tout simplement des merveilles d’énergie patiente, d’habileté pratique et d’indomptable courage : le pont de Marovoay, celui d’Ambato et surtout celui du confluent du Betsiboka et de l’Ikopa.

Le pont de bois de Marovoay, d’une solidité à toute épreuve, est un pont de chevalets combiné avec des pieux dans sa partie médiane. Il a soixante-sept mètres cinquante de long et sa construction présentait d’autant plus de difficulté que la marée marne de quatre mètres sur la rivière de Marovoay. Pour enfoncer les pieux, le « mouton » étant tombé à l’eau antérieurement pendant l’échouage d’un chaland, on employa un moyen original : on disposa une plaque de fer horizontalement, et sur cette plaque on fit détoner de la mélinite, dont le choc enfonça les pieux très profondément.

Le pont d’Ambato, en travers de la rivière du Canoro, a cent vingt mètres de long. Détruit par un accident malgré sa bonne exécution, il fut refait avec une entière solidité.

Mais l’œuvre maîtresse du Génie dans toute la campagne, c’est le pont jeté un peu au-dessus du confluent du Betsiboka et de l’Ikopa, et qui n’a pas moins de trois cent soixante-sept mètres de long. On essaya d’abord du système des chevalets ; mais on dut l’abandonner, le fond étant d’un sable extrêmement fluide. « Nous posions un chevalet avant d’aller manger la soupe », racontait un des rares soldats qui aient travaillé à cette étonnante construction sans en rapporter au moins la fièvre, « et quand nous revenions, plus de chevalet ! Les sables avaient tout avalé. Il fallait alors passer sa vie dans l’eau jusqu’aux aisselles pour enfoncer les pieux à force, bravant les rhumatismes, sans parler des caïmans très nombreux dans ces parages ; et trois cent soixante-sept mètres, vous savez, c’est long ! » Depuis 1809, les annales militaires n’avaient rien enregistré de comparable à l’établissement de ce pont. Tous les jours, le nombre des travailleurs diminuait ; les autres serraient les rangs et, se raidissant contre la fièvre et la souffrance, continuaient l’œuvre entreprise. On vit des officiers, des lieutenants et des capitaines, empoigner la scie et le marteau pour suppléer les soldats terrassés par la maladie, aider au transport et à la pose des matériaux de construction, et faire en même temps œuvre d’ingénieurs et d’ouvriers : ce simple fait ne montre-t-il pas éloquemment quelle solidarité existait entre tous ces vaillants du Corps expéditionnaire ? Quand la besogne fut terminée, les survivants, dont le nombre était considérablement réduit, ramassèrent leurs outils et repartirent en avant, prêts à de nouveaux travaux, à de nouvelles épreuves ; et, comme leur chef, un peu ému, leur disait adieu, avec ces simples mots « Allez ! mes enfants, et bon courage ! – Merci, mon colonel, ça y est ! » répondit d’une seule voix cette poignée de héros.

Je ne sais qui a dit : « Remuer le sol des régions intertropicales, c’est y creuser sa tombe. » Or, jamais peut-être, soldats n’avaient remué autant de terre sous les tropiques. Cependant la triste parole ne s’est point vérifiée au pied de la lettre, en ce qui concerne ces vaillants soldats du Génie ; bon nombre, fort heureusement, en ont été quittes pour fournir un contingent respectable aux fiévreux recueillis par les hôpitaux installés à Ambato, à Ankaboka, et à Majunga même.

L’ambulance de Maevasamba reçut pour sa part une dizaine de ces modestes héros, et l’on pense de quels soins ils furent l’objet dès leur arrivée.

Quelques hommes du 200e furent également confiés au vieux Daniel et, parmi eux, un soldat nommé Nicole qui avait servi d’ordonnance au pauvre colonel Gillon. Il était déjà avec lui au 49e, à Bayonne ; et, quand celui-ci avait été désigné pour commander et organiser le 200e, il avait emmené son ordonnance. A Lyon, à Marseille, pendant la traversée, et enfin à Madagascar, Nicole n’avait point quitté son colonel, et c’était lui qui l’avait veillé et assisté jusqu’au dernier moment.

Ce brave garçon, assez gravement atteint lui-même, était devenu bien vite le Benjamin de Marguerite. Très doux, très timide, avec des yeux bleus et un soupçon de moustache blonde, il semblait honteux de l’attention vigilante et délicate dont il était entouré ; jamais une plainte, un mouvement d’impatience ne lui échappaient ; il fallait lui arracher les mots un à un pour le forcer à avouer qu’il souffrait, qu’il avait passé une mauvaise nuit, qu’il mourait de soif, etc. Marguerite parvint cependant à apprivoiser la discrétion presque farouche du pauvre Nicole : peu à peu il se familiarisa avec cette belle demoiselle qui, de ses mains blanches aux doigts effilés, lui tendait la tasse de tisane, ou remontait les couvertures jusqu’à son menton ; il finit même par la considérer comme une sorte de sœur aînée, lui racontant toutes ses petites affaires, qu’avant de partir pour le 49e il était employé chez un coiffeur de la rue Haute, à Saintes ; que, pendant la saison des bains, il allait aider ses parents qui tenaient un petit établissement avec une vingtaine de cabines, un café et un restaurant, sur la plage du Bureau, près de Royan ; ou bien il lui lisait les lettres de « la vieille » – comme il appelait sa mère, avec un accent de tendresse qui relevait la vulgarité du mot, – de bonnes lettres, pleines d’amour et de fautes d’orthographe, de recommandations touchantes dans leur puérilité pour se garer des balles de fusil et de la maladie, de questions sur l’époque de son retour, etc.

Après avoir traîné longtemps, il paraissait en bonne voie de guérison lorsqu’une complication, comme il s’en présente fréquemment dans les cas de ce genre, survint brusquement et l’emporta en moins de vingt-quatre heures.

Marguerite fut atterrée par cette mort, la première qui avait lieu à l’ambulance, et d’autant plus qu’elle était survenue inopinément, traîtreusement presque, au moment où l’on croyait le pauvre soldat tiré d’affaire. La jeune fille ne l’avait pas quitté d’une minute pendant ses dernières heures, écoutant le cœur serré les divagations du mourant qui n’avait déjà plus sa tête et racontait des histoires sans suite où revenaient son colonel ou ses camarades, et parfois aussi Royan et les villages des environs, Pontaillac, Vaux, Saint-Palais, Terre-Nègre, le bois de la Palmyre, la Grande-Côte. Le triste dénoûment s’étant produit au coucher du soleil, la jeune fille, après avoir fermé les yeux du petit soldat, aurait voulu le veiller toute la nuit ; il avait fallu que son oncle et le docteur Hugon l’emmenassent presque de force.

Puis ce fut la triste cérémonie des obsèques, à laquelle on dut procéder dès le lendemain par précaution sanitaire. Toutefois on attendit que le Père de la mission de Befandriana fût arrivé à Maevasamba ; c’était le même qui, l’année d’avant, avait rendu un semblable office à la mère de Marguerite.

Tout le personnel de l’ambulance, à l’exception de quatre soldats du Génie à qui leur état ne permettait pas de quitter le lit, tint à se joindre au cortège du pauvre Nicole. Le vieux Daniel, sans rien dire à personne, avait fait fabriquer des couronnes naturelles avec des fleurs et des feuillages enroulés sur des cercles de tonneau, et il en avait donné une à chacun des assistants, afin que le mot fût accompagné moins tristement jusqu’à sa demeure dernière.

En tête venaient deux enfants de chœur, improvisés avec deux garçonnets du village, au teint noir, aux pieds nus, portant l’un l’eau bénite, l’autre la croix ; derrière eux le Père missionnaire, puis le cercueil recouvert d’un drap noir sur lequel on avait étalé la vareuse, le képi et le sabre-baïonnette du malheureux soldat. Quatre anciens bourjanes, ayant pour tout vêtement une ample tunique en toile bleue qui leur descendait jusqu’à mi-jambe, portaient le mort comme naguère ils avaient porté les vivants, sans un cahot, marchant du même pas, se tenant deux à deux par les poignets et changeant d’épaule de temps en temps comme pour un filanzane, en faisant passer les brancards par-dessus leur tête. Encadrant ce groupe, huit malades en tenue de service, l’arme basse, rendaient les honneurs. Immédiatement derrière le cercueil, deux camarades de Nicole au 200e conduisaient le deuil, portant chacun une couronne plus grande que les autres ; puis, s’appuyant sur sa canne, un lieutenant du Génie, très faible encore, s’avançait, suivi de tous les autres malades, et c’était un spectacle poignant que celui de ces pauvres gens, pâles, minés par la fièvre, se traînant péniblement sur leurs jambes chancelantes, et qui semblaient se demander si ce ne serait pas bientôt leur tour de suivre ce même chemin sur les épaules des quatre bourjanes.

Derrière enfin venaient Marguerite, entre son oncle et le docteur Hugon ; et bon nombre d’habitants du village, attirés par la curiosité et la solennité du spectacle.

Au commandement du lieutenant, le cortège s’arrêta devant une fosse creusée à l’avance par les soins de Daniel, non loin de la tombe où reposaient déjà Michel Berthier et sa femme. Le père lut les dernières prières, puis il bénit le corps et jeta la pelletée de terre, dont l’écho retentit sinistrement au cœur de tous.

Agenouillée dans l’herbe, Marguerite sanglotait, la tête entre ses mains ; la triste cérémonie réveillait en elle une source de chagrin qui n’avait pas encore eu le temps de tarir.

Cependant, les bourjanes s’étant écartés sur un signe du lieutenant, les autres assistants s’approchèrent, et, au milieu d’un silence émouvant, l’officier prononça quelques paroles d’adieu :

« Victor Nicole, tu as été un bon soldat, un fidèle et dévoué serviteur de ton pays. Repose en paix dans le repos éternel ; car c’est pour le service de la France que tu as souffert et que tu es mort. Tu emportes dans la tombe l’estime de tes chefs, l’affection de tes camarades et celle des généreuses personnes qui ont entouré de soins touchants les dernières journées de ta vie. Victor Nicole, au nom de ta famille absente, au nom de tes camarades du Corps expéditionnaire, je te salue et je te dis : Adieu ! »

A tour de rôle, Marguerite, Daniel, le docteur Hugon et les malades défilèrent en jetant l’eau bénite sur le cercueil. La fosse fut ensuite comblée, et par-dessus on entassa les couronnes qui formèrent un tertre de fleurs et de verdure. Puis tout le monde reprit le chemin de l’ambulance, lentement et tristement, par petits groupes.