Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l’Expédition/Partie II/Chapitre 8

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CHAPITRE VIII

Prise de Mavetanana


Ce fut bien autre chose lorsque, quelques jours après, le capitaine Gaulard déclara que, se sentant guéri, il avait le devoir de ne pas rester davantage à l’ambulance et qu’il comptait en partir incessamment pour aller reprendre son poste auprès du général Metzinger.

« Guéri ! lui cria le vieux Daniel, pris d’un accès de fureur qui le secouait tout entier. Ah ! vous vous sentez guéri ! Mais regardez-vous donc. Vous ne tenez pas debout. Si encore on avait besoin de vous ! Mais ce ne sont pas les hommes qui manquent, il me semble, et, si l’on doit entrer à Tananarive, on n’y entrera pas un jour plus tôt parce que vous serez là. Votre devoir ! Laissez-moi donc tranquille ; vous avez fait plus que votre devoir. Vous avez largement payé votre dette et vous pouvez sans aucun scrupule laisser à d’autres le soin d’achever la besogne que vous avez commencée. »

Le pauvre Daniel était bleu de colère. C’est que jamais l’ idée ne lui était venue que le capitaine pouvait songer à reprendre du service actif au cours de la campagne. Voyant qu’il n’y avait rien à gagner avec ce malade récalcitrant, dont la résolution semblait parfaitement arrêtée, il lui déclara qu’il s’opposerait, fût-ce par la force, à ce qu’il quittât l’ambulance avant d’être radicalement guéri ; sa responsabilité à lui, Daniel Berthier-Lautrec, était engagée à l’endroit du service de la Santé de Majunga, et il était décidé à ne le laisser partir que sur un exeat en bonne et due forme signé par le Dr Hugon.

Bien entendu, Daniel se réservait in petto de chapitrer le brave docteur et d’obtenir de lui qu’il ne se laissât arracher le fameux exeat sous aucun prétexte ; mais, à sa grande surprise, il trouva le vieil Hugon complètement rétif à sa manière de voir. Le docteur affirmait que le capitaine était assez remis pour reprendre son service, à condition qu’il continuât encore certaines prescriptions pendant quelque temps.

Comme la scène se passait en présence de Marguerite, Daniel se tourna vers elle pour la prendre à témoin et la sommer d’empêcher ce qu’il appelait une criminelle folie. La jeune fille semblait tout attristée elle-même par la perspective du départ de son malade favori, mais ce n’en fut pas moins d’une voix ferme qu’elle répondit à son oncle :

« Assurément il n’est guère prudent à M. Gaulard de rejoindre son poste avant d’être parfaitement guéri. Mais du moment que notre bon docteur juge qu’il peut nous quitter, nous n’avons pas le droit de le retenir contre sa volonté. »

L’oncle Daniel n’en revenait pas.

« Alors, s’écria-t-il tout dépité, si vous vous mettez tous contre moi, je n’ai plus qu’à me taire. C’est bien ! Faites comme il vous plaira. Seulement je vous préviens que je me lave les mains de ce qui pourra arriver. Avant huit jours, le pauvre diable retombera plus bas que jamais, mais c’est lui et c’est vous qui l’aurez voulu. »

Et là-dessus il sortit, en claquant les portes derrière lui ; ce qui, du reste, ne l’empêcha pas le lendemain matin de prendre lui-même, avec un soin minutieux, toutes les dispositions pour assurer et faciliter le voyage de retour du capitaine. Il prétexta même, pour l’accompagner jusqu’à Majunga, l’obligation où il était de le remettre lui-même entre les mains du directeur du service de Santé, qui le lui avait confié.

En prenant congé de ses amis, comme il voulait les appeler désormais, le capitaine Gaulard leur dit avec émotion quels souvenirs reconnaissants il emportait des soins qui lui avaient été prodigués, soins si parfaits, si délicats, si affectueux que certainement il n’aurait pas été mieux traité dans sa propre famille ; il promit de leur donner de ses nouvelles toutes les fois que les circonstances le lui permettraient, et de ne point rembarquer pour France, une fois la campagne terminée, sans venir revoir Maevasamba et passer quelques jours avec ses aimables hôtes.

Lorsque, trois semaines après, le capitaine eut rallié Suberbieville où se trouvait encore le général Metzinger et qu’il se présenta devant son chef, celui-ci ne pouvait en croire ses yeux.

« Comment ! c’est vous, mon pauvre Gaulard ? lui dit-il. Ah bien ! par exemple, si je comptais vous revoir ! Je puis bien vous dire ça, maintenant. Enfin, vous voilà ! c’est l’ essentiel. Quand pouvez-vous reprendre votre service ?

— Mais tout de suite, mon général.

— Eh bien ! donc, à demain matin. Vous avez la journée pour vous installer. »

Les camarades du capitaine lui firent fête également. Eux aussi l’avaient considéré comme perdu, ou tout au moins comme hors d’état de continuer la campagne, et ils l’avaient beaucoup regretté, car c’était un excellent compagnon en même temps qu’un excellent officier.

Bien qu’il fût déjà à peu près au courant des faits de guerre qui s’étaient passés en son absence, il se fit donner des détails sur les deux plus importantes de ces opérations, le passage du Betsiboka et la prise de Mavetanana.

« Le passage du Betsiboka, lui dit le commandant Hubert, un de ses meilleurs amis, avait soulevé par avance d’assez vives appréhensions ; il s’opéra néanmoins dans les meilleures conditions, en dépit des nombreux Hovas massés sur la rive gauche de la rivière, près de son confluent avec 1’Ikopa. Dès que notre avant-garde parut, les Hovas ouvrirent le feu sur elle ; mais notre artillerie et notre infanterie ayant pris position sur la rive droite à la hauteur du confluent, pendant qu’une des canonnières remontait le chenal de la rivière et qu’une section de la Légion étrangère débarquait sur la rive gauche de l’Ikopa pour assaillir l’ennemi de flanc, les Hovas, criblés de projectiles et menacés d’être tournés, déguerpirent si précipitamment qu’en moins d’une demi-heure ils avaient complètement disparu.

Aussitôt le passage commença, à l’aide d’un chaland d’ abord ; puis, comme cela marchait trop lentement et que le Betsiboka, large de près de quatre cents mètres, est coupé en deux par un îlot et guéable, le reste de l’avant-garde passa à gué. Des bords de la rivière, le coup d’œil ne manquait pas de pittoresque ; il était même assez émouvant.

Ce fut l’infanterie qui passa la première, avançant lentement dans l’eau jusqu’à l’aisselle, l’arme levée à bout de bras au-dessus de la tête ; ce bain forcé, loin de refroidir l’entrain des soldats, réveillait plutôt leur gaieté ; c’était à qui lancerait la blague la plus drôle. Après l’infanterie, la cavalerie et l’artillerie passèrent ; les petits chevaux arabes entrèrent gaillardement dans le fleuve, fendant le courant de leur poitrail, le pied sûr, bien appuyé ; malgré la profondeur qui atteignait par endroits un mètre vingt, les chutes furent rares, encore étaient-elles imputables bien plus à la lourdeur du paquetage qui surchargeait l’animal qu’à son manque d’adresse et de solidité. Mais quand ce fut le tour des mulets du convoi, les choses changèrent complètement de face. Si on ne les avait pas maintenus debout à grands coups de fouet, ils se seraient tous couchés, trop heureux de trouver l’occasion de se rouler dans une eau fraîche et de se débarrasser de leur lourd fardeau. Quelques-uns, plus tenaces et plus durs aux coups, s’offrirent quand même cette fantaisie ; et plus d’un officier, en arrivant à l’étape, eut le désagrément de constater d’horribles dégâts causés dans sa cantine par l’eau du Betsiboka. Quelques bagages même, entraînés au fil de l’eau, durent être abandonnés ; car les caïmans, éloignés par le bruit de tout ce monde, commençaient à montrer leurs têtes un peu en aval et il n’y eut pas d’offre, si alléchante qu’elle fût, qui pût décider les conducteurs kabyles à s’aventurer à la recherche des cantines naufragées. En somme, on peut dire que le passage de l’avant-garde s’est effectué sans accident sérieux ; mais pour le reste du Corps expéditionnaire, et surtout pour les services du ravitaillement, il fallait absolument jeter un pont ; car il était impossible de songer à faire passer à gué les voitures des convois. Ce n’était pas une petite affaire, le fond mouvant de la rivière se refusant à recevoir un pont de chevalets, et les voitures Lefebvre n’étant pas non plus utilisables dans l’espèce, leurs caisses assemblées devant nécessairement former digues et risquer d’être emportées par le courant. Heureusement le dévouement et l’habileté du Génie étaient à la hauteur des circonstances et l’opération, attaquée avec entrain, fut menée rondement et enlevée dans un laps de temps incroyablement court.

Quant à la prise de Mavetanana, nous nous en tirâmes également avec un bonheur et une rapidité que nous n’osions pas espérer. La position est très forte en effet, et cinq cents hommes de bonnes troupes françaises y auraient pu tenir indéfiniment contre toute une armée ; heureusement pour nous, nous n’avions affaire qu’à des Hovas. Aussitôt le Betsiboka passé, l’avant-garde avait continué son mouvement. Dans la matinée du dimanche 9 juin, elle arriva au pied de la colline isolée et escarpée sur laquelle s’élève Mavetanana. Nos canons de batterie prirent position sur un petit mamelon à deux mille cinq cents mètres de la ville, encadrés à droite par le 40e bataillon de Chasseurs et à gauche par les Tirailleurs algériens. Quelques lambas blancs s’étant laissés apercevoir dans un petit bois à mi-côte, l’artillerie le fouilla avec une dizaine d’obus, pendant que Chasseurs et Tirailleurs exécutaient leur mouvement par le nord et par le sud à la fois. Les canons ennemis ouvrirent alors le feu ; leur tir devait être repéré, car leurs obus arrivaient dans nos lignes et un lieutenant de la batterie eut son casque traversé par un éclat. Nous répondîmes vigoureusement ; et, un groupe de Hovas assez imposant s’étant montré à la pointe nord de la ville, on envoya dans cette direction quelques projectiles chargés à la mélinite. L’effet produit fut extraordinaire. Le bruit terrifiant et tout particulier que fait la mélinite en éclatant, les gerbes de terre et de pierres qu’elle soulève et projette de tous côtés déterminèrent immédiatement un sauve-qui-peut général. Nous entendîmes une immense clameur qui dominait le fracas des détonations ; puis les canons hovas se turent et nous vîmes de loin des milliers de lambas blancs dévalant précipitamment par les pentes sud, poursuivis par nos feux de salve qui en démolirent des quantités. « Les balles françaises, nous dit le soir même un prisonnier, balayaient nos rangs comme l’eau qu’un jardinier répand dans un jardin au moyen d’un arrosoir. » Un détail assez typique : les officiers et soldats qui réussirent à échapper aux balles de nos Tirailleurs et aux coups de sabre de notre cavalerie s’enfuirent absolument nus ; c’est, paraît-il, une coutume chez les Hovas de retirer leurs vêtements avant d’aller au combat. Encore un souvenir qui me revient en voyant le mouvement de retraite des Hovas se dessiner, le général Metzinger, se retournant vers les officiers de son entourage, donna l’ordre d’envoyer planter le drapeau sur le Rova de la Place.

« C’est fait, mon général ! » dit le capitaine Bulot, de la 3e compagnie de la Légion étrangère, en montrant de la main un drapeau tricolore qui flottait en effet depuis quelques instants sur la crête du Bava.

Voici ce qui s’était passé. Dès que les Hovas s’étaient mis à dégringoler leurs sentiers de chèvres, la 3e compagnie de la Légion, qui se tenait à l’arrière avec le convoi, avait jeté sac à terre et, prenant le pas de course, elle avait escaladé les escarpements, pénétré dans le Rova, et hissé son drapeau juste au moment où les Chasseurs à pied arrivaient de leur côté. Nous trouvâmes dans la ville et dans le Rova cinq pièces de canon, dont trois Hotckhiss portant la marque de fabrique de Saint-Denis, de nombreuses caisses de munitions sur lesquelles on lisait encore l’adresse du sieur Shervinton, par Vatomandry, de la dynamite, de la poudre, et tout un stock de Snyders, de fusils à piston et fusils à pierre ; peu d’autres marchandises dans les magasins : quelques volailles, nombre de cochons et une assez grande quantité de riz. Nous pûmes en outre faire dans les champs avoisinants une ample moisson de riz encore sur pied, dont les chevaux et les mulets se régalèrent.

Mavetanana prise, l’occupation de Suberbieville n’était plus qu’une simple formalité, Suberbieville étant commandée par Mavetanana à peu près comme Neuilly l’est par le mont Valérien. Une surprise nous y attendait. Étant donné que les troupes hovas sont tout ce qu’il y a de plus irrégulier et de plus indiscipliné, nous pensions trouver le village pillé, saccagé, détruit : au contraire, les dégâts étaient insignifiants ; le mobilier du personnel, le matériel, l’outillage étaient presque intacts. Cette exploitation de Suberbieville a déjà été pour nous une base sérieuse d’influence dans le pays, et elle est destinée à servir de point de départ à son extension progressive. En attendant, elle rend au Corps expéditionnaire les plus grands services, grâce à sa situation et au dévouement intelligent du personnel. Depuis le représentant de M. Suberbie, M. Guilgot, jusqu’au plus modeste de ses agents, tous nous prêtent spontanément le concours le plus empressé et nous fournissent pour notre marche en avant, à travers un pays presque inconnu, les renseignements les plus précieux et que nous n’avions aucun moyen de nous procurer. C’est surtout au point de vue de la concentration des approvisionnements, la grosse question de cette campagne, que Suberbieville va prendre dès à présent une importance considérable. Nous allons y organiser notre base de ravitaillement pour la marche sur Tananarive, et en même temps y concentrer, avec les points d’appui et de réserves en hommes et en vivres de toute nature établis à Marovoay, à Ankaboka et à Marololo, la division échelonnée en arrière de nous depuis Majunga. Du reste, les canonnières sont toutes montées maintenant et fonctionnent régulièrement ; leur point d’attache est Ankaboka, sur la rive gauche du Betsiboka, en face de Marovoay. De plus, mille à quinze cents voitures sont en route, venant de Majunga ; elles ont déjà dépassé Ambato. A partir de Marololo surtout, d’interminables convois circulent à la fois à dos de mulet par la voie de terre, et par la voie fluviale sur les canonnières et d’innombrables pirogues. Aussi les tonnes de vivres commencent-elles à s’accumuler dans des proportions formidables à Suberbieville ; il s’y trouve dès à présent plus de cent mille rations carrées ; mais si c’est assez pour nous faire vivre pendant quinze jours c’est encore trop peu pour que nous puissions nous porter en avant. Le Général ne veut partir que lorsqu’il sera débarrassé de toute inquiétude sur l’achèvement complet de la réunion de l’approvisionnement en tout genre. Cela permet d’ailleurs aux troupes de se refaire par un repos prolongé ; et je vous assure qu’après la traversée des marécages que nous avons laissés derrière nous ce n’était pas du luxe. »