Une femme m’apparut/1905/08

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 45-50).


VIII


Comme toute âme nostalgique, Lorély recherchait avec complaisance le prestige des vêtements étranges, qui travestit les esprits en même temps que les corps et ressuscite, pour une heure, la grâce d’une époque évanouie.

Parfois, elle revêtait un costume de page vénitien, un costume de velours aux verts de lune qui s’harmonisaient avec sa chevelure. Ses doigts erraient sur un luth. Elle avait la gracilité fébrile d’un enfant amoureux, et ses gestes prenaient quelque chose de volontaire et de suppliant à la fois.

« Je suis un page épris de la Dogaresse, » disait Lorély. « Elle est si hautainement belle, dans sa gondole dont la proue est incrustée d’or et d’émeraudes !… Je porte sa traîne, et de temps en temps elle laisse tomber sur moi un regard distrait. Et je mourrais si elle négligeait de jeter sur moi cet insouciant regard… »

Parfois, elle se transformait en un petit pâtre grec. Une invisible musique de syrinx s’élevait alors sous ses pas, et ses yeux riaient aux nudités des faunesses. Parfois aussi elle était la longue et triste châtelaine, dont la robe gardait inflexiblement des plis très chastes. Elle s’asseyait, en une pose d’accablement, sur une cathèdre aussi droite qu’une stalle d’église, et, comme si elle eût parlé à sa solitude, elle murmurait très bas des paroles languissantes.

« Je m’ennuie… Je m’ennuie tant, que je me surprends quelquefois à regretter l’absence de mon époux. Pleurerais-je s’il tombait là-bas, en Terre-Sainte ? Je ne le crois point. Mais ici je m’ennuie à en mourir. Je suis lasse de contempler tour à tour le vol des nuages et les enluminures de mon missel. Je suis lasse d’imaginer des péchés innombrables, afin de les confesser au bon moine dont l’embarras naïf me réjouit. Mon page est un enfant nigaud, aux joues luisantes et rouges. Je pourrais réciter d’un bout à l’autre les histoires, trop souvent entendues, que m’égrènent mes quatre suivantes… Celles-ci, d’ailleurs, sont bien sottement ingénues. En vérité, je m’ennuie mortellement… »

Lorély était, tour à tour, une princesse byzantine, un jeune seigneur anglais dont François Ier aurait remarqué le port élancé et les beaux habits au camp du Drap d’Or, une infante maladive et cruelle, un ménestrel errant, sans autre richesse que sa harpe… Parfois, elle était une danseuse égyptienne, parfois elle était une fée, vêtue de pétales d’iris et gemmée de rosée étincelante.

Elle était autre, en gardant son charme indéfinissable.

« Je m’efforce de me fuir moi-même, » disait-elle, en ajustant ces parures d’un autre âge et d’une terre lointaine. « C’est ainsi que je me console misérablement de n’avoir pu m’oublier toute, me transformer par la magie d’un véritable amour… »

Fiévreusement, elle choisissait et rejetait les étoffes et les joyaux.

« Je suis toujours pareille à moi-même, » soupirait-elle.

Et ce long soupir était tragique à l’égal d’une lamentation.

Lorély avait le culte instinctif de l’artificiel. Elle se plaisait à farder sa pâleur de rose blanche. La fausse rougeur de ses joues contrastait alors d’une façon déconcertante avec la lumière atténuée de ses cheveux.

« S’éloigner le plus possible de la nature, là est la fin véritable de l’art, » disait-elle. « Celui qui, en art, s’efforce d’imiter la nature, n’est qu’un vulgaire copiste. Celui qui crée est, seul, l’artiste indiscutable… Je n’aime, en peinture, que les paysages psychiques, les fleurs de rêve et les visages qu’on ne contemplera jamais. »

Comme l’Aphrodita, Lorély possédait mille âmes et mille apparences. Et je l’aimais à travers toutes ses métamorphoses.

Celles qui la chérissaient souffraient de la voir distraite jusque dans leurs bras et toujours inassouvie. Quelques-unes pleuraient, d’autres la chargeaient de reproches. Quelques autres demeuraient rivées à elle par leur souffrance même. D’autres encore avaient compris que le cœur de Lorély était pesant d’un mélancolique, d’un intolérable besoin d’aimer.

Elle eût donné sa jeunesse, sa beauté et sa complexe intelligence pour éprouver les naïvetés sanglotantes d’une passion sincère, pour aimer comme les plus simples femmes. Et cette soif inapaisée la rendait, par intervalles, impatiente et farouche. Elle gardait, on eût dit, une rancune à ses amantes et à moi de l’amour que nous ne pouvions pas lui faire connaître.