Une femme m’apparut/1905/19

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 99-108).


XIX


J’écoutais les propos que de jeunes filles échangeaient dans l’atelier de Lorély.

« S’il est vrai, » disait l’une d’elles, « que l’âme revêt plusieurs apparences humaines, je naquis autrefois à Lesbos. Je n’étais qu’une enfant chétive et sans grâce, lorsqu’une compagne plus âgée m’emmena dans le temple où Psappha invoquait la déesse… J’entendis l’ode à l’Aphrodita… Jamais le mélodieux souvenir ne s’éteignit à travers les années ni même à travers les siècles. Pourtant, je n’étais qu’une enfant taciturne, et Psappha ne m’aima point. Moi, je l’aimai, et lorsque je possédai plus tard des corps féminins, mes sanglots de désir allaient vers elle. J’étais en Sicile quand j’appris sa mort ; mais cette mort était si glorieuse que je ne pleurai point et que les sanglots de mes compagnes me surprirent et m’offensèrent. Je leur rappelai ses paroles magnanimes :

« … Car il n’est pas juste que la lamentation soit dans la maison des serviteurs des Muses : cela est indigne de nous… »

— Moi, » rêva la souriante Lorély, « j’étais un petit berger arabe. Je dormais tout le jour et ne me réveillais qu’à l’approche de la nuit verte ou violette. Vers le soir, en suivant mon troupeau, je revenais de la montagne, et je marchais au milieu d’une grande poussière rouge. Là-bas, j’avais vu, le premier, la lune qui se levait. Je courais jusqu’au village le plus proche, en proclamant le lever de la lune. Et tous ceux à qui j’annonçais la grande nouvelle regardaient le ciel et se réjouissaient de voir à l’horizon la lueur d’ambre qui précède la lune… »

Une jeune fille au désirable sourire d’amoureuse entra et s’assit aux pieds de Lorély. De ses regards levés, de ses lèvres entr’ouvertes, de tout son être offert et suppliant, elle l’adorait.

« Qui est cette jeune fille ? » demandai-je.

« Je ne sais rien de Nedda, sinon qu’elle est très éprise de Lorély, » répondit-on.

« Nedda ! » musai-je. « Le beau nom enfantin et barbare ! »

Je m’approchai de Lorély et de Nedda, sans qu’elles se fussent aperçues de ma présence.

Nedda murmurait à Lorély :

« Je ne me guérirai jamais de toi. »

Et Lorély, d’une voix plus mystérieuse que la voix des brises, lui susurrait :

« Je t’aime… »

Elle avait oublié la grande soif de son âme. Elle semblait enfin conquise, ravie. Elle souriait à cette tendresse irréfléchie qui se livrait à elle.

« Je t’aime, » murmura-t-elle une seconde fois.

Ces paroles me furent plus suaves que la mort et plus cruelles que la vie elle-même. Je m’abandonnai à ma joie misérable… Lorély ne m’aimait point. Mais elle aimait cette enfant.

Quelque chose au fond de moi criait, en une allégresse déchirante :

« Lorély a découvert l’amour qu’elle cherchait sans espoir. »

Nedda souriait à Lorély. Et Lorély souriait à Nedda.

Je me détournai d’elles, car, malgré tout, la vue de leur doux bonheur me suppliciait.

Et je m’efforçai d’écouter la récitante qui lisait dans l’ombre :

« Le bonheur est vaste et hautain comme le désespoir. Il faut que ton bonheur épouvante, comme le désespoir.

« Le seul bonheur véritable est celui de l’ermite.

« Il faut que le bonheur, comme le désespoir, soit indifférent à tous les êtres, et à leurs paroles, et à leurs pensées.

« Je n’ai qu’un exemple à te proposer : celui de la femme au manteau d’hermine. Lorsque son manteau d’hermine se détacha et tomba dans la boue, des passants le ramassèrent et le lui tendirent ; mais, d’un geste altier, elle se détourna et passa son chemin, les épaules nues sous le vent et la pluie.

« Garde-toi de la modération, ainsi que d’autres se gardent de l’excès. Car la prudence est l’adversaire dangereux de l’héroïsme et de la joie.

« Ne suis jamais un conseil, pas même l’un de ceux que je te donne. Tout être doit vivre sa vie personnelle et gagner chèrement l’expérience qui ne prouve rien.

« Parfois, ce qu’on s’imagine être le bonheur est gris autant que le crépuscule des sépulcres.

« Parfois aussi, j’estime que tout bonheur est lâche et mauvais.

« Mais ce qui est certain, c’est qu’il faut redouter le bonheur à l’égal d’un ami traître qui s’insinue dans la maison.

« Il est des bonheurs qu’on n’obtient qu’en échange de ce qui est le plus haut et le meilleur en soi. Et l’on est alors pareil à un mendiant qui aurait arraché, pour des vêtements soyeux et des festins délicats, ses deux prunelles sanglantes.

« En vérité, il n’y a qu’un seul bien : la solitude.

« Il y a peu de choses à dire sur l’amour. Nul ne le connaît encore, quoique tous croient l’avoir éprouvé.

« Ce que je te dirais sur l’amour t’inspirerait peut-être un vif intérêt : rien de ce qui concerne l’amour n’est indifférent. Ce que je te dirais sur l’amour t’intéresserait peut-être, mais, sans nul doute, ne t’apprendrait rien.

« On n’est jamais assuré de ne point aimer. L’on n’est jamais non plus assuré d’aimer un jour.

« Écoute respectueusement tous ceux qui te parleront de l’amour ou de leur amour. Car, en matière d’amour, les paroles d’un homme médiocre peuvent recéler une vérité précieuse, une poésie inestimable.

« La seule douleur sans étoiles est celle des êtres qui souffrent de ne point souffrir.

« L’amitié est plus périlleuse que l’amour, car ses racines sont plus fortes et plus profondes que les racines de l’amour.

« La douleur d’amitié est plus amère que la douleur d’amour.

« Certains êtres aiment l’amitié, comme d’autres aiment l’amour. Ils souffrent par l’amitié, comme d’autres par l’amour. Ils n’ont dans leur existence, qu’une seule amitié, comme d’autres n’ont qu’un seul amour. C’est à l’heure où l’amitié leur échappe qu’ils désespèrent finalement.

« Et c’est lorsqu’ils désespèrent finalement qu’ils rencontrent le bonheur.

« Car le bonheur est pareil à la magnificence des ruines…

« Crains le sommeil, puisqu’il apporte les songes lourds d’effroi, et qui font bénir le réveil, le gris réveil lui-même.

« Mais ne crains pas la mort.

« Car les morts, couchés sur un lit de violettes, ne s’attristent plus des rêves que l’existence n’a point réalisés, ni des parfums évanouis, ni des musiques qui se sont tues…

« Car les morts ont perdu le souvenir cruel de l’amitié qui, jadis, trompa, et de l’amour qui, jadis, trahit… »

Lorély et Nedda n’écoutaient point la récitante. Toutes deux, s’étant glissées parmi le cercle qui entourait la poétesse, demeuraient pourtant isolées dans leur félicité attendrie. Je compris qu’elles garderaient ainsi autour d’elles, au milieu de la foule la plus bruyante, une amoureuse solitude.

Les blonds cheveux de Lorély, déroulés, se mêlaient aux cheveux bruns de Nedda. Les yeux bruns de Nedda s’abîmaient dans les yeux bleus de Lorély. Hors du monde, leurs âmes s’épousaient.

… J’eus la vision d’un étang sur lequel sommeillaient des nénuphars léthéens. Le soleil disparaissait à l’horizon. Et l’éternité semblait ensevelie au fond de cette eau morte…

Au-dessus de l’eau morte et des nénuphars, tourbillonnaient deux éphémères dont les ailes irisées scintillaient au soleil couchant. Jamais aucune nacre, jamais nul arc-en-ciel, n’égalèrent le changeant éclat de ces ailes.

Je considérai les éphémères avec un émerveillement triste, sachant que leur fin d’amour était proche. Mais, s’élevant plus haut encore, je les vis resplendir, incomparables…

Peu à peu, ces éphémères grandirent étrangement. Leur lumière s’augmenta. Et c’étaient deux femmes qui s’étreignaient, éperdues. Elles s’élevaient au-dessus du silence et du néant, et, avant de disparaître, elles unissaient leurs lèvres fébriles en un vain baiser d’amour…