Une femme m’apparut/1905/23

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 125-130).


XXIII


J’appris que Nedda, ayant découvert la vérité, s’était enfuie de la maison où Lorély l’avait tenue enlacée.

Nedda s’était enfuie. Ses illusions étaient tombées une à une. Elle ne pouvait plus se mentir à elle-même, et Lorély n’avait pu jouer jusqu’au bout son rôle difficile. Peu à peu, très lentement, leurs bras s’étaient désunis.

Ce fut l’agonie lente d’une fin d’amour : ce fut enfin le déchirement brusque, la rupture…

Et je rencontrai Nedda aux côtés d’une autre femme…

Cette autre femme n’avait point le charme morbide de Lorély. Elle n’était ni Undine, ni Viviane. Ce n’était qu’une femme vulgaire. Mais Nedda marchait serrée contre elle, et leurs deux corps se cherchaient, s’attiraient inconsciemment.

J’arrêtai les deux compagnes et je dis à Nedda :

« Ô Nedda ! est-ce que véritablement l’on peut aimer une seconde fois quand on a aimé ? »

Elle jeta ses bras autour du cou de la femme vulgaire, dont les cheveux, coupés court, encadraient un front bas. Et Nedda me dit, sur un ton passionné :

« Vois combien je l’aime ! »

La femme vulgaire, qui avait connu de nombreuses amours, dit alors :

« Jamais je n’ai aimé une femme comme aujourd’hui j’aime Nedda. »

Elles joignirent leurs lèvres.

Mais toute cette passion s’affirmait de façon trop bruyante. Elles s’aimaient avec trop d’âpreté volontaire. Les véritables amours sont faites de silence…

Tandis que je réfléchissais ainsi, Nedda, s’étant séparée de sa compagne, vint à moi.

« Je suis heureuse, » me jeta-t-elle en un défi.

Je ne sus rien répondre.

Elle protestait, elle se révoltait contre mon incrédulité muette.

« Je l’aime, » affirma-t-elle en montrant du doigt sa compagne qui l’attendait, couchée parmi les profondes herbes rousses.

« Ne songes-tu jamais à Lorély ? » osai-je interroger.

Elle hésitait, balbutiait :

« Quelquefois… ah ! oui, quelquefois… mais j’aime ailleurs, et, tu le vois, je suis heureuse.

— On n’oublie pas Lorély.

— Mais ma nouvelle amie m’adore, et Lorély ne m’aime plus. Je crois même qu’elle ne m’a jamais aimée.

— Qui sait, Nedda ?

— Ne juges-tu pas en tous points charmante ma nouvelle compagne ? Je l’ai choisie, vois-tu, parce qu’elle ne ressemble nullement à… à l’autre. N’est-ce pas ?

— En effet, elle ne lui ressemble guère.

— Elle est blonde autrement, d’une blondeur moins irréelle. Elle n’a point la pâleur lunaire de Lorély.

— En effet, elle a les joues rondes et roses des jeunes Flamandes.

— Et ses cheveux coupés court m’amusent. Parfois, en l’embrassant, je me surprends à rougir comme si j’embrassais un garçon trop hardi.

— Tu dis vrai, elle ressemble tout à fait à un garçon.

— Celle-là ne sourira point d’un sourire qui promet et qui dissimule. Celle-là ne murmurera point des paroles qui font mal à entendre, des paroles que l’on sent mensongères parce qu’elles sont trop belles.

— Sans doute.

— Celle-là m’aimera simplement… Je suis si lasse de tout ce qui est complexe !… Je suis très heureuse. Lorsque tu retrouveras Lorély, dis-lui que je suis heureuse.

— Je lui répéterai ce que tu viens de me dire.

— Merci… Vois, là-bas, mon amie me fait signe de revenir auprès d’elle. Je cours rejoindre ma chère bien-aimée. Au revoir ! »

Légère, elle s’enfuit.

Je m’égarai dans un petit bois, où se cachaient jalousement, en des coins de verdure ignorés, des violettes blanches. Et je méditai sur Lorély et sur Nedda, et sur le pauvre amour éphémère de Lorély et de Nedda…