Une femme m’apparut/1905/40

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 215-226).


XL


Le silence était terrible à force d’intensité, — un silence d’angoisse qui enfiévrait la nuit. Les plantes redoutaient vaguement les paroles que nous allions prononcer, et les arbres songeaient, comme de graves prophètes qu’attriste l’avenir…

Lorély, les cheveux plus fluidement verts et les yeux plus bleus que la lune, attendait… Sa frêle silhouette se détachait sur l’herbe azurée, s’enchâssait parmi les frondaisons glauques… Un moment, je contemplai la forme et le visage de mon passé.

« Lorély… »

Elle ne leva point les yeux. Elle était pareille à la statue d’une morte.

« Lorély… »

Enfin, la pâleur de cette apparition s’anima.

« Je suis venue vers toi pour te reprendre. Tu m’appartiens, car je suis ton premier amour. Tu m’appartiens surtout parce que, la première, je te fis souffrir. Je suis ton destin. Tu peux me fuir, tu ne pourras jamais m’oublier.

— Jamais je ne t’oublierai, Lorély. Jamais je ne voudrai t’oublier. »

Un éclair victorieux traversa les yeux lunaires de Lorély.

« Je le savais, et c’est pour cela que je suis venue vers toi. »

Comme jadis, je redoutai son cruel sourire.

« Tu n’as pas su me conquérir, » prononça Lorély, avec lenteur. « Tu n’as eu ni la force, ni la patience, ni le courage de vaincre mon repliement hostile vis-à-vis de l’être qui veut me dominer.

— Je ne l’ignore point, Lorély. Je ne formule pas le plus léger reproche, la plus légère plainte. Je te garde l’inexprimable reconnaissance de m’avoir inspiré cet amour que je n’ai point su te faire partager.

— Je t’ai dit autrefois : « Ne m’aime que juste assez pour ensoleiller mon existence. »

— Et je n’ai pas été assez sage pour t’obéir. »

Elle portait des orchidées avides comme des lèvres inassouvies. Elle les détacha et les effeuilla une à une de ses longs doigts implacables.

« Il eût fallu me plaindre d’être incapable d’une passion unique et sincère, » dit-elle, « car je ne connais rien de plus triste au monde que d’errer perpétuellement, d’errer en quête d’une inaccessible tendresse !

Erôs m’a fait aimer sans me fermer les yeux.

— Ah ! Lorély ! » soupirai-je.

Elle se reprit :

« J’ai besoin de toi plus que je n’aurais cru, et autrement. J’ai besoin de toi… »

Les fleurs de tabac pâlissaient dans l’ombre. Leurs parfums nocturnes endormaient ma raison et ma conscience. Ils triomphaient de tout ce qui n’était pas subtil, périlleux et perfide comme eux-mêmes.

D’antico amor sentì la gran potenza…

« On appartient à son passé, » accentua Lorély. « Tout ici-bas serait trop facile si l’on pouvait échapper aux conséquences de ses actes. Je suis ton passé et tu m’appartiens.

— On appartient à son avenir… J’appartiens à mon avenir… et à Éva.

— Le passé est plus vrai que l’avenir. L’avenir est l’incertitude, le passé est écrit en lettres ineffaçables. »

La voix de Lorély s’imposait, souverainement. Je lui répondis par une phrase évasive.

« Je disais à Éva, ce soir même : Je voudrais répandre sur tout l’univers un peu de la joie qui me vient de ta présence.

— Quelle joie peut égaler la douleur ? La douleur est plus forte que la joie. On peut oublier une joie, on n’oublie jamais une douleur. Je suis ta souffrance, c’est pourquoi tu ne cesseras jamais de m’aimer. La souffrance seule est vraie, et le bonheur n’est pas.

— J’ai la certitude que le bonheur est tangible, qu’il est aussi vrai que le rêve, » répondis-je. « Mais il faut lutter plus âprement encore pour le garder que pour le conquérir.

— Je convoite pour toi un idéal plus haut que le bonheur. Je te veux libre, afin que rien ne te diminue en t’absorbant. Je te veux libre, afin que tu puisses contempler ce qui est au-dessus de toi. Tu es si faible quand tu aimes, ne fût-ce qu’un peu et confusément, comme tu m’as aimée ! Et je crains pour nous le mal que celles-là te feront. »

J’écoutais avec un étonnement troublé cette gravité nouvelle dans sa voix.

« Je songe, » dit-elle, « au passage du géant. L’avenir est semblable à un chemin de montagne qu’il faut creuser dans le rocher. La foule s’arrête, hésitante et stupide, devant les blocs infranchissables. Mais un géant se lève et marche en tête. Il se fraie un héroïque passage à travers les ronces et la pierre. La soif le consume et la solitude l’enfièvre… Il périt avant d’atteindre l’autre versant… Alors l’irrésistible force de toutes ces faiblesses se rue dans la voie qu’il a tracée. On les voit fourmiller par millions, là où est mort le géant précurseur… S’il y a vraiment en toi quelque chose de grand, fais comme lui, va vers ta destinée. Dédaigne le lâche bonheur, choisis la meilleure part, qui est celle des larmes.

— Je ne sais si le bonheur, infiniment rare, est inférieur à la souffrance, lot universel, » protestai-je.

« Soyons calmes et limpides, veux-tu ? Ne plongeons point ainsi jusqu’au fond des abîmes de vérité et de mensonge. La nuit me semble lasse, — lasse comme moi toute… Mais, demain, je renaîtrai avec l’aube, et je serai pour toi l’avril au rire indécis, l’avril dont la joie recèle des promesses de moissons tristes, de moissons encore endormies.

— Il n’y aura point d’aube sur le passé, Lorély. Le passé meurt avec les dernières étoiles. L’avenir seul est l’aurore.

— Je suis écœurée de sagesse et de raison et de vérité. Je suis écœurée de tout ce qui n’est point le simple amour. »

Je lui répondis :

« L’amour aussi a ses aurores espérantes, ses midis fervents, ses couchants mélancoliques et ses longues nuits sans lune. Tu le sais mieux que moi, toi qui crains la métamorphose plus que la mort. »

Lorély se détourna, fuyante.

« J’avais dans l’âme tout un héritage de printemps… Ouvre-moi de nouveau tes bras et ton cœur. Je ne réveillerai en toi aucune angoisse. Je ne t’apporterai aucun vestige d’un jadis qui n’est pas le nôtre. Pieusement, comme celles qui entrent dans un temple, j’entrerai dans ton cœur et, si j’y trouve une joie qui se fane d’être déjà vieille, je la remplacerai par une joie fraîchement déclose. J’ai l’âme pleine de fleurs…

— Si tu t’inclines vers moi, Lorély, c’est que je t’échappe comme à un danger. Je t’ai trop aimée pour ne pas te craindre éternellement. J’avais perdu l’espoir et la confiance depuis… depuis toi !… Mais une salvatrice est venue vers moi…

— Tu t’acharnes à ne voir que les choses laides et tristes de notre passé… Souviens-toi des lys ! »

… Le ciel était pareil à un merveilleux plafond de cèdre, de nacre et d’ivoire, et les arbres se dressaient, sveltes et blancs ainsi que des colonnes mauresques. La nuit semblait un palais de Boabdil, recueilli dans le rêve de l’autrefois.

« Je me souviens, Lorély. »

Elle s’arrêta et dit :

« L’amour est un calvaire où fleuriraient des roses. »

Un serpent mort gisait à nos pieds… Oblique, un rayon de lune fit briller étrangement les écailles vertes, qui paraissaient tressaillir d’une ondulation lente. Et je me remémorai quelques phrases énigmatiques :

Les serpents morts revivent sous le regard de celles qui les aiment. Les yeux magiques des Lilith les raniment, ainsi que les clairs de lune raniment les eaux stagnantes… Les serpents morts s’insinuent à travers les ténèbres, où leurs yeux dardent des lueurs. Car, fidèles, ils servent les Lilith et ils épient la proie qu’elles leur ont désignée.

… Notre-Dame des Fièvres corrompait le jardin de son haleine mortelle. Les digitales et les belladones tendaient vers elle leurs parfums et leurs poisons… Les reptiles rampaient jusqu’à sa châsse paludéenne et lui apportaient, en offrande, leur âme venimeuse… Une lèpre de lune rongeait les arbres, et les roses rouges saignaient, ainsi que des plaies vives… Je voulus fuir le jardin pestiféré, mais je ne pouvais détacher mes prunelles de Lorély, aux cheveux plus verts et aux yeux plus bleus que les clartés nocturnes.

« Souviens-toi des lys, » dit-elle.

Une lampe lointaine jeta une lueur sur l’ombre violente où mouraient les fleurs de tabac. Cette lueur était consolante comme un calme reflet d’étoile.

Puis elle disparut…

La morbidité blonde de Lorély s’atténuait encore sous la lune.

« Une douleur plus aiguë que la joie, une joie plus profonde que la douleur… » souligna-t-elle. « Toute la passion qui méprise la paix… »

La lampe jeta de nouveau un rayon d’astre. Elle vacillait dans la main d’Éva, qui s’approchait de nous.

En vérité, ces deux femmes étaient les archanges du destin : Lorély, vêtue de vert, Éva, vêtue de violet, toutes deux étrangement lumineuses…

« Voici l’heure de l’âme, » murmura Éva.

Il y eut entre nous trois une pause. Ce que j’allais dire était décisif et fatal. Sur moi pesait toute la terreur de choisir.

… Lorsque la parole finale fut prononcée, un soupir monta de la pénombre :

« Adieu… et au revoir… »