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Une française au pôle Nord/13

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 251-267).


XIII

sous les flots


Ce fut à grand’peine que l’on put rappeler le mourant à la vie.

Mais la robuste constitution de M. de Kéralio, la science du docteur Servant, les soins assidus et bien dirigés d’Isabelle, furent plus forts que le mal. Dès le troisième jour, le malade put se soulever. On lui fit prendre de la nourriture par quantité rigoureusement dosée, car rien n’est plus funeste que les indigestions succédant à de longues inanitions.

Déjà on avait dû procéder aux funérailles des deux pauvres matelots.

Rien n’avait été lugubre comme cet ensevelissement. La journée qui l’éclaira était grise et morne ; le froid ne cessait de se manifester à d’effrayants niveaux. Et loin du sol de la patrie, loin de leurs parents, de leurs proches, de leurs amis, les deux infortunés Bretons, car ils étaient de Bretagne tous les deux, ne trouvaient pas même une place pour leur sépulture.

Il fallut donc procéder à ce dernier acte conformément à ce que le lieu et les circonstances accordaient de liberté. Le bras herculéen de Guerbraz tailla dans la glace du pack une fosse de quatre pieds à peine de profondeur. En la creusant, le vaillant marin pleurait et les larmes se congelaient en lourdes perles dans sa barbe et sur ses joues. Quelques unes même mirent de petits cristaux ternes sur le manche du pic qu’il brandissait.

Ces deux hommes étaient les deux premiers membres de l’expédition qui mouraient. Le deuil fut profond dans la petite troupe, et une sorte de découragement y pénétra.

Enfin M. de Kéralio eut assez de force pour parler, et put raconter sa douloureuse odyssée.

Mais auparavant on avait entendu de la bouche même d’Isabelle le récit de sa fuite si heureusement inspirée, et comment, guidée par l’amour filial, la jeune fille avait pu découvrir son père dans l’amoncellement sinistre du hummock.

Mlle de Kéralio fut brève dans sa narration.

Dès qu’elle avait lu la missive contenue dans la bouteille abandonnée, et qu’un hasard avait fait émerger si heureusement au-dessus de la plaine glacée, Isabelle, n’écoutant que son affection débordante, avait couru vers le nord-est, mue par un secret pressentiment. Elle avait devancé ses compagnons et s’était jetée résolument dans la partie de l’icefield dont les exhaussements et les monticules indiquaient qu’elle avait subi le plus rude assaut de la tourmente. Un instinct l’avertissait que c’était là, et point ailleurs, qu’elle retrouverait les malheureux disparus.

Elle ne s’était pas trompée. Avec une puissance extraordinaire d’observation, avec une sûreté de jugement où la sagacité naturelle de la femme s’aidait de toutes les ressources d’une assez longue expérience, Mlle de Kéralio avait bien vite appris à distinguer les hummocks entre eux, et, par la diversité de leurs apparences, ceux dont la masse révélait des cavités profondes.

Ce fut ainsi qu’elle fut amenée devant le monticule qui recouvrait le bateau sous-marin, et que, surprise d’abord, elle voulut étudier de plus près les formes et les dimensions anormales de cet édifice de la nature.

Déjà Salvator l’avait rejointe et la suivait en bondissant.

Tout à coup le chien, arrivé au pied du hummock, fit entendre un sourd grondement, bientôt suivi d’une longue clameur qui fit frissonner la jeune fille. Fatiguée de sa course, n’ayant pas pris de nourriture depuis douze heures, elle était nerveuse et impressionnable à l’excès.

Mais à cette espèce de terreur superstitieuse succéda promptement une recrudescence d’énergie.

« Va, bon chien, cherche, fouille ! » commanda-t-elle en caressant Salvator.

Le terre-neuve bondit, en aboyant furieusement, contre les murs du hummock ; il en fit le tour en courant et multipliant ses signes d’irritation contre l’obstacle.

Finalement, il s’arrêta à l’un des angles du monticule et se mit à gratter la neige avec rage.

Aussi impatiente que l’animal, comprenant que quelque chose d’insolite s’accomplissait derrière ce rempart de glaçons, et d’ailleurs confirmée dans le soupçon qu’elle avait précédemment conçu d’une cavité existant sous le hummock, la jeune fille en tenta l’escalade et y parvint sans trop de difficultés.

Alors s’accomplit ce qui pouvait être une catastrophe malheureuse et qui ne fut, par bonheur, que la cause occasionnelle du salut de M. de Kéralio.

La glace, très mince, céda sous le poids d’Isabelle, et celle-ci s’enfonça à travers un véritable tube de neige dont le niveau inférieur touchait le capot demeuré ouvert du sous-marin.

Ce fut là que la pauvre enfant découvrit son père inanimé et, plus loin, les cadavres des deux matelots. Son désespoir fut immense.

Mais comme c’était une femme pleine d’énergie, elle commença par faire tous ses efforts pour conserver à son père le peu de souffle qui lui restait. Par miracle, elle avait sur elle le petit barillet d’eau-de-vie que prescrivait le règlement des médecins. Elle en fit usage sur-le-champ pour humecter le front, les lèvres et la poitrine du malheureux évanoui, pour réchauffer ses membres inertes et glacés.

Ce fut ainsi que la retrouva Hubert d’Ermont lorsqu’il eut découvert Salvator acharné à creuser un passage dans la glace. Car, tandis que la jeune fille, au péril de sa propre existence, se dévouait auprès de son père, le froid impitoyable refermait peu à peu le passage au-dessus d’elle et allait l’ensevelir avec les pauvres oubliés.

Tout ce qui s’accomplit à la suite se passa à travers les variations les plus étranges de la température. La tourmente



de neige dont on avait redouté la violence ne dura pas, fort heureusement, et l’on atteignit ainsi le 1er septembre.

Il fallut alors tenir conseil. La saison était si avancée que toute tentative pour aller au delà paraissait devoir être abandonnée. Mais avec la santé, l’énergie et la volonté revenaient à M. de Kéralio. Il raconta à son tour toute l’histoire de son aventure.

« Oui, dit-il, j’ai vu le pôle. Il s’en est fallu de peu que j’y parvinsse. Cette muraille de glace qui se dresse devant nous n’est pas de la même composition que les blocs paléocrysliques sur lesquels nous reposons en ce moment. Elle n’a point de contact avec la mer.

— En effet, se récria d’Ermont, M. Pol et moi, nous avons pu le constater d’une manière précise. Elle repose sur une console dérochés épaisses et dures, dont le pied plonge à des profondeurs énormes de l’océan. Toutefois rien n’autorise à croire qu’il n’existe point de failles, de fissures dans ce soubassement, quelque chose comme des tunnels, des passages sous-marins.

— Ces passages existent, mon cher enfant, et je ne puis mieux vous l’affirmer qu’en vous répétant ce que j’ai écrit dans le document que vous a livré ma bouteille. Ils existent. Nous y sommes passés. Mais parvenus de l’autre côté de cette ceinture granitique, nous avons été repoussés par une force invincible, par une sorte de remous prodigieux qui nous a rejetés en dehors de la périphérie, et n’eût été l’obligation de revenir en arrière, nous aurions tout tenté pour vaincre cette force centrifuge.

— L’obligation, dites-vous ? questionna Isabelle.

— La nécessité, absolue, implacable. Et, précisément, vous touchez là le point sensible, le point douloureux de mon rapport. Je suis obligé de soupçonner quelqu’un, de formuler une accusation, d’autant plus grave qu’elle exige une pénalité. Si mes deux matelots sont morts, si j’ai failli mourir moi-même, c’est parce que le combustible nous a brusquement fait défaut.

— Le combustible ? interrogea vivement Hubert. Mais n’aviez-vous pas emporté plusieurs tubes d’hydrogène liquéfié ? N’en aviez-vous pas pris une quantité suffisante ?

— Au contraire. La quantité eût largement suffi, puisque nous emportions dix tubes, représentant ensemble environ huit cent mille litres de gaz. La manœuvre du sous-marin n’en exigeait pas plus de la moitié. Jugez de ma stupeur et de mon désespoir lorsque je constatai, hélas ! que sur les dix tubes, cinq étaient vides !

Vides ! s’écrièrent tous les auditeurs à la fois surpris et indignés.

— Vides, reprit le père d’Isabelle, ou plutôt vidés par la malveillance. L’écrou à volant avait été dévissé, et depuis longtemps les capillarités ne contenaient plus un atome de gaz. Le crime — car c’est là un véritable crime — a dû être commis soit à bord, soit pendant notre hivernage au cap Ritter. Je n’ose prononcer aucun nom. Il en est un, cependant, qui me vient spontanément au lèvres.

— Hermann Schnecker ! s’écria Hubert presque avec violence. Quand je le disais !

— N’accusez encore personne, mon cher Hubert, interrompit gravement M. de Kéralio. Le temps nous débrouillera ce tissu de scélératesses. Nous ferons une enquête sérieuse. »

Alors il raconta toutes les péripéties de cette émouvante campagne : le retour après l’échec du bateau sous-marin, en face de la force centrifuge qui le chassait des abords du Pôle, l’échouage, puis le traînage sur la glace du pack, deux journées mortelles d’une tempête sans exemple qui avait brisé la croûte de glace comme l’on brise la coque d’un œuf vide, la course désespérée des malheureux transis et affamés à travers mille obstacles, à la recherche du frêle esquif qui contenait toutes leurs espérances ; puis le sous-marin retrouvé, sous un amoncellement de neige, la réintégration des trois hommes mourants dans cet étui de tôle absolument congelé, et presque plus froid que l’air extérieur. Les deux matelots n’y rentrèrent que pour mourir, le même jour, à quatre heures d’intervalle. Enfin, M. de Kéralio, atteint lui-même, tomba à son tour, et eût infailliblement péri sans l’intervention miraculeuse de sa fille.

Ce récit avait fait une profonde impression sur tout l’auditoire.

L’émotion fut à son comble lorsque le père d’Isabelle, revenant à son idée fixe, ajouta :

« Mais si l’absence d’hydrogène m’a empêché de réaliser mon projet, aujourd’hui cet empêchement n’existe plus. Vous êtes abondamment pourvus de ce gaz bienfaisant. Déblayons notre sous-marin, tirons-le de sa prison de glace, et je recommencerai l’entreprise. Il ne sera pas dit que j’aurai échoué au port. »

Hubert d’Ermont intervint derechef et fît connaître toute sa pensée.

« Mon oncle, dit-il, il est dans mes projets en effet de mener à bien ce dernier acte de notre expédition. Mais, vous devez le comprendre, nous ne pouvons vous soumettre à nos fatigues et à nos travaux, après la dure expérience que vous venez d’en faire. D’ailleurs M. Servant, ici présent, vous donnera les conseils dictés par la science et par son amitié. Le sous-marin peut recevoir cinq hommes à son bord. Nous ne serons que trois pour mener à bonne fin l’entreprise : Guerbraz, moi et un troisième que nous choisirons. »

Une voix s’éleva, vibrante et sonore, la voix d’Isabelle.

« Le troisième, ou plutôt la troisième, ce sera moi. Puisque l’état de santé de mon père ne lui permet pas de prendre la part qu’il s’était réservée de la découverte, moi sa fille, j’occuperai cette place, et j’ose croire que je ne vous serai point inutile. »

On essaya vainement de dissuader Isabelle ; M. de Kéralio s’y employa plus que personne. On ne parvint point à la convaincre, à ébranler son enthousiasme.

Alors, comme le temps pressait, comme il fallait profiter des derniers jours de l’été, on décida de ne point différer davantage l’expédition. Tout fût considéré, supputé, pesé avec soin. Huit jours au plus devaient suffire aux aventureux explorateurs pour atteindre l’axe du monde et en revenir. M. de Kéralio, quelque désir qu’il en eût, se rendit aux sages avis du docteur Servant ; il fut convenu qu’il demeurerait sous la tente, en attendant le retour du bateau sous-marin, ou que, guidé par une escouade de marins, il regagnerait l’abri de l’Étoile Polaire, encore en station d’hivernage à l’île Courbet. Il s’arrêta au premier de ces deux partis, non sans laisser échapper des soupirs de regret.

Toutes choses ainsi réglées, on dégagea le sous-marin de sa gangue de glace. On en visita avec soin toutes les parties, de l’étrave à l’étambot, de la quille à la coque. On inspecta les carlingues, les cloisons, l’arbre de couche, l’hélice, les machines ; on fît jouer tous les ressorts de cette merveilleuse charpente en tôle d’aluminium ; on vérifia l’état des œuvres vives, du magasin, des fers en T, des plus infimes rivets.

Puis on procéda à l’armement, à l’aménagement de la cargaison ; on emporia pour quinze jours de vivres.

Le 2 septembre, tout était paré. On traîna le sous-marin jusqu’au bord de la mer, et on le laissa flotter tout un jour encore avec une triple charge dans ses flancs.

Enfin, le 3 septembre, l’épreuve de la résistance étant faite, Isabelle, Hubert d’Ennont et Guerbraz s’embarquèrent, après avoir échangé avec leurs amis de chaudes poignées de main.

Le sous-marin portait un nom qui n’éveillait que des espérances. On l’avait baptisé Grâce de Dieu.

C’était vraiment un bateau perfectionné et qu’une première expérience venait de consacrer.

Trois hommes suffisaient à sa manœuvre.

Il se composait essentiellement de cinq parties : la machine au centre ; à l’avant, Un tube lance-torpilles, destiné à ouvrir la voie dans le cas d’obstacle impénétrable, et le poste des matelots possédant deux couchettes ; à l’arrière, la chambre de l’officier, précédée d’un réduit attenant à la machine elle-même. Hubert abandonna la chambre à sa cousine et se contenta du réduit.

Au-dessous et sur les côtés du bateau, deux ampoules de vastes dimensions s’emplissaient et se vidaient proportionnellement aux profondeurs que l’on voulait atteindre. Au-dessus, située à la hauteur de la chambre d’arrière, une caisse à air fournissait aux besoins de la respiration, et Hubert, par mesure de précaution, y avait installé six tubes d’oxygène liquéfié par les procédés déjà connus.

Mais la merveille, dans ce mécanisme ingénieux, était l’application qu’avait su faire M. de Kéralio en personne d’un moteur à gaz, avec la collaboration entendue et sagace des frères d’Ermont.

Il était disposé de la manière suivante :

L’hydrogène, au sortir du tube d’acier, se déversait en une première, chambre de dilatation, destinée à en amortir la violence, puis était introduit dans le cylindre moteur contenant le piston, par le jeu alternatif d’un tiroir. Mélangé à son passage à une certaine quantité d’air, le gaz était traversé par l’étincelle d’une bobine Ruhmkorff. Sous cette influence, la combinaison de l’hydrogène avec l’oxygène ambiant donnait naissance à de l’eau, reçue par un déversoir et refoulée au dehors par une pompe d’une grande puissance, tandis que la dilatation du reste du mélange, agissant successivement sur les deux faces du piston, produisait le va-et-vient de celui-ci. À chaque terme de sa course, le gaz s’échappait par des orifices externes, cheminées percées de conduits capillaires inaccessibles à l’invasion de l’eau. Le mécanisme de la distribution consistait donc dans l’oscillation des tiroirs, ouvrant et fermant à tour de rôle les orifices du cylindre, et dans l’ouverture alternative de circuits faisant passer l’étincelle électrique dans les appareils inflammateurs.

C’était donc là le dernier mot, en quelque sorte, de la navigation sous-marine, et les voyageurs avaient entre leurs mains le plus puissant des agents, sous la forme de tubes qui contenaient l’hydrogène liquéfié ou solidifié.

Avant de descendre, Hubert avait vérifié ces tubes et avait pu constater avec joie qu’aucun d’eux n’avait, subi l’attentat dont M. de Kéralio avait si formellement indiqué la nature.

L’heure choisie pour le départ était celle de midi. Au moment précis, les récipients d’eau du sous-marin s’emplirent avec leur glouglou révélateur, et le bateau s’enfonça progressivement sous les flots.

Si limpides étaient les couches de la mer polaire, que, pendant plus de cinq minutes, les spectateurs de la scène purent suivre la Grâce de Dieu dans sa descente sous le niveau de l’océan.

Parvenu sans encombre à cinq cents mètres de profondeur, le bateau remonta immédiatement à la surface. On pouvait traverser au grand jour et au grand air toute la zone de l’océan faisant ceinture au Pôle, et il était inutile de dépenser en pure perte le précieux gaz avant d’avoir atteint la corniche de granit supportant la banquise.

Le sous-marin, pourvu d’une vitesse de douze nœuds, n’usa donc pendant cette traversée de trois heures que de ses voiles de fortune et de ses longs avirons. Arrivé au bord même de la roche, après l’avoir soigneusement étudiée dans toutes les directions, Hubert décida de remonter de quelques secondes dans l’est. La nature des assises du sol lui semblait établir en effet que dans cette direction, il trouverait plus aisément les conduits souterrains dont M. de Kéralio lui avait révélé la présence.

À deux heures et demie, la Grâce de Dieu s’immergea de nouveau.

Elle le fit prudemment, lentement, sans cesser d’observer la muraille qui lui barrait la route du Pôle.

Grâce aux projections électriques que l’on emportait, on put fouiller les moindres coins de ces assises du globe.

À 80 brasses, le rempart sembla se déchirer. Le sous-marin se trouva en présence d’une voûte se creusant en tunnel sous la masse rocheuse. Le peu de lumière qui venait d’en haut permit d’en distinguer les arêtes, mais le faisceau des rayons voltaïques eut promptement révélé aux hardis voyageurs. l’existence d’une sorte de couloir prodigieux. Instruit par M. de Kéralio de la structure de ces récits géants, Hubert d’Ermont ne douta point un instant qu’il ne fût en face d’un de ces passages fabuleux par lesquels le père d’Isabelle avait déjà trouvé son chemin vers le nord.

Il laissa donc le bateau descendre d’une dizaine de mètres plus bas. Il eut raison. Ce qu’il avait aperçu n’était que la clef de voûte du conduit souterrain. Au-dessous, la faille s’élargissait prodigieusement. Ce qui n’était qu’une fissure à 80 brasses de la surface de la mer, devenait coupole ou dôme à 150 mètres du niveau. Et l’œil émerveillé des voyageurs fixé aux hublots du véhicule sous-marin ne se lassait pas de contempler et d’admirer les fééries du tableau qui se développait sous leurs yeux. Car c’était un véritable palais de fées qu’ils traversaient.

À droite, à gauche, en d’énormes profondeurs, tapissées d’ombres denses, la voûte se creusait en salles successives, soutenues par des piliers géants. Çà et là, de fantastiques architectures se révélaient. Ici c’étaient, des flèches ; là, des frontons ; plus loin on apercevait des édifices étranges, au sein desquels des formes inconnues paraissaient se mouvoir.

Parfois, au milieu de ces nuits mystérieuses, un éclair jaillissait, bleu ou violet, jaune ou couleur d’opale, et soudainement la mer éclairée se laissait voir à d’incommensurables profondeurs.

« Voyez-vous, Isabelle, dit tout à coup Hubert, je trouve ici l’explication des aurores boréales si nombreuses dans les régions glacées. Il est manifeste pour moi, en ce moment, que les deux Pôles sont d’immenses condensateurs de fluides, et que les illuminations merveilleuses de ces eaux doivent projeter dans le ciel ces clartés étranges qui nous ont tant de fois stupéfiés d’admiration pendant notre hivernage de l’an passé.

— Vous devez avoir raison, Hubert, répondit la jeune fille. Mais, selon vous, quelle serait la cause de ce phénomène ?

— Je la cherche, fit le jeune homme, et ne la trouve pas. À moins que, pour expliquer ces effluences lumineuses en même temps que la force centrifuge qui repoussa votre père, nous n’admettions l’existence au Pôle d’un foyer extraordinairement actif de mouvement, quelque chose comme une cataracte géante déplaçant des milliards de mètres cubes d’eau.

— Et une telle cause suffirait à expliquer tout ce que nous voyons ?

— Sans doute, puisque la chaleur, la lumière, l’électricité ne sont que des modes d’un même principe, le mouvement. »

Ils furent interrompus à ce point de la conversation par un cri de Guerbraz.

Le matelot, qui se tenait à l’avant, l’œil appliqué aux lentilles de verre, attentif à surveiller la route, venait de jeter cette exclamation :

« Commandant, nous remontons, je crois ; voyez donc ! »

Hubert s’élança au panneau supérieur et découvrit le second rang de lentilles, un flot de jour inonda l’intérieur du bateau.

Et dans cette expansion soudaine de clarté, les lampes à incandescence parurent jaunir et se rouiller.

Le jeune officier, frappé de stupeur, courut au manomètre indiquant la pression.

« Mais non, dit-il. Nous ne remontons pas. »

Mue par un même sentiment de curiosité, Isabelle décoiffa tous les hublots supplémentaires. Un triple cri d’admiration s’éleva dans le sous-marin.

« Nous flottons en pleine lumière ! » prononça l’enthousiaste jeune fille.

Elle disait vrai.

C’était un éblouissement.

Si l’on n’avait eu comme points de repère les murailles et les colonnes qui soutenaient ce merveilleux édifice, on aurait pu se croire transportés en plein ciel, dans le rayonnement même du soleil.

À cent mètres au-dessus de leurs têtes, les voyageurs apercevaient la voûte, pareille à une toiture de cristal. Les parois et les colonnes se revêtaient de prismes étincelants. Saphirs, émeraudes, améthystes, les décoraient, sertissant par plaques des ruissellements de diamants. Dans les fonds, on voyait tomber des cascades de pierres précieuses, étranges. L’eau, devenue invisible, avait cédé la place à une atmosphère de clartés.

« Mon Dieu ! mon Dieu prononça Isabelle en adressant une prière au Créateur, que vos œuvres sont belles ! »

La température, dans cette onde, était d’une tiédeur printanière. Les voyageurs, dans leurs costumes polaires, avaient trop chaud. Ils se dépouillèrent de tout ce qui leur parut trop pesant.

« Où sommes-nous donc ? » questionna Hubert, pris d’une vague inquiétude.

Comme pour lui donner la réponse, brusquement l’illumination s’éteignit. Tout rentra dans de denses ténèbres.

En même temps un choc rude fit gémir toute la membrure du sous-marin. La Grâce de Dieu s’arrêta sur-le-champ.