Une française au pôle Nord/14

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 271-287).


XIV

au pôle


Il y eut un moment d’indicible stupeur parmi les voyageurs.

La violence de la commotion avait tout ébranlé. Isabelle avait perdu l’équilibre, et, sans le secours des bras d’Hubert, elle se fût infailliblement brisé le crâne aux poutrelles métalliques du sous-marin.

Mais cette obscurité soudaine n’eut que la durée d’un éclair. Instantanément la clarté reparut et Hubert eut d’intuition le secret de l’accident qui venait de se produire.

Dans cet océan souterrain, saturé de fluide, certaines parties de la voûte, des piliers et des murailles, jouaient le rôle de véritables accumulateurs. Il était arrivé qu’en se rapprochant outre mesure des roches, l’infime bateau avait provoqué une décharge électrique assez violente pour déterminer l’extinction immédiate de tous les foyers lumineux. Mais l’extrême pénétrabilité du milieu avait préservé le bateau de la destruction.

Par malheur, la secousse avait entraîné la rupture d’une partie du prodigieux édifice. Le chemin était obstrué devant la Grâce de Dieu, acculée au fond d’une impasse.

Il fallait sortir de là.

En face de lui, le bateau voyait surgir une véritable cloison de blocs énormes que ne pouvait déplacer l’effort d’une machine, mais qu’un puissant explosif pouvait rejeter hors de la voie.

Isabelle, avant ses compagnons, comprit, ce qu’il fallait faire.

« C’est le moment de placer une torpille, dit-elle.

— J’y songeais, répliqua Hubert. Mais je me demande s’il est prudent de recourir à ce moyen extrême.

— Que craignez-vous donc ? Avez-vous peur de faire écrouler la voûte ?

— Ce serait un petit malheur et un danger de peu d’importance. Non. Ce que je redoute, c’est le remous énorme que cette réaction va produire dans un espace assez restreint, à ce que je puis juger, et dont j’ignore les dimensions exactes. Si nous allions être rejetés sur les parois du fond ?

— Préférez-vous demeurer ensevelis dans ce linceul liquide ?

— Non, répondit d’Ermont, et comme nous n’avons pas le choix, il faut bien recourir au seul moyen qui nous reste pour déblayer le chemin. »

Le torpilleur fit machine en arrière pendant une longueur de 300 mètres. La cavité se prolongeait beaucoup plus avant sous la voûte. La partie de la grotte sous-marine dans laquelle se trouvaient les voyageurs, était une véritable niche, dont il était impossible, à première inspection, de calculer les dimensions. Mais, dès à présent, Hubert était rassuré. Il suffirait de faire reculer le sous-marin en même temps que progresserait la torpille, pour mettre le bateau à l’abri du brusque déplacement des couches d’eau.

La manœuvre ne fut pas longue à exécuter. La torpille fut lancée par le tube de l’avant en même temps que le sous-marin s’ébranlait en sens contraire. Elle fila tout droit jusqu’au mur de roches éboulées et, s’y arrêtant, fit explosion.

L’eau, violemment refoulée, vint battre le fond de la grotte. Elle enveloppa de ses plis le torpilleur, qu’elle secoua comme peut le faire une houle très rude. Mais ce choc ne pouvait être redoutable que si le remous eût emporté le fragile esquif jusqu’aux parois de cette ample caverne. Il n’en fut rien heureusement, et, la Grâce de Dieu revenant sur ses pas, d’Ermont put constater qu’une large trouée s’était faite.

Résolument il se donna le maximum de vitesse qu’il pouvait atteindre, et, veillant désormais à ne se point trop rapprocher des murailles du prodigieux tunnel, il tint sa route toute droite au milieu de ces eaux profondes.

Cependant il fallait sortir de là. En consultant les divers chronomètres embarqués, on constata qu’il y avait dix-huit heures qu’on avait quitté le champ de glace, dix que l’on était immergé. Malgré toutes les précautions prises et l’oxygène déversé par les tubes, l’atmosphère s’était considérablement alourdie dans l’intérieur du bateau. L’acide carbonique, selon son habitude, se déposait au bas des réduits, et Hubert fut promptement renseigné à ce sujet ; car Guerbraz s’étant agenouillé pour chercher un objet quelconque sous la banquette qui lui servait de couche, éprouva soudain une syncope. Il ne se fût pas relevé si d’Ermont, comprenant la cause de cette défaillance, ne se fût empressé de le redresser sur-le-champ.

Il profita de l’incident pour prévenir le matelot et Isabelle du danger qu’ils courraient en se baissant. Mais, en même temps, il les avertit qu’il devenait urgent de sortir au plus tôt de ce passage souterrain, si l’on ne voulait pas épuiser la provision d’oxygène et entamer celle du retour.

En conséquence, il enjoignit à Isabelle de prendre du repos. Il prescrivit la même chose à Guerbraz, se promettant de donner six heures de sommeil à la jeune femme, quatre au matelot. Il avait quelques raisons d’espérer que ce délai serait suffisant pour permettre au torpilleur d’achever le parcours de ce terrible conduit souterrain.

La marche du bateau avait dû être réglée avec la plus extrême prudence, et sa vitesse ne dépassait, pas huit nœuds. On n’avait donc parcouru, depuis l’immersion, qu’une soixantaine de kilomètres, en tenant compte de tous les détours, de tous les crochets, de tous les tâtonnements de la route.

Quand ses deux compagnons se furent jetés, épuisés de fatigue, sur leurs étroites couchettes, Hubert, demeuré seul gardien et manœuvrier du sous-marin, vit sa besogne triplée.

Jusque-là, en effet, Guerbraz avait servi de vigie, et Mlle de Kéralio n’avait cessé de s’employer à l’observation du compas et des montres. D’Ermont dut suppléer à l’absence de tous deux.

Par mesure de précaution, il plaça sur le plancher de fer du bateau, à des hauteurs progressives, des bougies allumées. Elles devaient, en s’éteignant successivement, lui indiquer l’élévation et l’accroissement de la couche d’acide carbonique.

Toutes les choses ainsi réglées et assurées, le lieutenant de vaisseau jeta un regard d’affectueuse sollicitude sur le brave Guerbraz, son hardi compagnon d’aventure, et sur cette jeune et belle créature, destinée à devenir son épouse lorsqu’ils auraient mené à bonne fin leur périlleuse expédition, puis il vint se placer au centre même du torpilleur et en accéléra la vitesse.

Le torpilleur reprit l’allure de quatorze nœuds.

Cependant d’Ermont n’était pas rassuré. Depuis qu’il se trouvait seul, n’ayant plus à composer son visage, à masquer ses inquiétudes, son front était devenu soucieux. M. de Kéralio lui avait parlé, sans doute, de ce voyage souterrain, mais il ne lui en avait pas fait prévoir la durée. Or l’officier de marine trouvait maintenant que cette durée se prolongeait outre mesure.

Cette immersion continue sous les flots l’effrayait ; un malaise profond le gagnait.

Il lui semblait que cette voûte se faisait écrasante au-dessus de sa tête.

Un instant il pensa que ce n’était là qu’un effet de la contrainte morale imposée par l’invraisemblable situation où il se trouvait. Il dut bientôt reconnaître qu’une cause toute physique y ajoutait un péril plus grave.

L’atmosphère se viciait de plus en plus. Les couches basses, sous la pression de l’air respirable, dégageaient lentement de l’oxyde de carbone. Le gaz carbonique élevait ses couches. Elles montaient à présent à un pied au-dessus du niveau du plancher. Deux des bougies allumées tout à l’heure s’étaient éteintes.

Alentour, la mer demeurait lumineuse, absolument saturée d’effluences électriques. Le bateau traversait une aurore boréale permanente et… liquide.

Hubert regarda anxieusement à l’avant. Il crut observer une dégradation inexplicable de teintes. Il projeta une quantité plus grande d’hydrogène dans le moteur. La vitesse atteignit seize nœuds.

Mais alors il se produisit un phénomène singulier.

L’officier, les yeux fixés sur le compas, dont l’aiguille renversée indiquait le nord a contrario, s’aperçut, avec stupeur et épouvante, que la Grâce de Dieu dérivait sous un angle de 45 degrés.

Au moment même où il faisait cette constatation, brusquement le foyer sous-marin perdit son éclat.

Quelques minutes ne s’étaient pas écoulées qu’une obscurité complète enveloppait de nouveau les voyageurs.

Hubert ramena les lampes et en projeta les faisceaux lumineux au dehors.

Partout ils n’éclairèrent que les couches liquides. Aucune paroi, aucune colonne de basalte ne se montrait.

« Serions-nous sortis du tunnel ? » se demanda d’Ermont.

Pour s’en assurer il n’y avait qu’un moyen, remonter le plus tôt possible à la surface.

C’est ce que fit le lieutenant de vaisseau.

Mais, pour remonter, il fallait vider les récipients d’eau. Il réveilla donc Guerbraz, dont le secours lui était indispensable, et, à deux, ils filèrent les chaînes qui laissaient retomber le fond mobile des caissons de surcharge.

Ils n’eurent pas longtemps à attendre le résultat.

Le bateau, soulagé, s’éleva avec une rapidité analogue à celle des bulles de gaz qui se dégagent des profondeurs liquides et viennent crever sur la nappe, au contact de l’air.

En même temps, la mer reprenait son illumination interne. L’immense foyer électrique que contenaient ses profondeurs dispersait dans toutes les directions ses rayons d’un blanc violacé.

Mais, dès que le sous-marin eut atteint l’air extérieur, dès qu’Hubert, avec un hymne d’allégresse, eut dégagé le capot et laissé libre accès à l’atmosphère pure qui vint nettoyer les chambres et les réduits saturés d’acide carbonique, d’Ermont eut l’explication des phénomènes qui l’avaient effrayé naguère, de ce mouvement de déviation qu’il n’avait pu comprendre.

On était de l’autre côté de la barrière de glaces accumulées sur la ceinture rocheuse du Pôle. La mer sur laquelle on flottait, entièrement libre en ce moment, était d’une blancheur laiteuse. Une agitation l’animait, tandis qu’un bruit sourd, ininterrompu, frappait l’ouïe des voyageurs.

Au-dessus d’eux un ciel d’un azur pâle, mais limpide, se creusait à une profondeur sans bornes. Malgré le jour, on y apercevait les étoiles.

En interrogeant mieux l’horizon, les deux hommes s’aperçurent que ce ciel bleu formait une tache circulaire, au bord de laquelle les nuées mornes et grises reprenaient leur empire, indiquant que, par delà la ceinture des glaces paléocrystiques, le froid recouvrait ses droits.

Le sous-marin dérivait toujours. L’angle, de 4 degrés tout à l’heure, en avait maintenant 60, preuve que le bateau ne marchait plus droit sur le Pôle, mais tournait selon une tangente à un dernier cercle polaire dont on ne pouvait encore apprécier l’étendue.

Comme un éclair, la vérité éblouit d’Ermont, vérité qu’il n’aurait osé présumer.

« La rotation de la terre ! » dit-il à demi-voix, tandis que Guerbraz le regardait sans comprendre.

Et aussitôt le jeune officier donna au matelot quelques indications précises.

Au lieu d’entrer en lutte directe, impossible d’ailleurs, avec l’énorme force centrifuge qui mouvait les flots dans le sens même du pivotement du globe autour de son axe, le sous-marin attaqua obliquement les remous concentriques. Hubert était certain désormais de n’avoir point à redouter l’attraction vortex aspirant, puisque, contrairement au Maelström qui dévore les navires, l’entonnoir dont le lieutenant de vaisseau devinait maintenant la présence chassait du centre à la périphérie les corps ballottés par les eaux.

Il y avait plus de six heures que Mlle de Kéralio reposait. Hubert estima que ce repos pouvait suffire à la jeune fille, et, ne voulant pas la priver plus longtemps de la magie d’un tel spectacle, en prévision, d’ailleurs, d’événements inattendus et soudains, il se décida à l’éveiller.

Ce fut une exclamation de joie qui s’échappa des lèvres de la jeune fille.

Ainsi le problème objet de leurs investigations et de leurs recherches avait reçu sa solution pendant son sommeil. Endormie au fond des eaux, elle ouvrait les yeux au grand jour. Sa poitrine respirait l’air libre et pur. Et le Pôle était là, tout près d’eux, à quelques kilomètres au plus du cercle de leur rotation.

« Y allons-nous ? demanda-t-elle sans autre préambule à son fiancé.



— Oui, répondit d’Ermont en riant, nous y allons. »

Et de son bras étendu il montrait à l’horizon, à quelques milliers de brasses, une ligne toute blanche, au-dessus de laquelle planait une nuée formant couronne ou anneau.

Le bateau sous-marin sautait, en quelque sorte, d’un cercle à l’autre.

Il allait, gagnant mètre par mètre, se rapprochant, par un louvoiement continu, de l’arête de l’entonnoir.

Soudain une clameur s’éleva, âpre, sauvage. En même temps, la brume de tout à l’heure, se déchirant, laissa voir le centre mystérieux de l’abîme.

Ce fut un merveilleux coup d’œil, un spectacle tel que l’œil humain ne peut en voir de semblable.

Le centre du Pôle était une terre.

Mais quelle terre et quel centre ! Le Paradis, enlevé au premier homme, se retrouvait là.

Ah oui ! ce spectacle était unique. Tout à l’entour de cette terre centrale, la mer se dressait en un bourrelet gigantesque, haut de vingt mètres, et dont la pente, homogène du côté du Pôle, ressemblait à une moitié de coteau qui eût été en cristal. Au sommet de ce bourrelet liquide, une frange d’écume bondissait en neige éblouissante et lançait au ciel des paquets d’embruns.

Le sous-marin, accélérant ses mouvements, atteignit enfin cette crête, et les voyageurs, émerveillés, purent s’emplir les prunelles de ce tableau d’une incomparable beauté.

Ils voyageaient en pleine région du songe ; ils pouvaient se croire entrés dans quelque monde surnaturel.

Au-dessous d’eux, la terre polaire, vêtue d’une verdure éclatante, donnait l’impression d’une émeraude vivante. Des arbustes nains, mais admirablement pourvus de feuillage, y déployaient toutes les séductions d’une flore inconnue sur toute autre partie du globe. À la douceur extraordinaire de la température, on s’apercevait bien vite qu’un éternel printemps régnait en ce centre immobile qui n’avait d’autre vent que la brise du remous circulaire de l’océan, d’autre pluie que la rosée délicate des embruns retombant en une poussière fine de gouttelettes impondérables.

À peine la Grâce de Dieu eut-elle dépassé le niveau de la bordure, qu’entraînée par son seul poids, elle glissa sur la masse compacte de l’eau condensée comme sur la face d’un miroir, et vint tout doucement s’échouer sur le sable ceignant l’île polaire.

« En vérité ! s’écria Isabelle en ballant des mains, ceci doit être l’entrée du Paradis !

— C’est vrai, répondit Hubert, et j’avoue que cela confond toutes les idées que je m’étais faites du Pôle.

— Parbleu ! plaisanta Guerbraz, je m’étais toujours laissé dire que le pôle devait être occupé soit par une mer sans bornes, soit par un volcan sans cesse en éruption.

— Oui, Guerbraz, confessa d’Ermont, et il est certain que les savants avaient toutes sortes de raisons pour le croire. Mais, voilà ! on ne tenait pas un compte assez exact du phénomène de la rotation, et présentement il est manifeste pour nous que la force centrifuge suffit à expliquer ce phénomène. Seulement, j’avoue qu’une seule chose me paraît inexplicable dans ce que nous voyons.

— Quoi donc ? demanda curieusement Isabelle de Kéralio.

— Mais ceci, tout simplement. La durée de la nuit polaire, au Pôle même, doit être exactement de six mois. Que deviennent cette végétation et ce climat paradisiaques pendant l’absence du soleil ? »

Personne ne pouvait lui répondre, et pour cause. La nature, toutefois, allait se charger de lui fournir elle-même l’explication de cette bizarrerie inconcevable.

L’officier avait remarqué qu’au moment où l’étrave du torpilleur sous-marin touchait la côte, une lueur rapide s’était allumée à l’avant et une secousse assez violente avait rejeté le bateau dans la mer. Mais, l’instant d’après, et par une série de petites étincelles déchargeant à la longue l’énorme condensation fluidique du sol, la frêle coque d’aluminium avait fini par atterrir.

Cette observation avait suffi pour mettre le lieutenant de vaisseau sur ses gardes.

Il s’était dit, avec raison, que l’îlot tout entier remplissait l’office d’une bouteille de Leyde, et que tout contact suffisait pour rompre l’équilibre des forces magnétiques épandues à la surface.

En conséquence, il ne faisait pas bon mettre le pied sur cette terre sans avoir pris soin, au préalable, d’atténuer le choc de la décharge électrique. Il courut donc à l’avant du bateau et y prit une gaffe. Il se disposa à s’en servir comme d’une perche pour sauter.

Il n’eut pas le loisir d’appliquer sa théorie. Une expérience venait de la confirmer.

En effet, Isabelle, sans attendre l’avis de son cousin, et n’ayant aucun soupçon du danger qu’elle pouvait courir, venait de s’élancer légèrement du pont du sous-marin sur la rive.

Un cri de terreur avertit Hubert qui, d’un seul élan, aidé de sa gaffe, avait, lui aussi, abordé.

Mais la terreur éprouvée par Isabelle n’avait pas été de longue durée.

La première secousse l’avait renversée sur le sol Mais elle venait de se relever saine et sauve et accourait en riant à la rencontre de son cousin.

« Eh bien, Hubert, cria-t-elle, vous voyez que je n’en suis pas morte.

— Vous êtes une imprudente, Isabelle, reprocha affectueusement le jeune homme. Ne vous étiez-vous donc pas aperçue que cette terre est absolument saturée d’électricité ?

— Non, en vérité, je ne m’en étais pas aperçue. Maintenant l’expérience est faite, il n’y a plus lieu de revenir sur le sujet. C’est égal. Quel pays d’enchantements que ce Pôle !

— Ah ! ma foi, oui, mademoiselle », opina Guerbraz, qui venait d’atterrir à son tour sans recourir au moyen d’Hubert, et qui, comme la jeune fille, avait été renversé, lui aussi.

« Eh bien, conclut d’Ermont, il ne nous reste plus qu’à prendre connaissance de notre îlot. »

Ils se mirent sur-le-champ en campagne, et commencèrent à explorer la côte.

Ce leur fut un long sujet d’étonnement et de curiosité admirative d’étudier ce premier aspect.

Ils remarquèrent, tout d’abord, cette étrange densité de l’eau ceignant l’île à la façon d’une contrescarpe de place forte. Comme humé par quelque succion gigantesque, le flot s’élevait par une pente douce, longue de cinquante mètres environ, jusqu’à une hauteur de vingt mètres, formant ainsi avec la terre polaire une véritable cuvette dont cette terre était le fond.

On voyait celle-ci s’enfoncer, se prolonger sous ce remblai de vagues si denses qu’on les eût dites solidifiées.

Hubert, de plus en plus stupéfié, essayait de se fournir à lui-même la solution de cet étrange problème.

À vrai dire, il en trouvait une, mais elle ne le satisfaisait qu’à moitié.

Il fallait admettre que l’îlot était formé d’un seul fût granitique, ne laissant aucun accès à la mer par une fissure quelconque. De cette manière on pouvait comprendre que la rotation du globe autour de son axe suffit à tenir les eaux environnantes perpétuellement au-dessus du niveau de la terre, et que cette miraculeuse barrière se dressât ainsi à la façon d’une invraisemblable digue, mille fois plus sûre et de meilleure garantie que tous les travaux analogues dus à la main des hommes. Seuls le lent effort et l’influence millénaire de la précession des équinoxes pourraient modifier un jour cet état de choses, qui confondait la raison humaine.

Mais, cette hypothèse, il fallait la vérifier, et l’on n’en avait guère le moyen.

Les trois compagnons s’enfoncèrent dans l’intérieur de l’île et cherchèrent à en gagner le centre.

Mais, ici, la boussole n’était plus d’aucune utilité. L’aiguille aimantée, littéralement affolée, ne donnait plus aucune indication précise. Elle demeurait dans telle direction qu’on voulait lui donner. Pas d’étoile suffisamment déterminée qui pût servir de guide, bien que, malgré la lumière du jour, on pût distinguer un grand nombre de constellations, et plus spécialement la Grande Ourse.

Il fallut donc essayer d’un moyen artificiel.

Hubert prit pour point de repère le sous-marin lui-même, échoué sur le sable de la côte. Il le fit mater et fixa au bout du mât une gaffe surmontée d’une flamme tricolore. Puis, mesurant idéalement un angle-droit, il se mit à remonter vers le sommet de cet angle.

On marcha à travers une sorte de forêt naine. Des plantes de toutes essences, depuis la fougère des terres humides jusqu’au palmier des zones tropicales, se pressaient devant les pas des voyageurs. Ils parvenaient à grand’peine à s’y frayer un chemin. Quant à la faune, elle était des plus rares. Çà et là quelques papillons s’enlevaient au-dessus de fleurs d’orchidées de l’aspect le plus bizarre. Quelques oiseaux, analogues à l’hirondelle et au bruant des neiges, leur donnaient la chasse. Des lézards d’une figure singulière rampaient entre les quartiers d’une terre si compacte qu’on l’eût crue faite de blocailles d’argile.

Mais, à mesure qu’ils s’avançaient, les voyageurs sentaient le sol s’abaisser sous leurs pieds.

Décidément l’effet de la rotation ne se faisait point sentir seulement sur la mer, mais sur la terre elle-même. Le Pôle, déjà si plein de révélations surprenantes, leur en réservait sans doute beaucoup d’autres.

« Si nous continuions ainsi, s’écria gaiement Isabelle, le centre du monde pourrait bien être un trou.

— Vous ne croyez pas dire aussi juste, mademoiselle, fit Guerbraz. Regardez un peu par là-bas. »

Ils venaient d’atteindre un point de la descente d’où, par une déchirure du rideau de verdure, l’œil pouvait plonger jusqu’au cœur de l’ilot.

De chaque côté, les coteaux dévalaient d’une douceur égale et régulière, vêtus d’un tapis de verdure. Une vallée circulaire était au fond, et au milieu de la vallée était un lac, aux eaux si calmes, si limpides, qu’on l’eût pris pour une aire d’argent massif, n’eût été la présence au centre même d’un jet d’eau d’une prodigieuse hauteur, retombant en une gerbe étincelante, diaprée de toutes les nuances de l’arc-en-ciel.

N’en pouvant croire leurs yeux, les trois compagnons pressèrent le pas et atteignirent le lac.

Isabelle de Kéralio avait raison : le centre de la terre était un trou.