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Une légende de Montrose/13

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 452-465).



CHAPITRE XIII.

ranald mac eagh.


Quel que soit l’étranger qui visite ces lieux, nous avons pitié de son malheureux sort, à moins qu’il ne vienne pour honorer le Roi des rois… Sa Grâce.
Burns, Épigramme sur un voyage à Inverary.


Le major, privé de lumière, comme nous l’avons dit, et placé dans une situation assez dangereuse, continua à descendre l’escalier aux marches étroites et brisées, avec toute la précaution possible, dans l’espoir de trouver en bas une place où il pût se reposer ; mais, malgré toute son attention, il ne put éviter de faire un faux pas qui lui fit descendre les quatre ou cinq dernières marches trop précipitamment pour garder son équilibre, et il trébucha contre un corps qui offrait peu de résistance, et qui s’agita en poussant un gémissement. Ce choc dérangea tellement sa course déjà trop rapide, que, l’impulsion le portant toujours en avant, il finit par tomber sur les mains et les genoux, au fond d’un cachot humide et dont le sol était dallé.

Revenu à lui-même, Dalgetty chercha à savoir contre quoi il s’était heurté.

« Contre ce qui était un homme il y a un mois, répondit une voix creuse et rauque. — Et qu’est-il donc maintenant, demanda Dalgetty, pour qu’il juge à propos de rester sur les dernières marches de l’escalier et de s’y blottir comme un hérisson afin que les honorables cavaliers que le malheur amène en ces lieux puissent se casser le cou en le rencontrant sous leurs pieds ? — Ce qu’il est à présent ? répliqua la même voix : c’est un misérable tronc dont on a arraché les branches une à une, et qui s’inquiète peu maintenant s’il doit être taillé et coupé en bûches pour être jeté dans la fournaise. — Ami, dit Dalgetty, je vous plains ; mais patienza, comme dit l’Espagnol. Si vous aviez été aussi immobile qu’une souche, comme vous vous appelez vous-même, vous m’auriez évité quelques égratignures aux mains et aux genoux.

— Vous êtes militaire, répliqua son camarade de prison ; pouvez-vous vous plaindre d’une chute à laquelle un enfant ne songerait même pas ? — Militaire ; dit le major ; et comment pouvez-vous reconnaître que je le suis, dans cette maudite caverne obscure ? — J’ai entendu résonner votre armure lorsque vous êtes tombé, et maintenant je la vois briller. Lorsque vous serez resté aussi long-temps que moi dans cette obscurité, vos yeux distingueront les plus petits insectes qui rampent sur le plancher. — J’aimerais mieux que le diable me les arrachât avec ses griffes, dit Dalgetty : s’il doit en être ainsi, je préférerais me voir la corde au cou, faire la prière d’un soldat, suivie du saut de l’échelle. Mais quelle sorte de provisions avez-vous ici, mon frère en affliction ? quelle nourriture vous donne-t-on ? — Du pain et de l’eau une fois par jour, répondit la voix. — Je vous en prie, l’ami, laissez-moi goûter votre pain ; j’espère que nous agirons en bons camarades, tant que nous vivrons ensemble dans cet abominable réduit. — Le pain et la cruche d’eau sont dans le coin, à deux pas, à droite. Prenez, et grand bien vous fasse. Quant à moi, toute nourriture me sera bientôt inutile. »

Dalgetty n’attendit pas qu’il lui renouvelât son invitation, et allant à tâtons chercher les provisions, il commença à manger le pain d’avoine, noir et dur, avec autant d’appétit que nous lui en avons vu dans un meilleur repas.

« Ce pain, » dit-il la bouche pleine, « n’est pas très délicat, néanmoins il n’est pas beaucoup plus mauvais que celui que nous mangeâmes au fameux siège de Werben où le valeureux Gustave déjoua tous les efforts du vieux Tilly, ce héros si célèbre et si terrible, devant lequel deux rois avaient fui du champ de bataille, savoir Ferdinand de Bohème et Christian de Danemark : et quoique cette eau ne soit pas des plus douces, je bois en même temps à votre prompte délivrance, camarade, ainsi qu’à la mienne, malgré le grand désir que j’aurais que ce fût du vin du Rhin, ou au moins de la bière mousseuse de Lubeck, ce qui rendrait plus solennel le toast que je vous porte. »

Pendant que Dalgetty parlait ainsi, ses dents n’étaient pas plus oisives que sa langue, et il en finit promptement avec les provisions que la bonté ou l’indifférence de son compagnon d’infortune avait abandonnées à sa voracité. Lorsqu’il eut terminé son repas, il s’enveloppa dans son manteau, et s’assit dans un coin de la prison où il pouvait s’appuyer de chaque côté (car, comme il l’observa, il avait toujours, et dès son enfance, été grand partisan des fauteuils). Ensuite il commença à questionner son compagnon d’infortune.

« Mon honnête ami, dit-il, vous et moi étant camarades de lit et d’écuelle, il faut faire plus ample connaissance. Je me nomme Dugald Dalgetty de Drumthwacket, major dans un régiment de loyaux Irlandais, et envoyé extraordinaire de haut et puissant lord James comte de Montrose. Et vous, quel est votre nom ? — Il vous servira peu de le connaître, reprit son taciturne compagnon. — Laissez-m’en juger moi-même. — Eh bien, je suis Ranald Mac Eigh, c’est-à-dire Ranald, Enfant du brouillard. — Enfant du Brouillard ! s’écria Dalgetty ; je dirais plutôt, Enfant des Ténèbres. Mais, Ranald, puisque tel est votre nom, par quel hasard êtes-vous dans la prison prévôtale ? qui diable vous a amené ici ? — Mes malheurs et mes crimes, répondit Ranald. Connaissez-vous le chevalier d’Ardenvohr ? — Parfaitement, répondit Dalgetty. — Mais savez-vous où il est maintenant ? — Il jeûne aujourd’hui à Ardenvhor, pour pouvoir mieux manger demain à Inverary ; et si par hasard il ne venait pas, mes jours seraient en danger. — Alors apprenez-lui que quelqu’un qui est son plus grand ennemi et son meilleur ami en même temps réclame son intercession. — En vérité, je désirerais me charger d’un message moins énigmatique. Sir Duncan n’est pas un homme à qui on puisse proposer des énigmes. Pensez donc qu’on vous coupera la tête pendant qu’il se creusera la sienne pour les deviner. — Lâche Saxon, dis-lui que je suis le corbeau qui, il y a quinze ans, a fondu sur sa tour et sur les enfants qu’il y avait laissés ; que je suis le loup qui a découvert sa caverne sur le rocher et détruit sa race ; enfin, que je suis le chef de la bande qui a surpris Ardenvohr il y a eu hier quinze ans, et passé ses quatre enfants au fil de l’épée. — En vérité mon honnête ami, si ce sont là tous vos droits à la faveur de sir Duncan, je ne plaiderai pas votre cause ; car si les bêtes brutes sont furieuses contre ceux qui détruisent leur progéniture, à plus forte raison des créatures raisonnables, des chrétiens le sont-ils. Mais dites-moi je vous prie, si vous avez attaqué le château par la petite hauteur appelée Drumsnab, que je soutiens être le véritable point d’attaque tant qu’on ne le défendra pas par une redoute. — Nous escaladâmes le rocher au moyen d’échelles de cordes qui nous furent jetées par un complice de notre clan, qui avait servi six mois dans le château pour se procurer cette seule nuit de vengeance. Les hiboux croassaient autour de nous pendant que nous étions suspendus entre le ciel et la terre ; la marée vint battre le pied du rocher, et brisa notre esquif : cependant le courage ne nous manqua pas ; et le matin il n’y avait que du sang et des cendres là où régnaient la paix et la joie au coucher du soleil. — Ce fut une jolie camisade, je n’en doute pas, Ranald Mac Eagh, une assez jolie attaque, et bien exécutée : néanmoins, j’aurais commencé le siège du château en établissant une batterie sur cette petite hauteur appelée Drumsnab. Votre expédition s’est faite à la manière des Scythes, c’était une guerre irrégulière, très-semblable à celles des Turcs, des Tartares et des autres peuples de l’Asie. Mais la raison, mon ami, la cause de cette guerre, teterrima causa[1], si je puis m’exprimer ainsi, dites-la-moi, Ranald. — Nous avions été poursuivis, dit Ranald, par les Mac-Aulay et d’autres tribus de l’ouest avec tant d’acharnement que nos retraites ne nous offraient plus de sécurité. — Ah, ah ! dit Dalgetty, je me rappelle en avoir entendu parler. N’aviez-vous pas mis du pain dans la bouche d’un homme mort ? — Vous avez donc entendu raconter la vengeance que nous tirâmes du hautain forestier ? — Certes, j’en ai entendu parler, et il n’y a pas long-temps encore. Ce fut une bonne plaisanterie de fourrer du pain dans la bouche d’un homme mort ; et cependant, outre que cela était un peu trop barbare, c’était perdre de bonnes provisions. Dans un siège ou un blocus, Ranald, un soldat vivant serait heureux d’avoir cette croûte de pain que vous fourriez dans la mâchoire d’un mort. — Nous fûmes attaqués par sir Duncan, continua Mac Eagh, et mon frère fut tué : sa tête blanchit sur les murailles que nous avions escaladées ; je fis le serment de le venger, et je n’y ai pas encore renoncé. — Cela est naturel, dit Dalgetty ; tout bon soldat avouera que la vengeance est agréable. Mais comment est-il possible que cette histoire intéresse sir Duncan en votre faveur ? elle ne pourrait tout au plus le porter qu’à intercéder auprès du marquis pour qu’on changeât votre genre de supplice, et qu’au lieu de vous pendre tout simplement, ou de vous rompre le corps sur la roue avec un contre de charrue, on vous mît à mort par la torture. Voilà ce qui passe mon intelligence. À votre place, Ranald, je voudrais ne pas me faire connaître de sir Duncan, garder mon secret, et mourir tranquillement par la strangulation, comme vos ancêtres l’ont fait avant vous. — Écoute, étranger, dit le Highlander : sir Duncan d’Ardenvohr avait quatre enfants. Trois sont morts sous nos dirks, mais le quatrième vit encore, et sir Duncan donnerait plus pour le balancer sur ces genoux, que pour torturer ces vieux os qui craignent peu les rigueurs de sa colère. Un seul mot, si je voulais le prononcer, changerait ses jours de jeûne en actions de grâces, en réjouissances et en fêtes. Ah ! je le sens bien moi-même, mon fils Kenneth, qui chasse les papillons sur les rives de l’Aven, m’est plus cher que dix autres qui reposent dans la terre ou qui sont devenus la pâture des oiseaux de proie. — Je présume, Ranald, continua Dalgetty, que ces trois jolis garçons que j’ai vu là-bas sur la place du marché suspendus par la tête, comme des merluches sèches, ont quelques droits à votre affection. »

Il se fit un moment de silence que le Highlander rompit en s’écriant d’une voix fortement émue. « Ils étaient mes fils, étranger !… ils étaient mes fils, le sang de mon sang, les os de mes os ; agiles à la course, adroits à lancer la flèche, invincibles jusqu’au jour où les fils de Diarmid les ont accablés sous le nombre. Pourquoi souhaiterais-je de leur survivre ? Le vieux tronc souffrira moins lorsqu’on coupera ses racines que quand on a arraché les branches qui faisaient son ornement. Mais il faut que Kenneth soit instruit à la vengeance ; il faut que le jeune aigle apprenne de son père à fondre sur ses ennemis. Par amour pour lui, je rachèterai ma vie et ma liberté en découvrant mon secret au cavalier d’Ardenvohr. — Vous y parviendrez plus facilement en me le confiant à moi-même, » dit une troisième voix qui se mêla à la conversation.

Tout Highlander est superstitieux.

« L’ennemi du genre humain est avec nous ! » s’écria Ranald Mac Eagh en se levant sur ses pieds. Ce mouvement fit retentir ses chaînes, et il s’éloigna autant qu’il le put de l’endroit d’où la voix avait paru venir. Sa crainte se communiqua bientôt au major, qui commença à répéter dans une espèce de baragouin polyglotte tous les exorcismes qu’il avait jamais entendu prononcer, sans être capable de se rappeler plus d’un ou deux mots de chacun.

« In nomine Domini, comme nous disions au collège Mareschal ; santissima Madre di Dios, comme dit l’Espagnol ; alle gutten Geister loben den Herr[2], dit le Psalmiste dans la traduction du docteur Luther. — Trêve à vos exorcismes, » dit la voix qu’ils avaient déjà entendue ; « quoique je vienne parmi vous d’une manière étrange, je suis un mortel comme vous, et mon assistance peut vous être utile dans votre position, si vous n’êtes pas trop orgueilleux pour recevoir des conseils.

En parlant ainsi, l’étranger ouvrit une lanterne sourde, dont les faibles rayons firent entrevoir à Dalgetty que l’interlocuteur qui s’était mystérieusement réuni à leur société et mêlé à leur conversation, était un homme d’une haute taille, enveloppé dans un manteau à la livrée du marquis. Il regarda d’abord à ses pieds ; mais il ne vit ni le pied fourchu que les légendes écossaises donnent à l’ennemi du genre humain, ni le pied de cheval auquel on le reconnaît en Allemagne. Sa première demande fut de savoir comment l’étranger avait pénétré jusqu’à eux.

« Car, dit-il, si la porte avait été ouverte, on aurait entendu le bruit de ces barres rouillées ; et si vous êtes passé par le trou de la serrure, en vérité, monsieur, malgré tout ce que vous pouvez dire, vous n’êtes pas fait pour être enrôlé dans un régiment d’hommes vivants. — Je conserve mon secret, répondit l’étranger, jusqu’à ce que vous méritiez qu’il vous soit découvert en me communiquant le vôtre. Il serait possible que je vous fisse sortir par où je suis entré. — Ce ne sera pas, du moins, par le trou de la serrure, dit le major, car ma cuirasse m’arrêterait au passage, en supposant que mon casque pût y passer. Quant à des secrets, je n’en ai aucun pour ma part, et qu’un bien petit nombre appartenant aux autres. Mais dites-nous ce que vous désirez savoir, ou, comme le professeur Snufflegreek[3] avait coutume de le dire au collège Mareschal à Aberdeen, parle pour que je te connaisse. — Ce n’est point à vous que j’ai d’abord affaire, » répliqua l’étranger en tournant sa lumière directement sur les traits sauvages et amaigris et sur les membres vigoureux du Highlander Ranald Mac Eagh, qui, debout contre le mur de la prison, semblait encore incertain si leur hôte était un être vivant.

« Je vous ai apporté quelque chose, l’ami, » dit l’étranger d’un ton plus doux, « pour améliorer vos provisions ; car si vous devez mourir demain, ce n’est pas une raison pour ne point vivre cette nuit. — Non, certainement, il n’y a pas de raison pour cela, » répliqua le major, dont l’appétit était toujours ouvert ; et il se mit aussitôt en devoir d’examiner le contenu d’un petit panier que l’étranger avait apporté sous son manteau, tandis que le Highlander, soit par soupçon, soit par dédain, ne faisait aucune attention aux signes par lesquels il l’engageait à suivre son exemple.

« Comme il vous plaira, mon camarade, » s’écria Dalgetty en se versant une rasade après avoir expédié une énorme tranche de chevreau rôti ; « je bois à votre meilleur appétit… Je bois aussi à votre santé, l’ami, » ajouta-t-il en remplissant de nouveau son verre ; « car il ne faut pas oublier celui qui régale. Comment t’appelles-tu ? — Mardoch Campbell, répondit le domestique ; je suis un serviteur du marquis d’Argyle, et je remplis parfois les fonctions de geôlier. — Eh bien, Murdoch, dit Dalgetty, je bois encore une fois à votre santé, maintenant que je sais votre nom, et je souhaite que cela me porte bonheur. Ce vin me paraît être du Calcavella. Très-bien, honnête Murdoch ; je prendrai sur moi de vous dire que vous méritez d’être premier geôlier, puisque vous montrez vingt fois plus de connaissances dans la manière de nourrir les honnêtes gentilshommes qui sont dans le malheur, que votre supérieur lui-même… Du pain et de l’eau !… malédiction sur lui !… C’était assez, Murdoch, pour perdre de réputation la prison du marquis. Mais je vois que vous voulez converser avec mon ami Ranald Mac Eagh. Ne craignez pas ma présence ; j’irai me mettre dans ce coin-là avec le panier, et je vous réponds que le bruit de mes dents m’empêchera de vous entendre. »

Malgré cette promesse, le vétéran prêta une oreille attentive à leur conversation, ou, comme il le disait lui-même, il dressa ses oreilles comme Gustave lorsqu’il entendait la clef tourner dans le coffre à avoine ; il put ainsi, grâce à la petitesse de la prison, écouter le dialogue suivant :

« Savez-vous, Enfant du Brouillard, dit Campbell, que vous ne quitterez cette place que pour le gibet ? — Ceux qui m’étaient le plus chers, répondit Mac Eagh, m’en ont montré le chemin. — Vous ne voulez donc rien faire pour éviter de les suivre ? »

Le prisonnier se tordit les mains dans ses chaînes avant de répondre. « Je ferais beaucoup, dit-il enfin, non pour moi, mais pour l’amour de celui qui est dans la vallée de Strath-Aven. — Et que feriez-vous pour détourner le coup fatal ? » demanda de nouveau Murdoch. « Je m’inquiète peu du motif qui vous porterait à l’éviter. — Je ferais… tout ce qu’un homme peut faire sans cesser d’être homme. — Pouvez-vous prétendre à la qualité d’homme, vous qui avez toujours agi comme un loup féroce ? — Oui, répondit le proscrit, je suis un homme comme mes pères. Tant que nous fûmes enveloppés du manteau de paix, nous étions des agneaux ; on nous en a dépouillés, et vous nous appelez des loups. Rendez-nous les cabanes que vous avez brûlées, nos enfants que vous avez massacrés ; nos veuves que vous avez fait mourir de faim, retirez du gibet et des créneaux de vos murailles les cadavres déchirés et les crânes blanchis de nos parents ; faites-les revivre et nous bénir, et nous serons vos vassaux et vos frères ; jusque-là, la mort, le sang et la vengeance tireront entre nous un voile épais de division. — Vous ne voulez donc rien faire pour obtenir votre liberté ? dit le Campbell. — Tout… excepté de me dire l’ami de votre tribu, répondit Mac Eagh. — L’amitié des bandits et des catérans[4] ! répondit Murdoch ; nous les méprisons trop pour nous abaisser à l’accepter. Ce que je désire savoir de vous, en échange de votre liberté, c’est le lieu où se trouve maintenant la fille et l’héritière du chevalier d’Ardenvohr. — Pour la marier à quelque parent peu fortuné de votre grand maître, dit Ranald, car telle est la coutume des enfants de Diarmid ! La vallée de Glenorqhuy, à cette heure même, ne crie-t-elle pas honte contre la violence exercée sur cette fille que ses parents conduisaient au palais de leur souverain ? Ne furent-ils pas obligés de la cacher sous une chaudière, autour de laquelle ils combattirent jusqu’à ce qu’il n’en restât pas un pour raconter cette histoire ? et la fille ne fut-elle pas amenée ensuite dans ce fatal château, et mariée après au frère de Mac Callum Moore ? et tout cela parce qu’elle avait une fortune considérable. — Quand cela serait vrai, dit Murdoch, elle obtint un rang plus élevé que celui que le roi d’Écosse lui aurait donné. Mais il ne s’agit pas de cela. La fille de sir Duncan d’Ardenvohr est de notre sang, et n’est point une étrangère ; et qui a plus de droits à connaître son destin que Mac Callum Moore, le chef de son clan ? — C’est donc en son nom que vous m’interrogez, » dit le proscrit.

Le domestique fit un signe affirmatif. — Et vous ne ferez aucun mal à la jeune fille ? je lui en ai déjà fait assez moi-même. — Aucun, sur la parole d’un chrétien, répondit Murdoch. — Et ma récompense sera la vie et la liberté ? — Telle est notre convention. — Sachez donc que l’enfant que j’ai sauvée par compassion lorsque nous prîmes d’assaut la forteresse de son père, fut élevée et adoptée comme fille de notre tribu, jusqu’au moment où nous fûmes vaincus, au défilé de Bellenduthil, par le démon incarné et les ennemis mortels de notre tribu, Allan Mac-Aulay à la main sanglante, et les cavaliers de Lennox, commandés par l’héritier de Menteith. — Elle tomba au pouvoir d’Allan à la main sanglante, et on l’avait reconnue comme fille de ta tribu ! dit Murdoch : alors son sang a rougi le dirk, et tu ne m’as rien avoué qui puisse racheter ta vie criminelle. — Si ma vie dépend de la sienne, répondit le proscrit, je suis sauvé, car la jeune fille vit encore ; mais la fragilité de la promesse d’un fils de Diarmid ne me rassure que faiblement. — J’y serai fidèle, dit le Campbell, si vous pouvez m’assurer qu’elle respire, et m’indiquer le lieu où on peut la trouver. — Au château de Darnlinvarach, sous le nom d’Annette Lyle ; j’en ai souvent entendu parler par ceux de nos tribus qui se sont de nouveau rapprochés des bois où ils sont nés, et il n’y a pas long-temps encore que je l’ai vue moi-même. — Vous ! dit Murdoch d’un air étonné, vous le chef des Enfants du Brouillard ! vous vous êtes exposé si près de votre mortel ennemi ! — J’ai fait plus, fils de Diarmid, répliqua le proscrit : je m’introduisis dans le château déguisé en joueur de harpe venu des bords sauvages de Skianach. Mon projet était de plonger mon dirk dans le sein de Mac-Aulay à la main sanglante, devant qui tremble notre race, et de me soumettre après cela au sort que Dieu m’aurait envoyé. Mais au moment où ma main avait saisi la poignée de ma dague, je vis Annette Lyle. Elle chanta, en s’accompagnant de son clairshach, une ballade des Enfants du Brouillard qu’elle avait apprise lorsqu’elle vivait parmi nous. Les bois dans lesquels nous avions vécu tranquilles faisaient retentir leurs feuilles vertes dans sa chanson, et on entendait le doux murmure de nos ruisseaux. Ma main oublia mon dirk, des larmes mouillèrent ma paupière, et l’heure de la vengeance se passa. Maintenant, fils de Diarmid, n’ai-je pas bien payé ma rançon ? — Oui, dit Murdoch, si votre histoire est véritable ; mais quelle preuve pouvez-vous m’en donner ? — Ciel et terre, s’écria le proscrit, je vous prends à témoin qu’il cherche déjà à rétracter sa parole. — Nullement, répondit Murdoch ; je saurai la tenir lorsque j’aurai la certitude que vous m’avez dit la vérité. Mais j’ai quelques mots à dire à votre compagnon de captivité. — Promettre et ne jamais tenir, telle est leur habitude ! » murmura deux fois le prisonnier en se jetant de nouveau sur le pavé de la prison.

Pendant ce temps, le major Dalgetty, qui n’avait pas perdu un mot de ce dialogue, faisait ses remarques en lui-même. « Que diable ce rusé coquin peut-il avoir à me dire ? Je n’ai pas d’histoire à lui raconter sur mes enfants, du plus loin qu’il m’en souvienne, ni sur d’autres. Mais laissons-le venir. Il aura quelques manœuvres à faire avant de pouvoir prendre en flanc un vieux soldat comme moi. »

En conséquence, comme s’il se fût tenu la pique à la main sur une brèche pour la défendre, il attendit avec précaution, mais sans crainte, le commencement de l’attaque. « Vous êtes citoyen du monde, major Dalgetty, dit Murdoch, et vous ne pouvez ignorer notre vieux proverbe écossais : Donne et tu recevras[5], qui a passé dans tous les pays et dans toutes les langues. — Alors je dois en savoir quelque chose, répliqua Dalgetty ; car, excepté les Turcs, il y a peu de nations en Europe chez lesquelles je n’aie pas servi, et j’ai quelquefois eu l’idée d’aller faire une campagne soit avec Bethlem Gabor[6], soit avec les janissaires. — Un homme de votre expérience, et dégagé de tous préjugés, me comprendra facilement, dit Murdoch, lorsque je lui apprendrai que sa vie dépend des réponses vraies et sincères qu’il me fera à quelques futiles questions concernant les gentilshommes qu’il a laissés à Darnlinvarach, leurs préparatifs, le nombre de leurs soldats, la nature de leurs ressources, et tout ce qu’il peut savoir de leurs plans d’opération. — Dans le seul but de satisfaire votre curiosité, et sans aucun autre motif ? dit Dalgetty. — Pas le moindre du monde. Quel intérêt un pauvre diable comme moi pourrait-il prendre à leurs opérations ? — Faites donc vos questions, j’y répondrai peremptoriè. — Combien peut-il y avoir d’Irlandais en marche pour joindre James Graham le rebelle ? — Probablement dix mille, répondit Dalgetty. — Dix mille ! s’écria Murdoch avec colère ; nous savons qu’il en est à peine débarqué deux mille à Ardnamurchan. — Alors vous êtes mieux informé que moi, » répondit le major avec un grand sang-froid. « Je ne les ai point encore inspectés, ni même vus sous les armes. — Et combien attend-on d’hommes des clans ? — Autant qu’il en pourra venir. — Vous ne répondez point à ma question, monsieur ; parlez clairement : y aura-t-il bien cinq mille hommes ? — Oui, ou environ. — Vous jouez votre vie, monsieur, en plaisantant avec moi, répondit Murdoch ; je n’ai qu’à siffler, et en moins de dix minutes votre tête sera suspendue au-dessus du pont-levis. — Mais, pour parler franchement, monsieur, répliqua le major, pensez-vous qu’il soit raisonnable de me demander les secrets de notre armée, à moi qui ai pris un engagement pour toute la campagne ? Si je vous donne les moyens de battre Montrose, que deviendront ma paie, mon arriéré, et mon droit sur le butin ? — Je vous dis, répliqua Campbell, que si vous êtes entêté, votre campagne commencera et se terminera par le billot qui est à la porte du château, disposé pour châtier des vagabonds tels que vous ; mais si vous répondez sincèrement à mes questions, je vous recevrai à mon… au service de Mac Callum Moore. — La solde est-elle bonne ? — Elle sera double de la vôtre si vous voulez retourner auprès de Montrose, et agir d’après les ordres du marquis d’Argyle. — Je suis fâché de ne pas vous avoir vu, monsieur, avant de m’être engagé avec Montrose, » dit Dalgetty paraissant réfléchir.

« Au contraire, je puis vous procurer des conditions plus avantageuses maintenant, dit le Campbell, en supposant toutefois que vous soyez fidèle. — C’est-à-dire fidèle à vous, et traître à Montrose. — Fidèle à la cause de la religion et du bon ordre, répliqua Murdoch ; ce qui sanctifie toute trahison dont on se rend coupable pour la servir. — Et le marquis d’Argyle… si je voulais entrer à son service… est-ce un bon maître ? — Il n’en existe pas de meilleur. — Généreux avec ses officiers ? — L’homme le plus libéral. — Exact et fidèle à remplir ses engagements ? — Autant que le plus honorable gentilhomme. — Jamais je n’en ai entendu dire autant de bien, dit Dalgetty ; vous êtes un ami du marquis, ou plutôt vous êtes le marquis lui-même. Milord d’Argyle, » ajouta-t-il en se jetant sur le marquis déguisé, « je vous arrête au nom du roi Charles, comme un traître. Si vous avez le malheur d’appeler du secours je vous tords le cou. »

L’attaque de Dalgetty fut si soudaine et si inattendue, qu’il renversa facilement le marquis sur le pavé de la prison, et le maintint par terre de la main gauche, tandis qu’avec la droite il lui serrait la gorge, prêt à l’étrangler au moindre effort qu’il ferait pour appeler du secours.

« Milord d’Argyle, dit-il, c’est maintenant à mon tour de fixer les conditions de la capitulation. Si vous consentez à me montrer la porte secrète par laquelle vous êtes entré dans la prison, vous aurez la vie sauve, à condition que vous serez mon locum tenens[7], comme nous disions au collège Mareschal, jusqu’à ce que votre geôlier vienne visiter ses prisonniers ; sinon je vous étrangle à l’instant : un heyduck[8] polonais qui avait été esclave au sérail ottoman m’a appris la bonne manière. Cela fait, je chercherai le moyen d’opérer ma retraite. — Scélérat ! vous m’assassinerez donc pour m’être montré trop bon envers vous ? dit Argyle d’une voix étouffée. — Non pas pour votre bonté, milord, répliqua Dalgetty, mais pour apprendre à Votre Seigneurie à respecter le jus gentium envers les cavaliers qui viennent vers vous avec un sauf-conduit, et secondement pour vous avertir du danger qu’il y a de proposer des conditions déshonorantes à un digne et brave soldat, afin de le tenter et de le faire devenir traître à son drapeau pendant la durée de son engagement. — Épargnez ma vie, dit Argyle, et je ferai ce que vous exigerez. »

Dalgetty ne lâcha pas prise ; il serrait la gorge du marquis, lorsqu’il le questionnait, se contentant de lui laisser ensuite le pouvoir de répondre.

« Où est la porte secrète de la prison ? demanda-t-il. — Levez la lanterne vers le coin à droite, et vous découvrirez le fer qui couvre le ressort. — C’est bien. Et où conduit le passage ? — À mon cabinet particulier derrière la tapisserie. — Et comment, de votre cabinet, pourrai-je gagner la porte du château ? — En passant à travers la grande galerie, l’antichambre, la salle des domestiques, le corps-de-garde. — Tout cela rempli de soldats, de factionnaires et de valets. Cela n’est pas mon affaire, milord. N’avez-vous pas quelque passage secret pour arriver à la porte du château, comme vous en avez pour venir à la prison ? j’en ai vu de semblables en Allemagne. — Il y en a un qui donne sur la chapelle et qui s’ouvre dans mon cabinet. — Et quel est le mot de passe ? — L’épée de Lévi. Mais si vous voulez vous fier à ma parole d’honneur, j’irai avec vous, je vous accompagnerai à travers les gardes, et je vous donnerai un passeport. — Je pourrais me fier à vous, milord, si votre gorge ne portait pas déjà l’empreinte de mes doigts. Mais maintenant beso las manos à usted, comme dit l’Espagnol. Vous pouvez me donner un passeport : y a-t-il de quoi écrire dans votre cabinet ? — Assurément, et des passeports en blanc sont prêts à être signés ; je vais vous y suivre. — Ce serait trop d’honneur pour moi ; Votre Seigneurie restera sous la garde de mon honnête ami Ranald Mac Eagh ; ainsi permettez-moi de vous traîner à distance de sa chaîne. Honnête Ranald, vous voyez où en sont nos affaires. Je trouverai, je n’en doute pas, les moyens de vous mettre en liberté. En attendant faites comme moi. Mettez votre main de cette manière sur la gorge de ce haut et puissant seigneur, et sous sa collerette ; et s’il fait le moindre mouvement pour se débarrasser ou crier, ne manquez pas, mon digne Ranald, de serrer fortement, quand ce serait ad deliquium, c’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il tombe en défaillance. Il n’y aurait pas grand mal, car il destinait votre gorge et la mienne à une pression un peu plus forte. — S’il essaie de parler ou de lutter, il mourra de ma main. — C’est bien, Ranald, très-bien ; un ami qui vous entend à demi-mot, en vaut mille. »

Laissant alors le marquis sous la garde de Mac Eagh, Dalgetty pressa le ressort, et la porte secrète s’ouvrit : les gonds en étaient si bien polis et huilés, qu’elle ne fit pas le plus léger bruit ; de fortes barres et de nombreux verrous la fermaient en dehors, et deux ou trois clefs, destinées probablement à détacher les chaînes des prisonniers, étaient accrochées dans le passage. Un escalier étroit pratiqué dans l’épaisseur du mur, conduisait, comme le marquis l’avait dit, derrière la tapisserie de son cabinet particulier. De telles communications étaient fréquentes dans les vieux châteaux féodaux ; elles donnaient au maître de la forteresse, comme à un autre Denys[9], les moyens d’entendre la conversation des prisonniers, ou de les visiter, s’il lui plaisait, sous un déguisement ; expérience qui tout à l’heure avait si mal réussi à Gillespie Grumach.

Après avoir examiné s’il n’y avait personne dans l’appartement, le major y entra, et se saisit à la hâte d’un passeport en blanc parmi ceux qui étaient sur la table, ainsi que de tout ce qui était nécessaire pour écrire ; et, s’emparant du poignard du marquis, il coupa un cordon de soie qui soutenait la tapisserie, puis redescendit dans la prison. Avant d’y rentrer, il écouta un moment à la porte, et entendit Mac Callum More qui, d’une voie étouffée, faisait de grandes offres à Mac Eagh s’il voulait lui laisser donner l’alarme.

« Quand vous m’offririez une forêt de daims ou un troupeau de mille têtes de bétail, répondit le proscrit ; quand vous m’offririez toutes les terres qui ont appartenu à un fils de Diarmid, je ne violerais pas la parole que j’ai donnée à l’homme habillé de fer.

— L’homme habillé de fer, dit Dalgetty en entrant, vous est attaché, Ranald, et ce noble lord va être aussi attaché lui-même[10]. Mais, avant tout, il faut qu’il remplisse sur ce passeport les noms du major Dugald Dalgetty et de son guide, ou je lui donnerai un passeport pour l’autre monde. »

Le marquis écrivit, à la lueur de la lanterne sourde, ce que le major lui dicta.

« Maintenant, Ranald, dit Dalgetty, dépouille-toi de ton vêtement de dessus, de ton plaid, je veux dire ; j’en envelopperai Mac Callum More, et j’en ferai pour un moment un Enfant du Brouillard… Oh ! il faut que je le place sur votre tête, milord, pour nous mettre en garde contre vos clameurs intempestives. Bien ! le voilà suffisamment enveloppé. Baissez vos bras, ou, de par le ciel ! je vous plonge votre propre poignard dans le cœur : vous ne serez attaché qu’avec un cordon de soie, par respect pour votre qualité. Allons, il restera tranquille jusqu’à ce que quelqu’un vienne le secourir. S’il a commandé notre dîner pour une heure un peu trop reculée, Ranald, c’est lui qui en souffrira. À quelle heure, mon brave ami, le geôlier fait-il ordinairement sa visite ? — Jamais avant le coucher du soleil ! — Alors nous avons trois heures devant nous, dit le prudent major ; je vais travailler à votre délivrance. » Son premier soin fut d’examiner la chaîne de Ranald ; il l’ouvrit au moyen d’une des clefs suspendues derrière la porte secrète, probablement placées là pour que le marquis pût, s’il le voulait, renvoyer un prisonnier ou le transférer ailleurs sans être obligé d’en prévenir le gardien. Le proscrit étendit ses bras engourdis, et bondit sur le plancher avec la joie d’un homme qui recouvre sa liberté.

« Endossez la livrée du noble prisonnier, et suivez-moi, » dit le major.

Le proscrit obéit. Ils montèrent l’escalier dérobé, après avoir fermé la porte derrière eux, et gagnèrent sans danger le cabinet du marquis.

  1. La cause horrible. a. m.
  2. Au nom du Seigneur ; sainte mère de Dieu ; toutes les bonnes âmes louent le Seigneur. a. m.
  3. Nom fictif, qui veut dire nasillant le grec. a. m.
  4. Voleurs des montagnes d’Écosse, ainsi que nous l’avons dit ailleurs. a. m.
  5. Giff Gaff, qui veut dire échange de présents. a. m.
  6. Bethlem Gabor, vaïvode de Transylvanie, qui joua un grand rôle dans la guerre de trente ans, et se fit couronner roi de Hongrie, dans la ville de Neubausel, en 1620. a. m.
  7. Remplaçant. a. m.
  8. Sorte de laquais. a. m.
  9. Allusion à la prison appelée l’Oreille de Denys. Il est ici question du tyran de Syracuse. a. m.
  10. Jeu de mots qui se trouve dans l’anglais. a. m.