Une légende de Montrose/14

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 466-479).



CHAPITRE XIV.

l’évasion.


C’est donc ici l’entrée de l’escalier… mais après… Celui qui est sûr de périr sur la terre peut laisser de côté les cartes et la boussole, et se confier à la haute mer sans pilote.
Suckling, Brennovalt, tragédie.


« Cherchez le passage secret qui conduit à la chapelle, Ranald, dit le major, tandis que je jetterai à la hâte un coup d’œil sur ces papiers. »

En parlant ainsi, Dalgetty saisit d’une main une liasse de papiers les plus importants d’Argyle, de l’autre une bourse d’or, qui étaient dans le tiroir d’un riche meuble que, par un heureux hasard, le marquis avait laissé ouvert. Il ne négligea pas non plus de s’emparer d’une épée, ainsi que d’une paire de pistolets et d’une boîte à poudre qui étaient suspendus aux murs de l’appartement.

« Nouvelles et butin, » dit le vétéran en s’emparant de ces riches dépouilles ; « tout honorable cavalier doit songer aux premières pour son général, et au second pour lui-même. Cette épée est un André Ferrare, et ces pistolets valent mieux que les miens. Mais un bon échange n’est pas un vol. On ne doit point se jouer de braves soldats, et on ne s’en joue pas impunément, milord d’Argyle. Mais doucement, doucement, Ranald, où courez-vous donc ? »

Il était temps que le major arrêtât Mac Eagh, car ne trouvant pas au gré de son impatience le passage secret, il s’était saisi d’une épée et d’une targe, et s’apprêtait à entrer dans la grande galerie, dans le dessein, sans doute, de s’ouvrir un passage les armes à la main.

« Arrêtez, si vous tenez à la vie, » lui dit tout bas Dalgetty en le retenant ; « nous ne devons pas nous mettre inutilement en danger de nous perdre. Ainsi donc, tirez le verrou de cette porte afin qu’on croie que Mac Callum More ne veut pas être importuné, et laissez-moi faire une reconnaissance pour trouver le passage secret. »

En regardant derrière la tapisserie à diverses places, il finit par découvrir une porte secrète qui donnait sur un passage tortueux fermé par une autre porte, qui sans doute était celle de la chapelle. Mais il fut désagréablement surpris, en arrivant à l’autre extrémité de ce passage, d’entendre la voix sonore du ministre qui débitait un sermon.

« C’est donc pour cela, dit-il, qu’il nous indiquait cette route comme la plus sûre. Je suis tenté de retourner pour lui couper la gorge. »

Il ouvrit alors tout doucement la porte qui donnait dans une galerie grillée réservée pour le marquis : les rideaux en étaient fermés, peut-être pour faire croire qu’il assistait au service divin, tandis qu’en effet il s’occupait d’affaires temporelles. Il n’y avait personne dans cette galerie, car la famille du marquis (telle était l’étiquette rigide observée alors), en occupait une autre, au-dessous de celle du grand homme. Après s’en être assuré, le major se hasarda à entrer dans la galerie, dont il ferma soigneusement la porte.

Jamais, quoique ce soit peut-être trop dire, sermon ne fut écouté avec plus d’impatience et moins de satisfaction, de la part du moins d’un des auditeurs. Le major entendit seizièmement, dix-septièmement, dix-huitièmement, et pour conclure, avec des sentiments qui tenaient du désespoir. Il semblait que le prédicateur se fît une joie de le mettre à la torture, car il conclut plus de dix fois avant de terminer son sermon. Mais un homme ne peut prêcher éternellement (car alors le service s’appelait un prêche[1]), et le ministre ne manqua pas de faire un profond salut du côté de la galerie grillée, soupçonnant peu quel était celui qu’il honorait de ce signe de respect. À en juger d’après la vitesse avec laquelle se dispersèrent les domestiques du marquis, le sermon n’avait eu guère plus d’attraits pour eux que pour l’impatient Dalgetty. À la vérité, la plupart étaient des Highlanders, et ils avaient pour excuse de ne pas entendre un seul mot de ce que disait le prédicateur, quoiqu’ils assistassent au service par l’ordre spécial de Mac Callum More, et ils en auraient fait autant quand même c’eût été un iman turc.

Mais, quoique l’auditoire se fût retiré si promptement, le ministre resta dans la chapelle, et, se promenant en long et en large dans son enceinte gothique, il semblait méditer sur le sermon qu’il venait de prononcer, ou en préparer un nouveau. Malgré toute son assurance, Dalgetty fut un moment indécis sur ce qu’il devait faire. Le temps pressait cependant, et chaque moment augmentait la chance que le geôlier, en visitant la prison avant l’heure accoutumée, ne découvrît leur fuite. Enfin, s’adressant à voix basse à Ranald qui épiait tous ses mouvements, il lui dit de le suivre et de bien prendre garde de ne pas se trahir ; prenant lui-même un air dégagé, il descendit quelques marches qui conduisaient de la galerie dans le corps de la chapelle. Un homme moins expérimenté aurait essayé de passer rapidement, dans l’espoir de n’être point aperçu par le digne ministre ; mais le major, qui voyait quel danger le menaçait s’il échouait dans une telle tentative, s’avança gravement vers le ministre, qui se promenait au milieu du chœur, et, ôtant son chapeau, il se disposa à passer outre après l’avoir salué. Mais quelle fut sa surprise de reconnaître dans le prédicateur le même homme avec lequel il avait dîné au château d’Ardenvohr ! Cependant il retrouva promptement sa présence d’esprit ; et avant que le prêtre eût ouvert la bouche, il lui adressa le premier la parole.

« Je ne puis, dit-il, quitter ce château sans vous offrir, révérend ministre, mes très-humbles remercîments pour l’homélie dont vous nous avez favorisés ce soir. — Je n’ai point remarqué, monsieur, que vous fussiez dans la chapelle, répondit le ministre. — Il a plu à l’honorable marquis, » dit Dalgetty d’un air modeste, « de m’accorder une place dans sa propre galerie. » À ces mots, le ministre s’inclina profondément, car il savait qu’un tel honneur n’était jamais accordé qu’aux personnes d’un rang très-élevé. « Dans le cours de ma vie errante, ajouta le major, j’ai entendu des prédicateurs de différentes religions, des luthériens, des évangélistes, des réformés, des calvinistes et d’autres ; mais je n’ai jamais entendu une homélie telle que la vôtre. — Dites un prêche, mon digne monsieur, c’est le terme dont se sert notre Église. — Prêche ou homélie, c’est, comme disent les Allemands, ganz fortre flich[2] ; et je ne puis quitter ce château sans vous faire connaître l’impression que votre édifiant sermon a produite sur moi, et sans vous assurer combien je regrette d’avoir paru, hier pendant le repas, manquer au respect dû à une personne aussi vénérable que vous l’êtes. — Hélas ! mon digne monsieur, dit le ministre, nous nous rencontrons dans ce monde comme dans la vallée des ombres de la mort, sans savoir contre qui nous nous heurtons.

Il n’y a donc point lieu de s’étonner si quelquefois nous manquons à des personnes pour lesquelles nous aurions un grand respect si nous les connaissions. Et certainement, je vous aurais pris plutôt pour un homme sans religion que pour un homme pieux qui respecte le grand Maître jusque dans les plus humbles de ses ministres. — J’ai toujours agi ainsi, docte ministre, répondit Dalgetty ; car au service de l’immortel Gustave… Mais je vous distrais de vos méditations, » dit-il en s’interrompant, son désir de parler du roi de Suède cédant pour cette fois à la nécessité des circonstances.

« Nullement, mon digne monsieur, dit le ministre. Quel était, je vous prie, l’usage de ce grand prince, dont la mémoire est si chère à tout cœur protestant ? — Monsieur, les tambours battaient pour la prière du matin et du soir aussi régulièrement que pour la parade, et si un soldat passait devant le chapelain sans le saluer, il était mis pour une heure sur le cheval de bois[3]. Mais je vous souhaite le bonsoir. Je suis obligé de partir sans délai, muni d’un passe-port que Mac Callum More vient de me délivrer. — Arrêtez un moment, dit le prédicateur ; ne puis-je rien faire pour témoigner mon respect à l’élève du grand Gustave, et à un appréciateur aussi juste des bons sermons ? — Rien, monsieur, dit le major, si ce n’est de me montrer le plus court chemin pour arriver à la porte ; et si vous vouliez avoir la bonté, » ajouta-t-il avec une grande effronterie, « de dire à un domestique d’y amener mon cheval, car je ne sais pas où les écuries du château sont situées, et mon guide, » continua-t-il en regardant Ranald, » ne parle point anglais, vous m’obligeriez beaucoup… C’est un cheval gris foncé : au nom de Gustave, on lui voit dresser les oreilles. — Je vais m’en acquitter à l’instant ; passez par ce cloître. »

« Que le ciel bénisse sa vanité ! » se dit le major en lui-même. « Je craignais d’être obligé de partir sans mon Gustave. »

En effet, le chapelain se donna tant de peine en faveur de celui qui avait jugé si avantageusement son sermon, que, tandis que Dalgetty parlementait avec les sentinelles qui gardaient le pont-levis, leur montrant son passe-port et donnant le mot d’ordre, un domestique lui amena son cheval tout équipé pour le voyage. Dans toute autre circonstance, le major, paraissant tout à coup en liberté après avoir été publiquement envoyé en prison, aurait excité des soupçons qui eussent été vérifiés sur-le-champ ; mais les officiers et les domestiques du marquis étaient accoutumés à la politique mystérieuse de leur maître, et ils supposèrent seulement que Dalgetty avait été mis en liberté, et qu’il était chargé par leur maître d’une mission particulière. Dans cette idée, après avoir reçu le mot de passe, ils le laissèrent sortir librement.

Dalgetty traversa lentement la ville d’inverary, accompagné du proscrit qui marchait comme un valet de pied à côté de son cheval. Lorsqu’ils passèrent devant le gibet, le vieux Ranald jeta un regard sur les cadavres et se tordit les mains. Son regard, son geste, ne durèrent qu’un instant, mais ils exprimaient une angoisse qu’on ne saurait dépeindre. Toutefois, reprenant ses esprits au même instant, Ranald dit, en passant, quelques mots à voix basse à l’une des femmes qui, comme Rezpah, la fille d’Aizah, semblaient occupées à garder et à pleurer les victimes de la justice et de la cruauté féodales. La femme tressaillit à sa voix, mais elle redevint calme aussitôt, et pour toute réponse, ne fit qu’une légère inclination de tête.

Dalgetty sortit de la ville, incertain s’il tenterait de saisir ou de louer un bateau pour passer le lac, ou s’il s’enfoncerait dans les bois, afin de se dérober à toutes les poursuites. Dans le premier cas, il pouvait être poursuivi immédiatement par les galères du marquis, qui étaient prêtes à mettre à la voile, leurs longues vergues tournées au vent ; et quel espoir pouvait-il avoir de leur échapper avec un bateau pêcheur des Highlands ? Dans le second cas, il s’exposait à s’égarer et à mourir de faim dans des forêts vastes et inconnues, alternative aussi redoutable que le danger d’être pris et que les conséquences qui s’en suivraient.

La ville était alors derrière lui, et il ne savait de quel côté tourner ses pas pour se mettre en sûreté ; alors il commença à sentir qu’en s’échappant de la prison d’Inverary, il n’avait fait qu’accomplir la partie la plus aisée d’une entreprise difficile. S’il était repris, le sort qui l’attendait n’était pas douteux ; car l’affront personnel qu’il avait fait à un homme aussi puissant et aussi vindicatif que le marquis ne pouvait être effacé que par sa mort. Tandis qu’il pesait ces réflexions accablantes et qu’il regardait autour de lui comme un homme indécis, Ranald Mac Eagh lui demanda tout à coup quelle route il voulait suivre.

« Voilà précisément, honnête camarade, répliqua Dalgetty, une question à laquelle je ne puis vous répondre. En vérité, Ranald, je commence à croire que nous aurions mieux fait de nous en tenir au pain noir et à la cruche d’eau jusqu’à l’arrivée de sir Duncan, qui, pour son honneur, n’aurait pu faire autrement que de parler en ma faveur. — Saxon, répondit Mac Eagh, ne regrette pas d’avoir échangé l’air mortel de notre prison contre l’air libre du ciel. Et, par-dessus tout, ne te repens pas d’avoir rendu service à un Enfant du Brouillard. Mettez-vous sous ma conduite, et je réponds de votre sûreté sur ma tête. — Pouvez-vous me conduire à travers ces montagnes jusqu’à l’armée de Montrose ? demanda Dalgetty. — Si je le puis ! il n’y a point d’homme auquel les passages des montagnes, les cavernes, les vallées, les buissons, les gués, soient aussi connus qu’aux Enfants du Brouillard. Pendant que les autres rampent dans la plaine, sur les bords des lacs et des ruisseaux, nous recherchons, nous, les précipices escarpés des montagnes inaccessibles, les sources ignorées des torrents. Tous les limiers d’Argyle ne pourront découvrir les passages à travers lesquels je vous guiderai. — Dis-tu vrai, honnête Ranald ? Alors, marche en avant, et je le suis ; car si je prenais le gouvernail, jamais je ne conduirais notre barque à bon port. »

Le proscrit s’enfonça donc dans les bois qui entouraient le château à plusieurs milles à la ronde, marchant avec tant de vitesse que Gustave, pour le suivre, fut obligé de prendre le grand trot, et faisant tant de détours, et suivant tant de sentiers, que le major ne sut bientôt plus où il se trouvait, ni où il allait. Enfin, après avoir suivi pendant quelque temps un sentier qui, par degré, devenait de plus en plus difficile, ils se trouvèrent au milieu de buissons et de taillis. Le mugissement d’un torrent se faisait entendre, et le chemin était devenu tout à fait impraticable pour un cheval.

« Comment sortir d’ici ? dit Dalgetty ; j’ai bien peur d’être obligé d’abandonner Gustave. — N’ayez aucune inquiétude pour votre cheval, il vous sera bientôt rendu. »

À ces mots, il siffla doucement, et un jeune montagnard à moitié nu, dont les longs cheveux, attachés avec une courroie de cuir, recouvraient sa tête et la mettaient à l’abri du soleil et de la pluie, sortit comme une bête fauve d’un buisson de ronces et d’épines. Il était maigre, décharné ; et ses yeux, gris farouches, paraissaient dix fois plus grands qu’ils ne le sont ordinairement dans une figure humaine.

« Donnez votre cheval à cet enfant, dit Ranald Mac Eagh, votre vie en dépend. — Diable ! diable ! s’écria le vétéran au désespoir. Eheu[4] ! comme nous avions coutume de dire au collège Mareschal, faut-il laisser Gustave entre les mains d’un tel palefrenier ! — Êtes-vous fou de perdre un temps si précieux ? dit son guide ; sommes-nous donc sur les terres d’un ami, pour que vous vous sépariez de votre cheval avec autant de regrets que s’il était votre frère ? Je vous dis que vous le reverrez ; mais, vous fallût-il renoncer à cette espérance, la vie ne vaut-elle pas mieux que le meilleur poulain que cavale ait jamais mis bas ? — Cela est vrai, mon honnête ami, » dit Dalgetty en poussant un soupir ; « mais si vous connaissiez la valeur de Gustave, et les choses que nous avons faites et souffertes ensemble ! Voyez, il tourne la tête pour me regarder ! Ayez soin de lui, mon ami sans culottes, et je vous récompenserai bien. » En parlant ainsi, il détourna les yeux d’un spectacle qui lui fendait le cœur, et, maîtrisant sa sensibilité, il se mit en devoir de suivre son guide.

Ce n’était pas une chose facile, et il fallut bientôt plus d’agilité que le major ne pouvait en déployer. À peine était-il descendu de cheval, qu’en marchant sur le bord d’un torrent, il fit un faux pas, et commença à rouler dans l’abîme ; mais, grâce à quelques branches d’arbres, et aux racines saillantes de quelques vieux troncs, il parvint à s’arrêter dans sa chute. Il leur fallait à tout instant escalader d’énormes débris de rocs, se traîner à travers des buissons d’épines et de ronces, gravir péniblement des rochers qu’ils ne pouvaient descendre qu’avec des dangers et des fatigues plus grands encore ; enfin, franchir mille obstacles dont le montagnard se tirait avec une adresse et une agilité qui excitèrent l’envie et la surprise de Dalgetty. Embarrassé par son casque et par son armure, sans parler de ses bottes fortes, il se trouva bientôt tellement excédé de fatigue, qu’il s’assit sur une pierre pour reprendre haleine : il profita de ce moment de répit pour expliquer à Ranald Mac Eagh la différence qu’il y a entre voyager expeditus et impeditus[5], et ce qu’on entendait par ces deux expressions au collège Mareschal à Aberdeen. Pour toute réponse, le montagnard frappa sur l’épaule du major, et étendit la main derrière eux dans la direction du vent. Dalgetty ne put rien voir, car la nuit était tout à fait close, et ils étaient au fond d’un obscur ravin ; mais il entendit distinctement dans le lointain le son prolongé d’une grosse cloche.

« Ce doit être le signal de l’alarme, der strum[6], comme disent les Allemands. — Elle sonne l’heure de votre mort, répondit Ranald, si vous ne m’accompagnez plus loin. Chaque tintement de cette cloche annonce la mort d’un homme brave. — En vérité, Ranald, mon fidèle ami, je dois m’y résigner ; car je suis, comme je vous le disais, impeditus. Ah ! si j’étais expeditus, je me moquerais de marcher comme d’une fanfare de trompette. Je ferai donc mieux de m’enfoncer dans un de ces buissons, et d’y rester en repos en attendant le sort que Dieu me réserve. Quant à vous, Ranald, ne songez qu’à vous, je vous en prie, et abandonnez-moi à mon sort, comme le lion du nord, l’immortel Gustave-Adolphe, mon maître que je n’oublierai jamais, et dont sûrement vous avez entendu parler, le disait à François-Albert, duc de Saxe-Lauenbourg, lorsqu’il fut mortellement blessé dans les plaines de Lutzen. Cependant ne désespérez pas de mon salut, Ranald, car je me suis trouvé dans des circonstances plus difficiles en Allemagne ? particulièrement à la fatale bataille de Nerlingen[7], après laquelle je changeai de service… — Si, au lieu de vous épuiser à me raconter des histoires tout à fait inutiles, vous cherchiez à sortir de ce mauvais pas, » dit Ranald impatienté du bavardage de son compagnon, ou si vos pieds marchaient aussi vite que votre langue, vous pourriez reposer votre tête sur un oreiller plus doux que le billot sanglant de Mac Callum More. — Il y a dans ces paroles quelque chose de l’éloquence militaire, reprit le major, quoiqu’elles soient un peu légères et déplacées à l’égard d’un officier de distinction. Mais de telles libertés sont pardonnables pendant la marche, une des circonstances dans lesquelles, chez toutes les nations, on accorde aux troupes certaines licences. Poursuivons notre route, l’ami Ranald, maintenant que j’ai repris haleine : ou, pour parler plus clairement, I prœ, sequor[8], comme nous avions coutume de dire au collège Mareschal. »

Comprenant plutôt ses gestes que ses paroles, l’Enfant du Brouillard reprit sa route, avec une précision et une assurance qui ressemblaient à l’instinct d’un animal, à travers les sentiers les plus difficiles et les plus tortueux. Traînant avec peine ses lourdes bottes, embarrassé par ses cuissards, ses gantelets et sa cuirasse, sans parler du justaucorps de buffle qu’il portait sous son armure, et racontant sans discontinuer ses anciens exploits, quoique Ranald n’y fît pas la moindre attention, Dalgetty s’efforçait de suivre son guide, lorsque les aboiements répétés d’un limier[9] se firent entendre dans le lointain, comme s’il eût découvert la piste de sa proie.

« Infernal limier, dit Ranald, toi dont les cris n’ont jamais présagé rien de bon aux Enfants du Brouillard, périsse celle qui t’a mis bas ! As-tu déjà découvert nos traces ? Mais tu viens trop tard, limier de malheur, le daim a rejoint son troupeau. »

À ces mots il fit entendre un léger coup de sifflet, et on lui répondit avec la même précaution du haut d’un sentier qu’ils gravissaient depuis quelque temps. Doublant le pas, ils atteignirent le sommet, où la lune, qui jetait une clarté pure et brillante, montra à Dalgetty un parti de dix ou douze montagnards et environ autant de femmes et d’enfants. Ils reçurent Ranald Mac Eagh avec de tels transports de joie que le major reconnut facilement que ceux qui l’entouraient étaient des Enfants du Brouillard. Le lieu qu’ils habitaient convenait bien à leur nom et à leurs habitudes : c’était un rocher escarpé autour duquel serpentait un sentier étroit et plein de fondrières, commandé presque partout par le rocher lui-même.

Ranald dit quelques mots à la hâte aux enfants de sa tribu ; et les hommes vinrent successivement serrer la main de Dalgetty, tandis que les femmes, plus expressives dans leur reconnaissance, se pressaient autour de lui, paraissant même vouloir baiser le bord de sa cuirasse.

« Ils vous engagent leur foi, dit Ranald Mac Eagh, en reconnaissance du service que vous avez rendu aujourd’hui à leur tribu. — C’est assez, Ranald, répondit-il, c’est assez ; dites-leur que je n’aime pas ces serrements de main : cela confond les rangs et les grades militaires ; et quant à ces femmes qui tentent de baiser mes gantelets et les autres pièces de mon armure, je me rappelle que l’immortel Gustave, se promenant à cheval dans les rues de Nuremberg, dont la population voulait lui rendre cet honneur (et il en était plus digne qu’un pauvre quoique honorable cavalier tel que moi), leur dit en manière de réprimande : « Si vous me rendez des honneurs comme à un dieu, qui vous assure que la vengeance du ciel ne vous prouvera pas bientôt que je ne suis qu’un mortel ? » Mais, dites-moi, Ranald, je suppose que vous avez l’intention de résister à ceux qui nous poursuivent ; roto à Dios[10], comme dit l’Espagnol, nous occupons en ce moment la meilleure position que j’aie jamais vue pour une petite troupe, depuis que je suis au service : l’ennemi ne pourrait l’attaquer sans être exposé au feu du canon et de la mousqueterie. Mais, Ranald, mon bon camarade, vous n’avez pas de canon, je puis le dire, et je ne vois pas qu’aucun des vôtres ait un mousquet. Par quels moyens vous proposez-vous de défendre le passage, avant d’en venir à l’arme blanche ? En vérité, Ranald, cela passe mon intelligence. — Avec les armes et le courage de nos pères, » dit Mac Eagh en faisant remarquer au major que les hommes de sa tribu étaient armés d’arcs et de flèches.

« Des arcs et des flèches ! s’écria Dalgetty ; ha, ha, ha ! avons-nous aussi Robin Hood et son lieutenant Little-John[11] ? Des arcs et des flèches ! depuis cent ans on n’en a pas vu dans une armée civilisée. Des arcs et des flèches ! et pourquoi pas des frondes, comme du temps de Goliath ? Quoi ! Dugald Dalgetty de Drumthwacket aura vécu pour voir des hommes combattre avec des arcs et des flèches ! L’immortel Gustave ne l’aurait jamais cru, ni Wallenstein, ni Butler, ni le vieux Tilly. Mais enfin, Ranald, un chat ne peut avoir que ses griffes. Puisque vous n’avez que des arcs et des flèches, faisons-en le meilleur usage possible. Seulement, comme je n’ai pas l’habitude de pointer et de charger cette antique artillerie, vous ferez les meilleures dispositions que votre génie vous inspirera. Quant à prendre le commandement, ce que j’aurais fait volontiers si vous vous étiez battus avec des armes chrétiennes, il n’y faut pas penser, puisque vous allez combattre comme des Numides, armés de flèches. Cependant à défaut de ma carabine, qui malheureusement est restée accrochée à la selle de Gustave, mes pistolets feront leur office lorsque nous en viendrons à la mêlée. Mille remercîments, continua-t-il en s’adressant à un montagnard qui lui offrait un arc. « Dugald Dalgetty peut dire de lui-même ce qu’il a appris au collège Mareschal :


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Fusce, phuretrâ[12]. »


Ranald Mac Eagh imposa une seconde fois silence au loquace major en le tirant de nouveau par sa manche et en lui montrant du doigt le sentier. Les aboiements du limier approchaient de plus en plus, l’on put même entendre la voix de plusieurs hommes qui accompagnaient l’animal, et qui s’appelaient l’un l’autre lorsqu’ils s’étaient écartés, soit dans la précipitation de leur marche, soit pour fouiller plus soigneusement les buissons qui se trouvaient sur leur passage. Il est évident qu’ils approchaient de plus en plus. Mac Eagh, en cet instant, proposa au major de se débarrasser de son armure, et lui fit entendre que les femmes la transporteraient en lieu de sûreté.

« Je vous demande pardon, mon ami, mais les règlements militaires s’y opposent. Je me rappelle que l’immortel Gustave réprimanda les cuirassiers du régiment de Finlande, et leur fit enlever leurs timbales, pour s’être permis de se mettre en route sans leurs cuirasses et de les laisser avec les bagages : jamais timbales ne battirent plus à la tête de ce fameux régiment qu’après la bataille de Leipsick, où il se conduisit d’une manière brillante. C’est une leçon qu’on ne doit pas oublier, non plus que ces paroles de l’immortel Gustave : « Si mes officiers veulent me prouver qu’ils m’aiment, ils reprendront aujourd’hui leur armure ; car s’ils sont tués, qui conduira mes soldats à la victoire ? » Cependant, mon ami Ranald, rien ne m’empêche de quitter ces bottes un peu pesantes, pourvu que vous me procuriez quelque autre chaussure pour les remplacer, car je doute que mes pieds nus soient assez endurcis pour marcher comme vos camarades sur les cailloux et les épines. »

Enlever au major ses grosses bottes, le chausser d’une paire de brogues de peau de daim, dont un Highlander se dépouilla pour les lui donner, fut l’affaire d’une minute ; et Dalgetty se trouva bien plus à l’aise après cet échange. Il recommanda à Mac Eagh d’envoyer deux ou trois de ses camarades un peu plus bas pour reconnaître le défilé, et en même temps d’étendre un peu son front, en plaçant deux archers détachés sur chaque flanc, comme postes d’observation, lorsque le hurlement rapproché du limier leur apprit que leurs ennemis étaient au pied du rocher. Tous gardèrent un silence pareil à celui de la mort, car, malgré sa loquacité ordinaire, le major Dalgetty n’ignorait pas la nécessité de se taire dans une embuscade.

La lune brillait sur le sentier inégal, et sur les pointes des rocs escarpés autour desquels il serpentait. Sa lumière était interceptée çà et là par les branches des buissons et des petits arbres qui, ayant enfoncé leurs racines dans les crevasses des rochers, ombrageaient en quelques endroits les bords et le sommet du précipice. Au-dessous, un épais taillis formait une ombre noire, ressemblant aux vagues de l’Océan vu dans le lointain. Du milieu de ces ténèbres, et au fond du précipice, le limier faisait entendre ses hurlements épouvantables, que les échos des bois et des rochers d’alentour répétaient successivement ; par intervalles, y succédait un profond silence, interrompu seulement par les bruit et le murmure d’un petit ruisseau, qui, sortant du rocher, se frayait un passage le long de ses flancs sinueux. On entendait aussi les ennemis causer à voix basse : il semblait qu’ils n’avaient pas encore découvert l’étroit sentier qui conduisait au sommet du rocher, ou que s’ils l’avaient découvert, le danger de le gravir, soit à la lumière imparfaite qui les éclairait, soit dans le cas où il serait défendu, les faisait hésiter à s’y engager.

À la fin, on vit l’ombre d’un homme sortir de cet abîme d’obscurité, et qui commença à gravir le sentier avec précaution et lentement. À la lueur de la lune, on le distinguait si bien, que le major put reconnaître, non seulement un Highlander, mais encore le long fusil qu’il tenait à sa main et les plumes qui décoraient son bonnet. « Tausend teiflen[13] ! (Dieu me pardonne de jurer dans un pareil moment !) » murmura-t-il à voix basse ; « que deviendrons-nous s’ils ont apporté de la mousqueterie pour répondre à nos archers ? »

Mais à l’instant où cet homme, ayant atteint une saillie du rocher à mi-chemin du sentier, s’arrêtait pour faire signe à ceux qui étaient encore au bas de le suivre, une flèche que décocha un des Enfants du Brouillard lui fit une blessure si grave que, sans faire le moindre effort pour sauver sa vie, il perdit l’équilibre et roula, la tête la première, du haut du rocher jusqu’au fond du précipice. Le craquement des branchages qui le reçurent, le son lourd qui suivit sa chute sur la terre, excitèrent un cri d’horreur et de surprise parmi ses camarades. Les Enfants du Brouillard, encouragés par l’alarme que leur premier succès avait causée à leurs ennemis, répondirent à leur cri par de bruyantes et sauvages acclamations de triomphe ; et, se montrant au sommet du précipice, ils s’efforcèrent, par leurs hurlements farouches et leurs gestes menaçants, de faire voir à leurs ennemis qu’ils étaient en nombre et disposés à se défendre avec résolution. La prudence militaire du major lui-même ne put l’empêcher de se lever et de dire à Ranald, plus haut que la circonstance ne l’exigeait : « Caracco, camarade, comme dit l’Espagnol, vive une flèche bien acérée ! Je crois qu’il serait bon de faire avancer une partie de votre troupe, pour qu’elle prenne position… »

« Le Sassenach ! s’écria une voix au bas du sentier ; visez le Sassenach ! je vois briller sa cuirasse. » Trois coups de mousquet partirent au même instant ; et tandis qu’une balle frappait sa cuirasse à l’épreuve, et à la force de laquelle notre vaillant major avait dû plusieurs fois la vie, une autre pénétra l’armure qui couvrait le devant de sa cuisse gauche, et le renversa à terre. Ranald le prit aussitôt dans ses bras et l’éloigna des bords du précipice, tandis que Dalgetty murmurait avec douleur : « J’ai toujours dit à l’immortel Gustave, à Wallenstein, à Tilly et à d’autres braves, que les cuissards devraient être à l’épreuve du mousquet. »

Mac Eagh recommanda le blessé aux soins des femmes qui formaient l’arrière-garde de sa petite troupe ; et il se disposait à retourner au combat, lorsque Dalgetty le retint par son plaid : « Je ne sais comment ceci finira, lui dit-il ; mais je vous conjure d’informer Montrose que je suis mort en digne compagnon de l’immortel Gustave. Prenez garde, je vous en conjure, de quitter votre position, même dans le dessein de poursuivre l’ennemi, si vous obtenez quelque avantage, et, et… » Ici la respiration et la vue de Dalgetty commencèrent à s’affaiblir par la perte de son sang, et Mac Eagh, profitant de cette circonstance, dégagea son plaid de ses mains et lui substitua celui d’une femme que le major serra fortement, croyant s’assurer par là que le proscrit entendrait ses instructions militaires, qu’il continua de débiter tant que ses forces le lui permirent, quoique ses expressions devinssent de plus en plus incohérentes.

« Hé ! camarade, n’oubliez pas de placer vos mousquetaires en avant de vos piquiers, de vos haches de Lochaber et de vos épées à deux mains. Ferme, dragons, sur le flanc gauche ! Où en étais-je ? Ah, Ranald, si vous songez à la retraite, laissez quelques mèches allumées sur les branches d’arbres ; cela fera croire à l’ennemi qu’il y a encore là des fusiliers. Mais, j’oubliais ; vous n’avez ni mousquets à mèches, ni cuirasses, rien que des arcs et des flèches ; des arcs et des flèches ! ha, ha, ha ! »

Le major tomba dans un état d’épuisement, tout en cédant à l’envie de rire qu’excitait en lui l’idée de ces anciennes armes. Il fut long-temps à reprendre ses sens ; et, en attendant qu’il les recouvre, nous le laisserons aux soins des Filles du Brouillard, gardes malades aussi bonnes et aussi attentives en réalité qu’elles étaient sauvages et grossières en apparence.



  1. Il y a en anglais lecture. On appelle ainsi le sermon du soir : lecturer est celui qui le prononce. a. m.
  2. C’est tout un. a. m.
  3. Sorte de punition militaire. Le soldat était à cheval sur une pièce de bois, et avait une carabine pendue à chaque jambe. a. m.
  4. Hélas ! a. m.
  5. Armé ou non armé. a. m.
  6. Le tocsin. a. m.
  7. La bataille de Nerlingen ou Nordlingue, gagnée le 8 septembre 1034 par les Autrichiens et les Hongrois, ayant à leur tête Ferdinand Ernest, roi de Hongrie, fils de l’empereur Ferdinand II, contre les Suédois, commandes par le duc de Saxe-Weimar. a. m.
  8. Marche devant, je te suis. a. m.
  9. Blood hound, limier. C’étaient des chiens dressés à chasser les hommes, comme les Espagnols en avaient lors de la conquête du Nouveau-Monde, pour chasser et découvrir les malheureux Indiens. a. m.
  10. Grâces à Dieu. a. m.
  11. Petit Jean. Voyez Ivanhoé. a. m.
  12. Passage extrait de l’ode xvii, livre Ier, d’Horace :
    Une vie équitable et vierge de complots
    Dédaigne, cher Furcus, en sa course rapide,
    Les traits empoisonnés du sauvage Numide
    Et des vils javelots.
  13. Mille diables. a. m.