Une môme dessalée/07

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 84p. 24-28).

VII

La violence

Zine courut tout d’un trait chez elle porter les trois billets de cent francs qu’elle venait de conquérir de haute lutte et sans rien abandonner d’elle que des broutilles. Son bonheur était à l’apogée. Comment, c’était si facile que cela l’existence d’une femme qui vit d’elle-même, ou plutôt de son corps ! Mais toute félicité s’y intégrait : il y avait à y exercer délicieusement le besoin de lutter, qui possède toujours les corps adolescents, et le goût de tenir tête à autrui ; il y avait aussi la joie de se faire admirer et caresser, le plaisir — auquel la plupart des femmes sont si intimement sensibles — de se sentir et voir nue, et enfin le bonheur de gagner sa vie sans rien faire. Car, avec la meilleure volonté du monde et une âme triste comme celle d’un moraliste professionnel, on ne saurait prendre le fait de réaliser quelques singeries avec un homme pour un labeur standardisé…

Et elle alla courageusement manger seule dans un restaurant où le repas coûtait dix-sept francs.

Zine, l’après-midi, confiante en soi, reprit sa balade, satisfaite. Elle alla aux Galeries Lafayette voir les achats qu’elle ferait bientôt. Elle fut épouvantée des sommes qu’il lui faudrait débourser pour les plus simples acquisitions.

Ainsi, ce joli sac de cuir bleu ciel, fin comme un sourire et doux comme la chair de Zine, coûtait trois cents francs tout seul ; et ces chaussures délicieuses, percées et ornées de cuirs colorés, cela ne pouvait s’acquérir à moins de deux cent cinquante francs.

Zine pesta d’avoir été si peu exigeante avec le vieux birbe.

Il eût fallu exiger mille balles. Ah ! le prochain serait convenablement écorché…

Et elle s’en alla, très droite, les jambes offertes jusqu’au-dessus du genou, les seins étalés et la croupe balancée, espérant bien que, cette fois, l’Amérique tout entière suivrait ses pas et lui offrirait ses trésors.

Devant la Trinité, un homme la dépassa, la regarda, puis vint à elle sans se gêner.

— Vous êtes bougrement jolie, dit-il sans façons et très cordialement. Voulez-vous venir prendre un verre. On a du plaisir à vous regarder. Quelle jolie gosse vous devez faire au pieu !

Zine hésita à s’offusquer de ce langage hardi. Elle se souvint des recommandations faites. Était-ce la bonne pente ? Un instinct lui disait que non et que le plus expédient fût de se retourner et de fuir. Mais ce mâle langage, qui fleurait l’amicale familiarité des faubourgs, réjouissait en elle des fibres secrètes. Et plus, ce gars haut en couleurs, la face glabre, la casquette à large viscope rabattue sur les yeux, et les mains dans les poches du pantalon, évoquait les camarades d’enfance de Zine et la ramenait dans son milieu natif.

Elle hésita, s’interrogea un peu, puis obéit à l’homme, qui lui avait passé carrément la main sous le bras avec une caresse qui la fit frémir.

Ils allèrent dans un mastroquet boire un café qui sentait puissamment le cirage. Là, sur la banquette, hardi et tranquille, le nouveau compagnon de Zine l’examina comme si elle eût été nue.

— T’es belle, la gosse, dit-il enfin. On pourrait faire quelque chose de toi.

— Quoi donc ? demanda-t-elle.

— Est-ce que je sais, répondit-il avec indolence. Ça te plairait de faire du cinéma ?

— Oh oui ! s’exclama Zine au sommet du bonheur.

— Hé bien, on verra ça. On calte ?

Ils s’en allèrent, bras dessus, bras dessous. La jeune fille avait maintenant une confiance absolue en ce nouveau mentor.

Ils gagnèrent le boulevard de la Villette en conversant. Là, l’homme dit :

— On monte un petit peu pour voir si on s’entend aussi bien dedans que dehors ?

— Oui ! dit timidement Zine qui commençait à trembler et se devinait entre les mains d’un conquérant sans ménagements…

Ils montèrent, louèrent une chambrette, et sitôt seuls, Zine émue, qui devinait la suite, demanda avec angoisse :

— Tu ne vas pas me faire du mal ?

— As pas peur, répondit jovialement l’homme. Je pense que tu n’en es pas au premier coup ?

— Si ! chuchota-t-elle en baissant honteusement les yeux.

Il se mit à rire :

— Eh bien ! dans une demi-heure tes débuts seront terminés, tu pourras courir le monde sans rougir…

Elle s’attardait, hésitante et prise d’un grand désir de disparaître.

— Allons, remue-toi, on ne va pas passer tout l’après-midi ici.

Elle demanda craintivement :

— Si on attendait ce soir, dis ?

Il haussa les épaules.

— Assez d’histoires et de chichis. Maintenant, le président de la République lui-même n’y pourrait rien, tu dois y passer.

Elle sentit les pleurs lui venir aux yeux, puis le courage d’affronter les événements reparut en elle, et, fermement, elle se dévêtit.

Elle se souvenait des amies de l’atelier qui contaient leur premier jeu amoureux. Les unes disaient que la douleur avait été atroce. D’autres, que dès le début c’était délicieux. Qui croire ?

— Tu te déshabilles aussi ? demanda-t-elle à son compagnon qui la regardait froidement, sans un sourire affectueux, sans un geste amical, sans une caresse.

Il se mit à rire.

— Penses-tu que je vais quitter puis remettre mes frusques. Bon pour une femme de qui ça doit être le métier de les enlever cent fois par jour.


Penses-tu que je vais quitter mes frusques.

Et il la prit d’un geste brutal et pourtant si dominateur qu’elle s’abandonna comme entre les pattes d’un tigre. Les yeux fermés, elle attendait la volupté.

La douleur atroce lui fit pousser un cri aigu. Comme l’homme protestait contre cette clameur, elle se mordit les lèvres et se crispa. Elle surveillait toujours son propre corps, épouvantée de ne sentir que sa souffrance, quand l’amant, déjà relevé et froid, la regardant de haut avec un rire cruel, dit enfin :

— Alors, tu t’apprêtes. On s’en va.