Une môme dessalée/08

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 84p. 29-32).

VIII

Le bon Yankee

Zine, douloureuse et blême, sentant à chaque pas grandir en sa chair une cuisson aiguë, s’assit à la terrasse du café avec l’amant qui venait de lui révéler « l’amour ». Elle n’avait pas dit un mot depuis le cri arraché par la souffrance et un dégoût profond la tenaillait dans son esprit bouleversé.

Que ne se trouvait-elle à l’atelier en train de rire joyeusement avec ses camarades ? De là elle rentrerait tout à l’heure chez sa mère qui l’accueillerait avec les injures habituelles, mais supportables, lorsqu’on les supporte depuis la naissance. Au lieu de cela, elle se croyait atteinte comme ces ouvriers qui apportent chez eux, après quelque accident, des blessures invisibles et terribles et ne peuvent plus travailler de leur vie. Car certainement l’autre — et elle lui jetait à la dérobée un regard haineux — avait démoli en ce frêle corps de seize ans quelque chose dont elle mourrait…

Et Zine remâchait sa peine craintive devant son vainqueur. Elle se sentait emplie de rancune, mais gardait le confus espoir d’une vengeance, quelque jour.

Elle en était, sur le conseil — qui, à vrai dire, était un ordre — de son amant, à sa troisième mixture dite apéritive, lorsqu’elle fut frappée par la mimique d’un jeune homme très blond, athlétique et rose qui, à quelques rangs de là, et derrière le dos du compagnon de Zine, s’efforçait d’attirer l’attention de la jeune fille,

D’abord, elle n’y fit pas attention. Mais il insistait d’un regard bleu, candide et audacieux, et elle répondit presque malgré elle, parce que la femme est coquette. Ce fut d’abord un clin d’œil, puis un sourire d’acceptation.

Il approuva. À ce moment-là, penché sur des journaux illustrés, l’ami de Zine oubliait le monde extérieur. Elle lui dit, avec une amertume qu’il ne perçut pas :

— Je vais aux lavabos.

— Oui ! grogna-t-il sans lever les yeux.

Zine se leva et s’en alla doucement jusqu’au fond du café. Le blond athlète la suivait.

Devant la cuvette où elle se lavait lentement les mains, il dit avec un accent nasillard, mais non point ridicule :

— Pourquoi, vous, si jolie, êtes-vous avec ce maquereau ?

Elle le regarda sans répondre. Il continua :

— Venez avec moi. Le café a deux sorties, et laissez l’autre là-bas.

La rancœur de Zine prit une forme concrète et immédiate qui lui fit passer un frisson de volupté sur l’échine. Elle dit :

— Oui. Où est l’autre sortie ?

— Suivez-moi |

Elle suivit. Lorsqu’elle arriva sur la seconde rue, le jeune homme avait déjà arrêté un taxi et il l’aida à monter. On roula ensuite et l’enfant resta un temps muette, cuvant une sorte de douce peine, qui lui faisait battre le cœur.

Lorsque la voiture franchit la porte du Bois, Zine demanda :

— Où me menez-vous ?

— Je ne sais pas, dit-il avec calme et sérénité. Dites-le ?

— Je ne sais pas non plus.

— Voulez-vous que nous nous promenions dans le Bois au hasard ?

— Oui ! accepta-t-elle.

— Alors, causons un peu. Dites-moi, c’était votre ami, cet homme en casquette ?

Elle hésita, puis dit :

— Je le connais depuis une heure.

— Alors il ne vous est rien ?

Elle murmura en rougissant :

— Si !

— J’aurais cru que vous étiez encore pure, reprit-il.

— Je l’étais tout à l’heure.

— Alors, vous le connaissez juste depuis le temps qu’il lui a fallu pour faire de vous une… femme ?

Elle approuva sans parler.

Il lui tapota les joues.

— Petite fille Française, dans mon pays on pourrait l’emprisonner pour deux ans. Voulez-vous être avec moi, maintenant ? Zine sentit sa malice revenir :

— Dans votre pays, on ne vous emprisonnerait pas, vous, pour la même chose ?

— Non, car nous irions devant le pasteur. Moi je vous trouve si charmante qu’à mon premier regard j’avais décidé que vous seriez à moi.

Flattée, la fillette dit :

— Est-ce bien vrai ? Tous les hommes disent cela.

L’Américain continua :

— Ici, tous ne songent qu’à faire dévêtir sans cesse de nouvelles femmes. C’est le seul but de l’activité quotidienne pour deux cent mille hommes de Paris. Moi, je veux une femme, rien qu’une, parce que j’ai besoin et parce que j’aime cela…

Zine n’avait entendu que l’expression « j’ai besoin », cela l’irrita d’autant plus que sa douleur intime s’effaçait et qu’elle reprenait, avec une nuance de rancune contre les hommes, sa petite âme coutumière. Elle dit :

— En France, on ne dirait pas j’ai besoin. L’amour, comme on le comprend ici, est une jouissance de luxe.

L’homme des États la regarda en silence, puis, tranquille, il riposta :

— J’aime que la femme pense ainsi, c’est très bien. Mais non pas l’homme. Je ne connais qu’un superflu, c’est l’argent. Avec lui j’achète de l’amour à mon gré.

Zine crut avoir ici le dernier mot.

— Cela dépend. Il y a en amour des choses que seule l’affection apporte. Ainsi, moi, en ce moment, vous ne m’achetez pas. Si je ne voulais pas rester avec vous, aucune somme d’argent ne me retiendrait.

Le Yankee pouffa :

— C’est très joli, mais si on pardonne à une femme d’ignorer la force de l’argent, ce qui fait partie des illusions qui sont bonnes à sa coquetterie, on mépriserait un homme qui ne garderait pas dans la vie la certitude que l’argent est tout. Même inexacte, une certitude de ce genre est indispensable, de sorte que nous avons tous deux raison.

Zine, dominée par ces logiques certaines, dîna avec cette nouvelle conquête et rentra chez lui avec une émotion étrange, faite de désir et de crainte. Il lui dit :

— Voulez-vous être à moi ? Je vous promets que vous ne souffrirez pas.

Elle dit non, puis s’offrit silencieusement, en claquant des dents. Il la caressa, la berça, l’adora, et enfin sut émouvoir les sens de l’enfant crispée qui, pendant le plaisir, criait :

— Non… Non…