Une môme dessalée/10

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 84p. 37-40).

X

Le grand voyage après le petit

Master James Wand était de la race des Américains européanisés. Il avait voulu posséder durant son séjour en France une jeune fille aussi neuve que possible quoique assez amoureuse pour réjouir ses nuits. Il avait réussi, mais sans attacher une valeur excessive à la fidélité non plus qu’à l’affection de sa compagne. C’était un homme pratique.

Lorsque Wand songea à quitter Paris il n’en avertit donc pas Zine et combina de disparaître comme dans une trappe en laissant simplement à sa maîtresse, quelques billets de mille dont elle dirigerait l’emploi à son gré. Il l’avait somptueusement vêtue et munie de tous les avantages dont une femme doit se parer pour être belle devant le monde et ses exigences.

Du fait, tout alla bien pour lui, lorsqu’un matin après avoir dormi son saoul, trop seule pourtant, car son amant lui avait dit ne pouvoir rentrer de vingt-quatre heures, Zine reçut une lettre qui annonçait les événements : départ de James Wand, remise de six mille francs, avertissement que l’hôtel était encore payé pour huit jours et autres compliments aussi attendris qu’affectueux…

Ce fut une scène tragique et inattendue. Elle n’eut d’ailleurs aucun témoin. La chère enfant ainsi plaquée se roulait sur le sol en poussant des gémissements farouches. Enfin, elle se remit à moitié, déchira sa robe avec violence, jura à haute voix que les hommes la dégoûtaient et qu’elle n’en voulait plus connaître, puis se décida à serrer les billets de mille dans son sac.


La chère enfant se roulait sur le sol.

Ensuite elle sortit, méditant les décisions à prendre pour remettre debout son bonheur, en somme ébranlé.

Zine avait à peine fait cent mètres sur le boulevard Haussmann qu’elle croisa son premier ami, l’homme blasé qui n’avait voulu d’elle que des sourires, des baisers, et d’admirer son corps nu.

Elle lui sauta au cou, prise d’un désir violent et tout neuf qui la triturait jusqu’au tréfonds d’elle-même.

Toujours ironique et attentif, l’homme l’emmena dîner et lui fit conter son histoire. Elle était à la fois irritée et admirative de le voir tout entendre, et le pire et le meilleur, sans donner une marque d’approbation ou d’improbation. On eût dit que ces choses, en leur déroulement capricieux et audacieux, lui paraissaient naturelles. « Faut-il, pensait Zine, qu’il en ait vu… »

— Que dis-tu de tout cela, demanda enfin la jeune fille qui, jadis, n’osait s’exprimer que par « vous », mais marquait son affranchissement en tutoyant.

— Je dis que c’est très bien. Tout a trouvé sa place et s’est passé comme il fallait.

Zine, indignée, s’écria :

— Comme il fallait !… Tu trouves que c’est drôle d’avoir perdu ma virginité avec un sale type, moi qui avais tant de plaisir à te l’offrir.

— Petite ! riposta le blasé avec mélancolie, je n’ai pas une âme de tortionnaire ni de boucher. Il te fallait une brute pour cet office, tu l’as trouvé, et perdu ensuite, ce qui est parfait.

— Mais la fuite de Wand tu trouves que c’est bien ça ?

— C’est parfait aussi. Tu l’aurais quitté toi-même un de ces jours pour un type quelconque qui aurait su emplir tes sens de volupté. Ça existe ce genre d’hommes-là. Paris en compte plus que toute ville au monde et ils sont en chasse du matin au soir. Finalement, tu n’aurais pas eu tes six billets et tu serais retombée tout de suite dans la misère. Oui, Zine, ne t’y trompe pas, tu as eu de la veine et il se pourrait même que cette veine fût passée. Tu cours peut-être vers une passe à la noire maintenant. Attention !…

— Mais que faut-il faire ? demanda l’enfant soudain apeurée.

— Ah ! voilà. Je cherche. Il serait bon d’éviter les insuccès qui vont te suivre désormais, ici…

— Dis-moi ma pente ? demanda Zine en lui tendant ses lèvres.

— Nous allons y penser cette nuit, car tu m’appartiens aujourd’hui et je veux voir si tu as profité des leçons que les hommes sans le vouloir donnent toujours aux femmes.

— Oh ! oui, que j’en ai profité, tu verras.

Ils passèrent une nuit ensemble. Zine en sortit étourdie et les reins las. Elle qui croyait avoir goûté à tous les fruits du plaisir, elle qui pensait que rien ne pouvait plus lui être révélé d’original en amour, elle venait de passer une nuitée à apprendre comme une élève d’ailleurs douée et de bon vouloir.

Elle disait à l’homme ironique et savant en Éros :

— Où as-tu appris ces choses, dis ? Tu me sembles le diable lui-même, auquel je ne crois d’ailleurs pas, mais qu’on affirme être le grand roi de tous les vices.

Il répondait :

— Zine, l’amour est une chose infinie pour qui n’y cherche plus des sentiments, mais seulement des sensations. Je regrette parfois de ne plus savoir aimer comme une fillette ou une épouse chaste et pourtant adultère qui colore son vice de mille douceurs tendres. Mais je suis comme je suis, et au lieu de m’en plaindre comme tant d’imbéciles qui poursuivent la chimère de goûter autre chose que la vibration de leurs sens, je donne à mes nerfs las et subtils l’aliment qui leur convient.

Au matin, Zine disait :

— Tu m’as mise en bel état. Avec trois amants comme toi je serais morte en quelques semaines, il répondit alors :

— On ne meurt jamais de cela. Quand on dépasse la dose supportable, le corps refuse d’entériner l’expérience. Le monde n’est pas si mal fait que tu sembles croire, petite. Mais j’ai décidé une chose, je vais, pour changer ta vie qui me semble en porte à faux, t’envoyer en Amérique. Je suis en mesure de te faire établir les papiers utiles et un de mes amis part dans huit jours. Il t’emmènera comme sa sœur. Là-bas tu gagneras la Californie et tâcheras de te faire épouser par James Wand. Je suis assuré que c’est, avec ou sans mariage, la bonne pente.