Une scène en Australie

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UNE SCÈNE EN AUSTRALIE[1].


M. Fitzmaurice faisait partie de l’équipage du Beagle, lors du troisième voyage de ce navire si célèbre dans l’histoire des circumnavigations et des découvertes géographiques de notre siècle[2]. Il était parti avec le titre de mate (second) : ses connaissances scientifiques, son talent d’artiste, son esprit et son activité, l’avaient bientôt fait reconnaître pour l’un des membres les plus utiles de l’expédition. Pendant l’exploration de la côte septentrionale de l’Australie, à l’ouest du golfe de Carpentarie, entre les terres d’Arnhem et de Van Diemen, il remplit avec succès plusieurs missions et reconnut notamment le cours d’eau que l’on nomma la rivière Adelaïde, en l’honneur de la reine douairière d’Angleterre, et qui se déverse dans le détroit de Clarence, au-dessous de l’île Melville.

Un jour, dans ces parages, il était venu en barque au fond d’une petite baie, avec un autre membre de l’expédition, M. Keys, pour comparer les boussoles et en noter les déclinaisons. Il avait d’abord voulu se placer sur de petites collines nommées Escape-Cliffs, mais le fer contenu dans ces roches faisant dévier les aiguilles, il avait pris le parti de s’établir au-dessous, sur un banc de sable. Il avait travaillé assidûment avec M. Keys pendant plusieurs heures : la nuit commençait à venir, la lune s’élevait, il fallait songer au départ. M. Keys s’était éloigné de quelques centaines de pas pour transporter un des instruments à la barque, lorsque tout à coup il entendit derrière lui de grandes clameurs : en se retournant, il aperçut sur les Escape-Cliffs, au-dessus de M. Fitzmaurice, une troupe nombreuse d’Australiens armés de javelines et qui paraissaient prêts à les lancer sur son compatriote. M. Keys pouvait fuir et se mettre en sûreté : il n’eut pas un seul instant cette mauvaise pensée : il se hâta de revenir vers M. Fitzmaurice, décidé à lutter et à mourir avec lui. Plus il approchait, plus le péril lui paraissait imminent. Un indigène, à figure féroce, haranguait avec des gestes animés ses compagnons. Ceux-ci s’exaltaient de plus en plus. Ils frappaient bruyamment le sol de leurs pieds, roulaient des yeux farouches, comme des enfants en colère, secouaient leurs crinières en tournant leurs têtes en cercle, crachaient, mordaient l’extrémité de leur barbe, signes de la plus violente irritation chez ces sauvages. Ils n’étaient qu’à la distance d’une douzaine de pieds des deux Anglais, et avec leur adresse et leur nombre, ils ne pouvaient manquer de les accabler et de les tuer du premier jet de leurs armes. Si la troupe hésitait encore, ce ne pouvait être que par la crainte des représailles de l’équipage anglais ; mais leurs cris redoublaient : leurs bras étaient levés.

« Escaladons, combattons ou fuyons, dit rapidement M. Keys.

— Non pas ! tout au contraire, dansons et rions, » répondit M. Fitzmaurice.

M. Keys a déclaré depuis qu’il était persuadé, en ce moment, que son compatriote devenait fou.

M. Fitzmaurice se mit en effet à danser, à chanter et à rire aux éclats. Il se livrait à une des gigues les plus vives et les plus fantastiques des matelots anglais.

« Dansez, dansez donc, » répétait-il à M. Keys.

À tout hasard, M. Keys suivit son exemple : il sauta de son mieux ; quant à rire ou chanter, ce fut pour lui chose impossible.

MM. Fitzmaurice et Keys devant les indigènes australiens pour sauver leur vie. — Dessin de Castelli d’après M. Fitzmaurice.


Ce spectacle inattendu surprit les Australiens. Quelques-uns baissèrent leurs armes, d’autres se penchèrent pour regarder. Les plus irrités d’entre eux continuaient à murmurer et à diriger la pointe de leurs javelines vers les deux Européens ; mais on ne les écoutait qu’à demi. Ces sauvages sont de grands enfants. Ils cherchaient à comprendre. Que faisaient là ces Anglais ? Que signifiaient ces sauts, ces trépignements, ces agitations des jambes, ces chants bizarres de M. Fitzmaurice ? Ils se témoignaient les uns aux autres leur étonnement et leur curiosité par de petits cris plus doux ; peu à peu ils rirent eux-mêmes et plusieurs s’assirent sur le roc. Les Australiens sont très-passionnés de danses, et celle-ci avait pour eux tout l’attrait de la nouveauté. Tandis qu’ils étaient ainsi à demi captivés, M. Fitzmaurice, qui ne perdit pas une minute son sang-froid, jetait, à travers sa chanson, quelques mots d’interrogation à M. Keys :

« Où sont nos fusils ?

— À trente pas vers la gauche.

— Tant pis, c’est à l’opposé de notre barque.

— Dois-je aller les prendre ?

— N’en faites rien. Dansez toujours. Approchons-nous peu à peu des fusils. Pas si vite : prenez garde. Essayons d’une ronde. »

Les indigènes, dès que les deux Anglais s’éloignaient de quelques pas, paraissaient soupçonner leur intention. Leurs murmures avertissaient M. Fitzmaurice.

« Revenons à nos instruments, dit-il, patience. »

M. Keys était en nage.

« Keys, si nous nous tirons d’ici, je suis sûr que vous vous rappellerez notre danse !

— Je puis bien le jurer, quel divertissement ! Mais nous ne nous en tirerons pas. Je suis tout à fait épuisé.

— Encore un peu de courage. N’avez-vous pas laissé une fiancée à Newport, Keys ? Dansez pour votre fiancée. Et la reine, dansez pour la reine. Et notre cher pays, dansez, dansez pour la vieille Angleterre ! »

En ce moment, on entendit au loin une sourde détonation. C’était un officier qui, à plus d’un kilomètre de là, tirait sur un megapodus tumulus, ce singulier oiseau qui, avec de la terre et des coquillages, construit des tumulus, quelquefois longs de vingt-cinq pieds et hauts de quatre ou cinq, pour y déposer ses œufs.

Il y eut un mouvement parmi les sauvages. MM. Fitzmaurice et Keys s’élancèrent sur leurs fusils et coururent vers le bateau. Trois ou quatre javelines sifflèrent près d’eux. On les poursuivit : ils s’échappèrent à force de rames. M. Keys avait bien envie d’envoyer une balle aux spectateurs qu’il avait tant amusés à contre-cœur. M. Fitzmaurice le détourna de ce premier mouvement : c’eût été peut-être un commencement d’hostilités funestes à l’expédition ou tout au moins à ses travaux.

M. Fitzmaurice a dessiné lui-même la scène étrange que nous venons de raconter, et c’est son dessin, placé comme frontispices en tête de la narration de ce voyage écrite par le commandant Lord Stockes[3], qui a servi de modèle à notre gravure.

Il ne faudrait rien conclure de ce récit contre le caractère des habitants indigènes de cette partie de l’Australie.

Quelques jours auparavant, le commandant du Beagle avait rencontré un vieillard, sa femme et leurs quatre enfants. Sa présence avait paru leur causer quelque frayeur. Il était parvenu à les rassurer, et il avait offert à la femme un mouchoir : elle lui avait donné en échange une grande feuille de palmier. Elle portait au cou un panier, en forme de bouteille, contenant des terres blanche et rouge avec lesquelles les Australiens se teignent le corps. Elle et son mari n’avaient pas toutes leurs dents : c’est la coutume d’en arracher plusieurs lors de la cérémonie du mariage ; mais les dents des quatre enfants étaient au complet. L’aîné, âgé d’environ quinze ans, portait un petit bâton à travers le cartilage de son nez. Le vieillard regardait avec une curiosité pleine de bonhomie le costume et les armes de l’officier anglais ; il exprima aussi un étonnement naïf à la vue de la barque et des rames dont les formes étaient si différentes des pirogues australiennes ou des bateaux des Malais. Le commandant eut l’idée de le conduire dans sa barque jusqu’au navire, et déjà le vieillard se prêtait à son désir, lorsque les vives prières de sa femme le retinrent au rivage. Le fils aîné allait prendre sa place, mais une troupe d’indigènes vint à passer, et l’un d’eux adressa des paroles énergiques à l’adolescent, qui se retira aussitôt près de son père. D’après la description que le commandant avait faite de cet homme, M. Fitzmaurice eut la conviction que c’était ce même sauvage qui avait excité la colère de ses compagnons contre lui et contre M. Keys.

Les indigènes australiens de cette contrée sont bien faits. Ils sont ordinairement nus et ne se ceignent les reins de branchages que lorsqu’ils vont aux endroits où ils veulent se mettre en rapport avec les Européens. Pendant les nuits les plus froides, ils se couchent sous le sable, d’où l’on est très-étonné de les voir sortir le matin. Parmi leurs instruments de musique, la narration du Beagle signale une sorte de flûte dont ils jouent avec le nez et qu’ils appellent ebroo.

E. C.


  1. Voy. sur l’Australie, t. II, 1860, p. 182, et t. III, 1860, p. 81.
  2. En 1826, le Beagle partit d’Angleterre avec l’Aventure et explora le détroit de Magellan, les côtes ouest de la Patagonie, la Terre de Feu. Les deux navires revinrent en Angleterre vers la fin de 1830. Le Beagle repartit au mois de décembre 1831, et explora l’Amérique méridionale, les principaux groupes d’îles du Pacifique, notamment les îles de la Société et une partie de l’Australie. Il était de retour en Europe dans l’automne de 1835. Il partit de nouveau pour l’Australie, en 1837. Ce troisième voyage s’est terminé en 1843.
  3. Discoveries in Australia with an account of the coasts and rivers explored and surveyed during the voyage of H. M. S. Beagle, in the years 1837-43, by Lork Stockes, commander, R. U. London, 1856.