Une tourmente de neige/Chapitre 2

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 198-204).


II


En ce moment on entendit derrière nous les clochettes de plusieurs troïkas : elles nous eurent bientôt rejoints.

— C’est la cloche des coulliers, dit mon yamchtchik, il n’y en a qu’une seule de ce genre au relais.

La cloche de la première troïka rendait en effet un son remarquablement joli. Le vent nous l’apportait très clairement, pur, sonore, grave et légèrement tremblée. Comme je l’appris par la suite, c’était une invention de chasseur : trois clochettes, une grande au milieu, avec un son qu’on appelle cramoisi[1], et deux petites, choisies dans la tierce. Cet accord de tierces et de quinte tremblée qui résonnaient dans l’air était d’un effet singulièrement saisissant et d’une étrange beauté au milieu de cette steppe solitaire et désolée.

— C’est la poste qui court, dit mon yamchtchik, quand la première troïka fut à côté de nous… Et dans quel état se trouve la route ? Peut-on passer ? cria-t-il au dernier des yamchtchiks.

Mais celui-ci stimula ses chevaux sans répondre.

Les sons de la cloche s’éteignirent brusquement, emportés par le vent, aussitôt que la poste nous eût dépassés.

Sans doute mon yamchtchik éprouva quelque honte :

— Et si nous allions, barine ? me dit-il. D’autres y ont bien passé. Et d’ailleurs leur trace est toute fraîche.

J’y consens ; nous faisons de nouveau face au vent, et nous glissons en avant dans la neige profonde. J’examine la route par côté, pour ne point perdre la trace laissée par les traîneaux de poste.

Pendant deux verstes, cette trace apparaît visiblement ; puis je ne remarque plus qu’une légère inégalité à l’endroit où ont mordu les patins. Bientôt il me devient impossible de rien distinguer : est-ce la trace des traîneaux ? Est-ce tout simplement une couche de neige amoncelée par le vent ? Mes yeux se fatiguent de cette fuite monotone de la neige sur les arbres, et je me mets à regarder droit devant moi.

La troisième borne de verste, nous la voyons encore, mais la quatrième se dérobe. Et, comme auparavant, nous allons dans le vent et contre le vent, à droite et à gauche, nous égarant si bien, que le yamchtchik prétend que nous sommes fourvoyés à droite, moi je soutiens que c’est à gauche, tandis qu’Aliochka démontre que nous tournons le dos au but.

À plusieurs reprises nous nous arrêtons. Le yamchtchik dégage ses grands pieds et part à la recherche de la route, mais sans succès. Moi-même je me dirige du côté où je pensais la retrouver ; je fais six pas contre le vent, et j’acquiers la certitude que partout la neige étend ses blanches couches uniformes, et que la route n’existait que dans mon imagination.

Je me retournai : plus de traîneau.

Je me mis à crier : « Yamchtchik ! Aliochka ! » mais je sentais que ces cris, à peine sortis de ma bouche, le vent aussitôt les emportait quelque part dans le vide. Je courus à l’endroit où j’avais laissé le traîneau : il n’était plus là. J’allai plus loin, rien. Je rougis de me rappeler le cri désespéré, suraigu, que je poussai encore une fois : « Yamchtchik ! » tandis que le yamchtchik était à deux pas. Il surgit tout à coup devant moi, avec sa figure noire, un petit knout, son grand bonnet incliné sur le côté, et me conduisit au traîneau.

— Estimons-nous heureux qu’il fasse doux, dit-il ; car s’il gelait, malheur à nous !… Dieu ! Petit père !…

— Laisse aller les chevaux, ils nous ramèneront, dis-je en remontant dans le traîneau. Nous ramèneront-ils, eh ! yamchtchik ?

— Mais sans doute.

Il lâcha les guides, fouetta trois fois de son knout le korennaïa[2], et nous partîmes au hasard. Nous fîmes ainsi une demi-lieue.

Soudain, devant nous, retentit le son bien connu de la clochette de chasseur. C’étaient les trois troïkas de tout à l’heure, qui venaient maintenant à notre rencontre ; elles avaient déjà rendu la poste, et s’en retournaient au relais, avec des chevaux de rechange attachés par derrière.

La troïka du courrier, dont les grands chevaux faisaient sonner la sonnette de chasseur, volait en tête. Le yamchtchik gourmandait ses chevaux avec entrain. Dans le traîneau du milieu, maintenant vide, s’étaient assis deux autres yamchtchiks, qui parlaient gaiement et à voix haute. L’un d’eux fumait la pipe ; une étincelle qui pétilla au vent éclaira une partie de son visage.

En le regardant, je me sentis honteux d’avoir peur, et mon yamchtchik eut sans doute la même impression, car nous dîmes tous deux en même temps : « Suivons-les ! »

  1. Traduction littérale.
  2. Cheval du milieu.