Une tourmente de neige/Chapitre 3

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 205-213).


III


Sans même laisser passer la troisième troïka, mon yamchtchik tourna, mais si gauchement qu’il heurta du brancard les chevaux attachés.

Trois de ceux-ci, faisant un saut de côté, rompirent leur longe et s’échappèrent.

— Vois-tu ce diable louche, qui ne voit pas où il conduit… sur les gens ! Diable !… cria d’une voix enrouée et chevrotante un yamchtchik vieux et petit, autant que j’en pus juger d’après sa voix et son extérieur, celui qui conduisait la troïka de derrière.

Il sortit vivement du traîneau et courut après les chevaux, tout en continuant de proférer contre mon yamchtchik de grossières et violentes injures.

Mais les chevaux n’étaient pas d’humeur à se laisser prendre. Un instant après, yamchtchiks et chevaux avaient disparu dans le blanc brouillard de la tourmente.

La voix du vieux retentit.

— Wassili-i-i !… amène-moi l’isabelle, car autrement on ne les rattra-a-apera pas !

Un de ses compagnons, un gars de très haute taille, sauta du traîneau, détacha et monta un des chevaux de sa troïka, puis, faisant craquer la neige, disparut au galop dans la même direction.

Nous, cependant, avec les deux autres troïkas, nous suivîmes celle du courrier qui, sonnant de sa clochette, courait en avant d’un trot relevé, et nous nous enfonçâmes dans la plaine sans route.

— Oh oui ! il les rattrapera, dit mon yamchtchik, en parlant du vieux qui s’était jeté à la poursuite des chevaux échappés… S’il ne les a pas encore rejoints, c’est que ce sont des chevaux emballés, et ils l’entraîneront à tel endroit que… il n’en sortira pas !

Depuis que mon yamchtchik trottait derrière la poste, il devenait plus gai et plus expansif ; et moi, n’ayant pas encore envie de dormir, je m’empressai d’en profiter.

Je me mis à le questionner : d’où venait-il ? qui était-il ? J’appris bientôt qu’il était de mon pays, du gouvernement de Tonia. C’était un serf du village de Kirpitchnoïé. Le peu de terre qu’il y possédait ne rapportait presque plus rien depuis le choléra. Il avait deux frères, le plus jeune était soldat. Ils n’avaient de pain que jusqu’à la Noël, et travaillaient comme ils pouvaient pour vivre. Le cadet, marié, dirigeait la maison. Quant à mon yamchtchik, il était veuf. Chaque année, il venait de leur village des artels[1] de yamchtchiks. Lui n’avait jamais auparavant fait ce métier, et c’était pour venir en aide à son frère qu’il s’était engagé à la poste. Il vivait là, grâce à Dieu, pour cent vingt roubles en papier par an, dont cent qu’il envoyait à sa famille… Cette vie lui conviendrait assez :

« Seulement, les coulliers sont trop méchants, et le monde est toujours à gronder par ici. »

— Pourquoi donc m’injuriait-il, ce yamchtchik-là ? Dieu ! Petit père ! Est-ce que je les lui ai fait partir exprès, ses chevaux ? Suis-je donc un brigand ? Pourquoi est-il allé à leur poursuite ? ils seraient bien revenus tout seuls. Il fatiguera ses chevaux et se perdra lui-même, répétait le petit moujik de Dieu.

— Qu’est-ce donc qui noircit, là-bas ? demandai-je en remarquant un point noir dans le lointain.

— Mais c’est un oboze[2]. Voilà comment il fait bon marcher, continua-t-il quand nous arrivâmes plus près des grandes charrettes, couvertes de bâches et roulant à la file… Regarde donc, on ne voit pas un homme, tous dorment. Le cheval intelligent sait lui-même où il faut aller ; rien ne le ferait dévier… Et nous aussi, fit-il, nous connaissons cela.

Le spectacle était étrange, de ces immenses charrettes, entièrement recouvertes de bâches, et blanches de neige jusqu’aux roues, et qui marchaient toutes seules. Dans la première charrette seulement, deux doigts soulevèrent un peu la bâche neigeuse ; un bonnet en sortit quand nos clochettes résonnèrent auprès de l’oboze.

Un grand cheval pie, le cou allongé, le dos tendu, s’avançait d’un pas égal sur la route unie ; il balançait, sous la douga[3] blanchie, sa tête et sa crinière épaisse ; quand nous fûmes à côté de lui, il dressa l’une de ses oreilles que la neige avait obstruée.

Après avoir roulé une demi-heure, le yamchtchik se tourna vers moi.

— Eh bien ! qu’en pensez-vous, barine ? Marchons-nous bien droit ?

— Je ne sais pas, répondis-je.

— Le vent soufflait d’abord par ici, le voilà maintenant par là… Non, nous n’allons pas du bon côté, nous errons encore, conclut-il d’une voix tout à fait tranquille.

On voyait que, malgré sa peur, il se sentait pleinement rassuré — en compagnie la mort est belle – depuis que nous allions en nombre ; et puis, il ne conduisait plus, il n’avait plus charge d’âmes. C’était de son air le plus calme qu’il relevait les erreurs des yamchtchiks, comme si la chose ne l’eût pas du tout regardé.

Je remarquai effectivement que parfois la troïka de tête m’apparaissait de profil, tantôt à gauche, tantôt à droite ; il me parut même que nous tournions sur un petit espace. Du reste, ce pouvait être une pure illusion de mes sens ; c’était ainsi qu’il me semblait parfois que la première troïka montait ou descendait une pente, alors que la steppe était partout uniforme.

Au bout de quelque temps, je crus apercevoir au loin, sur l’horizon, une longue ligne noire et mouvante, et bientôt je reconnus clairement ce même oboze que nous avions dépassé. La neige couvrait toujours les roues bruissantes, dont quelques-unes ne roulaient plus ; les gens dormaient toujours sous les bâches, et le premier cheval, élargissant ses narines, flairait la route et dressait l’oreille comme tantôt.

— Vois-tu comme nous avons tourné sur place ? Nous voici revenus au même point, dit mon yamchtchik mécontent. Les chevaux des coulliers sont de bons chevaux, ils peuvent les fatiguer ainsi sans but, tandis que les nôtres seront certainement fourbus, si nous marchons de la sorte toute la nuit.

Il toussota.

— Retirons-nous donc, barine, de cette compagnie.

— Pourquoi ? Nous arriverons bien quelque part.

— Où donc arriverons-nous ? Nous allons passer la nuit dans la steppe… Vois comme cela tournoie !

J’étais surpris que, bien qu’ayant visiblement perdu la route et ne sachant plus où il allait, le yamchtchik de tête, loin de rien faire pour se retrouver, poussât des cris joyeux sans ralentir sa course, mais je ne voulais pas les quitter.

— Suis-les ! dis-je.

Mon yamchtchik obéit, mais en stimulant son cheval avec encore moins d’entrain qu’auparavant ; et il n’engagea plus de conversation.

  1. Artel (association coopérative).
  2. Convoi de traîneaux ou de charrettes.
  3. Pièce de bois recourbée qui joint les deux brancards par-dessus la tête du cheval.