Une vieille fille/2

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Librairie de Achille Faure (p. 17-34).


II


Les premiers temps, Albert habita peu sa chambre. Ses cours à l’Académie, ses relations et ses promenades absorbaient toutes ses heures. Il voyait à peine son hôtesse, qui, toujours froide et silencieuse, semblait l’éviter. Mademoiselle Dubois vivait seule, et une femme du voisinage, qui faisait la chambre du locataire, venait seulement de temps à autre laver le linge et les appartements.

Un soir qu’Albert, accompagné de Samuel, rentra plus tard qu’à l’ordinaire, ils rencontrèrent au jardin, avec mademoiselle Dubois, la jeune personne qu’ils prenaient pour sa nièce, et Samuel sut engager une conversation qui devint aussitôt très-pleine, très-suivie, et à laquelle mademoiselle Pauline, la prétendue nièce, prit une fort grande part. Les deux jeunes gens furent étonnés d’apprendre qu’elle était la sœur de mademoiselle Dubois. Elle habitait chez son frère dans la rue de Bourg. Mademoiselle Pauline leur apprit en outre qu’elle était musicienne, qu’elle aimait la littérature, le dessin, la poésie, les plaisirs de la ville et les beautés de la campagne. Sa sœur écoutait, et mêlait de temps en temps à ce babillage quelques paroles graves et simples.

Depuis cette soirée, on échangea quelques mots en passant. Mademoiselle Pauline venait souvent le soir, et, quand le jeune Allemand rentrait de bonne heure, on faisait en causant quelques tours de jardin. Mais des deux femmes, il n’y avait que Pauline qui s’occupât d’être aimable. Soit maussaderie, soit tristesse, la sœur aînée se bornait à les suivre, ou rentrait aussitôt. En Suisse, les jeunes personnes ont presque autant de liberté que les Anglaises, et l’on n’a pas le droit de s’étonner en voyant un jeune homme et une jeune fille causer et se promener seuls ensemble.

Un Allemand, touriste en guenilles, vint frapper un jour à la porte de mademoiselle Dubois, demandant une aumône fraternelle. Albert alla chercher la moitié de ses vêtements, et la vieille fille donna son dîner. Quelque temps après, ayant fait une grande déchirure à son unique pantalon de coutil, Albert fut obligé de sortir, par une chaleur caniculaire, avec un pantalon de gros drap. Le lendemain, il trouvait le pantalon de coutil propre et repassé, sans la moindre apparence de déchirure. Il se crut obligé d’en remercier mademoiselle Dubois ; mais au premier mot qu’il prononça, elle répondit : Ce n’est rien ! sans vouloir en entendre davantage. Une nuit, qu’il ébranlait d’une toux opiniâtre les cloisons de sa chambre, il entendit à sa porte un coup léger. Il se leva et trouva sur le palier, à côté d’un bougeoir allumé, un pot de tisane chaude et sucrée. Mais, pour être bonne, l’hôtesse n’était ni gaie ni communicative, et Albert, qui depuis quelque temps restait de longues heures nu logis, devenait de plus en plus triste et se trouvait amèrement seul ; car ses espérances ne s’étaient pas réalisées. — Ses relations avec les jeunes gens de son âge ne lui avaient procuré aucun élève et lui avaient dépensé beaucoup de batz. Il était trop délicat pour recourir à la générosité de ses nouveaux amis ; Samuel voyageait en Bavière ; un dernier écu restait seul dans sa bourse, et il devait la location de sa chambre depuis deux mois.

Il ne sortait plus ; on le voyait accoudé sur sa fenêtre, immobile, absorbé. À l’heure des repas, il s’en allait quelquefois, et rentrait bientôt en cachant sous son paletot un objet rond, qui rappelait par la forme un pain de boulanger. C’était au point qu’il ne voyait pas mademoiselle Pauline passer dans le jardin, et qu’il ne paraissait pas l’entendre, même quand elle fredonnait quelques jolis airs.

Une après-midi de la fin d’octobre, Albert entendit frapper à sa porte ; il ouvrit : c’était mademoiselle Dubois.

— Je vous prie de m’excuser, dit-elle ; mon peu de fortune me rend nécessaire une somme de vingt francs, et je viens vous la demander.

L’étudiant rougit, balbutia un certainement ! qu’il s’efforçait en vain de rendre sonore, alla dans une direction, puis dans une autre, ouvrit un tiroir et dit :

Je ne sais pas si j’ai assez de monnaie… Le regard attentif de mademoiselle Dubois avait suivi tous ses mouvements.

— Qu’à cela ne tienne, dit-elle, ce sera pour une autre fois.

Elle sortait, mais Albert fit un effort et la rappela.

— Mademoiselle, dit-il avec résolution, je n’aurais pas dû garder cette chambre.

— Pourquoi cela ? demanda-t-elle d’une voix très-douce ; ne vous convient-elle plus ?

— Pardon, j’en suis très-content, mais…

— Vous quittez Lausanne ?

— Hélas ! dit-il, je ne puis savoir ce que je ferai.

— Eh bien, attendons que vous puissiez le savoir.

Elle sortait de nouveau. Albert courut après elle, et la voix rauque, les yeux pleins de larmes :

— Je dois vous avouer…, dit-il.

— Monsieur Albert, interrompit la vieille fille en lui tendant la main, avec un visage illuminé soudain par une bonté divine, je vous ai deviné tout à l’heure en voyant votre embarras, et vous n’avez point à rougir devant moi, qui suis pauvre aussi. Parlez-moi comme à une amie, je ferai mon possible pour vous être utile.

Albert, à certains égards, était plus jeune qu’on ne l’est d’ordinaire à vingt-cinq ans. Il prit la main qu’on lui tendait et fondit en larmes.

— Calmez-vous, lui dit mademoiselle Dubois d’une voix maternelle. À votre âge aucune situation n’est désespérée. C’est la solitude qui vous abat. Venez souper avec moi dans une heure, afin que nous puissions causer à l’aise de vos affaires, et d’ici là pensez que vous avez une amie.

Elle sortit, laissant Albert aussi étonné qu’ému de tant de bonté et de sympathie chez une femme si froide en apparence. Il se calma bien vite, selon la recommandation qu’elle lui avait faite, car toute sa nature ne demandait qu’à espérer et à aimer. Seulement, il fut honteux de la faiblesse qu’il avait montrée. Il lui sembla qu’il ne s’était pas conduit en homme, et il se promit de vivre désormais et, s’il le fallait même, de mourir en stoïque. Cependant il ne put se défendre de plaisir en songeant qu’il allait souper chaud et souper en compagnie, double agrément dont il n’avait pas joui depuis près d’un mois.

Mademoiselle Dubois reçut Albert dans un petit salon garni de vieux meubles, encore frais à force de propreté. Près d’une fenêtre, une table à ouvrage encombrée de rubans, de velours, de chenille et de passementerie, supportait encore un grand vase plein de réséda qui embaumait. Au milieu du salon trottait d’un petit air capable un moineau familier. Encore honteux des larmes qu’il avait versées, Albert ne trouva rien de mieux à dire que de parler de l’oiseau.

— Je n’aime pas la société des animaux, dit mademoiselle Dubois, mais j’ai trouvé ce moineau malade et blessé ; je l’ai guéri, et maintenant la pauvre petite bête ne veut plus me quitter.

En parlant ainsi elle lâcha par la fenêtre ouverte l’oiseau qui vola sur un arbre et revint aussitôt près de sa maîtresse.

— Il m’a forcé de l’aimer aussi, ajouta-t-elle, et vraiment ceux qui se plaignent de n’être pas aimés sont peut-être des égoïstes ; car c’est une loi de nature que l’on ne puisse pas se défendre d’aimer qui nous aime.

— Vous croyez ? dit Albert.

— Oh ! il y a bien quelques tristes exceptions. Mais en général, puisque nous nous plaignons tous de bonne foi les uns des autres, il faut donc qu’il y ait des façons involontaires de faire le mal.

— Vous jugez favorablement les hommes.

— Et de quel droit ferais-je autrement ? repartit la vieille fille. Puis-je me séparer d’eux ? Que je trouve fausse et ridicule cette façon de parler des hommes, comme si l’on n’était pas de l’humanité ! Quand chacun a dit son mot sur la méchanceté, l’inconstance ou l’aveuglement des hommes, il se trouve que tout le monde a parlé. Et si tout le monde a raison, conclut-elle en riant, il faut bien que tout le monde ait tort.

— Quelle philosophe vous êtes ! dit Albert.

— De quoi faut-il que je vous parle ? répondit-elle d’un ton enjoué. Vous êtes mon hôte, et je ne puis rester bouche close devant vous. Si vous étiez mon hôtesse, je vous parlerais de modes, de ménage et de broderie ; si j’étais votre camarade, vous m’entretiendriez de tir, de chasse, de vins ou de chevaux. Mais d’homme à femme on ne peut, il me semble, parler que raison, littérature ou sentiment.

— C’est vrai, dit Albert ; et d’après cela il est bien dommage que les hommes et les femmes se tiennent à part le plus souvent.

— Assurément, dit en souriant mademoiselle Dubois. Mais, je vous prie, mettons-nous à table ; après, nous causerons comme de vieux amis.

Le souper se composait de deux plats fort ordinaires, mais excellents, et de café, boisson fade et claire décorée de ce nom, mais toute particulière à la Suisse, où elle forme la base de l’alimentation du peuple. Albert soupa en homme qui n’avait pas dîné. Son hôtesse était engageante sans importunité, et causait si bien, qu’en l’écoutant, il se demandait comment il était possible que ce fût là cette même femme qu’il avait prise jusqu’alors pour un automate. Ce qui l’étonnait encore, c’était la mobilité de ses traits jusqu’alors inflexibles, et une grâce pénétrante qu’il n’aurait jamais soupçonnée dans une personne si froide qu’elle en paraissait revêche. Évidemment, elle voulait le mettre à l’aise ; mais évidemment aussi elle ne faisait pour cela aucun effort et se laissait aller à son naturel. Au dessert, elle demanda à son convive :

— Seriez-vous orphelin M. Schæffer ?

— Je le suis de fait, répondit-il. J’ai perdu ma mère quand j’étais encore enfant, et une marâtre m’a privé de l’affection paternelle. Mon père est agriculteur dans le canton d’Appenzell. Son intention était de me vouer aux travaux de la ferme. Je lui aidais de bon cœur ; mais une passion irrésistible m’entraînait vers l’étude, et je m’enfuyais souvent avec un livre dans la forêt. La nuit, je lisais encore à la clarté de la lune, ou bien je m’éclairais d’informes chandelles que je faisais moi-même avec la résine des sapins. À cause de cela, mon père me maltraitait ; sa femme suivait son exemple, et mon cœur se brisait le soir quand, du coin où j’étais, je les voyais caresser leurs enfants autour du foyer. Le régent et le pasteur m’aidaient de leur mieux ; ils m’ont prêté leurs livres, ils m’ont enseigné ce qu’ils savaient, et remontraient souvent à mon père qu’il devait me laisser suivre ma vocation. Enfin, mon père a consenti à me donner quelque argent et à me laisser partir ; mais il m’a défendu formellement de jamais revenir chez lui. Et je mourrais plutôt que d’y retourner.

— Vous êtes vraiment orphelin, dit mademoiselle Dubois d’une voix émue. Mais, croyez-moi, vous avez été jusqu’ici trop malheureux pour que vous ayez à l’être encore. Dieu vous a préparé par la souffrance à mieux goûter un bonheur que sa justice vous doit. Espérez.

— J’espère depuis que vous m’avez tendu la main, dit Albert. Maintenant, vous me l’avez assuré, j’ai une amie, je ne suis plus seul, et c’est un bonheur qui me fait espérer tous les autres.

— Je vis très-retirée, comme vous l’avez vu. Mais par ma famille, qui est assez nombreuse et qui a de bonnes relations, j’espère vous procurer quelques élèves. En attendant, voici un arrangement que j’ai imaginé et qui, s’il vous convient, me sera fort agréable. Moyennant trente francs par mois, que vous payerez plus tard, vous pourriez partager mon frugal ordinaire, et cela vous suffirait, en attendant mieux.

— Vous êtes l’ange de la bienfaisance ! s’écria le jeune Allemand transporté. Mais non, je ne puis, je ne dois…

— Pourquoi ?… Ah ! je vous en prie, pas de cérémonies avec moi qui n’en sais faire aucune. Prenez-le comme vous voudrez : un marché fait entre débiteur et créancier, ou bien un échange de services entre amis.

— Un échange de services ? Mais que ferai-je pour vous moi ?

— Eh ! ne devinez-vous pas combien je suis heureuse d’être utile, de pouvoir, moi, créature si chétive jusqu’ici, car j’ai pu malaisément me suffire à moi-même, de pouvoir influer sur l’avenir d’un homme plein de valeur, je le crois ? Monsieur Schæffer, mettez-vous en idée dans une situation où vous seriez assez fort, assez puissant pour donner du bonheur à un autre. Ne sentez-vous pas que vous seriez beaucoup plus heureux de rendre un pareil service que vous ne l’êtes à présent de le recevoir ?

— C’est vrai !

— Eh bien, remerciez-moi si vous voulez ; je vous remercierai à mon tour, et nous serons quittes.

— Permettez-moi une question, dit le jeune homme en montrant sur la table à ouvrage un porte-journaux commencé, au milieu d’un amas de laines, de velours et de perles, ces ouvrages de luxe, vous ne les faites pas pour vous ?

— Non, répondit-elle, je ne pourrais vivre sans travailler un peu.

— Et à cause de moi, n’est-ce pas ? vous travaillerez beaucoup ? dit Albert ému jusqu’aux larmes.

— Ne vous inquiétez pas, dit-elle un peu confuse.

Albert prit sa main, la serra expressivement, et lui dit :

— Nous sommes amis pour toujours !

Il acheva la soirée chez elle, et remonta dans sa chambre, heureux comme s’il eût retrouvé sa mère. Il se disait : Quelle noble et étrange femme ! Et par quelle raison cache-t-elle tant d’esprit et tant d’âme sous un masque de glace ? En même temps qu’il s’attachait à elle par la reconnaissance, elle le préoccupait comme une énigme.

La semaine suivante, Albert avait deux élèves, dont l’un était parent de mademoiselle Dubois. Un mois après, il en eut deux autres. Cela lui rapporta environ quinze francs par semaine. Il se trouva très-heureux. Il est, entre autres, un plaisir qu’ignorent les riches, celui que procure le premier argent gagné. Non-seulement Albert pouvait suffire à ses besoins, mais il avait du loisir ; il ne désira plus rien. L’amitié de mademoiselle Dubois lui devenait chaque jour plus précieuse et plus chère. Outre ses sollicitudes maternelles pour Albert, l’esprit pénétrant de cette femme, sa sensibilité et son jugement initiaient le jeune montagnard à l’entente de la vie réelle, en même temps qu’ils l’éclairaient dans la recherche de l’idéal. Il était de nature plus aimante qu’inquiète ; il se trouvait heureux, lui qui n’avait pas joui des affections de famille, de n’avoir point à éparpiller ses heures en mille endroits et de posséder un intérieur réchauffé par la présence d’une amie.

Le goût naturel de l’indépendance, joint aux abus de pouvoir de la famille, fait aimer à la plupart des jeunes gens cette vie de bohème où l’on a son couvert ici et son gîte là-bas, ailleurs son travail et plus loin ses plaisirs. Mais beaucoup cependant sentent combien est triste le soir, au retour, la chambre silencieuse et sans lumière, où, pour que le feu pétille dans l’âtre, il faut d’abord l’allumer. Albert trouvait sur sa table chaque jour un bouquet fraîchement cueilli, gage d’affection, qui par un plaisir lui rappelait un bonheur. Amoureux de la nature, il vagabondait quelquefois en poëte et en écolier. Il jouissait de la vie, tout en aspirant à des jouissances supérieures, — ce qui est la seule manière humaine d’être heureux.