Une voix du Père-Lachaise/Fosses communes

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Une voix du Père-Lachaise ou ses inscriptions jusqu’en 1853
Chez l’auteur, rue de la Roquette, 136, et chez les concierges et les conducteurs du cimetière (p. 194-205).


FOSSES COMMUNES.





La plus grande partie des 64, 65, 66, 67, 68, 69 et 70mes divisions est occupée, ou près de l’être par cette invasion journalière de décès des quatre arrondissements respectifs qui ont droit d’y être inhumés. Ainsi s’il y a, comme nous comptons, trente enterrements par jour, les deux tiers prennent cette direction ; croirait-on que sur vingt, il n’y a que six ou sept grands corps, ou treize ou quatorze enfants au-dessous de sept ans ! statistique que le garde de service a eu l’obligeance de me procurer.

On ne peut aborder cet amas imposant de croix noires, sans éprouver une vive émotion ; la vue générale de cette masse, où le noir, le blanc dominent, ne s’est jamais produite depuis que le cimetière existe : c’est le 5 mai 1849, que l’on a commencé ce vaste carré, par A. REGNIER, âgé de 48 ans, et Virginie SCHMIDT, née en 1847, décédée le 5 mai 1849. Voilà donc trois ans et demi que l’on ne cesse d’y apporter de nouvelles victimes du temps. Rien n’est plus touchant que ce coup d’œil, nulle part vous ne trouverez un aspect aussi lugubre, enfin, on est à la fois saisi et frappé d’interdiction. Si vous avez la force d’entrer dans ces sentiers qui séparent les tranchées, montez jusqu’aux dates de juin, juillet 1851, vous vous trouverez stupéfait, presque anéanti, vos sens se glaceront de surprise. Des figurines représentant des anges suppliant le ciel, des Vierges répandant des bénédictions, vous les voyez partout, dans des châsses, dans les jardins entourés de fleurs, quelquefois abritées du soleil par des acacias boule ou des saules pleureurs ; les rosiers du Bengale s’efforcent d’embellir, d’égayer ce funèbre séjour. Analyser tout ce qui mériterait de l’être, c’est impossible ; seulement disons qu’il ne faut pas désespérer de la religion en France. Aujourd’hui 26 septembre 1852, j’y suis venu pour consigner quelques remarques que je pourrai faire, puisque je ne me suis pas engagé de ne point parler de cette intéressante multitude. Il est huit heures du matin, j’ai commencé par les deux décès sus-mentionnés, j’entre au milieu des nombreux sillons : j’aperçois une femme qui arrange des fleurs ; plus haut je rencontre trois jeunes filles vêtues de noir qui ont l’air de chercher quelqu’un ; un homme s’en retourne avec un arrosoir vide ; plus loin, un second tire une ficelle de sa poche pour attacher une couronne blanchi à une vingtaine d’autres. A quelques pas en redescendant, j’entends ! As-tu une vis ? en voilà une, où est le marteau ? C’étaient deux jeunes gens en blouse, qui réparaient un entourage, à genoux par terre, ne craignant point la rosée ; je rencontre un autre homme et une femme, donnant la main à un enfant qui marchait avec peine, c’était lui qui portait une couronne de vingt centimes.

Et l’on dira qu’il n’y a pas de religion chez un tel peuple !…

Qui est-ce, parmi tant que nous sommes, capables de remplir des devoirs aussi glorieux ? on ne peut s’y méprendre, ce ne sont pas là des simagrées, des momeries, ce sont des convictions profondes, des sentiments élevés, la vraie noblesse dont parle M. le comte de Zeller, dans le livre cinquième.

Qui est-ce qui, je vous le demande, va voir ses parents au cimetière avant de déjeuner ? vous le savez maintenant. Loin de moi pourtant de vouloir dire que les riches n’y viennent pas. Dieu me garde de rien prononcer d’offensant pour personne ; je dirai seulement que beaucoup de gens ont été blessés de l’épithète injurieuse que l’on a adressée à une classe intéressante sous différents rapports que l’on a traitée de vile multitude, mots déplacés assurément, échappés dans un instant où la haine des partis était à son comble.

Mais comme la multitude possède aussi sa quintessence, il faudrait croire que c’était de sa plus mauvaise partie qu’on voulait parler.

Nous savons donc que plus de la moitié des décès est fournie par des enfants en bas âge, c’est-à-dire au-dessous de sept ans. Maintenant est-ce qu’il ne serait pas possible de découvrir la cause de cette surprenante disproportion ? ne viendrait-elle point des parents qui souffrent, du malaise qu’ils éprouvent ? Il y a vraiment là de quoi occuper quelques économistes, car la matière de ces investigations en vaut la peine, elle touche au plus grand intérêt d’une nation éclairée. La source principale de ce mal, qui tend à affaiblir la génération présente, est quelque part sans doute. Eh bien ! qu’on la cherche, que l’on en fasse la découverte, ce qui me paraît facile, puisque l’on en a déjà tant fait de bien importantes qui avaient paru incertaines jusqu’alors, et qui prouvent évidemment qu’à force de recherches et d’épreuves, on arrive à une conclusion satisfaisante.

Oui, la cause de ce ravage dans les jeunes familles doit provenir, au moins en partie, des privations que les pères et mères supportent, des douceurs qu’ils ne connaissent point. Comment attendre d’eux des enfants forts et solides ?…

Non, il ne faut pas toujours juger sur les apparences, pas plus les sépultures que tout autre chose ; mille exemples nous prouveraient le contraire, nous donneraient un démenti formel ; nous devons savoir que l’on juge rarement du fruit d’un arbre par son écorce, qu’il y a beaucoup de livres intéressants sans être dorés sur tranche ; voyez l’Encyclopédie de l’ancien évêque de Meaux, les voyages du capitaine Cook, le Dictionnaire de l’Académie et tant d’autres. Je crois qu’il ne peut en être autrement des hommes, morts ou vivants. Là où l’on voit un simple monument, un entourage de bois rustique, repose quelquefois un grand personnage, témoin la tombe que fit construire Chateaubriand près Saint-Malo ; je prends cette date comme des plus récentes, je pourrais sans sortir de ce fatal enclos en citer plusieurs encore, cela me mènerait trop loin ; d’ailleurs, l’intelligence du lecteur le sait tout aussi bien que moi.

Puisque nous parlons des fosses communes, de ce champ d’asile pour le malheur, reconnaissons du moins qu’il y a parmi cette réunion de plus de 25,000 corps des trois années et demie, quelques personnes honorables, douées d’un intellect profond, même supérieur à beaucoup d’entre nous ; je veux dire des hommes de lettres, des auteurs, des artistes, des négociants malheureux, trop honnêtes pour avoir fait le métier d’intrigants, trop généreux pour amasser une grande fortune ; des ouvriers laborieux, économes, dont les capacités de leur esprit égalaient la bravoure de leur courage. Allez demander aux autres nations ce qu’elles pensent d’eux sur les marchés lointains !…

La mission que je m’impose n’est pourtant pas de révéler ce que j’éprouve, en présence du sujet qui m’occupe, mais je ne puis m’empêcher de répéter à qui voudra l’entendre que là reposent de grandes infortunes, abandonnées par leurs semblables !

Désirée-Julie DELETTRE, décédée le 4 août 1852, à l’âge de 17 mois.

Enfant chérie ! t’élever était notre ambition, et nous ne pouvons te regretter autant que tu fus aimée, cher petit ange ! Prie Dieu pour nous.




Marie-Joséphine CARO, le 5 juillet 1852, à l’âge de 4 ans.

Dors en paix ! O ma fille ! le ciel a permis que tu vécusses pour nous consoler de la perte de ta sœur Victoire qui t’a précédée d’un mois dans la tombe.




Sur la tombe d’un comte enterré à la fosse commune :

Désiré de C., décédé le 22 janvier 1852, à l’âge de 36 ans.
Brillait sur son berceau l’étoile du bonheur.
Mais un cruel destin l’a couvert de nuage,
Il ne reste pour lui que celle du malheur,
Il sut le supporter avec calme et courage.




Quoique les croix et les entourages de bois soient aussi bon marché que possible, ils sont toujours chers pour ceux qui n’ont pas d’argent, et qui demandent souvent un délai pour payer une croix de deux francs ; les lettres qui sont peintes ne coûtent pas beaucoup, mais elles sont trop dispendieuses pour ceux qui n’ont rien.

On voit une bercelonnette d’osier, qui sert d’entourage, avec une simple croix au milieu : Adrienne LÉCOULANT. Ce n’est pas l’économie qui est cause de cette épitaphe laconique, c’est la pénurie sans doute ; mais elle est expressive, touchante, en même temps que pénible, c’est tout !

Que voulez-vous ! ainsi va le monde, chacun ne peut pas mettre 40,000 fr. à une chapelle. Nous avons enterré, il y a peu de jours, un bienfaiteur de l’humanité, dont le nom restera dans le souvenir de beaucoup de gens : sa tombe ne ressemble pas à celle de l’opulence, mais ses titres ne peuvent être oubliés : Edme CHAMPION, le Petit Manteau bleu, né en 1764, décédé le 2 juin 1852. Si cet homme de bien était mort à Paris, nous aurions vu les trois quarts des malheureux suivre son corbillard, l’accompagner de bénédictions ; en effet, c’est une perte sensible pour tous ceux qui le connaissaient, qui savaient apprécier la bonté d’un cœur toujours ouvert à l’indigence ; il ne se contentait pas de donner à droite et à gauche, il allait lui-même porter des secours à domicile, s’assurait en même temps si ceux qu’il soulageait méritaient de l’être : que de chaussures, que de pains de deux kilogrammes n’a-t-il pas procurés à des familles entières, nombreuses, sauvées d’une inanition certaine ! De tels hommes doivent être regrettés, puisque le nombre de leurs semblables est si minime. Distribuant lui-même ses bienfaits, il pouvait découvrir si ceux qui sollicitent la charité ne trompent point la bienfaisance, s’ils ne surprennent point la religion d’autrui, s’ils ne détournent enfin le bien destiné au plus méritant ; car il n’est malheureusement que trop vrai que les secours se trouvent éconduits ; des abus, l’astuce la plus odieuse se mêlant de spéculer sur ces moyens sacrés, que l’infortune seule doit attendre ; tandis que d’autres, d’un caractère droit, élevé, sobres de procédé, sont aux prises avec la misère, cette affreuse et horrible figure, qui poursuit partout celui qui est à plaindre, le suit pas à pas jusqu’à ce que non-seulement elle lui ait enlevé les moyens de se vêtir, mais lui ôte encore l’espérance du plus frugal repas. Heureux sont ceux qui n’ont jamais de démêlé avec cette vilaine, qui fuit le luxe, et que le dîner le moins splendide fait déguerpir.

Non, elle ne se complaît qu’à martyriser, qu’à ravager, qu’à fureter jusque dans les greniers, les mansardes, cherchant s’il n’y a pas quelques nouvelles créatures à dévorer. Espérons néanmoins qu’un jour viendra où les ingénieurs de notre temps découvriront les moyens propres à barrer le passage à sa déplorable influence. J’en connais un qui possède à lui seul une force considérable, au physique souriant, à la voix argentine, lequel, dégagé des étreintes de la cupidité et de celles de l’égoïsme, rendrait des services immenses, je veux dire le superflu, rempli de bonnes intentions, et qui se trouve séquestré par la parcimonie de quelques-uns, compromettant la tranquillité de tous. Je voudrais savoir ce que diraient les habitants du jardin de la France, la Touraine, ceux de Paris et de Rouen, si quelques particuliers s’avisaient de détourner le cours de la Loire et celui de la Seine dans leurs sordides intérêts ? c’est une simple question que je me pose et que je soumets au jugement d’un arbitre consciencieux ; il y a toute probabilité que ces parages seraient dans un état d’agitation continuelle 1 Eh ! pourquoi ? on le devine immédiatement.

Un citoyen de Genève (ce n’est pas de M. de Saussure, qui eut l’insigne courage de gravir le Mont Blanc, que je veux parler, c’est de l’auteur d’Émile), dit quelque part : « Le plus grand des Princes ou des Rois n’est pas toujours celui qui gagne les grandes batailles, c’est celui qui rend son peuple heureux. »

J’aurais voulu ne parler ni de guerre ni de révolution dans mon petit ouvrage, mais je m’y trouve conduit par les faits, puis, je me demande : Quel est donc le motif, la cause première d’un soulèvement populaire ? ne serait-ce point la faute des gouverneurs ou des gouvernés ? c’est de l’un ou de l’autre, peut-être que l’insouciance des uns et les prétentions exorbitantes des autres, créent cette dangereuse électricité que l’on appelle guerre civile. Il n’y a pas le moindre doute que c’est là que le mal prend naissance ; il faudrait donc l’extirper dans sa racine, pour prévenir les menaces de son extension. Comment s’y prendre ? me dira-t-on. C’est de désarmer le mécontentement légitime partout où il pourrait exister, faire droit aux justes réclamations, ne jamais écouter cet esprit de vengeance qui, malheureusement, anime nos mauvaises actions, et prendre pour symbole celle magnifique devise : Vox populi, vox Dei.

D’autres devraient aussi ne pas prétendre à une suprématie déraisonnable, en invoquant à chaque minute : Liberté, Égalité, Fraternité. Pour ma part, je serais enchanté que l’on réalisât tout ce que ces beaux mots signifient ; mais j’avoue sans hésiter que ce serait une très-grande insulte faite au raisonnement de la logique de notre temps, que de croire aux bienfaits, à la réalisation de tout ce que promettent ces dogmes : trinité admirable en théorie ; mais soyons conséquents dans nos prétentions : comment attendre l’effet d’un remède quand l’application devient impossible ? à quoi sert un appareil sans emploi ? Oui, la liberté telle qu’on la voyait sur les corps de garde, liberté et ordre public, celle-là peut être admise, liberté, according to the law, selon la loi, rien de mieux ; mais une liberté qui permet à un homme de dire à un autre : Tu ne passeras pas, tu vas venir avec moi, bon gré, mal gré, prendre une arme quelconque pour tuer celui qui me déplaît, celui qui est emmené n’aurait pas le même droit de répondre : Je ne veux pas, vos querelles ne me regardent point, laissez-moi passer, j’ai des affaires d’un tout autre intérêt. Voilà l’effet d’une liberté mal définie, mal comprise, dont beaucoup abusent dans les discordes civiles au point de compter pour rien la vie de leur voisin. La liberté de prendre la société à la gorge sans qu’elle ait, elle aussi, la liberté de se défendre !…

Égalité, mot tout à fait juste, si celui qui a mis six jours à créer le monde n’avait pas voulu qu’il en soit autrement ; examinons ce qui nous entoure, dans l’ordre physique ainsi que dans l’ordre moral, dans les espèces, les règnes minéral, végétal mêmes ; est-ce qu’il y a identité, parité ? Allons plus loin, traversons les mers, voyageons à travers des pays connus, nous chercherions l’égalité en vain ; et nous voudrions, nous qui passons pour des gens érudits, supposer que cela est dans le domaine de la possibilité ! c’est injurier notre connaissance que d’y ajouter la moindre hypothèse. Il n’y a qu’une chose, et encore je ne voudrais pas être témoin de l’essai, ce serait de jeter la société dans un creuset et de la créer sous une nouvelle image : mais, une autre difficulté se présenterait à l’instant, celle de trouver quelqu’un pour corriger ces essais. Abandonnons ces espérances trompeuses, décevantes, faites pour égarer ceux qui n’ont pas le mérite du discernement qui doit les distinguer…

Fraternité, expression admirable, philanthropique au plus haut degré, c’est elle qui me paraîtrait moins susceptible de ridicule, dans ses effets plus en rapport avec une rhétorique saine ; là je ne vois pas de danger ; que l’on s’aime, se seconde, s’estime les uns les autres, l’Écriture sainte nous appelle ses frères ; malheureusement, l’esprit humain est trop défectueux pour qu’on doive attendre de lui quelques perfections ; jaloux, envieux dans son essence, orgueilleux, ambitieux, méchant même jusqu’à sacrifier le bien-être d’autrui pour l’injuste satisfaction de sa convoitise. Avec un élément aussi vicieux, je suis fâché de le prédire, nous n’arriverons jamais à la réalisation du bonheur de tous. Tâchons de nous contenter du sort que la nature nous a fait, ou essayons par notre patience d’en supporter le fardeau jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de reconnaître l’injustice qui nous a été faite dans le partage des biens, des jouissances d’ici bas : de lui seul nous devons attendre le bon, la récompense, car celui qui lutte contre sa destinée sera vaincu ; telle est la volonté suprême du Créateur de l’Univers.