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(F. Joullain Sculp.)
Cyrus consulte Daniel.





A MONSEIGNEUR
LE DUC
DE SULLY,
PAIR DE FRANCE, &c.


MONSEIGNEUR,


Le dessein de cet Ouvrage est de peindre tous les caracteres d’une vertu simple & aimable, d’une ame délicate & noble, d’un esprit juste qui saisit les grandes verités par goût & par sentiment. Un tel Ouvrage vous appartient de droit, & mon cœur devoit cet hommage à l’amitié dont vous m’honorez : C’est par Elle que je jouis de cette paix, de cette liberté, & de ce doux loisir si propre & si nécessaire pour les productions de l’esprit. Daignez agréer cette marque de ma vive reconnoissance, & du profond respect avec lequel je suis,

MONSEIGNEUR,
Votre très-humble & très-obéissant
serviteur. Ramsay.


PREFACE.


XENOPHON ne parle point dans sa Cyropedie, de tout ce qui est arrivé à Cyrus depuis sa seiziéme jusqu’à sa quarantiéme année. J’ai profité du silence de l’antiquité sur la jeunesse de ce Prince pour le faire voyager, & le récit de ses voyages me fournit une occasion de peindre la Religion, les Mœurs, & la Politique de tous les Pays où il passe ; aussi-bien que les principales Révolutions qui arriverent de son temps en Égypte, en Grece, à Tyr, & à Babylone.

On verra par le Discours qui est à la fin de cet Ouvrage, que je n’ai rien attribué aux Anciens sur la Religion qui ne soit autorisé par des passages très-formels, non seulement de leurs Poëtes, mais encore de leurs Philosophes.

Je me suis écarté le moins que j’ai pû de la Chronologie la plus exacte. M. Freret Membre de l’Académie des Inscriptions, m’a écrit une Lettre, où il traite cette matiere avec une précision & une clarté ausquelles je n’aurois pû atteindre facilement. On trouvera cette Lettre dans le second volume.

La seule liberté que je me suis permise, est de jetter dans mes Episodes Historiques des situations, & des caracteres, pour rendre ma narration plus instructive & plus interessante.

A l’égard du stile, j’ai voulu imiter l’Historien plûtôt que le Poëte ; je me sens incapable de répandre dans un Ouvrage les beautés de la Poësie Grecque & Latine : Tout effort de cette espece seroit inutile, & même téméraire, après l’Auteur du Telemaque.


APPROBATION.


J’AI lû par l’ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, un Manuscrit intitulé, la Nouvelle Cyropedie, ou les Voyages de Cyrus. Cet Ouvrage m’a paru très-digne de l’impression. Sous les agrémens de l’Histoire, & de la Fable, il renferme avec art d’excellentes instructions de Morale, de Politique, & de Religion propres à former l’esprit & le cœur d’un jeune Prince. On y reconnoît par-tout l’habile disciple d’un grand Maître. Fait à Paris le 5 d’Avril 1727.


SAURIN.


PRIVILEGE DU ROY.


LOUIS PAR LA GRACE de Dieu, Roy de France et de Navarre : A nos amez & féaux Conseillers, les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand-Conseil, Prevôt de Paris, Baillifs, Sénéchaux, leurs Lieutenans Civils, & autres nos Justiciers qu’il appartiendra : Salut. Notre bien amé le Sieur de Ramsay, Nous ayant fait remontrer qu’il souhaiteroit faire imprimer & donner au Public, la Nouvelle Cyropedie, ou les Voyages de Cyrus, s’il Nous plaisoit lui accorder nos Lettres de Privilege sur ce nécessaires, offrant pour cet effet de la faire imprimer en bon papier & beaux caracteres, suivant la feuille imprimée & attachée pour modéle sous le contre-scel des Presentes : A ces causes voulant traiter favorablement ledit Sieur Exposant, Nous lui avons permis & permettons par ces Presentes, de faire imprimer ladite Nouvelle Cyropedie, ou les Voyages de Cyrus en un ou plusieurs volumes, conjointement ou séparément, & autant de fois que bon lui semblera sur papier & caracteres conformes à ladite feuille imprimée & attachée pour modéle sous notredit contre-scel, & de le faire vendre & débiter par tout notre Royaume pendant le temps de quinze années consécutives, à compter du jour de la datte desdites Presentes. Faisons défenses à toutes sortes de personnes de quelque qualité & condition qu’elles soient, d’en introduire d’impression étrangere dans aucun lieu de notre obéïssance ; comme aussi à tous Libraires, Imprimeurs, & autres, d’imprimer, faire imprimer, vendre, faire vendre, debiter ni contrefaire ledit Ouvrage ci-dessus specifié en tout ni en partie, ni d’en faire aucuns extraits sous quelque prétexte que ce soit, d’augmention, correction, changement de titre ou autrement sans la permission expresse & par écrit dudit Sieur Exposant ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de trois mille livres d’amende contre chacun des contrevenans, dont un tiers à Nous, un tiers à l’Hôtel-Dieu de Paris, l’autre tiers audit Sieur Exposant, & de tous dépens, dommages & intérêts : A la charge que ces Presentes seront enregistrées tout au long sur le Registre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris dans trois mois de la datte d’icelles ; que l’impression de cet Ouvrage sera faite dans notre Royaume, & non ailleurs, & que l’impétrant se conformera en tout aux Reglemens de la Librairie, & notamment à celui du 10 Avril 1725 ; & qu’avant que de l’exposer en vente le Manuscrit ou Imprimé qui aura servi de copie à l’impression dudit Ouvrage ci-dessus exposé sera remis dans le même état où l’Approbation y aura été donnée ès mains de notre très-cher & féal Chevalier Garde des Sceaux de France, le Sieur Fleuriau d’Armenonville Commandeur de nos Ordres ; & qu’il en sera ensuite remis deux Exemplaires dans notre Bibliothèque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, & un dans celle de notre très-cher & féal Chevalier Garde des Sceaux de France, le Sieur Fleuriau d’Armenonville Commandeur de nos Ordres, le tout à peine de nullité des Presentes. Du contenu desquelles vous mandons & enjoignons de faire jouir ledit Sieur Exposant ou ses ayans cause pleinement & paisiblement, sans souffrir qu’il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons que la copie desdites Presentes qui sera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dudit Ouvrage soit tenue pour dûement signifiée, & qu’aux copies collationnées par l’un de nos amez & féaux Conseillers-Secretaires foi soit ajoutée comme à l’original. Commandons au premier notre Huissier ou Sergent de faire pour l’execution d’icelles tous actes requis & nécessaires sans demander autre permission, & nonobstant clameur de Haro, Charte Normande & Lettres à ce contraires : Car tel est notre plaisir. Donné à Paris le huitiéme jour du mois de May, l’an de grace mil sept cent vingt-sept, & de notre Regne le douziéme. Par le Roy en son Conseil. SAINSON.

Registré sur le Registre VI. de la Chambre Royale & Syndicale des Imprimeurs & Libraires de Paris, No. 644. fol. 517. conformément aux Reglemens, confirmez par celui du 28 Février 1723. A Paris le 9 May 1727.

Signé, BRUNET, Syndic.


LES VOYAGES
DE
C Y R U S.

LIVRE  PREMIER.


LES Assyriens avoient étendu pendant plusieurs siécles leur domination sur toute l’Asie : Leur Empire fut enfin détruit par la mort de Sardanapale.[1] Arbace Gouverneur de la Medie se ligua avec Belesis Gouverneur de Babylone, pour détrôner ce Monarque effeminé : Ils l’assiégerent dans sa capitale, l’obligerent à se brûler dans son Palais, & partagerent ensuite ses Etats. Arbace eut la Medie, & toutes ses dependances ; Belesis la Chaldée, & tous les pays voisins. Ninus heritier de l’ancien Empire, continua de régner à Ninive.[2] On vit ainsi s’élever des débris de la puissance des Assyriens, trois Monarchies fameuses, dont les Rois s’établirent à Ninive, à Ecbatane, & à Babylone.

Les successeurs d’Arbace firent bien-tôt des progrès considérables, & rendirent tributaires plusieurs peuples voisins, entre-autres ceux de la Perside.

Telle étoit la situation de l’Asie à la naissance de Cyrus. Son pere Cambise étoit Roy des Perses. Mandane sa mere étoit fille d’Astyage Empereur des Medes.

Il fut élevé dès sa tendre jeunesse suivant les usages de l’ancienne Perse. On y accoutumoit les jeunes gens à une vie dure ; la chasse & la guerre faisoient leur unique occupation : Mais se fiant trop à leur courage naturel, ils négligeoient l’art & la discipline militaire.

Les Perses étoient encore grossiers, mais vertueux : Ils n’avoient point les connoissances qui polissent les mœurs & l’esprit ; mais ils possedoient la science sublime de se contenter de la simple nature, de mépriser la mort pour l’amour de la Patrie, & de fuir tous les plaisirs qui énervent l’ame, en amollissant les corps.

On élevoit les jeunes gens dans des Ecoles publiques, où ils étoient accoutumés de bonne heure à la connoissance des Loix, à prononcer des Jugemens, & à se rendre mutuellement justice. On découvroit ainsi dès la plus tendre jeunesse, leur pénetration, leurs sentimens, & leur capacité pour les Emplois.

Les principales vertus qu’on avoit soin de leur inspirer étoient la vérité & la bonté, la sobrieté & l’obéissance. Par les deux premieres on ressemble aux Dieux ; & l’on conserve l’ordre par les deux dernieres.

Le dessein des Loix dans l’ancienne Perse étoit moins de punir les crimes, que de prévenir la corruption du cœur. C’est pour cette raison qu’on y punissoit un vice contre lequel il n’y a point d’action en Justice chez les autres peuples : C’est l’ingratitude ; & l’on y regardoit comme ennemi de la societé, tout homme capable d’oublier un bienfait.

Cyrus avoit été élevé selon ces sages maximes. On ne pouvoit le tenir dans l’ignorance de son rang ; mais on le traitoit avec la même séverité que s’il n’avoit pas dû regner un jour. Il apprenoit ainsi à bien obéir, pour sçavoir bien commander dans la suite.

A l’âge de quatorze ans Astyage eut envie de le voir. Mandane ne pouvoit désobéir aux ordres de son pere ; mais elle étoit inconsolable de mener son fils à la Cour d’Ecbatane.

Pendant l’espace de trois cens ans la valeur des Rois de Medie avoit augmenté leurs conquêtes. Les conquêtes avoient engendré le luxe, & ce luxe est toujours l’avant-coureur de la chûte des Empires. Valeur, conquêtes, luxe, anarchie, voilà le cercle fatal, & les différens périodes de la vie politique de presque tous les États. La Cour d’Ecbatane étoit alors éclatante ; mais cet éclat n’avoit rien de solide.

Les jours s’y passoient dans la mollesse ou dans la flatterie ; la vraye gloire, l’exacte probité, le sévere honneur n’y étoient plus estimés ; les connoissances solides y étoient regardées comme contraires à la délicatesse du goût ; le frivole agréable, les pensées fines, les saillies vives, étoient le seul genre d’esprit qu’on y admiroit. On ne vouloit plus dans les Ouvrages que les fictions amusantes, & une succession perpétuelle d’évenemens, qui surprennent par leur varieté, sans éclairer l’esprit, & sans élever le cœur.

L’amour étoit sans délicatesse ; l’aveugle plaisir en faisoit l’unique attrait : Les femmes se croyoient méprisées, lorsqu’on ne cherchoit pas à les séduire. Ce qui contribuoit à augmenter cette corruption d’esprit, de mœurs & de sentimens, étoit la doctrine nouvelle répandue par les Mages, que le plaisir est le seul ressort du cœur humain. Comme chacun mettoit son plaisir où il vouloit, cette maxime autorisoit les vertus ou les vices, selon le goût, le caprice ou le temperament de ceux qui l’adoptoient.

Ce déreglement n’étoit pourtant pas universel, comme il le devint depuis sous le regne d’Artaxerxe & de Darius Codomane. La corruption commence d’abord par la Cour, & s’étend peu-à-peu dans tout le reste de l’Etat. La discipline militaire fleurissoit encore dans la Medie : Il y avoit dans les Provinces plusieurs gens de guerre, qui n’ayant point été corrompus par l’air empesté d’Ecbatane, avoient conservé toutes les vertus du regne de Dejoce & de Phraorte. Mandane sentoit tous les dangers ausquels elle exposoit le jeune Cyrus, en le menant à une Cour dont les mœurs étoient si différentes de celles de Perse ; mais la volonté de Cambyse, & les ordres d’Astyage l’obligerent enfin malgré elle d’entreprendre ce voyage.

Elle partit accompagnée d’une escorte de la jeune Noblesse Persienne, commandée par Hystaspe, à qui l’on avoit confié l’éducation de Cyrus. Elle étoit dans un char avec son fils. C’est la premiere fois qu’il se vit distingué de ses compagnons.

Mandane avoit une vertu rare, l’esprit orné, & un génie fort au-dessus de son sexe. Pendant le voyage elle étoit occupée d’inspirer à Cyrus le goût & l’amour de la vertu par le récit des fables, selon l’usage des Orientaux. Les idées abstraites ne frappent pas les jeunes esprits, ils ont besoin d’images agréables ; ils ne peuvent pas comparer, ils ne sçavent que sentir : Il faut tout peindre pour leur rendre la vérité aimable.

Mandane avoit remarqué que Cyrus étoit souvent trop occupé de lui-même, & qu’il donnoit des marques d’une vanité naissante, qui pourroit obscurcir un jour ses grandes qualités. Elle tâcha de lui faire sentir la difformité de ce vice, en lui racontant la fable de Sozare Prince de l’ancien Empire d’Assyrie. Cette fable ressemble à celle du Narcisse des Grecs qui périt par le fol amour de lui-même. C’est ainsi que les Dieux punissent ; ils ne font que nous abandonner à nos passions ; nous voilà malheureux.

Elle lui peignit ensuite la beauté de ces vertus nobles, qui conduisent à l’Heroisme par le génereux oubli de soi-même. Elle lui raconta la fable d’Hermés Premier. C’étoit un enfant divin, qui étoit beau sans le sçavoir, qui avoit de l’esprit sans le croire, & qui ne connoissoit point sa propre vertu, parcequ’il ignoroit qu’il y eût des vices.

C’est ainsi que Mandane instruisoit son fils pendant le voyage. Une fable en faisoit naître une autre. Les questions du Prince fournissoient à la Reine, une nouvelle matiere pour l’entretenir, & pour lui apprendre le sens des Fictions Egyptiennes dont le goût s’étoit répandu dans l’Orient, depuis les conquêtes de Sesostris.

En passant près d’une montagne consacrée au Grand Oromaze,[3] Mandane y fit arrêter son char, & s’approcha du lieu sacré. C’étoit le jour d’une fête solemnelle. Le Pontife préparoit déja la victime couronnée ; il fut tout d’un coup saisi de l’Esprit divin, il interrompit le silence, & s’écria avec transport : Je vois un jeune Laurier qui s’éleve ; il étendra bien-tôt ses branches sur tout l’Orient ; les peuples viendront en foule s’assembler sous son ombre. Dans le même instant une étincelle de feu se détache du bucher, & vient voltiger autour de la tête de Cyrus. Mandane fit de profondes réflexions sur cet évenement. Après qu’elle fut remontée dans son char, elle dit à son fils : Les Dieux envoyent quelquefois des Augures pour animer les grands courages ; ce sont des présages de ce qui peut arriver, & nullement des prédictions certaines d’un avenir qui dépendra toujours de votre vertu.

Cependant ils arriverent sur les frontieres de la Medie. Astyage vint au-devant d’eux avec toute sa Cour. C’étoit un Prince aimable, doux, & bienfaisant : Mais sa bonté naturelle le rendoit souvent trop facile, & son penchant pour le plaisir avoit jetté les Medes dans le goût du luxe & de la mollesse.

En arrivant à la Cour d’Ecbatane, Cyrus donna bien-tôt des marques d’un esprit, & d’une raison fort au-dessus de son âge. Astyage lui fit plusieurs questions sur les mœurs des Perses, sur leurs Loix, sur leur maniere d’élever les jeunes gens. Il fut frappé d’étonnement en entendant les réponses vives & nobles de son petit-fils. Toute la Cour admiroit Cyrus. Les louanges universelles l’enyvrent peu-à-peu ; une secrette présomption se glisse dans son cœur ; il parle un peu trop, & n’écoute pas assez les autres ; il décide avec un air de suffisance ; il paroît trop aimer l’esprit.

Pour remedier à ce défaut, Mandane le dépeignoit à lui-même par des traits d’histoire, en continuant toujours son éducation sur le même plan qu’elle l’avoit commencée. Elle lui raconta ainsi l’histoire de Logis, & de Sigée.

Mon fils, lui dit-elle, c’étoit autrefois l’usage à Thébes dans la Béotie d’élever sur le Trône, après la mort du Roy, celui de ses enfans qui avoit le plus d’esprit. Quand un Prince a de l’esprit, il peut choisir les gens les plus habiles, employer les hommes selon leurs talens, & gouverner ceux qui gouvernent sous lui ; c’est le grand secret de l’art de regner.

Parmi les enfans du Roy, il y en avoit deux qui marquoient un génie supérieur. Le plus âgé parloit beaucoup ; le plus jeune parloit peu. Le Prince Eloquent nommé Logis, se fit admirer par la beauté de son esprit. Le Prince Taciturne nommé Sigée, se fit aimer par la bonté de son cœur. Le premier faisoit sentir même en le cachant, qu’il ne parloit que pour briller ; le second écoutoit volontiers, & regardoit la conversation comme un commerce où chacun doit mettre du sien. L’un rendoit agréables les affaires les plus épineuses, par les traits vifs & brillans qu’il y mêloit ; l’autre répandoit de la lumiere sur les matieres les plus obscures, en réduisant chaque chose à des principes simples. Logis mysterieux sans être secret, aimoit la politique qui est pleine de stratagêmes & d’artifices ; Sigée impénetrable sans être faux, surmontoit tous les obstacles par sa prudence & par son courage, en suivant toujours les vûes les plus justes & les plus nobles.

Le peuple s’assembla après la mort du Roy, pour lui choisir un successeur. Douze vieillards présiderent pour corriger le jugement de la multitude, qui se laisse presque toujours entraîner par les préjugés, par les apparences, ou par les passions. Le Prince Eloquent fit une belle, mais longue harangue, où il exposa tous les devoirs de la Royauté pour insinuer que les connoissant, il sçauroit les remplir ; le Prince Sigée montra en peu de mots les écueils du Pouvoir souverain, & avoua qu’il ne desiroit point de s’y exposer. Ce n’est pas, ajouta-t-il, que je fuye les travaux ni les dangers, mais je crains de n’avoir pas tous les talens nécessaires pour vous bien gouverner.

Les vieillards déciderent en faveur de Sigée ; mais les jeunes gens & les esprits superficiels se rangerent du côté de l’aîné, & formerent peu-à-peu une révolte, sous prétexte qu’on avoit fait injustice à Logis. On leva des troupes de part & d’autre. Sigée vouloit ceder ses droits à son frere, pour empêcher que la patrie ne fût inondée du sang de ses citoyens ; mais son armée refusa d’y consentir.

Les Chefs de l’un & de l’autre parti, voyant les malheurs dont l’Etat alloit être accablé, proposerent l’expédient de laisser regner les deux freres, chacun une année tour à tour. Cette forme de gouvernement est pleine d’inconveniens ; mais elle fut préferée à la guerre civile, le plus grand de tous les maux.

Les deux freres applaudirent à cette proposition de paix, & Logis monta sur le Trône. Il changea en peu de temps toutes les Loix antiques du Royaume. Il écouta tous les projets nouveaux. Il suffisoit d’avoir l’esprit vif pour être élevé aux premieres Charges. Ce qui paroissoit excellent dans la speculation, ne pouvoit s’executer qu’avec trouble & confusion. Ses Ministres sans expérience ne sçavoient pas que tous les changemens précipités, quelqu’utiles qu’ils paroissent, sont toujours dangereux.

Les nations voisines profiterent de ce gouvernement tumultueux, pour envahir l’Etat. Sans la sagesse & la valeur de Sigée, tout étoit perdu, & le peuple alloit subir un joug étranger. L’année du gouvernement de son frere étant finie, il monta sur le Trône. Il sçut gagner la confiance & l’amitié de ses peuples. Il rétablit les anciennes Loix, & chassa les ennemis plus encore par sa prudence que par ses victoires.

Depuis ce temps, Sigée regna seul ; & il fut décidé dans le Conseil suprême des vieillards, que le Roy qu’on choisiroit à l’avenir, ne seroit pas celui qui montreroit le plus d’esprit par ses discours, mais le plus de sagesse par sa conduite. Ce n’est pas, dirent-ils, celui qui est fertile en expédiens, en stratagêmes & en ressources, qui gouverne le mieux ; mais celui qui a un discernement juste pour choisir toujours le meilleur, pour le saisir avec une vûe ferme, & pour le suivre avec courage.

Cyrus avouoit ordinairement ses fautes, sans chercher à les excuser : Il écouta cette histoire avec docilité ; il comprit le dessein de Mandane, en la lui racontant, & résolut de se corriger.

Cependant il donna bien-tôt une marque éclatante de son génie & de son courage. A peine avoit-il atteint l’âge de seize ans, lorsque Merodac fils de Nabucodonosor Roy d’Assyrie, assembla des troupes, & fit une irruption subite dans la Medie. Il laissa son infanterie sur les frontieres, & marcha lui-même avec douze mille hommes de cavalerie vers les premieres places des Medes, où il campa. De-là il envoyoit chaque jour des détachemens pour ravager le pays.

Astyage fut averti que les ennemis étoient entrés dans ses États. Après avoir donné les ordres nécessaires pour rassembler son armée, il partit avec Cyaxare son fils & le jeune Cyrus suivi de toutes les troupes qu’il put ramasser à la hâte, au nombre de huit mille chevaux.

Lorsqu’il fut arrivé près de ses frontieres, il campa sur une hauteur d’où l’on voyoit toute la plaine que Merodac désoloit par ses détachemens. Astyage ordonna à deux Généraux d’aller à la découverte de l’ennemi. Cyrus lui demanda la permission de les accompagner, pour s’instruire de la situation du pays, des postes avantageux, & des forces du Prince d’Assyrie. Après avoir fait ses observations, il revint, & fit un rapport exact de ce qu’il avoit vû.

Le lendemain Astyage assemble un Conseil de guerre pour déliberer sur les mouvemens qu’il devoit faire. Les Généraux craignant quelque piége de la part de Merodac, s’ils sortoient de leur camp, conseillent de suspendre toute action, jusqu’à l’arrivée des nouvelles troupes. Cyrus impatient de combattre, écoute leurs déliberations avec peine ; il garde néanmoins un profond silence, par respect pour l’Empereur, & pour tant de Chefs experimentés ; mais Astyage lui ordonne de parler.

Il se leve alors au milieu de l’Assemblée, & dit avec un air plein de noblesse & de modestie : J’ai remarqué hier un grand bois sur la droite du camp de Merodac ; je viens de le faire reconnoître ; l’ennemi a négligé ce poste ; on peut s’en emparer, en faisant couler un détachement de cavalerie par ce vallon qui est à notre gauche : Je m’y transporterai avec Hystaspe, si l’Empereur l’approuve.

Il se tut, rougit, & craignit d’avoir trop parlé. Tous admirerent son génie pour la guerre dans un âge si tendre : Astyage surpris de la justesse & de la vivacité de son esprit, commanda qu’on suivît son conseil, & qu’on se préparât à combattre.

Cyaxare marche droit aux ennemis, pendant que Cyrus accompagné d’Hystaspe défile avec un gros de cavalerie, sans être découvert, & s’embusque derriere le bois.

Le Prince des Medes attaque les Assyriens dispersés dans la plaine ; Merodac sort de son camp pour les soutenir ; Astyage avance avec le reste de ses troupes, tandis que Cyrus sort de son embuscade, & fond sur les ennemis. Il anime les Medes par sa voix, tous le suivent avec ardeur ; il se couvre de son bouclier, & s’enfonce dans le plus épais des escadrons. Il répand par-tout la terreur & le carnage. Les Assyriens se voyant attaqués de toutes parts, prennent l’épouvante, & s’enfuyent en désordre.

Après le combat, Cyrus s’attendrit, en voyant la campagne couverte de morts. Il eut le même soin des Assyriens blessés que des Medes. Il donna tous les ordres nécessaires pour leur guérison. Ils sont hommes comme nous, disoit-il ; ils ne sont plus ennemis, si-tôt qu’ils sont vaincus.

L’Empereur ayant pris ses précautions pour empêcher de semblables irruptions à l’avenir, retourna à Ecbatane. Peu après Mandane fut obligée de quitter la Medie pour se rendre auprès de Cambyse, & voulut ramener son fils avec elle ; mais Astyage s’y opposa : Pourquoi, lui dit-il, voulez-vous me priver du plaisir de voir Cyrus ? Il sera le soutien de ma vieillesse ; il s’instruira ici dans la discipline militaire qui n’est pas encore connue en Perse. Je vous conjure par la tendresse que je vous ai toujours marquée, de ne me pas refuser cette consolation.

Mandane ne put y consentir qu’avec un regret infini. Elle craignoit d’abandonner son fils au milieu d’une Cour où regnoit la volupté. S’étant trouvée seule avec Cyrus, elle lui dit : Astyage veut, mon fils, que je vous laisse auprès de lui ; C’est avec peine que je me sépare de vous : Je crains qu’on n’altére ici la pureté de vos mœurs. Je crains que les folles passions ne vous enyvrent ; elles ne vous paroîtront d’abord que des amusemens, des complaisances pour les usages reçûs, & des libertés qu’il faut se permettre pour plaire ; peu-à-peu la vertu pourra vous paroître trop sévere, ennemie du plaisir & de la societé, contraire à la nature, parcequ’elle combattra vos goûts : Enfin vous ne la regarderez peut-être que comme une simple bienséance, un fantôme politique, un préjugé populaire dont on doit s’affranchir, quand on peut satisfaire en secret à ses passions. Vous iriez ainsi de degré en degré, jusqu’à ce que votre esprit aveuglé ayant corrompu votre cœur, vous précipitât dans tous les crimes.

Laissez-moi Hystaspe, reprit Cyrus ; il me fera éviter tous ces écueils. Une longue habitude m’a accoutumé à lui ouvrir mon cœur ; il est non seulement mon conseil, mais le confident de mes foiblesses.

Hystaspe étoit un Capitaine expérimenté ; il avoit servi plusieurs années sous Astyage dans les guerres contre les Scythes, & contre le Roy de Lydie. Il joignoit à la politesse des Medes, toutes les vertus des anciens Perses ; grand Politique, & grand Philosophe ; habile, & désinteressé, il étoit parvenu aux premieres Charges de l’Etat sans ambition, & les possedoit avec modestie.

Mandane persuadée de la vertu & de la capacité d’Hystaspe, aussi-bien que des avantages que son fils pourroit trouver dans une Cour également polie & guerriere, obéit à Astyage avec moins de regret : Elle partit bien-tôt après ; Cyrus l’accompagna à plusieurs stades d’Ecbatane : En se quittant, Mandane embrasse son fils avec tendresse : Souvenés-vous, lui dit-elle, que votre vertu seule peut me rendre heureuse. Le jeune Prince fond en larmes, & ne peut rien répondre ; C’étoit la premiere fois qu’il avoit été séparé de sa mere : Il la suit long-temps des yeux ; il la perd enfin de vûe, & revient à Ecbatane.

Jusques ici Cyrus avoit vêcu à la Cour d’Astyage, sans se corrompre. Il ne devoit sa sagesse, ni à la presence de Mandane, ni aux conseils d’Hystaspe, ni à sa vertu naturelle, mais à l’amour.

Il y avoit alors à Ecbatane une jeune Princesse nommée Cassandane, de même sang que Cyrus, & fille de Farnaspe de la race des Achemenides. Son pere qui étoit un des principaux Satrapes de Perse, l’avoit envoyée à la Cour d’Astyage pour y être élevée. Elle avoit toute la politesse de cette Cour, sans en avoir les défauts. Son esprit égaloit sa beauté, & sa modestie donnoit des charmes à tous les deux : Son imagination étoit vive, mais reglée : la justesse lui étoit aussi naturelle que les graces. Sa conversation enjouée, étoit pleine de traits délicats, sans recherche & sans affectation. Elle avoit aimé Cyrus, dès le premier moment qu’elle l’avoit vû ; mais elle avoit si bien caché ses sentimens, que personne ne s’en étoit apperçû.

La proximité du sang donnoit à Cyrus occasion de voir souvent Cassandane, & de l’entretenir. Sa conversation formoit les mœurs du jeune Prince, & lui donnoit une délicatesse qu’il n’avoit point connue jusques alors.

Il sentit peu-à-peu pour cette Princesse, tous les mouvemens d’une passion noble qui rend les Heros sensibles, sans amollir leur cœur, & qui fait placer le principal charme de l’amour dans le plaisir d’aimer. Les préceptes, les maximes, & les leçons gênantes, ne préservent pas toujours des traits empoisonneurs de la volupté. C’est peut-être trop exiger de la jeunesse, que de vouloir qu’elle soit insensible. Il n’y a souvent qu’un amour raisonnable qui garantisse des folles passions.

Cyrus goûtoit dans les entretiens de Cassandane tous les plaisirs de la plus pure amitié, sans oser lui déclarer les sentimens de son cœur ; sa jeunesse & sa modestie, le rendoient timide. Il sentit bien-tôt toutes les inquiétudes, les peines & les allarmes, que causent les passions même les plus innocentes. La beauté de Cassandane lui donna un Rival.

Cyaxare devint sensible aux charmes de cette Princesse : Il étoit à peu près de même âge que Cyrus, mais d’un caractere bien différent ; il avoit de l’esprit & du courage, mais il étoit d’un naturel impétueux & fier, & ne montroit déja que trop de penchant pour tous les vices ordinaires aux jeunes Princes.

Cassandane ne pouvoit aimer que la vertu ; son cœur avoit fait un choix ; elle craignoit plus que la mort une alliance qui devoit être si flatteuse pour son ambition.

Cyaxare ne connoissoit point les délicatesses de l’amour : La grandeur de son rang augmentoit sa fierté naturelle, & les mœurs des Medes autorisoient sa présomption. Il trouva bien-tôt le moyen de découvrir ses sentimens à Cassandane.

Il s’apperçut de son indifférence, en chercha la cause, & ne fut pas long-temps à la découvrir. Dans tous les divertissemens publics elle paroissoit gaye & libre avec lui ; mais avec Cyrus elle étoit plus réservée. L’attention qu’elle avoit sur elle-même, lui donnoit un air de contrainte, qui ne lui étoit pas naturel. Elle répondoit à toutes les politesses de Cyaxare avec des traits pleins d’esprit ; lorsque Cyrus lui parloit, à peine pouvoit-elle cacher son embarras.

La conduite de Cassandane fut interpretée bien différemment par Cyrus. Peu instruit encore des secrets de l’amour, il crut qu’elle étoit sensible à la passion de Cyaxare, & que la Couronne de ce Prince l’éblouissoit.

Il éprouvoit tour à tour l’incertitude & l’esperance, les peines & les plaisirs de la plus vive passion. Son trouble étoit trop grand pour pouvoir être long-temps caché. Hystaspe s’en apperçut ; & sans sçavoir l’objet de l’attachement du Prince, il lui dit :

Depuis quelque temps je vous vois rêveur & distrait ; je crois en pénetrer la raison ; vous aimez, ô Cyrus. On ne peut vaincre l’amour qu’en s’y opposant dès sa naissance. Quand il s’est rendu maître de notre cœur, les Heros même ne peuvent s’en délivrer qu’après avoir éprouvé les plus affreux malheurs. Nous en avons un exemple dans l’histoire d’un de vos Ancêtres.

[4] Du temps de Cyaxare fils de Phraorte, une guerre sanglante s’alluma entre les Saques & les Medes. Les armées de Cyaxare étoient commandées par Stryangée son gendre, le Prince le plus brave, & le plus accompli de tout l’Orient. Il avoit épousé Rhetée fille de l’Empereur, qui étoit belle, spirituelle, & aimable. Ils s’aimoient avec une passion mutuelle, que rien n’avoit troublé ni diminué jusques alors.

Zarine Reine des Saques se mit elle-même à la tête de ses troupes. Elle unissoit tous les charmes du sexe, avec les vertus heroïques ; ayant été élevée à la Cour des Medes, elle avoit contracté dès son enfance une amitié étroite avec Rhetée.

Pendant deux années entieres les avantages furent égaux dans les deux armées. On fit souvent des trêves pour traiter de la paix, & dans ces intervalles Zarine & Stryangée se voyoient. Les grandes qualités qu’ils se reconnurent, produisirent d’abord l’estime, & par cette estime l’amour s’insinua bien-tôt dans le cœur du Prince. Il ne cherchoit plus à finir la guerre dans la crainte d’être séparé de Zarine ; mais il faisoit souvent des trêves où l’amour avoit plus de part que la politique.

Les ordres de l’Empereur arriverent enfin de livrer une bataille décisive. Pendant la chaleur de l’action les deux Chefs se rencontrerent dans la mêlée. Stryangée voulut d’abord éviter Zarine ; mais la Reine des Saques encore insensible, l’attaque, & l’oblige à se défendre en lui criant : Epargnons le sang de nos Sujets ; c’est à nous deux à terminer la guerre.

L’amour & la gloire animoient tour à tour le jeune Heros ; il craignoit également de vaincre & d’être vaincu. En ménageant la vie de Zarine, il expose souvent la sienne ; Il trouve enfin le moyen de remporter la victoire ; il lance son javelot avec art, le cheval de la Reine en est percé, & l’entraîne dans sa chûte. Stryangée vole à son secours, & ne veut d’autre fruit de sa victoire que le plaisir de sauver une ennemie qu’il adore. Il lui offre la paix avec toutes sortes d’avantages, lui conserve ses États, & jure au nom de l’Empereur une alliance éternelle à la tête des deux armées.

Il lui demanda ensuite permission de la suivre jusques dans sa Capitale. Elle y consentit ; mais ils agissoient l’un & l’autre par des motifs bien différens. Zarine n’étoit occupée que du soin de marquer sa reconnoissance à Stryangée ; Stryangée ne cherchoit qu’une occasion de découvrir son amour à Zarine ; ils monterent dans le même char, & furent conduits en pompe à Roxanace.

Plusieurs jours se passerent dans les festins & les réjouissances ; peu-à-peu l’estime de Zarine se changea en tendresse, sans qu’elle s’en apperçût. Elle faisoit souvent éclater ses sentimens, parcequ’elle n’en connoissoit pas encore la source : Elle goutoit le charme secret d’une passion naissante, & craignoit de démêler ses propres mouvemens : Elle reconnut enfin que l’amour y avoit trop de part. Elle rougit de sa foiblesse, & résolut de la surmonter ; elle pressa le départ de Stryangée ; mais le jeune Mede ne pouvoit plus quitter Roxanace. Il oublie la gloire : Il ne se souvient plus de sa tendresse pour Rhetée : Il s’abandonne tout entier à son aveugle passion : Il soupire, il se plaint, il ne se possede plus, & découvre enfin son amour à Zarine dans les termes les plus vifs & les plus passionnés.

La Reine des Saques ne cherche point à cacher sa sensibilité : Elle répond avec une noble franchise, sans affecter ni les vains détours, ni les faux mysteres.

Je vous dois la vie & la Couronne ; ma tendresse égale ma reconnoissance : mais je mourrai plûtôt que de trahir ma vertu, ni de souffrir la moindre tache à votre gloire. Songez, cher Stryangée, que vous êtes l’époux de Rhetée que j’aime ; l’honneur & l’amitié m’obligent également à sacrifier une passion qui feroit ma honte & son malheur.

En prononçant ces paroles, elle se retire. Le Prince demeure honteux & désesperé : Il s’enferme dans son appartement : Il éprouve tour à tour tous les mouvemens opposés d’une ame heroïque combattue, surmontée, tyrannisée par une passion violente.

Tantôt il est jaloux de la gloire de Zarine, & la veut imiter ; tantôt le cruel amour se joue de ses résolutions, & même de sa vertu. Dans cet orage de passions, son esprit se trouble, sa raison l’abandonne, il prend la résolution de se tuer ; mais il écrit auparavant ces mots à Zarine.

Je vous ai sauvé la vie, & vous me donnez la mort ; victime de mon amour & de votre vertu, je ne puis surmonter l’un, ni imiter l’autre. Le trépas seul peut finir mon crime, & ma peine ; adieu pour jamais.

Il envoye cette lettre à Zarine : Elle vole chez le jeune Mede ; mais il s’étoit déjà plongé le poignard dans le sein. Elle le voit nageant dans son sang, elle tombe évanouie : Elle revient ensuite, & mouille de ses larmes le visage de Stryangée ; elle rappelle son âme prête à s’envoler : Il soupire, il ouvre les yeux, il voit la douleur de Zarine, & consent qu’on prenne soin de sa vie ; mais sa playe parut mortelle pendant plusieurs jours.

Rhetée apprend cette tragique avanture, & arrive bien-tôt à Roxanace. Zarine lui raconte tout ce qui s’étoit passé, sans lui cacher ni sa foiblesse, ni sa résistance. Cette noble simplicité ne peut être connue ni goutée que des grandes ames. La guerre entre les Saques & les Medes avoit interrompu le commerce de ces deux Princesses, sans diminuer leur amitié ; elles se connoissoient, & s’estimoient trop pour être susceptibles de défiance ou de jalousie.

Rhetée regardoit toujours Stryangée avec les yeux d’une Amante : Elle le plaignoit, elle compatissoit à sa foiblesse, parcequ’elle la voyoit involontaire. Il guérit enfin de sa blessure, sans guérir de son amour. Zarine pressoit toujours son départ ; mais il ne peut s’arracher de ce lieu fatal ; ses peines & sa passion se renouvellent.

Rhetée s’en apperçoit, & tombe dans une tristesse profonde : Elle éprouve les mouvemens les plus cruels ; la douleur de n’être plus aimée par un homme qu’elle aimoit uniquement ; la compassion pour un Epoux livré à son désespoir ; l’estime pour une Rivale qu’elle ne peut haïr. Elle se voit tous les jours entre un Amant entraîné par sa passion, & une Amie vertueuse qu’elle admire : Elle sent que sa vie fait le malheur de l’un & de l’autre. Quelle situation pour un cœur génereux & tendre ? Plus elle cache sa douleur, plus elle en est accablée ; elle y succombe enfin : Elle tombe dans une maladie dangereuse. Un jour qu’elle étoit seule avec Zarine & Stryangée, ces paroles lui échapperent : Je meurs, mais je meurs contente, puisque ma mort fera votre bonheur.

Zarine se retire fondant en larmes. Ces mots percent le cœur de Stryangée. Il regarde Rhetée, & la voit pâle, languissante, prête à expirer de douleur & d’amour. Les yeux de la Princesse fixes & immobiles, demeurent attachés sur le Prince, les siens s’ouvrent enfin. Il est comme un homme qui se réveille d’un profond assoupissement, & qui revient d’un délire, où rien ne lui avoit paru sous sa forme naturelle. Il avoit vû Rhetée tous les jours, sans s’appercevoir de l’état cruel où il l’avoit réduite ; il la voit à present avec d’autres yeux. Ce regard rappelle toute sa vertu, & rallume sa premiere tendresse. Il reconnoît son erreur ; il se jette aux genoux de la Princesse ; il l’embrasse, & repete souvent ces paroles entrecoupées de pleurs & de sanglots : Vivez, ma chere Rhethée, vivez pour me donner le plaisir de réparer ma faute ; je connois à present tout le prix de votre cœur.

Ces paroles la rappellent à la vie ; sa beauté revient peu-à-peu avec ses forces. Elle partit enfin pour Ecbatane avec Stryangée, & jamais depuis rien ne troubla leur union.

Vous voyez par-là, continue Hystaspe, jusques où l’amour peut conduire les plus grands Heros ; vous voyez aussi qu’on peut vaincre les passions les plus violentes, lorsqu’on a un desir sincere de les surmonter.

Je ne craindrois rien pour vous, s’il y avoit à cette Cour des personnes semblables à Zarine ; mais à present sa vertu heroïque paroîtroit un sentiment outré, ou plûtôt une insensibilité feroce. Les mœurs des Medes sont bien changées. Je ne vois ici que Cassandane seule qui soit digne de votre tendresse.

Jusques-là Cyrus avoit gardé un profond silence ; mais voyant qu’Hystaspe approuvoit sa passion, il s’écria avec transport : Vous avez nommé celle que j’aime ; je ne suis plus maître de mon cœur ; Cassandane m’a rendu insensible à toutes les passions qui l’auroient pû corrompre ; je l’aime, mais hélas ! je crains de n’être pas aimé ; voilà la source de mes peines.

Hystaspe charmé de voir que Cyrus avoit fait un choix si digne de lui, l’embrasse avec joye, & lui répond : Cassandane mérite toute votre tendresse ; son cœur est aussi pur que son esprit est éclairé ; on ne peut l’aimer sans aimer la vertu ; sa beauté fait le moindre de ses charmes. J’apprehendois pour vous quelque attachement dangereux ; je me rassure, j’approuve votre passion ; je crois même qu’elle aura un succès heureux. Ces paroles consolerent le jeune Prince, & lui rendirent le calme.

Cependant Cambyse apprit l’amour de Cyrus pour Cassandane ; mais ayant d’autres vûes pour son fils, qui s’accordoient mieux avec sa politique, il le rappelle en Perse. Farnaspe qui étoit toujours à la Cour de Cambyse, fut instruit en même temps des sentimens de Cyaxare. Le Satrape ambitieux flatté par cette alliance, ordonna à sa fille de rester à Ecbatane.

Cyrus & Cassandane apprirent les ordres de leurs peres, & la nécessité de se séparer ; leur douleur égala leur amour. Le jeune Prince se flatte enfin qu’à son retour en Perse, il pourra fléchir Cambyse & Farnaspe par le secours de Mandane ; & cette idée l’empêche de succomber au désespoir, que lui cause une si cruelle séparation.

La jeune noblesse voulut accompagner Cyrus jusques aux frontieres de la Perse. Il distribua aux amis qu’il laissoit à la Cour d’Ecbatane, tous les riches présens qu’il avoit reçûs d’Astyage en partant. Il marqua à tous par ses regards ou par ses bienfaits, l’estime ou la reconnoissance qu’il avoit pour eux selon leurs services, leur mérite, ou leur rang.

Si-tôt qu’il fut arrivé, il confia à Mandane la situation de son cœur. J’ai, dit-il, suivi vos conseils à la Cour d’Ecbatane. J’ai vêcu insensible à tout ce que la volupté a de plus flatteur ; mais je ne dois rien à moi-même, je dois tout à la fille de Farnaspe ; je l’aime, & cet amour m’a préservé de tous les égaremens de la jeunesse. Ne croyez pas que mon attachement pour elle soit un goût passager qui puisse changer : Je n’ai jamais aimé que Cassandane ; je sens que je ne pourrai jamais aimer qu’elle. Je suis instruit des desseins de mon pere qui veut me faire épouser la fille du Roy d’Armenie ; laisserez-vous sacrifier le bonheur de ma vie à des vûes politiques ? Mandane le rassure, le console, & lui promet de faire ses efforts pour changer les sentimens de Cambyse.

Cependant les jeunes Perses voyant Cyrus de retour, disoient entre eux : Il vient de vivre délicatement à la Cour des Medes ; il ne s’accoutumera plus à notre vie simple & laborieuse : mais quand ils le virent plus sobre & plus retenu qu’eux-mêmes, se contenter de leurs repas ordinaires, montrer dans tous ses exercices plus d’adresse & plus de courage, ils furent saisis d’admiration, & s’écrierent : Il est digne de regner un jour sur nous ; son mérite lui donne encore plus de droit à la Couronne que sa naissance.

Cassandane vivoit toujours à la Cour d’Ecbatane ; mais elle ne recevoit plus Cyaxare qu’avec une froideur extrême : Il devoit toutes les complaisances qu’elle lui avoit marquées, à la presence de Cyrus. Le plaisir de voir Cyrus, de l’aimer, & de sentir qu’elle en étoit aimée, remplissoit Cassandane d’une joye secrette qui se répandoit sur toutes ses actions ; mais après le départ du jeune Prince, sa conversation autrefois si gaye & si enjouée se change en un silence morne ; elle languit, la vivacité de son esprit s’éteint, ses graces naturelles disparoissent.

Cependant Farnaspe tombe dangereusement malade à la Cour de Perse, & desire de voir sa fille. Elle quitte Ecbatane avec précipitation, pour aller rendre les derniers devoirs à son pere.

Plusieurs femmes de la Cour la regretterent ; mais le plus grand nombre se réjouit du départ d’une Princesse dont les mœurs leur presentoient un modéle de sagesse trop parfait. Nous sommes heureuses, dirent-elles, de ne plus voir ici cette Etrangere que l’éducation sévere des Perses a rendu insensible.

Cyaxare vit le départ de Cassandane avec un chagrin inexprimable ; le dépit, la jalousie, la haine contre Cyrus, toutes les passions qui naissent d’un amour méprisé, tyrannisent son cœur. Il ordonne au jeune Araspe fils d’Harpage d’aller secrettement par des routes détournées, arrêter Cassadane, & de la conduire à un lieu solitaire sur les bords de la mer Caspienne.

Araspe avoit été élevé dans les plaisirs d’une Cour voluptueuse, mais il avoit conservé des sentimens nobles & génereux, avec une horreur sincere du crime. Tous ses défauts venoient plûtôt de foiblesse que de vice. Son esprit étoit tout ensemble enjoué & solide : Né pour les armes, & fait pour la Cour, il avoit tous les talens nécessaires pour réussir pendant la paix & pendant la guerre.

Il communiqua les ordres de Cyaxare à Harpage son pere qui aimoit Cyrus. Harpage après avoir signalé son courage dans la guerre, vivoit à la Cour d’Ecbatane, sans se corrompre par les vices ordinaires aux Courtisans ; il voyoit avec regret les mœurs du siecle, mais il gardoit le silence, & se contentoit de les condamner plûtôt par sa conduite que par ses discours. Je prévois, dit-il à Araspe, tous les malheurs que nous coutera la vertu ; mais gardez-vous bien, mon fils, de gagner la faveur du Prince par le crime.

Il lui commanda cependant d’aller tout communiquer à Astyage. L’Empereur des Medes approuva les sages conseils d’Harpage, & craignant que son fils ne trouvât quelque autre moyen pour executer ses volontés, il ordonna au jeune Mede d’aller secourir l’innocence, loin de l’accabler.

Araspe part, il vole, il joint la fille de Farnaspe près d’Aspadane ; il lui raconte les ordres de Cyaxare, & s’offre de la conduire en Perse. Elle répandit des larmes de joye, en voyant la génerosité d’Araspe, & se hâta de gagner les frontieres de son pays.

Farnaspe mourut avant que sa fille pût arriver à la Cour de Cambyse. Après avoir donné tout le temps que la nature demande pour pleurer la mort d’un pere, elle vit enfin Cyrus ; elle lui apprit la conduite génereuse d’Araspe : Le Prince dès ce moment conçut pour lui une amitié tendre qui dura tout le reste de leur vie.

Cyaxare résolut de se venger d’Araspe d’une maniere également cruelle & honteuse pour la nature humaine. Il fit égorger le second fils d’Harpage, & n’eut point d’horreur de le faire servir dans un festin devant ce pere malheureux.[5]

Le bruit d’une telle cruauté excita l’indignation des Medes ; mais Astyage aveuglé par la tendresse paternelle, dissimula le crime de Cyaxare, & ne le punit point ; il craignoit l’humeur violente de son fils, & n’osoit lui avouer les ordres secrets qu’il avoit donnés à Araspe : C’est ainsi qu’un Prince naturellement bienfaisant autorisa le vice par une foiblesse honteuse ; il ne connoissoit point le prix de la vertu, & n’était bon que par temperament.

Harpage désesperé se retira de la Cour, & passa secrettement en Perse. Cambyse lui accorda tous les biens & tous les honneurs qu’il pouvoit lui offrir, pour le dédommager des pertes qu’il avoit faites en Medie.

Cassandane vivoit tranquille à la Cour de Perse, dans l’esperance qu’on fléchiroit Cambyse. Un évenement politique changea bien-tôt les sentimens de ce Prince. Il apprit que la fille du Roy d’Armenie venoit d’être accordée au fils du Roy de Babylone, & que ces deux Princes avoient fait une étroite alliance entre eux.

Cette nouvelle déconcerta les projets de Cambyse, & la vertu de Cassandane le détermina enfin à consentir au bonheur de Cyrus. L’Hymen fut célebré selon les mœurs du siecle & du pays.

On conduisit les deux Epoux sur une haute montagne consacrée au Grand Oromaze ; on alluma des bois odoriferans ; le Pontife lia d’abord les robes flotantes de Cyrus & de Cassandane pour symbole de leur union ; ensuite ces deux Amans se tenant par la main environnés des Estales,[6] danserent autour du feu sacré en chantant la Theogonie selon la religion des anciens Perses, c’est-à-dire la naissance des Jyngas, des Amilictes, des Cosmogoges, & des purs Génies qui émanent du premier Principe :[7] Ils chanterent ensuite la chûte des Esprits dans les corps mortels ; puis les combats de Mythras pour ramener les ames à l’Empyrée ; enfin la destruction totale du mauvais Principe Arimane qui répand par-tout la haine, la discorde, & les noires passions.


LIVRE  SECOND.


L’ESPRIT de Cyrus se perfectionnoit avec l’âge ; son goût & son génie le portoient aux sciences les plus sublimes. Il avoit souvent entendu parler d’une fameuse Ecole de Mages qui avoient quitté leur retraite sur les bords du fleuve Oxus dans la Bactriane pour venir s’établir près du Golfe Persique. Comme ces Sages sortoient rarement de leur solitude, & vivoient fort séparés des autres hommes, Cyrus n’en avoit jamais vû aucun ; le desir de s’instruire lui fit naître l’envie de les entretenir.

Il entreprit ce voyage avec Cassandane, accompagné de quelques Satrapes. Ils traverserent les plaines de Pasagarde, passerent par le pays des Mardes, & arriverent sur les bords de l’Arosis. Ils entrerent par un passage étroit dans un large vallon entouré de hautes montagnes, dont le sommet étoit couvert de chênes, de pins & de cédres ; au-dessous se voyoient de gras pâturages, où erroient des animaux de toute espece ; la plaine paroissoit un jardin arrosé de plusieurs ruisseaux qui sortoient des rochers d’alentour, & se perdoient dans l’Arosis : Ce fleuve s’échappoit de loin entre deux collines, & ces côteaux en s’ouvrant faisoient fuir tous les objets, & laissoient voir des campagnes fertiles, de vastes forêts, & le Golfe Persique qui bornoit l’horizon.

En s’avançant dans le vallon, Cyrus & Cassandane furent attirés dans un bocage voisin par le son d’une musique harmonieuse qui frappa leurs oreilles ; ils y entrerent & virent auprès d’une claire fontaine une multitude d’hommes de tous les âges, & vis-à-vis d’eux une troupe de femmes qui formoient un concert. Ils reconnurent que c’étoit l’Ecole des Mages, & furent surpris de voir, au lieu d’hommes séveres, tristes & rêveurs, un peuple aimable & poli.

Ces Philosophes regardoient la musique comme quelque chose de celeste ; ils la croyoient propre à calmer, & à dompter les passions ; c’est pourquoi ils commençoient & finissoient la journée par des concerts.[8]

Après quelques momens donnés le matin à cet exercice, ils menoient leurs disciples se promener dans des lieux agréables, mais en gardant le silence jusques à la montagne sacrée : Là ils offroient leurs hommages aux Dieux plûtôt par le cœur que par les paroles. C’étoit par la musique, la promenade & la priere, qu’ils se préparoient tous les jours à la contemplation de la vérité, & qu’ils mettoient l’ame dans l’assiete convenable pour la méditer ; le reste de la journée se passoit dans l’étude. Leur unique repas se faisoit peu avant le coucher du Soleil. Ils ne mangeoient que du pain, des fruits, & quelque portion de viandes immolées aux Dieux ; tout finissoit enfin par les concerts.

Les autres hommes ne commencent l’éducation des enfans qu’après leur naissance ; mais les Mages sembloient prévenir la naissance même. Tandis que leurs femmes étoient enceintes, ils avoient soin de les entretenir dans un calme & dans une gayeté perpetuelle, par des amusemens doux & innocens, afin que, dès le sein de la mere, le fruit ne reçut que des impressions agréables, tranquilles, & conformes à l’ordre.

Chaque Sage avoit son département dans l’empire de la Philosophie. Les uns étudioient la vertu des plantes ; d’autres les métamorphoses des insectes ; quelques-uns la conformation des animaux ; & plusieurs le cours des astres : mais toutes leurs découvertes tendoient à la connoissance des Dieux, & d’eux-mêmes. Les sciences, disoient-ils, ne sont estimables qu’autant qu’elles servent de degrés pour monter vers le grand Oromaze, & pour redescendre jusqu’à l’homme.

Quoique l’amour de la verité fît l’unique lien de la societé parmi ces Philosophes, ils ne laissoient pas de reconnoître un chef. Ils l’appelloient Archimage. Celui qui tenoit alors ce rang, se nommoit Zardust ou Zoroastre. Il surpassoit les autres plutôt par sa sagesse, que par son âge ; car à peine avoit-il cinquante ans : Cependant il étoit consommé dans toutes les sciences des Chaldéens, des Egyptiens, & même des Juifs, qu’il avoit vû à Babylone.

Lorsque Cyrus & Cassandane entrerent dans ce bocage, l’assemblée se leva, & les adora, suivant l’usage des Orientaux, en s’inclinant jusqu’à terre ; puis elle se retira, & les laissa seuls avec Zoroastre.

Ce Philosophe mena le Prince & la Princesse dans un bosquet de myrthe. Au milieu se voyoit la statue d’une femme qu’il avoit taillée de ses propres mains.

Ils s’assirent tous trois sur un banc de gazon, & Zoroastre les entretint de la vie, des mœurs & des vertus des Mages.

Tandis qu’il parloit, il détournoit souvent les yeux pour regarder la statue ; & en la regardant, ses yeux se baignoient de larmes. Cyrus & Cassandane respecterent d’abord sa douleur ; ensuite la Princesse ne put s’empêcher de lui en demander la raison. C’est-là, dit-il, la statue de Selime, qui m’aima autrefois comme vous aimez Cyrus. C’est ici où je viens passer mes momens les plus doux, & les plus amers. Malgré la sagesse qui me soumet à la volonté des Dieux, malgré les charmes que je goute dans la Philosophie, malgré l’insensibilité où je suis sur toutes les grandeurs, le souvenir de Selime m’arrache souvent des regrets & des larmes. La vraye vertu en réglant les passions, n’éteint point les sentimens. Ces paroles donnerent curiosité à Cyrus & à Cassandane, de sçavoir l’histoire de Selime ; le Philosophe s’en apperçut, & prévint leur demande, en commençant ainsi sa narration.

Je ne crains point de vous montrer mes foiblesses ; mais j’éviterois ce récit, si je ne prévoyois pas qu’il peut vous servir d’une grande instruction.

Je suis né Prince ; mon père étoit Souverain d’un petit État dans les Indes qui s’appelle le pays des Sophites. M’étant un jour égaré à la chasse, je rencontrai dans l’épaisseur d’un bois une jeune fille qui s’y reposoit. Sa merveilleuse beauté me frappa d’abord ; je devins immobile ; je n’osois m’avancer. Je crus que c’étoit un de ces esprits aëriens qui descendent quelquefois du trône d’Oromaze, pour ramener les ames à l’Empyrée. Selime, car c’étoit son nom, se voyant seule avec un homme, s’enfuit & se sauve dans un Temple voisin de la forêt ; je n’ose la suivre : J’appris qu’elle étoit fille d’un vieux Bramine qui demeuroit dans ce Temple, & qu’elle s’étoit consacrée à l’adoration du feu. Les Estales peuvent quitter le celibat pour embrasser le mariage ; mais tandis qu’elles sont Prêtresses du feu, la Loi est tellement severe parmi les Indiens, qu’un pere croit faire un acte de Religion, en jettant dans les flammes sa fille toute vivante, si elle vient à manquer à la pureté qu’elle a jurée.

Mon pere vivoit encore : Je ne pouvois pas employer la force pour arracher Selime de cet azyle ; mais quand j’aurois été Roy, les Princes n’ont aucun droit dans ce pays sur les personnes consacrées à la Religion. Toutes ces difficultés ne firent qu’augmenter ma passion ; elle me rendit ingenieux. Je quittai le Palais de mon pere. J’étois jeune ; j’étois Prince ; je ne raisonnois pas : Je me déguisai en fille ; j’allai au Temple où étoit le vieux Bramine ; je le trompai par une histoire feinte, & je me mis au nombre des Estales, sous le nom d’Amana. Le Roy mon pere fut désolé de ma fuite, & me fit chercher par-tout inutilement.

Selime ignorant mon sexe, prit pour moi un gout & une amitié particuliere : Je ne la quittois jamais ; nous passions notre vie ensemble à travailler, à lire, à nous promener, à servir aux autels. Je lui contois souvent des fables & des histoires touchantes pour lui peindre les merveilleux effets de l’amitié & de l’amour. Je voulois la préparer peu-à-peu au denouëment que je meditois. Je m’oubliois quelquefois en lui parlant, & je me laissois tellement emporter par ma vivacité, qu’elle m’interrompoit souvent en me disant : Amana, on croiroit à vous entendre que vous sentez dans ce moment tout ce que vous dépeignez.

Je vécus ainsi plusieurs mois avec elle, sans qu’elle pût deviner mon déguisement, ni ma passion. Comme mon cœur n’étoit point corrompu, je ne meditois point le crime. Je crus que si je pouvois l’engager à m’aimer, elle abandonneroit son état pour partager ma couronne. J’attendois toujours un moment favorable pour lui reveler mes sentimens ; mais helas ! ce moment ne vint jamais.

Les Estales avoient coutume d’aller plusieurs fois l’année sur une haute montagne, pour y allumer le feu sacré, & immoler des victimes. Nous y montames toutes un jour, accompagnées seulement du vieux Bramine.

A peine le sacrifice fut-il commencé, que nous fumes enveloppées de plusieurs hommes armés d’arcs & de flêches, qui enleverent Selime & son pere. Ils étoient tous à cheval ; je les suivis quelque temps ; mais ils entrerent dans un bois, & je ne les revis plus. Je ne retournai point au Temple. Je me dérobai à la vûe des Estales ; je changeai d’habits ; je pris un autre déguisement, & j’abandonnai les Indes.

J’oubliai mon pere, ma patrie, & tous mes devoirs ; je parcourus l’Asie entiere pour chercher Selime. Que ne peut point la force de l’amour dans un jeune cœur qui se livre à la passion ?

En traversant le pays des Lyciens, je m’arrêtai dans une grande forêt pendant la chaleur du jour ; je vis passer bien-tôt une troupe de Chasseurs, & peu de temps après plusieurs femmes, parmi lesquelles je crus reconnoître Selime. Elle étoit en habit de chasse, montée sur un Coursier superbe, distinguée de toutes les autres par une couronne de fleurs : Elle passa avec tant de vîtesse, que je ne pus m’assurer si mes conjectures étoient bien fondées. J’allai droit à la Capitale.

Les Lyciens étoient alors gouvernés par des femmes ; voici à quelle occasion cette forme de gouvernement s’étoit établie parmi eux. Il y a quelques siecles que pendant une longue paix, les Lyciens s’étoient tellement amollis, qu’ils n’étoient plus occupés que de leur parure ; ils affectoient les discours, les manieres, les maximes & même les défauts des femmes, sans en avoir la douceur, ni la délicatesse. En s’abandonnant aux voluptés infames, les vices les plus honteux prirent la place des passions aimables ; ils mépriserent les Lyciennes, & les traiterent en esclaves : Une guerre étrangere survint ; les hommes lâches & effeminés ne purent plus défendre la patrie ; ils s’enfuirent, & se cacherent dans les forêts & les cavernes ; les femmes accoutumées à la fatigue par l’esclavage prirent les armes, chasserent les ennemis, se rendirent maitresses du pays, & établirent leur autorité par une loi immuable.

Depuis ce temps les Lyciens s’étoient accoutumés à cette forme de gouvernement, & la trouvoient la plus douce & la plus commode. Les Reines avoient un Conseil de Vieillards qui les aidoient de leurs lumieres ; les hommes proposoient les bonnes loix, mais les femmes les faisoient executer : la douceur du sexe prévenoit tous les maux de la tyrannie ; & le conseil des Sages moderoit l’inconstance qu’on reproche aux femmes.

J’appris que la mere de Selime ayant été déthrônée par l’ambition d’une de ses parentes, son premier Ministre s’étoit enfui dans les Indes avec la jeune Princesse ; qu’il y avoit vêcu plusieurs années déguisé en Bramine, & elle en Estale ; que ce vieillard ayant toujours entretenu commerce avec les amis de la Maison Royale, la jeune Reine avoit été rétablie après la mort de l’Usurpatrice ; qu’elle gouvernoit avec la sagesse d’une personne qui avoit éprouvé le malheur ; & enfin qu’elle avoit toujours témoigné une opposition invincible pour le mariage.

Cette nouvelle me causa une joye inexprimable. Je remerciai les Dieux de m’avoir conduit par des voyes si merveilleuses près de l’objet de mon amour. J’implorai leur secours, & je promis de ne jamais aimer qu’une seule fois, s’ils favorisoient ma passion.

Je méditai plusieurs moyens pour me faire connoître à la Reine, & je trouvai que celui de la guerre étoit le plus propre : Je m’engageai dans les troupes ; je m’y fis bien-tôt distinguer. Je ne me rebutai d’aucune fatigue ; je recherchai les entreprises les plus dangereuses ; je m’exposai par tout.

Dans une bataille qui devoit décider de la liberté des Lyciens, les Cariens mirent nos troupes en désordre ; c’étoit dans une grande plaine, mais il n’y avoit de sortie pour ceux qui fuyoient que par un passage étroit : Je gagnai ce passage ; je menaçai de percer de mes dards quiconque oseroit s’y présenter, je ralliai ainsi nos troupes ; je revins charger l’ennemi, je le mis en déroute, & je remportai une pleine victoire. Cette action attira l’attention de toute l’armée ; on ne parloit que de mon courage ; tous les soldats m’appelloient le libérateur de la patrie. Je fus conduit devant la Reine, qui ne me reconnut point ; nous étions séparés depuis six ans, les chagrins & les fatigues avoient changé mes traits.

Elle me demanda mon nom, mon pays, ma naissance, & m’examina avec attention : Je crus voir dans ses yeux un mouvement secret qu’elle tâchoit de cacher. Etrange bizarrerie de l’amour : Je l’avois crû autrefois Estale d’une basse naissance, & cependant je voulois partager ma couronne avec elle : Je conçus dans le moment le dessein d’être aimé comme j’avois aimé ; ainsi je déguisai mon pays & ma naissance, je dis que j’étois né dans un village de Bactriane, & que j’étois d’une origine très obscure ; elle se retira brusquement sans me rien répondre.

Bien-tôt elle me donna par le conseil des Sénateurs, le commandement des armées ; j’eus par-là un libre accès auprès de sa personne : Elle m’envoyoit souvent chercher, sous prétexte d’affaires, lors même qu’elle n’avoit rien à me dire : Elle prenoit plaisir à s’entretenir avec moi. Je lui peignis mes sentimens sous des noms empruntés ; la Mythologie Grecque & Egyptienne que j’avois apprises dans mes voyages, me fournissoient une ample matiere pour prouver que les Divinités aimoient autrefois les mortels, & que l’amour égale toutes les conditions.

Je me souviens qu’un jour, tandis que je lui racontois une histoire de cette espece, elle me quitta dans une grande agitation ; je pénetrai par-là tous ses sentimens cachés, & je goutai un plaisir inexprimable de sentir que j’étois aimé comme j’avois aimé. J’eus plusieurs entretiens avec elle, & par ces entretiens sa confiance augmentoit pour moi tous les jours : Je lui rappellai quelquefois les malheurs de son enfance, alors elle me raconta l’histoire de son séjour parmi les Estales, de son amitié pour Amana, & de leur tendresse réciproque ; à peine pouvois-je moderer mes transports en l’entendant parler.

J’étois prêt à finir mon déguisement, mais ma fausse délicatesse demandoit encore que Selime fît pour moi ce que j’avois voulu faire pour elle ; je fus bien-tôt satisfait : Un évenement singulier me donna occasion d’éprouver toute l’étendue & la force de son amour.

Selon la Loi des Lyciens, il n’est pas permis à celle qui les gouverne d’épouser un Etranger. Selime me fit appeller un jour, & me dit : Mes Sujets veulent que je prenne un Epoux ; allez leur dire de ma part que j’y consentirai à condition qu’ils me laisseront libre dans mon choix. Elle prononça ces paroles avec un air majestueux, sans presque me regarder.

Je tremble d’abord, je me flate ensuite, je doute enfin ; car je sçavois l’attachement que les Lyciens avoient pour leurs Loix ; j’allai cependant executer les ordres de Selime : Le Conseil s’assembla, j’exposai les volontés de la Reine ; après plusieurs disputes, on convint qu’il falloit lui laisser la liberté de se choisir un Epoux.

Je lui rapportai ce qu’on avoit résolu dans le Conseil ; elle m’ordonna d’assembler les troupes dans la même plaine où j’avois remporté la victoire sur les Cariens, & de m’y tenir prêt pour obéir à ses ordres : elle commanda aussi à tous les Chefs de la nation de se rendre dans le même lieu. On y éleva un Trône superbe ; la Reine y parut entourée de sa Cour, & parla ainsi :

Lyciens, depuis que je regne sur vous, j’ai observé vos Loix, j’ai paru à la tête de vos armées, j’ai remporté plusieurs victoires ; mon unique étude a été de vous rendre libres & heureux ; est-il juste que celle qui a maintenu vos libertés, soit elle-même esclave ? Est-il juste que celle qui cherche sans cesse votre bonheur, soit elle-même infortunée ? Il n’est point de malheur semblable à celui de faire violence à son cœur : quand il est contraint, la Grandeur & la Royauté ne servent qu’à nous faire sentir plus vivement notre esclavage : Je demande d’être libre dans mon choix.

Toute l’assemblée applaudit à la sagesse de ce discours, & s’écrie : Vous êtes libre, vous êtes dispensée de la Loi. La Reine m’envoya dire d’avancer à la tête des troupes. Quand je fus près du Trône, elle se leva, & dit en me montrant : Voilà mon Epoux : Il est Etranger ; mais ses services le rendent pere de la patrie : Il n’est pas Prince ; mais son mérite l’égale aux Rois.

Selime m’ordonna ensuite de monter sur le Trône ; je me prosternai à ses pieds, & je fis tous les sermens accoutumés ; je promis de renoncer à jamais à ma patrie, de regarder les Lyciens comme mes enfans, & sur-tout de n’aimer jamais que la Reine.

Elle descendit alors de son Trône, & nous fumes reconduits à la Capitale avec pompe, au milieu des acclamations du peuple. Si-tôt que nous fumes seuls, Ah ! Selime, lui dis-je, ne reconnoissez-vous donc plus Amana ? La surprise, la tendresse, la joye, causerent à la Reine les transports les plus vifs ; elle me reconnoît, elle devine tout le reste ; je n’avois pas besoin de lui parler : nous gardâmes long-temps le silence ; je lui appris ensuite mon histoire, mon origine, & tous les effets que l’amour avoit produit en moi.

Elle assembla aussi-tôt son Conseil, & déclara ma naissance ; on envoya des Ambassadeurs aux Indes ; je renonçai pour toujours à ma Couronne, & mon frere fut confirmé dans la possession de mon Trône.

Ce sacrifice me couta peu ; je possedois Selime, rien ne manquoit à mon bonheur. Mais, hélas ! ce bonheur ne fut pas de longue durée : En me livrant à ma passion, j’avois oublié ma patrie, j’avois abandonné mon pere dont je faisois la consolation, j’avois sacrifié tous mes devoirs. Mon amour qui paroissoit si délicat, si génereux, & qui étoit admiré des hommes, ne fut pas approuvé des Dieux ; aussi m’en punirent-ils par le plus grand de tous les malheurs ; ils me séparerent de Selime, elle mourut peu de temps après notre mariage. Je me livrai à la plus vive douleur ; mais les Dieux ne m’abandonnerent point.

Je rentrai profondément en moi-même ; la sagesse descendit dans mon cœur, elle désilla les yeux de mon esprit, & je compris alors le mystere admirable de la conduite d’Oromaze. La vertu est souvent malheureuse ; c’est ce qui choque les hommes aveugles qui ignorent que les maux passagers de cette vie sont destinés par les Dieux pour expier les fautes secrettes de ceux qui paroissent les plus vertueux.

Ces réflexions me déterminerent à consacrer le reste de mes jours à l’étude de la sagesse. Selime étoit morte, mes liens étoient rompus, je ne tenois plus à rien dans la nature ; toute la terre me paroissoit un desert ; je ne pouvois plus régner en Lycie après la mort de Selime, & je ne voulois point rester dans un pays où tout renouvelloit sans cesse le souvenir de ma perte.

Je retournai aux Indes, & j’allai vivre parmi les Bramines, où je me formai un nouveau plan de bonheur. Libre de cet esclavage qui accompagne toujours la grandeur, j’établis au dedans de moi-même un empire sur mes passions & sur mes desirs, plus glorieux & plus consolant que le faux éclat de la Royauté. Malgré mon éloignement & ma retraite, mon frere prit des ombrages contre moi, comme si j’eusse voulu remonter sur le Trône, & je fus obligé de quitter les Indes.

Mon éxil devint pour moi une nouvelle source de bonheur ; il ne dépend que de nous de mettre à profit toutes nos disgraces. Je visitai les Sages de l’Asie, je conversai avec les Philosophes des différens pays, j’appris leurs Loix, & leur Religion. Je fus charmé de trouver que les grands hommes de tous les temps & de tous les lieux, pensoient de même sur la Divinité, & sur la morale ; enfin je suis venu sur les bords de l’Arosis, où les Mages m’ont choisi pour leur Chef.

Ici Zoroastre se tut, Cyrus & Cassandane furent trop attendris pour parler ; après quelques moments de silence, le Philosophe les entretint du bonheur que les vrais Amans retrouvent dans l’Empyrée, quand ils s’y rejoignent ; puis il conclut par ces souhaits :

Puissiez-vous sentir long-temps le bonheur de vous aimer, & de vous aimer uniquement ; puissent les Dieux vous préserver de cette corruption du cœur, qui fait cesser les plaisirs lorsqu’ils deviennent légitimes ; puissiez-vous, après les transports d’une passion vive & pure pendant votre jeunesse, connoître dans un âge plus meur tous les charmes de cette union qui diminue les peines, & qui augmente les biens en les partageant ; puisse une longue & aimable vieillesse vous montrer vos neveux & vos arriere-neveux, multipliant la race des Heros sur la terre ; puisse enfin le même jour voir recueillir vos cendres unies, pour vous épargner à tous deux le malheur de pleurer, comme moi, la perte de ce que vous aimez. Je ne me console que par l’esperance de revoir Selime dans la sphére du feu, pur élement de l’amour. Les ames ne font ici-bas que faire connoissance ; mais c’est là-haut que leur union se consomme. O ! Selime, Selime, je vous rejoindrai un jour, notre flamme sera éternelle ; je sçai que dans ces régions supérieures votre bonheur ne sera complet que lorsque je le partagerai avec vous ; ceux qui se sont aimés purement, s’aimeront à jamais ; le véritable amour est immortel.

Le récit de l’histoire de Zoroastre, fit une vive impression sur le Prince & la Princesse de Perse ; elle les confirma dans leur tendresse mutuelle, & dans leur amour pour la vertu ; ils passerent quelque temps avec ce Sage dans sa solitude, avant que de retourner auprès de Cambyse.

Tandis que Cassandane s’entretenoit avec les femmes des Mages, & goutoit avec plaisir la douceur de leurs concerts, Zoroastre initia Cyrus dans tous les mysteres de la Sagesse Orientale. Les Chaldéens, les Egyptiens, & les Gymnosophistes avoient une merveilleuse connoissance de la nature, mais ils l’enveloppoient d’allégories mythologiques ; c’est sans doute ce qui a fait reprocher à l’antiquité de n’avoir connu la Physique que très-imparfaitement.

Zoroastre dévoila à Cyrus les secrets de la nature, non seulement pour satisfaire à sa curiosité, mais pour lui faire reconnoître les marques d’une Sagesse infinie répandues dans l’univers, & par-là le préparer à des instructions plus élevées sur la Divinité & sur la Religion. Tantôt il lui faisoit admirer la structure du corps humain, les ressorts qui le composent, & les liqueurs qui y coulent ; les canaux, les pompes, les réservoirs qui se forment par le simple entrelassement des nerfs, des artéres & des veines, pour separer, pour épurer, pour conduire & reconduire les liquides dans toutes les extrêmités du corps ; puis les leviers, les cordes & les poulies formées par les os, les muscles & les cartilages, pour faire tous les mouvemens des solides.

C’est ainsi, disoit le Mage, que notre corps n’est qu’un tissu merveilleux de tuyaux sans nombre, qui se communiquent, se divisent & se subdivisent sans fin ; tandis que des liqueurs différentes & proportionnées s’y insinuent, & s’y preparent, selon les régles de la plus exacte mécanique.

Il lui fit comprendre par-là, qu’une infinité de petits ressorts imperceptibles, dont nous ignorons la construction & les mouvemens, jouent sans cesse dans nos corps, & par conséquent qu’il n’y a qu’une Intelligence souveraine, qui ait pû produire, ajuster, & conserver une machine si composée, si délicate, & si admirable.

Un autre jour il expliqua la formation des plantes, & la transformation des insectes. On n’avoit pas alors nos verres optiques pour rapprocher & grossir les objets ; mais l’esprit pénétrant de Zoroastre, voyoit encore plus loin.

Chaque semence, dit-il, contient une plante de son espece ; cette plante une autre semence, & cette semence une autre petite plante ; & ainsi sans fin. La fecondité de la nature est inépuisable. L’accroissement des vegétaux n’est que le développement des fibres, des membranes, des branches, par l’action du suc de la terre qui s’y insinue. La pression de l’air fait entrer dans les tuyaux des racines, le suc nourricier chargé de sels & de souffres. La chaleur du soleil pendant le jour, attire en haut la sêve la plus subtile ; & la fraîcheur de la nuit la fixe, la condense & la meurit, pour produire les feuilles, les fleurs, les fruits, & former toutes les richesses de la nature qui charment la vûe, l’odorat & le goût.

La fecondité de la nature dans la multiplication des insectes, n’est pas moins admirable. Leurs œufs repandus dans l’air, sur la terre, dans les eaux, n’attendent pour éclorre qu’un rayon favorable du soleil. La sage nature fait jouer dans ces machines presqu’invisibles, des ressorts infinis, qui fournissent des liqueurs propres à leurs besoins.

Il raconta ensuite toutes leurs différentes metamorphoses. Tantôt ce sont des vermisseaux qui rampent sur la terre ; tantôt des poissons qui nagent dans les liquides ; & tantôt des volatiles qui s’élevent dans les airs.

Une autre fois le Mage conduisoit l’esprit de Cyrus jusques dans les regions superieures, pour contempler tous les Phénoménes extraordinaires qui arrivent dans l’air.

Il lui expliqua les merveilleuses qualités de ce fluide subtil & invisible qui environne la terre ; son utilité & sa necessité pour la vie des animaux, pour l’accroissement des plantes, pour le vol des oiseaux, pour la formation des sons, & pour tous les usages de la vie.

Ce fluide, lui dit-il, étant échauffé, agité, refroidi, comprimé, dilaté, tantôt par les rayons du soleil ou les feux souterrains, quelquefois par la rencontre des sels & des souffres qui y nagent, tantôt par le nitre qui le fixe & le roidit, d’autrefois par les nuages qui le resserrent, souvent par d’autres causes qui troublent l’équilibre de ses parties, produit toutes sortes de vents, dont les plus impetueux servent à dissiper les vapeurs nuisibles, & les plus temperés à modérer les chaleurs excessives.

D’autres fois les rayons du Soleil s’insinuant dans les petites goutes d’eau qui couvrent ou qui arrosent la surface de la terre, les dilatent & les rendent par-là plus legeres que l’air, de sorte qu’elles y montent, y forment des vapeurs, & y surnagent à différentes hauteurs, selon qu’elles sont plus ou moins pesantes.

Le Soleil ayant attiré ces vapeurs chargées de souffres, de mineraux, de sels différens, elles s’allument dans l’air, l’agitent, le troublent, & causent le bruit du tonnerre, & la lumiere des éclairs.

D’autres vapeurs plus legeres se ramassent en nuages, & flottent dans l’air ; mais quand leur poids devient trop grand, elles tombent en rosée, en pluye, en neige, en grêle, selon que l’air est plus ou moins échauffé.

Ces vapeurs tirées tous les jours de la mer, portées dans l’air par les vents au-dessus des montagnes, y tombent, s’y insinuent, & s’amassent dans leurs cavités intérieures, jusqu’à ce qu’elles trouvent quelque issue pour sortir, & former par-là des sources abondantes d’eau vive pour désalterer les hommes ; de-là coulent d’abord les ruisseaux, puis les rivieres, ensuite les grands fleuves qui retournent dans la mer, pour réparer ce que le Soleil avoit dissipé par l’ardeur de ses rayons.

C’est ainsi que toutes les irrégularités & les intemperies des élemens, qui paroissent détruire la nature dans une saison, servent à la ranimer dans une autre. Les chaleurs immoderées de l’Eté, & les rigueurs excessives de l’Hyver, préparent les beautés du Printemps, & les richesses de l’Automne ; toutes ces vicissitudes qui semblent aux esprits superficiels les effets d’un concours fortuit de causes irrégulieres, sont reglées avec poids & mesure, par une Sagesse souveraine qui tient l’univers dans sa main, qui pese la terre comme un grain de sable, & la mer comme une goutte d’eau.

Après avoir fait admirer toutes ces merveilles, Zoroastre s’élevoit ensuite jusques aux astres pour expliquer comment ils nagent tous, dans un fluide invisible & pur.

La matiere, disoit-il, est non seulement divisible à l’infini, mais elle se divise sans cesse par l’action continuelle du premier Moteur : Par-là se forment dans les espaces immenses, des fluides innombrables, dont la rapidité, le cours & la subtilité sont infiniment différentes ; ils se croisent, se pénetrent, & coulent les uns auprès des autres, comme l’eau, l’air & la lumiere, sans se troubler, ni se confondre jamais.

L’action de ces fluides invisibles devient le ressort universel de tous les mouvemens celestes & terrestres ; elle fait tourner les étoiles fixes sur leur centre, tandis qu’elle fait rouler les planettes autour de ces astres : Cette matiere pure transmet jusques à nos yeux, avec une rapidité incroyable, la lumiere des corps celestes, comme l’air transmet les sons ; & ses secousses plus ou moins promptes produisent l’agréable varieté des couleurs, comme celles de l’air forment les tons mélodieux de la Musique.

Enfin la fluidité des liqueurs, la consistance des solides, la pesanteur, le ressort, l’attraction des corps, viennent de l’action de cette matiere étherée. La même cause simple produit des effets infinis, & même contraires ; sans que ces mouvemens innombrables se détruisent.

Cette matiere invisible n’agit pas selon les loix nécessaires d’une mécanique aveugle ; elle est le corps du Grand Oromaze, dont l’ame est la vérité : Toujours présent à son ouvrage, il donne sans cesse aux corps & aux esprits toutes leurs formes, & tous leurs mouvemens. Les Grecs appellent cette action du premier Moteur, la force unitive de la nature, à cause qu’elle unit par son attrait infini toutes les parties de l’univers.[9] Nos idées sont les mêmes, quoique nos expressions soient différentes.[10]

Zoroastre expliqua enfin comment la distance des planettes & leurs révolutions, sont proportionnées à leurs grandeurs, & à la nature de leurs habitans ; car les Gymnosophistes, & les Mages, croyoient toutes les sphéres célestes peuplées de génies fidéles ou infidèles.

Nous sommes surpris, continue le Philosophe, de voir toutes les merveilles de la nature qui se découvrent à nos foibles yeux ; que seroit-ce si nous pouvions nous élever jusques dans les espaces étherées, & les parcourir d’un vol rapide ? chaque astre paroîtroit un atome, en comparaison de l’immensité qui l’environne ; que seroit-ce si descendant ensuite sur la terre, nous pouvions accommoder nos yeux à la petitesse des objets, & poursuivre le moindre grain de sable dans sa divisibilité infinie ? chaque atome paroîtroit un monde, dans lequel nous découvririons sans doute de nouvelles beautés ; c’est ainsi que le grand & le petit disparoissent tour à tour, pour presenter par tout une image de l’Infinité répandue sur tous les ouvrages d’Oromaze.

Cependant ce que nous sçavons ici-bas de la nature, ne regarde que ses proprietés superficielles ; il ne nous est pas permis de pénetrer jusques dans l’essence intime des choses. Ce point de l’immensité dans lequel nous sommes relegués, depuis que nous animons des corps mortels, n’est pas ce qu’il étoit autrefois ; la force mouvante du premier Principe est suspendüe & arrêtée ; tout est devenu difforme, obscur, irrégulier, semblable aux Intelligences qui furent entraînées dans la révolte d’Arimane.

Cyrus étoit charmé de ces connoissances ; de nouveaux mondes sembloient se découvrir à son esprit ; où ai-je vêcu, disoit-il, jusqu’à present ? les objets les plus simples renferment des merveilles qui échappoient à mes yeux. Sa curiosité fut réveillée sur-tout, quand il entendit parler du grand changement arrivé dans l’univers, & se tournant vers Araspe qui étoit present à ces entretiens, il lui dit :

Ce qu’on nous a enseigné jusques ici d’Oromaze, de Mythras, d’Arimane, du combat du bon & du mauvais Principe, des révolutions arrivées dans les sphéres supérieures, & des ames précipitées dans des corps mortels, nous a paru mêlé de tant de fictions absurdes, & enveloppé de tant d’obscurités impénetrables, que nous avons regardé ces idées comme vulgaires, méprisables & indignes de la nature éternelle. Daignez, dit-il à Zoroastre, daignez nous découvrir ces mysteres inconnus au peuple. Je vois à present que le mépris pour la Religion ne peut venir que de l’ignorance.

Après tout ce que je vous ai montré aujourd’hui, reprit le Sage, je fatiguerois trop l’attention de votre esprit, si je voulois entrer dans ce détail ; il faut vous reposer cette nuit ; après avoir délassé votre corps par le sommeil, & calmé vos sens par la musique & le sacrifice du matin, je vous menerai dans ce monde invisible qui m’a été dévoilé par la tradition des Anciens.

Le lendemain Zoroastre conduisit Cyrus & Araspe dans une forêt sombre & solitaire, où regnoit un éternel silence, & où la vûe ne pouvoit être distraite par aucun objet sensible.

Ce n’est pas, dit-il, pour joüir des plaisirs de la solitude, que nous abandonnons pour toujours la societé des hommes ; cette retraite n’auroit pour objet qu’une indolence frivole, indigne de la sagesse ; mais par cette séparation, les Mages se détachent de la matiere, s’élevent à la contemplation des choses célestes, & entrent en commerce avec les purs esprits qui leur découvrent tous les secrets de la nature. Ce n’est qu’après avoir remporté une pleine victoire sur toutes les passions, que le Grand Oromaze favorise ainsi les mortels, & ce n’est qu’un très-petit nombre de sages les plus épurés qui ont joüi de ce privilege. Imposez silence à vos sens ; élevez votre esprit au-dessus de tous les objets visibles, & écoutez ce que les Gymnosophistes ont appris par leur commerce avec les Intelligences. Ici Zoroastre se tut pour quelque temps ; il sembla se recueillir profondément en lui-même, puis il continua ainsi :

[11] Un feu pur & divin s’étend dans les espaces empyrées, par le moyen duquel se voyent non seulement les corps, mais les esprits : Au milieu de cette immensité est le Grand Oromaze premier principe de toutes choses ; il se répand par tout, mais c’est-là qu’il se manifeste d’une maniere plus éclatante.

Auprès de lui est assis le Dieu Mythras, la premiere & la plus ancienne production de sa puissance ; autour de son Trône se voyent une infinité de Génies de plusieurs ordres différens ; au premier rang sont les Jyngas, intelligences les plus sublimes ; au-dessous d’elles dans des sphéres plus éloignées sont les Synoches, les Teletarques, les Amilictes, les Cosmogoges,[12] & un nombre innombrable de Génies de tous les degrés inférieurs.

Arimane Chef des Jyngas, aspira à l’égalité avec le Dieu Mythras, & par son éloquence persuada peu-à-peu à tous les esprits de son espece de troubler l’harmonie universelle, & l’ordre de la Monarchie céleste. Quelque élevés que soient les Génies, ils sont toujours finis, & peuvent par conséquent s’ébloüir & se tromper. Or l’amour de sa propre excellence est la séduction la plus délicate & la plus imperceptible.

Pour détourner les autres Génies du même crime, & pour punir ces esprits audacieux, Oromaze ne fit que retirer ses rayons, & soudain la sphére d’Arimane devint un cahos, & une nuit éternelle, où la discorde, la haine, la confusion, l’anarchie, & la force seule dominent.

Ces substances étherées se seroient tourmentées éternellement, si Oromaze n’avoit pas adouci leurs malheurs ; dans ses punitions il n’est jamais cruel ; il n’agit jamais par un motif de vengeance indigne de sa nature ; il eut compassion de leur état ; il leur prêta sa puissance pour dissiper le cahos.

Aussi-tôt les atomes confus se debarassent, les elemens se debrouillent, se separent, & s’arrangent. Au milieu de l’abyme s’amasse un ocean de feu, qu’on appelle presentement le Soleil ; sa clarté est ténébreuse, lorsqu’on la compare à ce pur Ether qui éclaire l’Empyrée.

Sept globes d’une matiere opaque roulent autour de ce centre enflammé, pour en emprunter la lumiere. Les sept Génies principaux, ministres, & compagnons d’Arimane avec tous les esprits subalternes de son ordre, deviennent habitans de ces nouveaux mondes, & leur imposent leurs noms. Les Grecs les appellent Saturne, Jupiter, Mars, Venus, Mercure, la Lune & la Terre.

Dans Saturne, se retirent les Génies paresseux, sombres & misanthropes, qui cherchent la solitude & les ténèbres, qui haissent la societé, & se consument dans un ennui éternel. De-là sortent tous les projets noirs & malins, les trahisons perfides, & les trames homicides.

Dans Jupiter, habitent les Génies impies & sçavans, qui enfantent les erreurs monstrueuses ; qui tâchent de persuader aux hommes que l’univers n’est pas gouverné par une sagesse éternelle, que le Grand Oromaze n’est pas un principe lumineux, mais une nature aveugle qui s’agite sans cesse au dedans d’elle-même, pour y produire une revolution éternelle de formes.

Dans Mars, régnent les Génies ennemis de la paix, qui soufflent par-tout le feu de la discorde, la vengeance inhumaine, la colere implacable, l’ambition forcenée, le faux heroisme insatiable de conquerir ce qu’il ne peut gouverner, & la dispute furieuse qui veut dominer sur les esprits, qui cherche à les accabler, lorsqu’elle ne peut les convaincre, & qui est plus cruelle dans ses emportemens que tous les autres vices.

Dans Venus, les Génies impurs, les graces affectées, la cupidité effrenée, sans goût, sans amitié, sans sentimens, sans autre vûe que la jouissance des plaisirs qui enfantent les maux les plus funestes.

Dans Mercure, les ames foibles & incertaines, qui croyent sans raison de croire, qui doutent sans raison de douter, les Enthousiastes & les esprits forts, dont la credulité & l’incredulité, viennent également des excès d’une imagination dereglée : Elle trouble la vûe des uns, de sorte qu’ils voyent ce qui n’est pas ; & elle aveugle les autres, de façon qu’ils ne voyent pas ce qui est.

Dans la Lune, les Génies bizarres, fantasques & capricieux, qui veulent & ne veulent pas, qui haissent dans un temps ce qu’ils aimoient éperdûment dans un autre, & qui par une fausse delicatesse d’amour propre, se défient sans cesse, & d’eux-mêmes, & de leurs meilleurs amis.

Tous ces Génies reglent l’influence des astres ; ils sont soumis aux Mages, qui découvrent en les évoquant, tous les secrets de la nature : Ces esprits avoient été tous complices volontaires du crime d’Arimane ; il en restoit un nombre de toutes les especes, qui avoient été entraînés par foiblesse, par inattention, par legereté, & oserai-je le dire, par amitié pour leurs compagnons ; ils étoient de tous les Génies les plus bornés, & par conséquent les moins criminels.

Oromaze en eut compassion, & les fit descendre dans des corps mortels ; ils ne se souviennent plus de leur premier état, ni de leur ancien bonheur ; c’est de cet amas de Génies de toutes les especes qu’il remplit la terre, & c’est pour cela qu’on y trouve des esprits de tous les caracteres.

Le Dieu Mythras travaille sans cesse à les guérir, à les épurer, à les éxalter, à les rendre capables de leur premiere félicité : Ceux qui suivent la vertu, s’envolent après la mort dans l’Empyrée, où ils se réunissent à leur origine ; ceux qui se laissent corrompre par le vice, s’enfoncent de plus en plus dans la matiere, tombent successivement dans les corps des plus vils animaux, & parcourent un cercle perpétuel de nouvelles formes, jusqu’à ce qu’ils soient purgés de leurs crimes, par les peines qu’ils subissent.

Le mauvais Principe troublera tout pendant neuf mille ans ; il viendra enfin un temps fixé par le destin, où Arimane sera totalement détruit & exterminé ; la terre changera de forme, l’harmonie universelle recommencera, & les hommes vivront heureux, sans aucun besoin corporel. Jusqu’à ce temps Oromaze se repose, & Mythras combat ; cet intervalle semble long aux mortels, mais à un Dieu il ne paroît qu’un moment de sommeil.

Cyrus fut saisi d’étonnement en entendant parler de ces hautes connoissances, & s’écria : Je suis donc un rayon de lumiere détaché de son principe, & je dois y retourner ; vous mettez au dedans de moi une source intarissable de plaisirs que je ne connoissois pas auparavant ; les revers de la fortune pourront à l’avenir m’ébranler, mais ils ne m’accableront jamais ; tous les maux de la vie me paroîtront des songes passagers ; toutes les grandeurs humaines s’évanoüissent, je ne vois plus rien de grand que d’imiter les immortels, pour rentrer dans leur societé. O ! mon pere, dites-moi par quel chemin les Heros remontent à l’Empyrée.

Que j’ai de joye, reprit Zoroastre, de voir que vous goutez ces vérités ; vous en aurez un jour besoin. Les Princes sont souvent entourés de ces hommes impies & profanes, qui rejettent tout pour flatter leurs passions ; ils tâcheront de vous faire douter de la Providence éternelle par les malheurs & les désordres qui arrivent ici-bas ; ils ne sçavent pas que la terre entiere n’est qu’une roüe détachée de la grande machine, leur vûe ne s’étend qu’à un petit cercle d’objets ; ils ne voyent rien au-delà, cependant ils veulent raisonner & décider sur tout ; ils jugent de la nature, & de son Auteur, comme un homme né dans une caverne profonde, qui n’auroit jamais vû les objets qui l’environnent, qu’à la lueur obscure d’un triste flambeau.

Oui, Cyrus, l’harmonie universelle se rétablira un jour, & vous êtes destiné pour cette immortalité sublime ; mais vous ne pouvez y parvenir que par la vertu, & la vertu de votre état est de rendre les hommes heureux.

Les discours de Zoroastre firent une forte impression dans l’esprit de Cyrus ; il auroit demeuré encore long-temps dans la solitude des Mages, si son devoir ne l’avoit point rappellé à la Cour de Perse.

Le bonheur de ce jeune Prince augmentoit tous les jours ; plus il connoissoit Cassandane, plus il découvroit dans son esprit, dans ses sentimens & dans ses vertus, des charmes toujours nouveaux, qui ne se trouvent point dans la beauté toute seule. L’hymenée qui affoiblit souvent les passions les plus vives, & le goût presque invincible qu’ont tous les hommes pour le changement, ne diminuoient en rien la tendresse mutuelle de ces heureux amans ; ils vêcurent ainsi plusieurs années. Cassandane donna deux fils à Cyrus, Cambyse & Smerdis, & deux filles nommées Aristone & Meroé ; elle mourut enfin, quoique dans la fleur de son âge.

Il n’y a que ceux qui ont éprouvé la force d’un amour véritable fondé sur la vertu, qui puissent imaginer la triste situation de Cyrus : Il perdoit tout par la mort de Cassandane ; le goût, la raison, le plaisir & le devoir, s’étoient unis pour augmenter sa passion pour la fille de Farnaspe : En l’aimant il avoit goûté tous les charmes de l’amour, sans connoître ni ses peines, ni ses dégoûts ; il sentit la grandeur de sa perte, & refusa toute consolation. Ce ne sont pas les grandes révolutions politiques, ni les revers éclattans de la fortune qui accablent les Heros ; les ames nobles & génereuses ne sont sensibles qu’aux maux qui interessent le cœur. Cyrus se livre tout entier à sa douleur ; il ne peut la soulager, ni par les pleurs, ni par les plaintes ; les grandes passions se taisent toujours ; un torrent de larmes succede enfin à ce profond silence. Mandane & Araspe qui ne le quittoient point, ne cherchent à le consoler qu’en pleurant avec lui : les discours ne guérissent point la douleur ; l’amitié ne soulage les peines qu’en les partageant.

Après un long abbattement, Cyrus retourna voir Zoroastre qui avoit autrefois éprouvé un malheur semblable au sien ; la conversation de ce grand homme contribua beaucoup à adoucir ses peines, mais elles ne se dissiperent que peu-à-peu par les voyages qu’il continua pendant quelques années.


LIVRE  TROISIÉME.


L’EMPIRE des Medes joüissoit alors d’une paix profonde ; Cambyse crut que Cyrus ne pouvoit mieux employer ce temps qu’en sortant de la Perse, pour apprendre les mœurs, les Loix, & la Religion des autres peuples ; il le fit appeller un jour, & lui parla ainsi :

Le Grand Oromaze vous destine à étendre vos conquêtes sur toute l’Asie ; il faut que vous vous mettiez en état de rendre les nations heureuses par votre sagesse, quand vous les aurez soumises par votre valeur. Je veux que vous voyagiez en Égypte qui est la mere des sciences ; de-là dans la Grece où se voyent plusieurs Républiques fameuses ; vous irez ensuite en Crete étudier les Loix de Minos ; vous reviendrez enfin par Babylone, & vous rapporterez ainsi dans votre patrie toutes les connoissances nécessaires pour polir l’esprit de vos Sujets, & pour vous rendre capable de remplir votre haute destinée. Allez, mon fils, allez voir & étudier la nature humaine sous toutes ses formes différentes ; ce petit coin de la terre qu’on appelle la patrie, est un tableau trop borné, pour pouvoir juger par là de l’humanité en géneral.

Cyrus obéit aux ordres de son pere, & quitta bien-tôt la Perside avec Araspe son ami ; deux fidelles esclaves faisoient toute sa suite ; il vouloit voyager inconnu : Il descend l’Agradate, s’embarque sur le Golfe Persique, & aborde bien-tôt au Port de Gerra sur les côtes de l’Arabie heureuse.

De-là il continue sa route vers la ville de Macoraba ;[13] dans ce séjour délicieux la serenité du Ciel, la douceur du climat, les parfums qui embaumoient l’air, une nature variée, féconde & riante de toute part, charmoient tous les sens.

Cyrus ne pouvoit se lasser d’admirer les beautés de ce pays, lorsqu’il vit un homme qui marchoit d’un pas grave, & qui sembloit enseveli dans une profonde méditation ; il étoit déjà près de Cyrus, sans s’en être apperçû ; le Prince interrompit la rêverie du vieillard, pour lui demander le chemin qui conduisoit à Badeo, où il devoit s’embarquer pour l’Egypte.

Amenophis, c’est ainsi qu’il s’appelloit, salüa Cyrus & Araspe avec politesse ; & leur ayant representé que le jour étoit trop avancé pour continuer leur voyage, il offrit de les conduire dans sa retraite.

Il les mena par un chemin détourné, vers une colline prochaine, où il avoit creusé de ses propres mains plusieurs grottes champêtres ; une fontaine sortoit du penchant de la colline ; son onde transparente en s’enfuyant alloit arroser un petit jardin plus éloigné, & formoit ensuite un ruisseau, dont le doux murmure étoit le seul bruit qu’on entendoit dans ces lieux tranquilles.

Amenophis servit à ses Hôtes des fruits secs, & des vins exquis, & pendant le repas il les entretint agréablement ; une joye naïve & paisible regnoit sur son visage, ses discours étoient pleins de sens & de sentimens, il avoit toute la politesse d’un homme élevé à la Cour des Rois : C’est ce qui donna à Cyrus la curiosité de sçavoir la cause de sa retraite. Pour mériter la confiance d’Amenophis, Cyrus lui découvrit sa naissance, & le sujet de ses voyages ; il lui fit ensuite entrevoir son desir, avec ce respect modeste qu’on doit avoir pour le secret d’un Inconnu. Amenophis plein de reconnoissance pour le Prince, & encore plus touché de sa délicatesse & de sa retenue, commença ainsi l’histoire de sa vie & de ses malheurs.

Quoique je sois descendu d’une des plus anciennes familles d’Egypte, cependant par la succession des temps & la triste vicissitude des choses humaines, la branche dont je sors est tombée dans une grande pauvreté : Mon pere vivoit près de Diospolis ville de la haute Égypte, & cultivoit de ses propres mains son champ paternel ; il m’élevoit à goûter les vrais plaisirs dans la simplicité d’une vie champêtre, à mettre mon bonheur dans l’étude de la sagesse, & à trouver dans l’agriculture, la chasse & les beaux arts, mes plus douces occupations.

C’étoit l’usage du Roy Apriés de parcourir de temps en temps les différentes Provinces de son Royaume ; un jour qu’il passa par les forêts voisines du lieu où j’habitois, il m’apperçut à l’ombre d’un Palmier où je lisois les livres sacrés d’Hermés.

Je n’avois pas plus de seize ans, ma jeunesse & mon maintien attirerent les regards du Roy ; il s’approcha de moi, & me demanda mon nom, mon état, & ce que je lisois ; mes réponses lui plurent ; il me fit conduire à sa Cour, avec le consentement de mon pere, & ne négligea rien pour mon éducation.

Le goût qu’Apriés avoit pour moi, se changea peu-à-peu en confiance ; elle paroissoit augmenter à mesure que j’avançois en âge, & je me livrois sans réserve aux sentimens de tendresse & de reconnoissance. Comme j’étois jeune & sans expérience, je croyois que les Princes étoient capables d’amitié ; j’ignorois que les Dieux leur ont refusé cette douce consolation, pour contre-balancer leur grandeur.

Après avoir suivi le Roy dans ses guerres contre les Sidoniens & les Cypriotes, je devins son unique favori ; il me communiqua les secrets les plus importans de l’Etat, & m’honora de la premiere Charge auprès de sa personne.

Je ne perdis jamais de vûe l’obscurité d’où le Roy m’avoit tiré ; je n’oubliai point que j’avois été pauvre, & je craignis d’être riche ; je conservois ainsi mon integrité au milieu des grandeurs : J’allois de temps en temps voir mon pere dans la haute Égypte dont j’étois Gouverneur ; je visitois avec plaisir le bocage où Apriés m’avoit rencontré : Heureuse solitude, disois-je en moi-même, où j’ai puisé d’abord les maximes de la vraye sagesse ! Malheur à moi, si j’oublie l’innocence & la simplicité de mes premieres années, où je ne sentois point les faux desirs, & ne connoissois pas les objets qui les excitent !

Je fus souvent tenté de renoncer à la Cour, pour rester dans cette aimable solitude ; c’étoit sans doute un pressentiment des disgraces qui devoient m’arriver ; ma fidélité devint bien-tôt suspecte à Apriés.

[14] Amasis qui me devoit sa fortune, tâcha de lui inspirer ces défiances ; c’étoit un homme d’une basse naissance, mais d’une grande valeur ; il avoit tous les talens naturels & acquis, mais les sentimens cachés de son cœur étoient corrompus : Quand on a beaucoup d’esprit, & que rien n’est sacré, il est aisé de réussir auprès des Princes.

Le soupçon étoit éloigné de mon cœur, & je ne me défiois pas d’un homme que j’avois comblé de bienfaits ; il se couvrit du voile d’une profonde dissimulation, pour me mieux trahir.

Je n’aimois point la basse flatterie, mais je n’étois pas insensible aux louanges délicates ; Amasis sentit bien-tôt ma foiblesse, & s’en servit adroitement ; il affectoit, pour me plaire, une candeur, une noblesse, & un désinteressement qui me charmerent ; enfin il gagna tellement ma confiance, qu’il étoit à mon égard, ce que j’étois à l’égard du Roy. Je le presentai à Apriés comme un homme très-capable de le servir ; il eut bien-tôt un accès libre auprès du Prince.

Le Roy avoit de grandes qualités, mais il vouloit tout gouverner par sa volonté absolue ; il s’étoit déja affranchi des loix, il n’écoutoit plus le conseil des trente Juges.

Mon amour pour la vérité ne me permit pas toujours de suivre les regles d’une exacte prudence, & mon attachement pour le Roy me porta souvent à lui parler avec trop de force, & sans assez de ménagement.

Je m’apperçus peu-à-peu de sa froideur, & de la confiance qu’il prenoit en Amasis ; loin de m’en allarmer, je me réjoüissois de l’élevation d’un homme que je croyois non seulement mon ami, mais encore zelé pour le bien public.

Amasis me disoit souvent avec des regrets qui paroissoient sinceres : Je ne goûte point le plaisir de la faveur du Prince, puisque vous en êtes privé. N’importe, lui disois-je, par qui le bien se fasse, pourvû qu’il soit fait.

Ce fut alors que les Villes principales de la haute Égypte m’adresserent leurs plaintes, sur les subsides extraordinaires que le Roy exigeoit. J’écrivis des lettres circulaires, pour adoucir les esprits ; Amasis fit saisir ces lettres, & contrefit exactement mon caractere ; il manda dans celles qu’il envoya en mon nom aux habitans de Diospolis ma patrie, que si je ne pouvois pas gagner le Roy par la persuasion, j’irois moi-même me mettre à leur tête, pour le forcer à les traiter avec moins de rigueur.

Ce peuple étoit naturellement porté à la révolte, & s’imaginant que j’étois auteur de ces lettres, il crut entrer avec moi dans un traité secret ; Amasis entretint cette correspondance sous mon nom pendant plusieurs mois, croyant enfin avoir des preuves suffisantes de mon infidélité, il alla se jetter aux pieds du Prince, lui découvrit toute la prétendue conspiration, & lui montra les lettres supposées.

Je fus arrêté sur le champ, & mis dans une étroite prison ; le jour fut fixé pour me faire mourir avec éclat. Amasis me vint voir ; il parut d’abord chancelant dans ses idées, incertain de ce qu’il devoit croire, arrêté par la connoissance qu’il avoit de ma vertu, ébranlé par la force des preuves, attendri sur mon sort.

Après l’avoir entretenu quelque temps, il sembla convaincu de mon innocence, me promit de parler au Prince, & de travailler à découvrir les auteurs de la perfidie.

Pour mieux cacher ses noirs projets, il alla trouver le Roy, & tâchant foiblement de l’engager à me pardonner, il lui fit entrevoir qu’il n’agissoit que par reconnoissance, & par compassion pour un homme à qui il devoit sa fortune ; il le confirma ainsi adroitement dans la persuasion où il étoit de mon crime ; le Roy naturellement soupçonneux & défiant fut inexorable.

Le bruit de ma trahison se répandit par toute l’Egypte ; les peuples des différentes Provinces accoururent à Saïs, pour voir le spectacle inhumain qu’on préparoit ; enfin le jour fatal étant arrivé, plusieurs de mes amis parurent à la tête d’une foule nombreuse, & m’arracherent au supplice qui m’étoit destiné ; les troupes du Roy firent d’abord quelque résistance, mais la multitude se déclara pour moi ; j’étois maître alors de faire la même révolution dans l’Egypte qu’Amasis fit depuis ; mais je ne profitai de cette conjoncture heureuse, que pour me justifier auprès d’Apriés ; je lui envoiai un de mes libérateurs pour l’assurer que son injustice ne me faisoit pas oublier mon devoir, & que je ne voulois que le convaincre de mon innocence.

Il m’ordonna de l’aller trouver dans son Palais ; Amasis étoit avec lui ; ce perfide, en continuant toujours sa dissimulation, courut au-devant de moi avec empressement, & me presentant lui-même au Roy, que j’ai de joye, lui dit-il, de voir que la conduite d’Amenophis ne vous laisse plus aucun prétexte de douter de sa fidélité ; je vois bien, répondit froidement Apriés, qu’Amenophis n’aspire point à la Royauté, & je lui pardonne d’avoir voulu borner mon autorité pour plaire à ses concitoyens. Je répondis au Roy que je n’étois point coupable des crimes qu’on avoit voulu m’imputer, & que j’en ignorois l’auteur ; Amasis chercha alors à faire tomber les soupçons de sa trahison, sur les meilleurs amis & les plus fidéles serviteurs du Roy.

Je sentis que l’esprit du Prince n’étoit point guéri de ses défiances, & pour prévenir de nouvelles accusations, je me retirai de Saïs ; je retournai dans ma premiere solitude, & je ne rapportai de la Cour, que mon innocence & ma pauvreté.

Apriés envoya des troupes à Diospolis, pour en empêcher le soulevement, & ordonna de veiller sur ma conduite ; il s’imaginoit sans doute que je ne pourrois jamais me borner à une vie tranquille, après avoir vêcu dans les emplois les plus éclatans.

Cependant Amasis devint maître absolu de l’esprit du Roy, Apriés se livra aveuglément à lui ; ce Favori lui rendit suspects ses meilleurs Sujets, & les fit éxiler, afin d’écarter du Trône ceux qui pouvoient empêcher l’usurpation qu’il méditoit. Une occasion se presenta bien-tôt pour executer ses projets.

[15] Les Cyrenéens, Colonie de Grecs, qui s’étoient établis en Afrique, ayant pris aux Lybiens une grande partie de leurs terres, les Lybiens se donnerent à Apriés pour obtenir sa protection : Le Roy d’Egypte envoya une grande armée dans la Lybie pour faire la guerre aux Cyrenéens ; cette armée où il y avoit beaucoup de mécontens qu’Amasis avoit eu soin d’éloigner, fut taillée en piéces ; les Egyptiens s’imaginerent qu’Apriés avoit eu dessein de la faire périr, afin de régner plus despotiquement ; cette pensée les irrita, il se forma une ligue dans l’Egypte inférieure, le peuple se souleva, & prit les armes.

Le Roy leur envoya Amasis pour les appaiser, & les faire rentrer dans le devoir ; c’est alors qu’éclaterent les desseins de ce perfide ; loin de calmer les esprits, il les échauffa de plus en plus, il se mit à la tête des séditieux, & se fit proclamer Roy ; la révolte devint bien-tôt universelle ; Apriés fut obligé de quitter Saïs, & de se sauver dans la haute Égypte.

Il se retira à Diospolis ; j’engageai les habitans de cette Ville à oublier ses injustices, & à le secourir dans ses malheurs : Pendant tout le temps qu’il y demeura, j’avois un accès libre auprès de lui, mais j’évitois avec soin tout ce qui pouvoit lui rappeller le souvenir des disgraces qu’il m’avoit fait essuyer.

Apriés tomba bien-tôt dans une mélancolie profonde ; cet esprit si fier dans la prosperité, qui s’étoit vanté qu’il n’étoit pas au pouvoir des Dieux même de le détrôner, ne put soutenir l’adversité ; ce Prince d’une valeur si renommée, n’avoit point le vrai courage d’esprit ; il avoit mille & mille fois méprisé la mort, il ne sçavoit pas mépriser la fortune. Je tâchai de le calmer, de le soutenir, & d’éloigner de son esprit toutes les funestes idées qui l’accabloient ; je lui lisois souvent les Livres d’Hermés, il étoit frappé sur-tout de ce passage, Lorsque les Dieux aiment les Princes, ils versent dans la coupe du fort, un mélange de biens & de maux, afin qu’ils n’oublient pas qu’ils sont hommes.

Ces réflexions le tranquilliserent, & adoucirent peu-à-peu ses chagrins ; je sentois un plaisir infini de voir que le Prince commençoit à goûter la vertu, & qu’elle le rendoit paisible au milieu des malheurs.

Apriés n’oublia rien pour se retirer de la triste situation où il étoit ; il ramassa trente mille Cariens & Ioniens, qui s’étoient établis en Égypte sous son régne ; je sortis avec lui de Diospolis ; nous marchâmes contre l’Usurpateur, & nous lui donnâmes bataille près de Memphis ; comme nous n’avions que des troupes étrangeres, nous fumes entierement défaits.

Amasis me fit chercher par-tout, mais le bruit de ma mort s’étoit répandu, & vingt années s’étant écoulées depuis ma retraite de la Cour, je fus confondu avec les autres prisonniers, & mis dans une haute tour à Memphis.

Le Roy fut amené à Saïs ; Amasis lui rendit de grands honneurs pendant les premiers jours : Pour fonder les inclinations du peuple, il proposa de le rétablir ; mais en secret il formoit le dessein de lui ôter la vie ; tous les Egyptiens demanderent la mort du Prince, Amasis le leur abandonna, il fut étranglé dans son propre Palais, & l’Usurpateur fut couronné solemnellement.[16]

A peine le peuple fut-il calmé, qu’il se livra à cette inconstance naturelle qui agite toujours la multitude ; on commença à mépriser la basse naissance d’Amasis, & à murmurer contre lui ; ce Politique habile se servit heureusement de son adresse pour adoucir les esprits irrités, & prévenir la révolte.

Les Rois d’Egypte avoient coutume de donner des festins solemnels à leurs Courtisans ; les conviés lavoient alors les mains avec le Roy dans une cuvette d’or, destinée de tout temps à cet usage ; Amasis fit faire de cette cuvette une Statüe de Serapis, qu’il exposa à la véneration des peuples ; il vit avec joye les hommages empressés qu’on rendoit de toutes parts à sa nouvelle Divinité ; il assembla les Egyptiens, & leur fit cette harangue :

Citoyens, écoutez-moi ; Cette Statüe que vous adorez aujourd’hui, vous servoit autrefois pour les usages les plus vils ; c’est ainsi que tout dépend de votre choix, & de votre opinion ; toute autorité réside originairement dans le peuple ; arbitres absolus de la Religion & de la Royauté, vous créez également vos Dieux, & vos Souverains : Je vous affranchis des craintes frivoles des uns & des autres, en vous apprenant vos véritables droits ; tous les hommes naissent égaux, votre volonté seule les distingue ; quand il vous plaît d’élever quelqu’un au rang suprême, il ne doit y demeurer que parceque vous le voulez, & autant que vous le voulez : Je ne tiens mon autorité que de vous, vous pouvez la reprendre pour la donner à un autre qui vous rendra plus heureux que moi ; montrez-moi cet homme, je descends du Trône avec plaisir, & me confonds dans la multitude.

Par ce discours impie, mais flateur pour le peuple, Amasis affermit solidement son autorité ; on le conjura de rester sur le Trône ; il parut accepter la Royauté comme une grace qu’il faisoit au peuple ; il est adoré par les Egyptiens qu’il gouverne avec douceur & modération ; la politique le demande, & son ambition est satisfaite ; il vit à Saïs dans un éclat qui ébloüit ceux qui l’approchent, rien ne paroît manquer à son bonheur ; mais on m’assure que le dedans est bien différent de ce qui paroît au dehors ; il croit que tous les hommes qui l’entourent lui ressemblent, & qu’ils veulent le trahir comme il a trahi son Maître ; ces défiances continuelles l’empêchent de joüir du fruit de son crime ; c’est par-là que les Dieux l’ont puni de son usurpation : Les cruels remords déchirent sans cesse son cœur, & les noirs soucis se répandent souvent sur son front ; la colere du grand Osiris le poursuit par-tout ; la splendeur de la Royauté ne sçauroit le rendre heureux, parcequ’il ne goûte ni la paix du cœur, ni l’amitié des hommes, ni la douce confiance qui fait le principal charme de la vie.

Amenophis alloit continuer son histoire, mais Cyrus l’interrompit pour lui demander comment Amasis avoit pris un tel ascendant sur l’esprit d’Apriés.

Le Roy, reprit Amenophis, ne manquoit ni de talens, ni de vertus, mais il n’aimoit point à être contredit ; il ordonnoit souvent à ses Ministres de lui dire la vérité, cependant il ne pardonnoit jamais à ceux qui lui obéissoient ; il aimoit la flaterie, en affectant de la haïr : Amasis s’apperçut de cette foiblesse, & la ménagea avec art. Lorsqu’Apriés résistoit aux maximes despotiques que son Ministre lui inspiroit, ce perfide insinuoit au Roy que la multitude incapable de raisonner, doit être menée par l’autorité absolue, & que les Princes étant dépositaires du pouvoir des Dieux, peuvent agir comme eux, sans rendre raison de leur conduite ; il assaisonnoit ses conseils de tant de principes apparens de vertu, & de tant de louanges délicates, que le Prince séduit s’étoit rendu haissable à ses Sujets sans s’en appercevoir.

Alors Cyrus attendri sur le sort du Roy d’Egypte, dit à Amenophis : Il me semble qu’Apriés est plus à plaindre qu’à blâmer ; comment les Princes peuvent-ils reconnoître la perfidie, quand elle se cache avec tant d’art ?

Le bonheur du peuple, répondit Amenophis, fait celui du Prince ; leurs veritables interêts se réunissent nécessairement, quelque effort qu’on fasse pour les separer. Quiconque inspire aux Princes des maximes contraires, doit être regardé comme ennemi de l’Etat.

De plus, les Rois doivent toujours craindre un homme qui ne les contredit jamais, & qui ne leur dit que des verités agréables. Il ne faut point d’autres preuves de la corruption d’un Ministre, que de voir qu’il prefere la faveur, à la gloire de son Maître.

Enfin un Prince habile doit sçavoir mettre à profit les talens de ses Ministres, mais il ne doit point s’abandonner aveuglement à leurs conseils ; il peut se prêter aux hommes, mais il ne doit jamais s’y livrer.

Ah ! s’écria Cyrus, que la condition des Rois est malheureuse ! Ils ne peuvent, dites-vous, que se prêter aux hommes, ils ne doivent jamais s’y livrer, ils ne connoîtront donc jamais les charmes de l’amitié. Que je suis à plaindre, si la royauté est incompatible avec le plus grand de tous les biens.

Quand un Prince bien né, répondit Amenophis, n’oublie point qu’il est homme, il peut trouver des amis qui n’oublieront pas qu’il est Roy : Mais son amitié ne doit jamais le faire agir par goût, ni par inclination dans les affaires de l’Etat. Comme particulier, il peut jouir des plaisirs d’une tendre amitié, mais comme Prince, il doit ressembler aux Immortels qui n’ont aucune passion.

Après ces réflexions, Cyrus impatient de sçavoir le sort d’Amenophis, lui demanda comment il étoit sorti de prison, & le sage Egyptien continua ainsi son récit.

Je fus oublié quelques années dans ma prison à Memphis. Je ne pouvois voir ni entretenir personne ; abandonné à la solitude, sans aucune consolation, je souffris les maux les plus cruels de l’ennui. L’homme ne trouve au dedans de lui-même qu’un vuide affreux qui le desole ; son bonheur ne vient que des amusemens qui l’empêchent de sentir son insuffisance naturelle. Je desirai la mort avec ardeur, mais je respectai les Dieux, & je n’osai me la procurer, persuadé que ceux qui m’ont donné la vie, ont seuls le droit de me l’ôter.

Un jour que j’étois accablé des plus tristes réflexions, j’entendis tout à coup un bruit sourd, comme si l’on avoit voulu percer le mur de ma prison. Ce bruit étoit causé par un homme qui cherchoit à se sauver ; il aggrandit assez l’ouverture en peu de jours, pour pénétrer dans ma chambre. Ce prisonnier quoiqu’Etranger, parloit parfaitement la Langue Egyptienne ; il m’apprit qu’il étoit Tyrien, qu’il se nommoit Arobal, qu’il avoit servi Apriés dans les troupes des Cariens, & qu’il avoit été pris dans le même temps que moi ; il avoit l’esprit vif, naturel, & aimable ; il s’énonçoit avec feu, délicatesse, & grace ; en redisant les mêmes choses, il ne les répetoit jamais. Le plaisir que je trouvois dans les entretiens de cet Etranger, me fit oublier la perte de ma liberté, je contractai bien-tôt avec lui une étroite amitié.

Nous ne fumes tirés de prison que pour subir de nouvelles peines, on nous condamna aux mines : nous n’esperions plus de ressource que dans la mort, mais l’amitié soulagea nos maux, & nous conservâmes assez de courage pour nous faire des amusemens au milieu des malheurs même, par l’observation des merveilles cachées dans les entrailles de la terre.

Rien ne se produit par hazard ; tout est l’effet d’une circulation qui unit, entretient, & renouvelle sans cesse toutes les parties de la nature : Les pierres, & les métaux, sont des corps organisés qui se nourrissent, & croissent comme les plantes ; les feux, & les eaux, renfermés dans les cavités de la terre, semblables à notre Soleil, & à nos pluyes, fournissent une chaleur, & un suc nourricier convenables à cette espece de végetaux. Nous nous promenions avec plaisir au milieu de ces beautés inconnues à la plûpart des mortels : Mais helas ! la lumiere du jour y manque ; nous ne pouvions rien distinguer que par la sombre lueur des lampes.

Nous commencions déja à nous accoutumer à cette nouvelle espece de malheur, lorsque le ciel nous rendit la liberté par un coup également terrible, & inesperé.

Les feux souterrains rompent quelquefois leurs prisons avec une violence qui paroît ébranler la nature jusques dans ses fondemens, semblables au tonnerre qui brise les nues pour vomir par-tout des flammes, & remplir l’air de ses éclats. Nous entendîmes souvent ces bruits horribles. Un jour les secousses redoublerent, la terre sembla mugir ; nous n’attendions plus que la mort, lorsque ces feux impetueux nous ouvrirent un passage dans une caverne spacieuse : Ce qui devoit nous priver de la vie, nous procura la liberté.

Nous marchâmes long-temps à la clarté de nos lampes, avant que de revoir le jour ; nous l’apperçûmes à la fin. Le souterrain aboutissoit à un vieux Temple que nous connûmes avoir été consacré à Osiris, par les bas reliefs qu’on remarquoit sur l’autel ; nous nous prosternâmes, & nous adorâmes la Divinité du lieu. Nous n’avions point de victimes à offrir, ni de quoi faire des libations ; pour tout sacrifice nous jurâmes d’aimer toujours la vertu.

Ce Temple étoit situé près du Golfe Arabique. Nous nous embarquâmes sur un vaisseau qui faisoit voile pour le port de Muza. Nous traversâmes une grande partie de l’Arabie heureuse, & nous arrivâmes enfin dans cette solitude. Les Dieux semblent avoir caché les plus beaux endroits de la terre à ceux qui ne connoissent point le prix d’une vie tranquille. Nous trouvâmes dans ces bois & dans ces forêts, des hommes d’un naturel doux & humain, pleins de bonne foi & de justice.

Nous nous rendîmes bien-tôt celebres parmi eux ; Arobal leur apprenoit à tirer de l’arc, & à lancer le javelot, pour detruire les bêtes feroces qui ravageoient leurs troupeaux : Je leur apprenois la Religion d’Hermés, & je guerissois leurs maladies par le secours des simples. Ils nous regardoient comme des hommes divins. Nous admirions tous les jours les mouvemens de la belle nature qui se remarquoient en eux ; leur joye naïve, leur simplicité ingenue, & leur tendre reconnoissance.

Nous comprîmes alors que les grandes Villes, & les Cours magnifiques n’ont que trop servi à corrompre les mœurs & les sentimens ; en réunissant une multitude d’hommes dans le même lieu, elles n’ont fait souvent que réunir leurs passions, & les multiplier. Nous remerciâmes les Dieux d’être désabusés des faux plaisirs, & même de ces fausses vertus politiques & militaires, que l’amour propre a introduites dans les grandes societés, pour tromper les hommes, & pour les rendre esclaves de leur ambition.

Mais, hélas ! quelle est l’inconstance des choses humaines ; quelle est la foiblesse de l’esprit de l’homme ; Arobal, cet ami si vertueux, si tendre, si génereux, qui avoit soutenu la prison avec tant de courage, & l’esclavage avec tant de fermeté, ne put se contenter d’une vie simple & uniforme : Né pour la guerre, il soupiroit après les grands exploits ; & plus Philosophe par l’esprit que par le cœur, il m’avoüa qu’il ne pouvoit plus soutenir la simplicité d’une vie champêtre. Il me quitta, & je ne l’ai point revû depuis.

Je suis un être isolé sur la terre ; Apriés m’a persécuté, Amasis m’a trahi, Arobal m’abandonne. Je trouve par-tout un vuide affreux : Je sens que l’amitié le plus grand de tous les biens, est difficile à rencontrer ; les passions, les foiblesses, mille contrarietés la réfroidissent, ou la dérangent ; on s’aime trop soi-même pour bien aimer son ami : Je connois à present les hommes ; cependant je ne les haïs point, mais je ne sçaurois les estimer ; je leur veux, & je leur fais du bien sans espoir de récompense.

Tandis qu’Amenophis parloit, on voyoit sur le visage de Cyrus les sentimens & les passions que tous ces différens évenemens devoient faire naître en lui ; il conçut une haute estime pour le Philosophe Egyptien, & ne put se résoudre qu’avec peine à s’en séparer. Si j’étois né dans une condition privée, lui dit-il, je me trouverois heureux de passer le reste de mes jours avec vous dans cette retraite ; mais le Ciel me destine aux travaux de la Royauté ; J’obéis à ses ordres, moins, ce me semble, pour satisfaire mon ambition, que pour contribuer au bonheur de la Perside.

Allez, Cyrus, allez la rendre heureuse, répondit Amenophis, il n’est permis de gouter le repos, qu’après avoir travaillé long-temps pour la Patrie ; l’homme n’est pas né pour lui-même, mais pour la societé. Cependant tout étoit préparé pour le départ du Prince ; Cyrus & Araspe reprirent leur chemin, & traverserent le pays des Sabéens.

Pendant le voyage, Araspe paroissoit quelquefois triste & rêveur ; Cyrus s’en apperçut, & lui en demanda la raison ; Araspe lui répondit : Vous êtes Prince, & je n’ose vous parler à cœur ouvert. Oublions le Prince, dit Cyrus, & parlons en amis. Eh ! bien, reprit Araspe, j’obéis. Tout ce qu’Amenophis nous a dit sur l’instabilité du cœur humain dans l’amitié, m’effraye. Je sens souvent ces contrarietés dont il a parlé ; vos mœurs trop ennemies du plaisir, me blessent quelquefois, sans doute mes défauts vous sont incommodes à leur tour ; que je serois malheureux, si cette différence de sentimens pouvoit altérer notre amitié.

Tous les hommes ont leurs foiblesses, repliqua Cyrus ; celui qui cherche un ami parfait, cherche inutilement : on n’est pas toujours également content de soi-même, comment le seroit-on de son ami ? Vous avez vos foiblesses, j’ai aussi les miennes ; mais notre candeur à nous avouer nos défauts, & notre indulgence à nous les pardonner réciproquement, doivent faire le lien de notre amitié. C’est traiter son ami comme soi-même, que de lui montrer son ame toute nüe ; cette simplicité fait disparoître toutes les imperfections. Avec les autres hommes, il suffit d’être sincere, en ne paroissant jamais ce que l’on n’est pas ; mais avec son ami, il faut être simple, jusqu’à se montrer tel qu’on est.

C’est ainsi qu’ils s’entretenoient ensemble pendant leur voyage ; ils arriverent enfin sur les bords du Golfe Arabique, où ils s’embarquerent pour passer en Égypte.

Cyrus fut surpris de trouver dans l’Égypte une nouvelle espece de beautés, qu’il n’avoit pas vû dans l’Arabie heureuse : Là tout étoit l’effet de la simple nature ; ici l’art avoit tout perfectionné.

[17] Il pleut rarement dans l’Égypte, mais le Nil l’arrose par ses debordemens reglés. Elle est traversée d’une infinité de canaux, qui portent par-tout la fécondité avec leurs eaux, qui unissent les villes entre elles, qui joignent la grande mer avec la mer rouge, & qui entretiennent par-là, le commerce au dedans & au dehors du Royaume.

Les villes élevées avec des travaux immenses, paroissent comme des Isles au milieu des eaux, & dominent sur la plaine inondée, & rendue fertile par ce fleuve bienfaisant. Lorsque ses inondations sont trop abondantes, de vastes réservoirs faits exprès reçoivent ses eaux débordées, pour en empêcher les ravages ; des écluses ouvrent ou ferment ces réservoirs selon les besoins. Tel est l’usage du lac Meris, creusé par un des anciens Rois d’Egypte dont il porte le nom ; son tour est de cent quatre-vingt lieües.[18]

Les Villes d’Egypte sont nombreuses, grandes, bien peuplées, & pleines de Temples magnifiques, & de Palais superbes, ornés de statües, & de colonnes.

Cyrus parcourut avec plaisir toutes ces beautés, & alla ensuite voir le fameux Labyrinthe bâti par les douze Nomarques : Ce n’est pas un seul Palais, mais un magnifique amas de douze Palais disposés régulierement. Trois mille chambres qui se communiquent par des terrasses, s’arrangent autour de douze salles, & ne laissent point de sortie à ceux qui s’y engagent sans guide. Il y a autant de bâtimens sous terre que dessus ; ces souterrains sont destinés à la sépulture des Rois.

Dans ce Palais magnifique on voit par-tout sur les murs, des bas reliefs représentans l’histoire des Rois ; les Princes enterrés dans les souterrains, semblent revivre dans ces sépultures, de sorte que le même Palais contient des monumens qui montrent aux Monarques, & leur grandeur, & leur néant.

Outre les Temples consacrés pour le culte des Dieux, & les Palais destinés pour l’habitation des Princes, on voit encore dans l’Egypte, & sur-tout près de Memphis, des Pyramides qui servent de tombeaux aux grands hommes : Ce sage peuple croyoit devoir élever des monumens superbes aux morts, pour éterniser le mérite, & perpétuer l’émulation.

Après avoir admiré toutes ces merveilles, Cyrus s’appliqua à connoître l’histoire, la politique, & les loix de l’ancienne Égypte, qui ont été le modéle de celles de la Grece.

Il apprit que les Prêtres Egyptiens avoient composé leur histoire d’une suite immense de siecles ; ils se perdoient avec plaisir dans cet abyme infini de temps, pendant lequel Osiris lui-même gouvernoit les hommes. Toutes les fictions dont ils ont rempli leurs annales sur le régne des Dieux, & des demi-Dieux, ne sont que des allégories, pour exprimer le premier état des ames, avant leur descente dans des corps mortels.

Selon eux, l’Égypte étoit alors le séjour favori des Dieux, & le lieu de l’univers où ils se plaisoient le plus. Après l’origine du mal, & la grande révolution arrivée par la révolte du monstre Typhon, ils croyoient que leur pays étoit le moins changé & le moins défiguré ; arrosé par le fleuve du Nil, il demeura fécond, pendant que tout le reste de la nature étoit stérile ; ils regardoient l’Egypte comme la mere des hommes, & des animaux.

Leur premier Roy se nomma Menés ; depuis son temps leur histoire se renferme dans des bornes raisonnables, & se réduit à trois âges. Le premier, jusques aux Rois Pasteurs, contient huit cens ans. Le second, depuis les Rois Pasteurs jusques à Sesostris, contient cinq siecles. Le troisiéme, depuis Sesostris jusques à Amasis, renferme plus de sept cens ans.

Pendant le premier âge, l’Egypte fut divisée en plusieurs dynasties, ou gouvernemens, qui avoient chacune leurs Rois. Leurs principaux sieges étoient à Memphis, à Thanis, à This, à Elephantis, & à Thebes ; cette derniere dynastie absorba toutes les autres, & en devint la maitresse. L’Egypte, sans avoir aucun commerce au dehors, se bornoit alors à l’agriculture, & à la vie pastorale ; les Bergers étoient Heros, & les Rois étoient Philosophes. Dès ce temps vivoit le premier Hermés, qui pénetra tous les secrets de la nature, & de la Theologie ; c’étoit le siecle des sciences occultes. Les Grecs, disent les Egyptiens, s’imaginent que le monde dans son enfance étoit ignorant, mais ils ne pensent ainsi que parcequ’ils sont toujours enfans eux-mêmes ;[19] ils ne sçavent rien de l’origine du monde, de son antiquité, ni des révolutions qui y sont arrivées. Les hommes du siecle de Mercure se souvenoient encore de leur premier état sous le régne d’Osiris, & avoient plusieurs connoissances traditionnelles que nous avons perdues. Les arts d’imitation, la poësie, la musique, la peinture, tout ce qui est du ressort de l’imagination, ne sont que des jeux d’esprit en comparaison des hautes sciences, connues des premiers hommes. La nature, ajoutoient-ils, obéissoit alors à la voix des sages : Ils sçavoient remuer tous ses ressorts cachés ; ils produisoient, quand ils vouloient, les prodiges les plus merveilleux ; les Génies aëriens leur étoient soumis ;[20] ils entroient souvent en commerce avec les Esprits étherées, & quelquefois avec les pures Intelligences qui habitent l’Empyrée. Nous avons perdu, dirent les Prêtres à Cyrus, ces connoissances sublimes, il ne nous en reste que quelques vestiges sur nos anciens obelisques, qui sont les monumens de notre Theologie, de nos mysteres, & de nos traditions sur la Divinité & sur la nature, & nullement les annales de notre histoire civile, comme s’imaginent les ignorans.

Le second âge fut celui des Rois Pasteurs venus d’Arabie ; ils inonderent l’Egypte avec une armée de deux cens mille hommes : La barbarie de ces Arabes grossiers & ignorans, fit mépriser & oublier les sciences sublimes & cachées ; ils ne pouvoient rien imaginer qui ne fût matériel & sensible : C’est depuis leur temps que le génie des Egyptiens changea tout-à-fait, se tourna du côté des arts, de l’architecture, de la guerre, & de toutes les connoissances superficielles, inutiles à ceux qui sçavent se contenter de la simple nature : C’est alors que l’idolatrie entra dans l’Egypte ; la sculpture, la peinture, & la poësie, obscurcirent toutes les idées pures, & les transformerent en images sensibles ; le vulgaire s’y arrêta, sans pénetrer le sens caché des allégories.

Peu de temps après cette invasion des Arabes, plusieurs Egyptiens qui ne pouvoient supporter le joug étranger, quitterent leur pays, & allerent établir des colonies dans toute la terre ; de-là sont venus tous les grands hommes fameux dans les autres nations ; le Belus des Babyloniens, le Cecrops des Atheniens, le Cadmus des Béotiens ; de-là vient que tous les peuples de l’univers doivent leurs loix, leurs sciences, & leur Religion à l’Egypte. C’est ainsi que les Prêtres parloient à Cyrus,

Dans ce siecle vivoit le second Hermés appellé Trismegiste ; il fut le restaurateur de l’ancienne Religion ; il recueillit les loix & les sciences du premier Mercure, & les rédigea en quarante-deux volumes, qu’on appelloit Le Trésor des Remedes de l’Ame, parcequ’ils guérissent l’esprit de son ignorance, source de tous les maux.

Le troisiéme âge fut celui des conquêtes & du luxe ; les arts se perfectionnerent de plus en plus ; les villes, les édifices & les pyramides, se multiplierent. Le pere de Sesostris fit amener à sa Cour tous les enfans qui naquirent le même jour que son fils, & les fit élever avec le même soin que ce jeune Prince. Lorsque le Roy mourut, Sesostris leva une armée formidable, & choisit pour Officiers les jeunes gens qui avoient été élevés avec lui ; il y en avoit près de deux mille, capables d’inspirer à toute l’armée, le courage, les vertus militaires, & l’attachement pour le Prince, qu’ils regardoient tout ensemble comme leur maître, & comme leur frere. Sesostris forma le dessein de conquerir le monde entier ; il pénetra dans les Indes plus loin que Bacchus & Hercule ; Les Scythes se soumirent à son empire ; la Thrace & l’Asie mineure sont pleines de monumens de ses victoires ; on y voit les superbes inscriptions de Sesostris Roy des Rois, & Seigneur des Seigneurs. Ayant étendu ses conquêtes depuis le Gange jusques au Danube, & depuis le Tanaïs jusqu’aux extrémités de l’Afrique, il revint après neuf années d’absence, chargé des dépoüilles de tous les peuples vaincus, se faisant traîner dans un char par les Rois qu’il avoit soumis.

Son gouvernement fut tout-à-fait militaire & despotique ; il diminua l’autorité des Pontifes, & la transporta aux gens de guerre. Après sa mort, la division se mit parmi ces Chefs, & continua pendant trois génerations ; ils se trouverent trop puissans pour demeurer unis & soumis à un seul Maître. Sous Anysis l’Aveugle, Sabacon Ethyopien profita de leurs discordes pour envahir l’Egypte ; ce Prince religieux rétablit le pouvoir des Prêtres, gouverna pendant cinquante ans dans une paix profonde, & retourna ensuite dans sa patrie, pour obéir aux oracles de ses Dieux.

Le Royaume abandonné, tomba entre les mains de Sethon Pontife de Vulcain ; il anéantit l’art militaire, & méprisa les gens de guerre ; le régne de la superstition qui amollit les cœurs, succeda au despotisme, qui les avoit trop abattus.

Depuis ce temps, l’Egypte ne se soutint plus que par des troupes étrangeres, elle tomba peu-à-peu dans l’anarchie ; douze Nomarques ou Gouverneurs choisis par le peuple, partagerent le Royaume entr’eux. Un d’eux nommé Psammetique, se rendit maître de tous les autres ; l’Egypte se rétablit un peu durant cinq ou six régnes ; enfin cet ancien Royaume devint tributaire de Nabucodonosor Roy de Babylone.

La source de tous ces maux vint des conquêtes de Sesostris. Cyrus sentit par là que les Princes insatiables de conquerir, sont ennemis de leur postérité ; à force de vouloir trop étendre leur domination, ils sappent les fondemens de leur puissance.

L’autorité des anciennes Loix d’Egypte, avoit été fort affoiblie dès le Regne de Sosostris ; du tems de Cyrus il n’en restoit plus que le souvenir. Ce Prince recueillit avec soin ce qu’il en put apprendre des grands hommes, & des sages vieillards qui vivoient alors. Ces Loix peuvent se réduire à trois, d’où dépendent toutes les autres : Elles regloient la conduite des Rois, la Police, & la Jurisprudence.

Le Royaume étoit hereditaire, mais les Rois étoient obligés plus que les autres à vivre selon les loix. Les Egyptiens regardoient comme une usurpation criminelle sur les droits du grand Osiris, & comme une présomption insensée dans un homme, de mettre son caprice à la place de la raison.

Le Roy se levoit au point du jour, & dans ce premier moment où l’esprit est le plus pur, & l’ame le plus tranquille, on lui donnoit une idée claire & nette de ce qu’il avoit à décider pendant la journée ; mais avant que de prononcer le Jugement, il alloit au Temple invoquer les Dieux par des sacrifices : Là environné de toute sa Cour, & les victimes étant à l’autel, il assistoit à une priere pleine d’instruction, dont voici la formule.

Grand Osiris, œil du monde, & lumiere des esprits, donnez au Prince votre image, toutes les vertus royales, afin qu’il soit religieux envers les Dieux, & doux envers les hommes, moderé, juste, magnanime, génereux, ennemi du mensonge, maître de ses passions, punissant au-dessous du crime, & récompensant au-dessus du mérite.[21]

Le Pontife représentoit ensuite au Roy les fautes qu’il avoit faites contre les loix, mais on supposoit toujours qu’il n’y tomboit que par surprise, ou par ignorance, & l’on chargeoit d’imprécations les Ministres qui lui avoient donné de mauvais conseils, ou qui lui avoient déguisé la vérité.

Que ne devoit-on pas esperer d’un Prince accoutumé à entendre chaque jour les vérités les plus fortes & les plus salutaires, comme une partie essentielle de sa Religion ? Il est arrivé aussi que la plûpart des anciens Rois d’Egypte ont été si cheris de leur peuple, que chacun pleuroit leur mort comme celle d’un pere.

La seconde Loi regardoit la Police, & la subordination des Rangs ; les terres étoient séparées en trois parties : La premiere faisoit le domaine des Rois ; la seconde appartenoit aux Pontifes ; & la troisiéme aux gens de guerre. Il paroissoit absurde d’employer pour le salut de la patrie, des hommes qui n’eussent aucun intérêt à la défendre.

Le peuple étoit divisé en trois classes, les Laboureurs, les Bergers, & les Artisans : Ces trois sortes d’hommes faisoient de grands progrès dans chacune de leurs professions ; ils profitoient des expériences de leurs ancêtres ; chaque famille transmettoit ses connoissances à ses enfans ; il n’étoit permis à personne de sortir de son rang, ni d’abandonner les emplois paternels ; par-là les arts étoient cultivés, & conduits à une grande perfection ; & les troubles causés par l’ambition de ceux qui veulent s’élever au-dessus de leur état naturel, étoient prévenus.

Afin que personne n’eût honte de la bassesse de son état, les arts étoient en honneur ; dans le corps politique comme dans le corps humain, tous les membres contribuent de quelque chose à la vie commune ; il paroissoit insensé en Égypte, de mépriser un homme, parcequ’il sert la patrie par un travail pénible ; on conservoit ainsi la subordination des rangs, sans que les uns fussent enviés, ni les autres méprisés.

La troisiéme Loi regardoit la Jurisprudence ; trente Juges tirés des principales Villes, composoient le Conseil suprême qui rendoit la justice dans tout le Royaume ; le Prince leur assignoit des revenus suffisans pour les affranchir des embarras domestiques, afin qu’ils pussent donner tout leur temps à composer & à faire observer les bonnes Loix ; ils ne tiroient d’autre profit de leurs travaux, que la gloire & le plaisir de servir la patrie.

Pour éviter les surprises dans les Jugemens, on défendoit dans les Plaidoyers la fausse éloquence qui ébloüit l’esprit, & qui anime les passions ; on exposoit la vérité des faits avec une précision claire, nerveuse, & dépoüillée des faux ornemens du discours ; le Chef du Sénat portoit un collier d’or & de pierres précieuses, d’où pendoit une figure sans yeux, qu’on appelloit la Vérité ; il l’appliquoit au front & au cœur de celui en faveur de qui la Loi décidoit ; c’étoit la maniere de prononcer les Jugemens.

Il y avoit en Égypte une forme de Justice, inconnue aux autres peuples : Aussi-tôt qu’un homme avoit rendu le dernier soupir, on l’amenoit en Jugement ; l’accusateur public étoit écouté ; si l’on prouvoit que la conduite du mort avoit été contraire aux Loix, on condamnoit sa mémoire, & on lui refusoit la sépulture ; s’il n’étoit accusé d’aucun crime contre les Dieux, ni contre la patrie, on faisoit son éloge, & on l’ensevelissoit honorablement.

Avant que de porter le corps au tombeau, on en ôtoit les entrailles, & on les mettoit dans une urne que le Pontife levoit vers le Soleil, en faisant cette priere au nom du mort :[22]

Grand Osiris, vie de tous les êtres, recevez mes manes, & réunissez-les à la societé des immortels ; pendant ma vie j’ai tâché de vous imiter, par la vérité, & par la bonté ; je n’ai commis aucun crime contre les devoirs de la societé ; j’ai respecté les Dieux de mes peres, & j’ai honoré mes parens ; si j’ai commis quelque faute par foiblesse humaine, par intemperance, ou par le goût du plaisir, ces viles dépoüilles de moi-même en sont la cause. En prononçant ces paroles, on jettoit l’urne dans la riviere, & l’on déposoit le reste du corps embaumé dans les pyramides.

Telles étoient les idées des anciens Egyptiens ; remplis des esperances de l’immortalité, ils s’imaginoient que les foiblesses humaines étoient expiées par notre séparation d’avec le corps, & qu’il n’y avoit que les vices contre les Dieux & contre la societé, qui empêchoient l’ame de se réunir à son origine.

Toutes ces découvertes donnerent à Cyrus une grande envie de s’instruire à fond de l’ancienne Religion d’Egypte ; pour cet effet il alla à Thebes. Cette Ville fameuse, dont Homere a chanté les cent portes, disputoit en magnificence, en grandeur, & en puissance, à toutes les Villes de l’univers ; on dit qu’elle pouvoit autrefois faire sortir dix mille combattans par chacune de ses portes ; il y a sans doute ici de la fiction poëtique, mais tous conviennent que le peuple en étoit innombrable.

Cyrus avoit été adressé par Zoroastre à Sonchis Souverain Pontife de Thebes, afin qu’il l’instrusît dans tous les mysteres de la Religion de son pays ; Sonchis conduisit le Prince dans une salle spatieuse, ornée par trois cens Statües de grands Prêtres Egyptiens ; cette longue succession de Pontifes donna au Prince une haute idée de l’antiquité de leur Religion, & une grande curiosité d’en sçavoir les principes.

Pour vous faire connoître, lui dit le Pontife, l’origine de notre culte, de nos symboles, & de nos mysteres, il faut vous apprendre l’histoire d’Hermés Trismegiste, qui en est le fondateur.

Siphoas, ou Hermés second du nom, étoit de la race de nos premiers Souverains ; pendant que sa mere étoit enceinte, elle alla par mer en Lybie faire un sacrifice à Jupiter Hammon ; en cotoyant l’Afrique, il s’éleva subitement un orage qui fit périr le vaisseau près d’une Isle déserte ; la mere d’Hermés y fut jettée toute seule par une protection particuliere des Dieux.

Là elle vécut solitaire jusques au moment de son accouchement ; elle en mourut ; l’enfant demeura abandonné à l’inclemence des saisons, & à la fureur des bêtes ; mais le Ciel qui avoit de grands desseins sur lui, le préserva au milieu de ces malheurs : Une jeune Chévre, dont il y avoit grande abondance dans cette Isle, accourut à ses cris, & l’allaita jusqu’à ce qu’il fut sorti de l’enfance.

Il brouta pendant ses premieres années l’herbe tendre avec sa nourrice, ensuite les dattes & les fruits sauvages lui parurent une nourriture plus convenable ; il sentit par les premiers rayons de raison qui commencerent à luire en lui, que sa figure n’étoit pas la même que celle des animaux, qu’il avoit plus d’esprit, plus d’invention, plus d’adresse qu’eux, & par conséquent qu’il pouvoit être d’une nature différente.

La Chévre qui l’avoit nourri, mourut accablée de vieillesse ; il fut fort surpris de ce nouveau phénomene qu’il n’avoit pas remarqué auparavant ; il ne put comprendre pourquoi elle demeuroit si long-temps immobile & froide, il l’examina pendant plusieurs jours, il compara tout ce qu’il voyoit en elle, avec ce qu’il sentoit en lui, & s’apperçut enfin qu’il avoit un battement dans le cœur qu’elle n’avoit pas, & qu’il y avoit un principe de mouvement en lui, qui n’étoit plus en elle ; il la vit peu-à-peu pourrir, se dessécher, se dissiper, rien ne restoit que os : L’esprit parle à soi-même, sans sçavoir les noms arbitraires que nous avons attachés à nos idées ; Hermés raisonna ainsi : La Chévre ne s’est point donné ce principe de vie, puisqu’elle l’a perdu, & qu’elle ne peut plus se le rendre.

Comme il avoit une merveilleuse sagacité naturelle, il chercha long-temps quelle pouvoit être la cause de ce changement ; il remarqua que les plantes & les arbres sembloient mourir, & revivre tous les ans par l’éloignement & le retour du Soleil ; il s’imagina que cet astre étoit le principe de toute chose.

Il ramassa les os dessechés de sa mere nourrice, & les exposa aux rayons du Soleil, mais la vie ne revint point ; il vit par-là qu’il s’étoit trompé, & que le Soleil ne donnoit pas la vie aux animaux.

Il examina si ce ne seroit pas quelque autre astre ; mais il observa que la nuit, les étoiles n’avoient ni autant de chaleur, ni autant de lumiere que le Soleil, & que toute la nature sembloit languir pendant l’absence du jour ; il sentit que les astres n’étoient point le premier principe de vie.

A proportion qu’il avança en âge, son esprit se meurit, & ses réflexions devinrent plus profondes.

Il avoit remarqué que les corps inanimés ne se remuoient point par eux-mêmes ; que les animaux ne se rendoient point le mouvement, lorsqu’ils l’avoient perdu, & que le Soleil ne ranimoit point les corps morts ; de-là il conclut qu’il y avoit un Premier Moteur plus puissant que le Soleil & les astres.

En réflechissant ensuite sur lui-même, & sur toutes les remarques qu’il avoit faites depuis le premier usage de sa raison, il observa qu’il y avoit en lui quelque chose qui sentoit, qui pensoit, & qui comparoit ses pensées ; après avoir médité plusieurs années entieres sur toutes les operations de son esprit, il conclut enfin que le Premier Moteur pouvoit avoir de l’intelligence aussi-bien que de la force, & que sa bonté devoit égaler sa puissance.

La solitude de l’homme, au milieu des Etres qui ne peuvent le secourir, est un état affreux ; mais lorsqu’il découvre l’idée d’un Etre qui peut le rendre heureux, rien n’égale ses esperances, & sa joye.

L’amour du bonheur, inséparable de notre nature, fit souhaiter à Hermés de voir ce Premier Moteur, de le connoître, & de l’entretenir ; si je pouvois, disoit-il, lui faire entendre mes pensées & mes desirs, sans doute il me rendroit plus heureux que je ne suis. Ses esperances & sa joye furent bientôt troublées par de grands doutes : Hélas ! disoit-il, si le premier Moteur est aussi bon & aussi bienfaisant que je me l’imagine, pourquoi ne le vois-je pas ? pourquoi ne s’est-il point fait connoître à moi ? & sur-tout pourquoi suis-je dans une si triste solitude, où je ne vois rien qui me ressemble, rien qui me paroisse raisonner comme moi, rien qui puisse me secourir ?

Dans ces agitations, la raison impuissante gardoit le silence, & ne pouvoit rien répondre ; le cœur parla, se tourna vers le premier Principe, & lui dit par ce langage muet, que les Dieux entendent mieux que les paroles : Vie de tous les Etres, montrez-vous à moi, faites-moi sçavoir qui vous êtes, & ce que je suis ; venez me secourir dans l’état solitaire & malheureux où je me trouve.

Le grand Osiris aime les cœurs purs, il écoute toujours leurs desirs ; il ordonna au premier Hermés ou Mercure, de prendre une figure humaine, & de l’aller instruire.

Un jour que le jeune Trismegiste s’étoit endormi au pied d’un chêne, Hermés vint s’asseoir auprès de lui ; Trismegiste en s’éveillant fut surpris de voir une figure semblable à la sienne ; il forme des sons à l’ordinaire, mais ils n’étoient pas articulés ; il montre tous les mouvemens différens de son ame par les transports, les empressemens, & les démonstrations ingenües & naïves, que la nature enseigne aux hommes, pour exprimer ce qu’ils sentent vivement.

En peu de temps Mercure apprit au Philosophe sauvage la Langue Egyptienne ; il l’instruisit ensuite de ce qu’il étoit, de ce qu’il alloit devenir, & de toutes les sciences que Trismegiste enseigna depuis aux Egyptiens ; il commença alors à voir dans la nature ce qu’il n’y avoit pas remarqué auparavant, des caracteres d’une sagesse & d’un pouvoir infini répandus par-tout ; il reconnut par-là l’impuissance de la raison humaine, quand elle est toute seule, & abandonnée à elle-même sans instruction ; il fut étonné de sa premiere ignorance, mais ses nouvelles lumieres produisirent en lui de nouveaux embarras.

Un jour que Mercure lui parloit de la haute destinée de l’homme, de la dignité de sa nature, de l’immortalité qui l’attend, Hermés lui dit : Si le grand Osiris destine les hommes pour un bonheur si parfait, d’où vient donc qu’ils naissent dans une telle ignorance ? d’où vient qu’il ne se montre pas à eux pour dissiper leurs ténebres ? Hélas ! si vous n’étiez point venu m’éclairer, j’aurois cherché long-temps sans découvrir le premier principe de toutes choses, tel que vous me l’avez fait connoître ; alors Mercure lui développa ainsi tous les secrets de la Theologie Egyptienne.

L’état primitif de[23] l’homme étoit bien différent de ce qu’il est aujourd’hui : au dehors toutes les parties de l’univers étoient dans une harmonie constante, au dedans tout étoit soumis à l’ordre immuable de la raison ; chacun portoit sa loi dans son cœur, & toutes les nations de la terre n’étoient qu’une république de sages.

Les hommes vivoient alors sans discorde, sans ambition, sans faste, dans une paix, dans une égalité, dans une simplicité parfaite ; chacun avoit pourtant des qualités, & des inclinations différentes, mais tous les gouts conduisoient à l’amour de la vertu, & tous les talens conspiroient à la connoissance du vrai ; les beautés de la nature, & les perfections de son auteur, faisoient les spectacles, les jeux, & l’étude des premiers hommes.

L’imagination reglée ne présentoit alors que des idées justes & pures ; les passions soumises à la raison, ne troubloient point le cœur, & l’amour du plaisir étoit toujours conforme à l’amour de l’ordre ; le Dieu Osiris, la Déesse Isis, & leur fils Orus, venoient souvent converser avec les hommes, & leur apprenoient tous les mysteres de la sagesse.

Cette vie terrestre, quelque heureuse qu’elle fut, n’étoit pourtant que l’enfance de notre être, où les ames se préparoient à un développement successif d’intelligence & de bonheur : Après avoir vêcu un certain temps sur la terre, les hommes changeoient de forme sans mourir, & s’envoloient dans les astres ; là, avec de nouveaux sens, & de nouvelles lumieres, ils jouissoient de nouveaux plaisirs, & de nouvelles connoissances ; de-là ils s’élevoient dans un autre ciel, ensuite dans un troisiéme, & parcouroient ainsi les espaces immenses par des métamorphoses sans fin.

Un siecle entier, & selon quelques-uns, plusieurs siecles s’étoient passés de cette sorte ; il arriva enfin un triste changement dans les esprits, & dans les corps : Typhon & ses compagnons, avoient habité autrefois le séjour des hommes ; mais enivrés par leur orgueil, ils s’oublierent jusqu’à vouloir escalader les Cieux ; ils furent précipités, & ensevelis dans le centre de la terre.

Ils sortirent de leurs abymes, percerent l’œuf du monde, y répandirent le mauvais principe, & corrompirent par leur commerce l’esprit, le cœur, & les mœurs de ses habitans ; l’ame du grand Osiris abandonna son corps, qui est la nature ; elle devint comme un cadavre ; Typhon en déchira, en découpa, & en dispersa tous les membres ; il en flétrit toutes les beautés.

Depuis ce temps, le corps devint sujet aux maladies & à la mort, & l’esprit à l’erreur & aux passions ; l’imagination de l’homme ne lui presenta plus que des chimeres ; sa raison ne servit qu’à contredire ses penchans, sans pouvoir les redresser ; la plûpart de ses plaisirs sont faux & trompeurs, & toutes ses peines même imaginaires, sont des maux réels ; son cœur est une source féconde de desirs inquiets, de craintes frivoles, de vaines esperances, de goûts déreglés qui le tourmentent tour à tour ; une foule de pensées vagues, & de passions turbulentes, causent en lui une guerre intestine, le soulevent sans cesse contre lui-même, & le rendent en même temps idolatre & ennemi de sa propre nature.

Ce que chacun sent en soi, est une image de ce qui se passe dans la societé des hommes. Trois Empires différens s’élevent dans le monde, & partagent tous les caracteres : L’empire de l’opinion, celui de l’ambition, & celui de la volupté ; l’erreur préside dans l’un, la force domine dans l’autre, & le frivole régne dans le troisiéme.

Voilà l’état de la nature humaine : La Déesse Isis va par toute la terre chercher les ames égarées, pour les ramener à l’Empyrée, tandis que le Dieu Orus attaque sans cesse le mauvais Principe ; on dit qu’il rétablira enfin le régne d’Osiris, & bannira à jamais le monstre Typhon ; jusqu’à ce temps les bons Princes peuvent adoucir les maux des hommes, mais ils ne peuvent les guérir tout-à-fait.

Vous êtes, continue Mercure, de l’ancienne race des Rois d’Egypte : Le grand Osiris vous destine pour aller réformer ce Royaume par vos sages loix ; il ne vous a conservé que pour rendre un jour les hommes heureux ; bien-tôt, cher Trismegiste, vous reverrez votre patrie. Il dit, & soudain il s’éleve dans les airs, & disparoît comme l’étoile du matin qui s’enfuit devant l’aurore ; son corps devient transparent ; un nuage leger & pur, peint de toutes les couleurs, l’enveloppe comme un vêtement ; il avoit une couronne sur la tête, des aîles aux pieds, & tenoit dans la main un caducée ; on voyoit sur sa robe flotante tous les hieroglyphes dont Trismegiste s’est servi depuis pour exprimer les mysteres de la Theologie, & de la nature.

Meris Premier qui regnoit alors en Égypte, fut averti en songe par les Dieux, de ce qui se passoit dans l’Isle déserte ; il envoya chercher le Philosophe sauvage, & voyant la conformité de l’histoire d’Hermés avec le songe divin, il l’adopta pour son fils ; après la mort de ce Prince, Trismegiste monta sur le Trône, & rendit long-temps l’Egypte heureuse, par la sagesse de ses loix.

Il écrivit plusieurs Livres, qui contenoient la Theologie, la Philosophie, & la Politique des Egyptiens. Le Premier Hermés avoit inventé l’art ingénieux d’exprimer toutes sortes de sons par les différentes combinaisons de peu de lettres ; invention merveilleuse par sa simplicité, & qui n’est pas assez admirée, parcequ’elle est commune ; outre cette maniere d’écrire, il y en avoit une autre consacrée aux choses divines, & que peu de personnes entendoient.

Trismegiste désignoit les vertus & les passions de l’ame, les actions & les attributs des Dieux, par les figures des animaux, des insectes, des plantes, des astres, & par plusieurs caracteres symboliques ; c’est pour cela qu’on voit des vaches, des chats, des reptiles, & des crocodiles dans nos anciens Temples, & sur nos obelisques ; mais ils ne sont pas les objets de notre culte, comme les Grecs se l’imaginent follement.

Trismegiste cachoit les mysteres de la Religion sous des hieroglyphes & des allégories, & ne laissoit voir au commun des hommes que la beauté de sa morale ; c’est ainsi qu’en ont usé les Sages de tous les temps, & les Legislateurs de tous les pays ; ils sçavoient, ces hommes divins, que les esprits corrompus ne pouvoient gouter les vérités célestes, tant que leur cœur ne seroit pas purgé des passions ; c’est pourquoi ils répandirent sur la Religion un voile sacré, qui s’entrouvre, & disparoît, lorsque les yeux de l’esprit peuvent en soutenir l’éclat ; c’est le sujet de l’inscription qu’on voit à Saïs sur la Statüe d’Isis : Je suis tout ce qui est, qui a été, & qui sera, & nul mortel n’a encore ôté le voile qui me couvre.

Cyrus comprit par cette histoire d’Hermés, que l’Osiris, l’Orus, & le Typhon des Egyptiens, étoient les mêmes que l’Oromaze, le Mythras, & l’Arimane des Perses, & que la Mythologie de ces deux nations étoit fondée sur les mêmes principes : Ce n’étoient que des noms différens, pour exprimer les mêmes idées : Celles des Orientaux étoient plus simples, plus claires, & plus dépouillées d’images sensibles ; celles des Egyptiens étoient plus allégoriques, plus obscures, & plus enveloppées de fictions.

Quand Sonchis eut entretenu Cyrus, il le conduisit au Temple, où il lui fit voir les céremonies & les mysteres du culte Egyptien, privilege qu’on n’avoit jamais accordé auparavant à aucun Etranger, qu’après les plus rudes épreuves.

Le Prince de Perse passa plusieurs jours avec le Pontife ; il partit enfin de Thebes, & sortit de l’Egypte, sans se faire connoître à Amasis dont il détestoit le caractere & l’usurpation.


LIVRE  QUATRIÉME.


EN quittant l’Egypte, Cyrus résolut de passer en Grece ; il descendit le Nil depuis Memphis jusques à l’embouchure de ce fleuve, & s’embarqua sur la grande mer dans un vaisseau Phénicien, qui faisoit voile pour l’Argolide.

Tandis que les vents favorables enfloient les voiles, Cyrus rappellant les idées de Zoroastre & des Mages, s’entretenoit avec Araspe de toutes les merveilles qu’on découvre dans le vaste empire des ondes ; de la conformation de ses habitans proportionnée à leur élement ; de l’usage de leurs nageoires, dont ils se servent, tantôt comme de rames, & tantôt comme d’aîles pour fendre l’eau en les remuant, ou pour s’arrêter en les étendant ; des membranes délicates qu’ils contiennent dans leur sein, & qu’ils enflent ou resserrent pour se rendre plus ou moins legers, selon qu’ils veulent monter ou descendre dans l’eau ; de la structure admirable de leurs yeux parfaitement ronds, pour rompre, & pour réunir plus promptement les rayons de lumiere, sans quoi ils ne verroient pas dans l’élement humide.

Ils parlerent ensuite des lits de sel & de bitume, cachés dans le fond de l’Océan ; la pesanteur de chaque grain de ces sels est reglée de telle façon, que le Soleil ne peut les attirer en-haut ; ce qui fait que les vapeurs & les pluyes qui retombent sur la terre n’en sont pas surchargées, & deviennent des sources fécondes d’eaux douces.

Ils raisonnerent long-temps du flux & du reflux, qui se fait moins sentir dans cette mer que dans le grand Océan ; de l’action de la Lune, qui cause ces mouvemens reglés ; de la distance & de la grandeur de cette planette sagement proportionnée à nos besoins : Si elle étoit plus grande, dirent-ils, si elle étoit plus près de nous, ou s’il y en avoit plusieurs, la pression augmentée par-là, rendroit les marées trop abondantes, & la terre seroit inondée à tout moment par des déluges ; s’il n’y en avoit point, si elle étoit plus petite, ou plus éloignée, l’Océan ne contiendroit dans son vaste sein que des eaux dormantes, dont les exhalaisons empestées se répandroient par-tout, & détruiroient les plantes, les animaux & les hommes. Ils s’entretinrent enfin de cette Puissance souveraine, qui a arrangé toutes les parties de l’univers avec tant d’art & de symetrie.

Après quelques jours de navigation, le vaisseau entre dans le Golfe Saronique, aborde bien-tôt à Epidaure, & le Prince se hâte d’aller à Sparte.

Cette Ville fameuse étoit d’une figure ronde, & semblable à un camp de guerriers ; elle étoit située dans un vallon sauvage & stérile, où coule l’Eurotas fleuve impétueux, qui ravage souvent le pays par ses inondations : Ce vallon est entouré d’un côté par des montagnes inaccessibles, & de l’autre par des collines arides, qui produisoient à peine ce qui est nécessaire pour soulager les véritables besoins de la nature ; la situation du pays avoit beaucoup contribué au génie militaire & feroce de ses habitans.

En entrant dans la Ville, Cyrus n’y découvrit que des bâtimens simples & uniformes, bien différens des Palais superbes qu’il avoit vûs dans l’Egypte ; tout y ressentoit encore la simplicité primitive des Spartiates, mais leurs mœurs alloient se corrompre sous le régne d’Ariston & d’Anaxandride, si Chylon un des sept Sages de la Grece n’avoit pas prévenu ce malheur : Ces deux Rois de l’ancienne race des Heraclides, partageoient entre eux la Puissance suprême ; l’un gouvernoit l’Etat, l’autre commandoit les Troupes.

Ariston d’un naturel aimable, bien-faisant, & doux, se confioit également à tous ceux qui l’environnoient ; Anaxandride étoit d’un caractere opposé, sombre, soupçonneux, & défiant.

Prytanis favori d’Ariston, élevé dès sa jeunesse à Athenes, s’étoit abandonné à toutes sortes de voluptés ; comme son esprit étoit plein de graces, il avoit le secret de rendre ses défauts aimables ; il sçavoit s’accommoder à tous les goûts, & parler le langage de tous les caracteres ; il étoit sobre avec les Spartiates, poli avec les Atheniens, & sçavant avec les Egyptiens ; il prenoit tour à tour toutes les formes différentes, non pour tromper, (car il n’étoit pas méchant,) mais pour flatter sa passion dominante, qui étoit l’envie de plaire, & de devenir l’idole des hommes ; en un mot c’étoit un composé de ce qu’il y avoit de plus aimable, & de plus déreglé ; Ariston aimoit Prytanis, & se livroit entierement à lui.

Le Favori entraîna son Maître ; les Spartiates commencerent à s’amollir ; le Roy répandoit ses bienfaits sans distinction, & sans connoissance.

Anaxandride tenoit une conduite toute différente, mais aussi ruineuse pour l’Etat ; ne sçachant point discerner les cœurs sinceres & droits, il croyoit tous les hommes faux, & que ceux qui paroissoient bons, ne differoient des autres, que parcequ’ils ajoutoient l’hypocrisie à leur malice cachée ; les meilleurs Officiers de son armée lui devinrent suspects, & sur-tout Leonidas.

C’étoit le principal & le plus habile de ses Géneraux ; il avoit une probité exacte, & une valeur distinguée : Il aimoit sincerement la vertu ; mais il n’en avoit pas assez, pour supporter les défauts des autres hommes ; il les méprisoit trop ; il ne se soucioit ni de leurs louanges, ni de leurs bienfaits ; il ne ménageoit ni les Princes, ni leurs Courtisans : A force de haïr le vice, ses mœurs étoient devenues sauvages & feroces : Il cherchoit toujours le parfait, & comme il ne le trouvoit jamais, il n’avoit de liaison intime avec personne. Nul ne l’aimoit, tous le craignoient ; c’étoit un abregé des vertus les plus respectables, & les plus incommodes : Anaxandride s’en dégouta, & l’éxila ; c’est ainsi que ce Prince affoiblissoit les forces de Sparte, tandis qu’Ariston en corrompoit les mœurs.

Chylon qui avoit élevé les deux jeunes Princes, les alla trouver, & leur parla ainsi : Mon âge, mes longs services, les soins que je me suis donné pour votre éducation, m’autorisent à vous parler avec franchise : Vous vous perdez l’un & l’autre par des défauts contraires ; Ariston s’expose à être souvent trompé par des favoris flatteurs ; & vous Anaxandride, vous vous exposez à n’avoir jamais de véritables amis.

Vouloir toujours traiter les hommes avec toute la rigueur qu’ils méritent, c’est ferocité, ce n’est pas justice ; mais une bonté trop generale, qui ne sçait pas punir le mal avec vigueur, ni récompenser le bien avec choix, n’est pas une vertu, c’est une foiblesse ; elle fait souvent d’aussi grands maux que la malice même.

Pour vous Anaxandride, votre défiance fait encore plus de mal à l’Etat que la bonté trop confiante d’Ariston : Pourquoi vous défier des hommes sur de simples soupçons, quand leurs talens & leur capacité vous les ont rendus nécessaires ? Lorsqu’un Prince a une fois donné sa confiance à un Ministre pour de bonnes raisons, il ne doit jamais la retirer qu’après des preuves invincibles de perfidie : Il est impossible de tout faire par soi-même ; il faut avoir le courage de hazarder quelquefois d’être trompé, plûtôt que de manquer les occasions d’agir ; il faut sçavoir se servir sagement des hommes, sans s’y livrer aveuglément, comme fait Ariston. Il y a un milieu entre la défiance outrée, & la confiance excessive ; il faut vous corriger, autrement votre Empire ne peut être de longue durée.

Les réflexions, & l’expérience diminuerent peu-à-peu les défauts d’Ariston, il éloigna Brytanis ; mais le naturel farouche d’Anaxandride ne fut corrigé que par les malheurs ; dans ses guerres contre les Atheniens il fut souvent défait, & sentit enfin la nécessité de rappeller Leonidas.

Cyrus se fit connoître aux deux Rois, qui le reçurent avec une politesse plus grande que les Spartiates n’en marquoient ordinairement pour les Etrangers : Il alla ensuite voir Chylon. Ce Philosophe avoit acquis par sa sagesse une grande autorité auprès des Rois, dans le Sénat, & sur le peuple ; on le regardoit comme un second Lycurgue, sans lequel rien ne se faisoit à Lacédemone.

Le sage Spartiate, pour donner à Cyrus une idée vivante de leurs Loix, de leurs mœurs, & de la forme de leur gouvernement, le mena d’abord dans le Conseil des Gerontes établi par Lycurgue.

Ce Conseil où les deux Rois présidoient, se tenoit dans une salle tendue de nattes & de joncs, de peur que la magnificence du lieu ne détournât l’attention : Il étoit composé d’environ quarante Sénateurs, & n’étoit point exposé au tumulte & à la confusion, qui régnoient souvent dans les déliberations populaires d’Athenes.

L’autorité des Rois de Sparte avoit été absolue jusqu’au temps de Lycurgue : Eurytion un de ces Rois s’étant relâché de ses droits pour complaire au peuple, il se forma un Parti républicain qui devint audacieux & turbulent ; les Rois voulurent reprendre leur ancienne autorité, le peuple voulut la retenir, & ce combat continuel de Puissances opposées, déchiroit sans cesse l’Etat.

Pour tenir en équilibre le pouvoir Royal & le pouvoir populaire, qui panchoient tour à tour vers la tyrannie ou vers la confusion, Lycurgue établit un Conseil de vingt-huit Vieillards ; cette autorité mitoyenne entre la sujettion tyrannique, & l’excessive liberté, sauva Sparte de ses dissensions domestiques.

Cent trente ans après lui, Theopompe ayant remarqué que ce qui étoit résolu par les Rois & par leur Conseil, n’étoit pas toujours agréable à la multitude, établit des Ephores dont la Magistrature ne duroit qu’un an ; ils étoient choisis par le peuple, & concouroient en son nom à tout ce qui étoit déterminé par les Rois, & par le Sénat ; chacun regardoit ces déliberations unanimes comme faites par lui-même, & c’étoit dans cette union des Chefs & des membres, que consistoit la vie du Corps Politique à Sparte.

Après que Lycurgue eut reglé la forme du Gouvernement, il donna aux Spartiates des Loix propres à prévenir tous les excès que causent dans les autres États l’avarice, l’ambition, & l’amour. Pour bannir de Lacédemone le luxe, & l’envie, ce grand Legislateur voulut en chasser à jamais la richesse, & la pauvreté : Il persuada à ses Citoyens de faire un partage égal de tous les biens, & de toutes les terres, il décria l’usage de l’or, & de l’argent, & ordonna qu’on ne se serviroit que de monnoye de fer, qui n’avoit point de cours dans les pays étrangers ; il aima mieux priver les Spartiates des avantages du commerce avec leurs voisins, que de les exposer à rapporter de chez les autres peuples, les instrumens d’un luxe, qui pouvoit les corrompre.

Pour affermir l’égalité parmi les Citoyens, ils mangeoient tous ensemble dans des salles publiques, mais séparées ; chaque societé élisoit librement son convive, nul n’y étoit admis que par le consentement de tous, afin que la paix ne fût pas troublée par la différence des humeurs ; précaution nécessaire pour des hommes d’un naturel guerrier, & sauvage.

Cyrus entra dans ces salles publiques, où les hommes étoient assis sans autre distinction que celle de leur âge ; ils étoient entourés d’enfans qui les servoient ; leur temperance, & l’austerité de leur vie étoient si grandes, que les autres nations disoient, qu’il valoit mieux mourir que de vivre comme les Spartiates : En mangeant ils s’entretenoient de matieres graves & sérieuses, des interêts de la patrie, de la vie des grands hommes, de la différence du bon & du mauvais Citoyen, & de tout ce qui pouvoit former la jeunesse au goût des vertus militaires : Leurs discours renfermoient un grand sens en peu de paroles ; c’est pour cela que le style Laconique a été admiré dans toutes les nations : En imitant la rapidité des pensées, il peignoit tout dans un moment, & donnoit le plaisir de pénetrer un sens profond : les graces & les délicatesses attiques étoient inconnues à Lacédemone, on y vouloit de la force dans les esprits, comme dans les corps.

Le jour d’une fête solemnelle, Cyrus & Araspe assisterent aux assemblées des jeunes Spartiates : Dans une grande enceinte, entourée de plusieurs sieges de gazon élevés en amphitheâtre, les jeunes filles presque nües & les jeunes garçons, disputoient le prix de la course, de la lutte, de la danse, & de tous les travaux pénibles. Il n’étoit permis aux Spartiates d’épouser, que celles qu’ils avoient vaincues dans ces jeux.

Cyrus fut choqué de voir la liberté qui régnoit dans ces assemblées publiques entre des personnes d’un sexe different, & il ne put s’empêcher de le représenter à Chylon : Il me paroît, lui dit-il, qu’il y a une grande contradiction dans les Loix de Lycurgue ; il ne veut qu’une Republique de Guerriers, endurcis à toutes sortes de travaux, & cependant il n’a point craint de les exposer à la volupté qui amollit les courages.

Le dessein de Lycurgue en établissant ces fêtes, reprit Chylon, étoit de conserver & de perpetuer les vertus guerrieres dans sa Republique. Ce grand Legislateur avoit une profonde connoissance de la nature humaine. Il sçavoit combien les inclinations, & les dispositions des meres influent sur les enfans. Il a voulu que les femmes Spartiates fussent des Héroïnes, afin qu’elles ne donnassent à la Republique que des Héros.

Au reste, continua Chylon, l’amour délicat & la volupté grossiere sont également inconnus à Lacedemone. Ce n’est que dans ces fêtes publiques qu’on souffre cette liberté qui vous choque. Lycurgue crut pouvoir amortir la volupté, en accoutumant quelquefois la vûe aux objets qui l’excitent. Dans tous les autres temps, les filles sont fort retirées : Il n’est même permis suivant nos Loix aux personnes nouvellement mariées, de se voir que rarement & en secret. On forme ainsi la jeunesse à la temperance, & à la modération dans les plaisirs même les plus légitimes.

D’un autre côté, le cœur & le goût ont peu de part à nos unions : Par-là les amours furtifs, & la jalousie sont bannis de Sparte. Les maris malades ou avancés en âge, prêtent leurs femmes à d’autres, & les reprennent ensuite sans scrupule. Les femmes se regardent comme appartenant plus à l’Etat, qu’à leurs maris. Les enfans sont élevés en commun, & souvent sans connoître d’autre mere que la Republique, ni d’autres peres que les Senateurs.

Cyrus rappellant ici sa tendresse pour Cassandane, & la pureté de leur union, soupira en lui-même, ayant horreur de ces maximes. Il méprisoit la volupté qui amollit les cœurs, mais il ne pouvoit gouter la férocité Spartiate qui sacrifioit à l’ambition, les plus doux charmes de la societé, & qui croyoit les vertus guerrieres incompatibles avec les sentimens tendres ; sçachant néanmoins que Chylon ne sentiroit point ces délicatesses, il se contenta de lui dire.

L’amour paternel me paroît d’une grande ressource dans un État. Les peres ont soin de l’éducation de leurs enfans, cette éducation oblige les enfans à la reconnoissance : de-là naissent les premiers liens de la societé. La patrie n’est que l’union de toutes les familles ensemble. Si l’amour de la famille est affoibli, que deviendra l’amour de la patrie qui en depend. Il faut, ce me semble, craindre les établissemens qui détruisent la nature, sous pretexte de vouloir la perfectionner.

Les Spartiates, répond Chylon, ne font tous qu’une même famille. Lycurgue avoit remarqué que les peres indignes, & les enfans ingrats manquent souvent à leurs devoirs reciproques ; il confia l’éducation des enfans à plusieurs vieillards, qui se regardant comme les peres communs, ont un soin égal de tous.

En effet les enfans n’étoient nulle part mieux élevés qu’à Sparte : On leur apprenoit principalement à bien obéir, à supporter le travail, à vaincre dans les combats, & à montrer du courage contre les douleurs & contre la mort. Ils alloient la tête, & les pieds nuds, couchoient sur des roseaux, & mangeoient très-peu. Encore falloit-il qu’ils prissent ce peu par adresse dans les salles publiques des convives. Ce n’est pas qu’on autorisât à Sparte les vols, & les larcins. Comme tout étoit commun dans cette Republique, ces vices n’y pouvoient avoir aucun lieu ; mais on vouloit accoutumer les enfans destinés pour la guerre, à surprendre l’attention de ceux qui veilloient sur eux, & à s’exposer avec courage aux punitions les plus séveres, s’ils n’avoient point l’adresse qu’on exigeoit d’eux.

Lycurgue avoit senti que les speculations subtiles & les rafinemens des sciences, ne servoient souvent qu’à gâter l’esprit, & qu’à corrompre le cœur, c’est pourquoi il en fit peu de cas ; on ne négligeoit pourtant rien pour réveiller dans les enfans, le goût de la pure raison, & pour donner de la force à leur jugement ; mais toutes les connoissances qui ne servoient point aux bonnes mœurs, étoient regardées comme des occupations inutiles, & dangereuses.

Les Spartiates croyoient que dans cette vie, l’homme est fait moins pour connoître, que pour agir ; & que les Dieux l’ont formé, plûtôt pour la societé, que pour la contemplation.

Cyrus alla ensuite dans les Gymnases, où s’exerçoit la jeunesse ; Lycurgue avoit renouvellé les Jeux Olympiques institués par Hercule, & avoit dicté à Iphitus les Statuts & les Céremonies de ces Fêtes. La Religion, le génie guerrier, & la politique, s’unissoient pour en maintenir l’usage ; elles servoient non seulement à honorer les Dieux, à célebrer la vertu des Héros, à disposer les corps aux fatigues de la guerre, mais aussi à rassembler de temps en temps dans un même lieu, & à réunir par des sacrifices communs, divers peuples dont l’union faisoit la force.

Les exercices par lesquels on se préparoit à disputer les prix dans ces Jeux, faisoient le seul travail des Citoyens de Lacedemone ; les Islotes qui étoient leurs esclaves, labouroient les champs, & exerçoient tous les métiers ; les Spartiates regardoient comme vile, toute occupation qui se bornoit au simple entretien du corps.

L’agriculture & les arts, dit Cyrus, sont absolument nécessaires pour préserver le peuple de l’oisiveté qui enfante les discordes, la mollesse, & tous les maux ruineux pour la societé : Il me paroît que Lycurgue s’écarte toujours un peu trop de la nature dans toutes ses Loix.

Les plaisirs tranquilles, reprit Chylon, & le doux loisir qu’on goûte dans une vie champêtre, paroissoient à Lycurgue contraires au génie guerrier ; au reste les Spartiates ne sont jamais oisifs ; on les occupe sans cesse, comme vous le voyez, à tous les travaux qui sont des images de la guerre, & sur-tout à marcher, à camper, à ranger les armées en bataille, à défendre, à attaquer, à bâtir, & à détruire des forteresses.

Par-là on entretient dans les esprits pendant la paix, une noble émulation, sans exciter la haine, & sans répandre de sang : Chacun y dispute le prix avec ardeur, & les vaincus se font gloire de couronner les vainqueurs ; on oublie les fatigues par les plaisirs qui accompagnent ces spectacles, & ces fatigues empêchent que le repos n’amollisse les courages.

Ce discours donna curiosité à Cyrus de connoître la discipline militaire des Spartiates, il le témoigna à Chylon : Le lendemain les deux Rois ordonnerent à Leonidas d’assembler les troupes de Lacédemone, dans une grande plaine près de la Ville, pour les passer en revûe devant Cyrus, & lui montrer tous les exercices en usage chez les Grecs.

Leonidas parut revêtu de ses habits militaires, son casque étoit orné de trois oiseaux, dont celui du milieu faisoit l’aigrette ; sur sa cuirasse se voyoit une tête de Meduse, & sur son bouclier hexagone étoient représentés tous les attributs du Dieu Mars ; il tenoit dans sa main un bâton de commandement.

Cyrus & Araspe monterent deux Coursiers superbes, & sortirent de la Ville avec le Géneral Spartiate, qui, sçachant le goût que le jeune Prince avoit de s’instruire, l’entretint ainsi pendant le chemin.

La Grece est partagée en plusieurs Républiques, & chaque État entretient une armée proportionnée à sa grandeur : Nous ne voulons pas, comme les Asiatiques, des armées énormes, mais des troupes bien disciplinées ; les grands corps sont difficiles à mouvoir, & coûtent trop à l’État. Nous avons pour regle invariable de camper surement, afin de n’être jamais obligés de combattre malgré nous ; une petite armée bien aguerie, peut en se retranchant à propos, dissiper les plus nombreuses troupes, qui se détruisent d’elles-mêmes, faute de vivres.

Lorsqu’il s’agit de la défense commune de la Grece, tous ces corps séparés se réunissent, & alors il n’y a aucun État qui osât nous attaquer. A Lacédemone tous les Citoyens sont soldats ; dans les autres Républiques on n’enrôle point les hommes de la lie du peuple, mais on choisit les meilleurs Citoyens, hardis, robustes, à la fleur de leur âge, & endurcis aux travaux pénibles : Les qualités requises dans les Chefs, sont l’intrepidité, la temperance, & l’expérience ; il faut qu’ils passent par les plus rigoureuses épreuves, avant que d’être élevés à ces emplois ; il faut qu’ils ayent donné des marques éclatantes de toutes les différentes especes de courage, en entreprenant, en executant, & sur-tout en se montrant supérieurs même aux plus funestes évenemens ; par ce moyen chaque République a toujours une milice reglée, par des Chefs habiles, des soldats accoutumés à la fatigue, des armées peu nombreuses, mais invincibles.

A Sparte, on modere dans le tems des guerres la séverité des exercices, & l’austerité de la vie ; les Lacédemoniens sont le seul peuple du monde à qui la guerre est une espece de repos ; nous jouissons alors de tous les plaisirs qu’on nous refuse pendant la paix.

Le jour d’une bataille nous disposons nos troupes de telle sorte, qu’elles ne combattent pas toutes à la fois, comme celles des Egyptiens ; mais elles se succedent, & se soutiennent sans s’embarasser jamais. Nous n’opposons point à l’ennemi un ordre de bataille semblable au sien, & nous mettons les plus vaillans soldats aux aîles, afin qu’ils puissent s’étendre & envelopper l’armée ennemie.

Quand elle est en déroute, Lycurgue nous a ordonné d’exercer envers les vaincus toute sorte de clemence, non seulement par humanité, mais encore par politique. Nous adoucissons ainsi la férocité de nos ennemis ; l’esperance d’être bien traités, s’ils rendent les armes, les empêche de se livrer à cette fureur qui est souvent fatale même aux victorieux.

Tandis qu’il parloit, ils arriverent dans la plaine où les troupes étoient assemblées. Leonidas les fit passer devant Cyrus ; elles étoient divisées en plusieurs cohortes à pied & à cheval. A leur tête se voyoient les Polemarques, & les Commandans des differentes bandes. Les soldats étoient vêtus de rouge, afin que dans la chaleur du combat, la vûe de leur sang ne pût les effrayer, ni allarmer leurs compagnons.[24]

Tous marchoient au son des flûtes, la tête couronnée de fleurs, en chantant l’hymne du Castor. Leonidas ordonne, & tout d’un coup les troupes s’arrêtent. Au moindre signal de leurs Chefs, les différentes cohortes se rassemblent, se separent, s’entrelassent, s’étendent, doublent, redoublent, s’ouvrent, se reserrent, & se forment par plusieurs évolutions & conversions, en quarrés parfaits, en quarrés longs, en lozanges, en figures triangulaires pour ouvrir les rangs de l’ennemi.

L’armée se partage ensuite en deux corps separés, pour représenter un combat. L’un s’avance contre l’autre, les Piques se baissent, chaque phalange se serre, le bouclier touche au bouclier, le casque au casque, l’homme à l’homme, les deux corps s’attaquent, se mêlent, se combattent, & s’enfonçent. Enfin après beaucoup de résistance, les uns remportent la victoire, les autres fuyent & gagnent une forteresse prochaine.

On ne connoissoit pas alors dans la Grece les machines guerrieres inventées depuis ; on attaquoit ordinairement les Villes en disposant les troupes dans un ordre que l’on appelloit la Tortue.

Leonidas parle, & soudain les Assiégeans se réunissent ; les premiers rangs se couvrent de leurs boucliers quarrés, les autres les levent par-dessus leurs têtes, les serrent les uns contre les autres, & se baissant par degrès, forment ensemble un toit penchant impénetrable aux fléches. Un triple étage de Tortues s’éleve jusqu’à la hauteur des murs ; les assiégés font pleuvoir une grêle de pierres & de dards, mais enfin les Assiégeans se rendent maîtres de la place.

Quand Cyrus fut de retour à Sparte, il repassa dans son esprit tout ce qu’il avoit vû & entendu, il se forma de grandes idées sur l’art militaire, & résolut de le perfectionner un jour en Perse. Puis il dit à Araspe lorsqu’ils furent seuls.

Il me paroît que la Republique de Sparte est un camp toujours subsistant, une assemblée de guerriers toujours sous les armes. Quelque respect que j’aye pour Lycurgue, je ne sçaurois admirer cette forme de Gouvernement. Des hommes élevés uniquement pour la guerre, qui n’ont d’autre travail, d’autre étude, d’autre profession que celle de se rendre habiles à détruire les autres hommes, doivent être regardés comme ennemis de la societé. La bonne politique doit pourvoir non seulement à la liberté de chaque état, mais même à la sureté de tous les États voisins ; se détacher du reste du genre humain, se regarder comme fait pour le conquerir c’est armer toutes les nations contre soi. C’est encore ici où Lycurgue a manqué à la nature, & à la justice : En accoutumant chaque Citoyen à la frugalité, il auroit dû apprendre à la nation en général à borner son ambition. La conduite des Spartiates ressemble à celle des avares, ils sont avides de tout ce qu’ils n’ont pas, tandis qu’ils se refusent la jouissance de tout ce qu’ils possedent.

Après que Cyrus eut étudié à fond les Loix, les mœurs, & l’art militaire des Spartiates, il quitta Lacedemone, pour aller visiter les autres Republiques de la Grece.

Chylon & Leonidas le conduisirent jusqu’aux frontieres de leur pays : Il leur jura à tous deux une amitié éternelle, & promit d’être toujours l’allié fidéle de leur Republique. Il garda sa promesse ; les Perses n’ont jamais eû du tems de ce Conquerant aucune guerre avec les Grecs.

Avant que de quitter le Peloponese, Cyrus voulut en parcourir les Villes les plus considerables ; il passa à Argos, & à Mycenes, où avoit régné Persée, de qui descendoient les Rois de la Perside ; il alla ensuite à Sicyone, il s’arrêta enfin à Corinthe, qui étoit la plus florissante République de la Grece, après celles de Sparte & d’Athenes.

En entrant dans la Ville, il fut surpris d’y voir tout le peuple en deuil ; il apperçut une pompe funebre, plusieurs joueurs de flûtes la devançoient, & augmentoient la douleur publique par leurs sons lugubres : Quarante jeunes filles, pieds nuds, & les cheveux épars, vêtues de longues robes blanches, entouroient le cercueil, & fondoient en larmes en chantant les louanges du mort ; peu après suivoient les soldats, d’un pas lent, d’un air triste, les yeux baissés, & les piques renversées ; un vieillard vénerable marchoit à leur tête, son air noble & militaire, sa taille haute & majestueuse, la douleur amere qui étoit peinte sur son visage, attirerent les regards de Cyrus ; le jeune Prince ayant demandé son nom, apprit que c’étoit le Roy Periandre, qui conduisoit au tombeau son fils Lycophron.

Cyrus & Araspe, se mêlent parmi la foule qui alloit vers une forteresse appellée Acro-Corinthe ; elle étoit bâtie sur le sommet d’une haute montagne, d’où l’on découvroit la mer Egée & la mer Ionienne, ce qui la fit nommer l’œil de la Grece.

Periandre étant arrivé à la forteresse, lieu de la sépulture des Rois, versa d’abord sur le corps de son fils, du vin, du lait, & du miel ; il alluma ensuite lui-même le bucher sur lequel on avoit répandu de l’encens, des aromates, & des huiles odoriferantes ; il demeura muet, immobile, & les yeux noyés de larmes, tandis que les flammes dévorantes consumoient le corps ; après avoir arrosé de liqueurs parfumées les cendres encore fumantes, il les recueillit enfin dans une urne d’or, puis il fit signe au peuple qu’il vouloit parler, & rompit ainsi le silence qu’il avoit gardé jusques alors : Peuple de Corinthe, les Dieux ont pris soin eux-mêmes de vous vanger de mon usurpation, & de vous délivrer de la servitude ; Lycophron est mort, toute ma race est éteinte, je ne veux plus régner ; Citoyens, reprenez vos droits, & votre liberté.

Après avoir prononcé ces paroles, il ordonne à toute l’assemblée de se retirer, fait couper ses cheveux pour marque de sa douleur, & s’enferme dans le tombeau avec son fils. Cyrus frappé vivement de ce spectacle, voulut en sçavoir la cause ; voici ce qu’on lui raconta :

[25] Corinthe avoit été gouvernée d’abord par des Rois, mais la Monarchie ayant été abolie, l’on établit à leur place des Prytanes, ou des Magistrats annuels ; ce gouvernement populaire dura pendant un siecle entier, & Corinthe augmentoit tous les jours en richesses & en splendeur, lorsque Cypsele pere de Periandre usurpa l’Autoriré Royale : Après avoir régné plus de trente ans, ses passions étant satisfaites, les remords commencerent à troubler son cœur, la raison reprit ses droits, & il vit avec horreur le crime qu’il avoit commis ; il résolut de délivrer les Corinthiens de leur servitude, mais la mort le prévint ; il appella Periandre en expirant, & lui fit jurer de rendre la liberté à ses Citoyens ; le jeune Prince aveuglé par son ambition, oublia bien-tôt ses sermens, voilà la premiere source de tous ses malheurs.

Les Corinthiens chercherent à le détrôner, & se souleverent plusieurs fois contre lui, mais il dompta les rebelles, & affermit de plus en plus son autorité. Pour se mettre à l’abri de ces insultes populaires, il rechercha l’alliance de Melisse heritiere de la Couronne d’Arcadie, & l’épousa en secondes nôces ; c’étoit la plus belle Princesse de son siecle, d’une vertu parfaite, & d’un grand courage.

Plusieurs années après son mariage, Periandre déclara la guerre aux Corcyréens, & se mit à la tête de ses troupes ; pendant son absence les Corinthiens se révolterent de nouveau : Melisse se renferma dans la forteresse, en soutint vigoureusement le siege, & envoya demander du secours à Procles Roy d’Epidaure, qui avoit toujours paru l’allié fidéle de Periandre : Le Tyran d’Epidaure qui méditoit depuis long-temps d’étendre sa domination sur toute la Grece, profita de cette occasion pour s’emparer de Corinthe ; il la regardoit comme une Ville très-propre à devenir la Capitale d’un grand Empire ; il y arriva avec une armée nombreuse, & s’en rendit maître en peu de jours.

Melisse qui ignoroit ses desseins, ouvrit les portes de la forteresse, & le reçut comme l’ami de Periandre & son libérateur ; Procles se voyant maître de Corinthe, y établit le siege de son Royaume, & fit dire à Periandre de se contenter de régner à Corcyre, que ce Prince venoit de conquerir.

Melisse s’apperçut bien-tôt que l’usurpation de Procles n’étoit pas le seul crime dont il étoit coupable ; il avoit conçu pour la Reine une passion violente, il essaya tous les moyens de la satisfaire ; après avoir employé en vain les caresses & les menaces, il la fit enfermer inhumainement avec son fils Lycophron dans une haute tour située sur le bord de la mer.

Cependant Periandre apprit la trahison de Procles, & son amour pour Melisse ; on l’assura en même temps qu’elle avoit non seulement favorisé les projets perfides du Tyran d’Epidaure, mais même qu’elle répondoit à sa passion.

Le Roy de Corinthe écouta trop facilement ces calomnies, la jalousie s’empara de son cœur ; il équippe une grande flotte, & s’embarque pour Corinthe, avant que Procles pût en être averti ; il étoit prêt à entrer dans le Port, lorsqu’une tempête violente s’éleve & dissipe ses vaisseaux : Melisse ignoroit les sentimens de Periandre, & benissoit déja les Dieux de sa délivrance prochaine, quand elle vit périr devant ses yeux une partie de la flotte ; le reste poussé par les vents sur les côtes de l’Afrique, y fit naufrage ; le vaisseau où étoit Periandre, échappa seul à la fureur des flots irrités.

Ce Prince retourne à Corcyre, où il tombe dans une tristesse profonde ; son courage lui avoit fait supporter la perte de ses États, mais il ne pouvoit soutenir l’idée du crime dont il croyoit Melisse coupable : Il l’avoit aimée uniquement ; il succombe sous le poids de sa douleur, son esprit se trouble & s’égare.

Cependant Melisse enfermée dans la tour, croyoit Periandre mort, & le pleuroit amerement ; elle se voyoit de nouveau exposée aux insultes d’un Prince barbare, qui n’avoit pas d’horreur des plus grands crimes.

Tandis qu’elle imploroit le secours des Dieux, & les conjuroit de proteger son innocence, celui que Procles avoit commis à sa garde, touché de ses malheurs lui apprend que Periandre étoit vivant, & s’offre de la conduire à Corcyre avec son fils ; ils se sauverent tous trois par un souterrain ; en marchant la nuit par des routes détournées, ils sortirent en peu de jours du pays de Corinthe, mais ils errerent long-temps sur les côtes de la mer Egée, avant que de pouvoir passer à Corcyre.

Procles désesperé de leur évasion, fit passer des avis secrets pour confirmer Periandre dans tous ses soupçons, & le faire avertir que Melisse alloit bien-tôt arriver dans l’isle de Corcyre pour l’empoisonner ; l’infortuné Roy de Corinthe écouta avec avidité tout ce qui pouvoit aigrir sa jalousie, & redoubler sa rage.

Cependant Melisse & Lycophron arriverent à Corcyre avec leur conducteur, & se hâterent d’aller trouver Periandre ; il n’étoit pas dans son Palais, mais dans une sombre forêt où il se retiroit souvent pour se livrer à sa douleur : Si-tôt qu’il voit de loin Melisse, la jalousie & la fureur s’emparent de son ame ; il court ; elle tend les bras pour le recevoir, mais étant près d’elle il lui plonge un poignard dans le sein ; elle tombe en lui disant : Ah ! Periandre, est-ce ainsi que vous récompensez mon amour & ma fidélité ? Elle veut continuer, mais la mort la délivre d’une vie pleine de malheurs, & son ame s’envole vers les Champs Elisées, pour y recevoir la récompense de ses vertus.

Lycophron voit sa mere nageant dans son sang, fond en larmes, & s’écrie : Justes Dieux vangez la mort d’une mere innocente, sur un pere barbare que la nature me défend de punir : Après ces paroles, il ne parla plus, il s’enfonça dans le bois, & ne voulut jamais revoir son pere. Le fidéle Corinthien qui l’accompagnoit, instruisit alors Periandre de l’innocence, & de la fidélité de Melisse, & de tous les maux que Procles lui avoit fait souffrir dans sa prison.

Le malheureux Roy de Corinthe s’apperçoit trop tard de sa crédulité, se livre à son desespoir, & se frappe du même poignard ; mais le coup ne fut point mortel ; il alloit lever le bras une seconde fois, on le retient ; il se jette sur le corps de Melisse, & repete souvent ces paroles : Grand Jupiter, consommez par vos foudres la punition que les hommes m’empêchent d’achever. Ah, Melisse ! Melisse ! l’union la plus tendre devoit-elle finir par la cruauté la plus barbare ?

En prononçant ces mots, il porte ses mains à sa blessure qu’il veut déchirer, mais on l’arrête, & on le conduit à son Palais ; il continue de refuser tout soulagement, & reproche à ses amis leur cruauté, de vouloir lui conserver une vie qu’il déteste.

On ne put tranquilliser son esprit, qu’en lui remontrant que lui seul pouvoit punir les crimes de Procles ; cette esperance l’appaise, il se laisse guérir.

Si-tôt qu’il fut rétabli, il alla chez ses alliés representer ses disgraces, & les crimes de l’Usurpateur ; les Thebains lui prêterent des troupes ; il assiege Corinthe, prend Procles prisonnier, & le fait immoler sur le tombeau de Melisse.

Lycophron resta toujours à Corcyre, & refusa de revenir à Corinthe, pour ne pas voir dans un pere, le meurtrier d’une mere vertueuse qu’il avoit aimée tendrement. Periandre traîna le reste d’une vie malheureuse, sans jouir de sa grandeur ; il avoit poignardé une femme qu’il adoroit ; il aimoit un fils qui ne pouvoit soutenir sa presence ; il résolut enfin de se démettre de la Royauté, de faire couronner son fils, & de se retirer à Corcyre pour y pleurer à jamais ses malheurs, & pour expier dans la retraite les crimes qu’il avoit commis.

Cependant il fit équiper un vaisseau qu’il envoya à Corcyre, pour chercher Lycophron, & pour le ramener à Corinthe ; le Roy alloit souvent sur les bords de la mer impatient de voir arriver son fils ; le vaisseau parut enfin, Periandre courut avec empressement sur le rivage ; mais quelle fut sa surprise & sa douleur, lorsqu’il vit Lycophron dans un cercueil.

Les Corcyréens gémissans sous le joug de Periandre, dont ils détestoient la barbarie, s’étoient révoltés ; & pour détruire à jamais la race du Tyran, ces cruels insulaires assassinerent Lycophron, & le renvoyerent mort dans le vaisseau pour marque de leur haine éternelle.

Periandre frappé de cet horrible spectacle, rentre profondement en lui-même reconnoit la vengeance céleste, & s’écrie : J’ai violé les sermens faits à un pere mourant ; Je n’ai pas voulu rendre la liberté à mes Citoyens ; O Melisse ! ô Lycophron ! ô Dieux vangeurs ! Je n’ai que trop mérité tous les maux qui m’accablent. Il fit préparer ensuite une pompe funebre, & commanda à tout le peuple de s’y trouver.

Cyrus qui avoit été present à ces funerailles, apprit quelques jours après que Periandre avoit ordonné à deux Esclaves d’aller la nuit dans un lieu qu’il leur marqua, tuer le premier homme qu’ils rencontreroient, & de jetter son corps dans la mer. Periandre s’y rendit lui-même & fut assassiné. On n’a jamais pû retrouver son corps, ni lui rendre les honneurs de la sépulture. Ce Prince s’étant livré à un désespoir sans exemple, voulut se punir ainsi lui-même, afin que son ombre errante & vagabonde sur les rives du Styx ne passat jamais dans le séjour des Heros. Quelle affreuse suite de crimes & de malheurs ! le mari poignarde sa femme, des sujets rébelles assassinent leur Prince, & le Roy se fait immoler lui-même. La Justice vangeresse des Dieux après avoir éteint toute la famille du tyran, le poursuit encore au-delà du tombeau. Quel spectacle, & quelle instruction pour Cyrus ?

Il se hâte de quitter un lieu si plein d’horreurs, & passe à Thebes, où il vit des nouveaux monumens des malheurs des Rois. Il visita le tombeau d’Œdipe & de Jocaste, & apprit l’histoire de leur race infortunée, livrée à des discordes éternelles. Il remarqua sur-tout que cette Ville fameuse avoit changé la forme de son gouvernement qui pour lors étoit populaire. Il avoit vû des révolutions semblables dans plusieurs Villes de la Grece. Tous ces petits États avoient été d’abord Monarchiques, mais par la foiblesse, ou la corruption des Princes, ils s’étoient changés en Republiques.


LIVRE  CINQUIÉME.


EN sortant de Thebes, Cyrus traversa la Béotie, alla dans l’Attique, & arriva bien-tôt à Athénes où regnoit Pisistrate : le jeune Prince fut saisi d’admiration à la vûe des temples, des édifices & des richesses éclatantes d’une Ville, où les sciences & les beaux arts fleurissoient ; il parvint enfin au Palais du Roy : L’architecture en étoit noble, & simple, & tous les ornemens en paroissoient nécessaires : sur les frizes se voyoient en bas relief les travaux d’Hercule, les exploits de Thesée, la naissance de Pallas & la mort de Codrus. On entroit par une colonnade d’ordre Ionien, dans une grande galerie ornée de peintures, de statues de bronze, & de marbre, & de tout ce qui pouvoit arrêter, & charmer les yeux.

Pisistrate reçut le Prince de Perse avec joye, & le fit asséoir auprès de lui : Autour d’eux étoient rangés sur de riches tapis, les principaux Senateurs & plusieurs jeunes Athéniens. Un magnifique repas fut servi selon la mode du pays : On versa des vins les plus exquis dans des coupes d’or richement cizelées ; mais le sel Attique, & la politesse Athénienne qui regnoient dans la conversation de Pisistrate, faisoient le plus grand agrément du festin.

Pendant le repas le Roy d’Athenes entretenoit Cyrus des révolutions arrivées sous son regne, des causes de son exil, & de son rétablissement après avoir été détrôné deux fois. Il peignoit avec art les troubles du gouvernement populaire, pour en inspirer de l’horreur. Il assaisonnoit ses discours de recits agréables, de traits vifs, & de tours ingenieux, qui repandoient la joye dans toute l’assemblée.

Pisistrate se servoit ainsi avec adresse des charmes de la conversation, & de la liberté qui regne dans les festins, pour affermir son autorité, & se concilier l’amitié de ses Citoyens. Les Senateurs & les jeunes Athéniens qui l’écoutoient, sembloient en le regardant oublier leur aversion naturelle pour la Monarchie.

Cyrus sentit avec plaisir par cet exemple, l’Empire que les Princes aimables peuvent acquerir sur le cœur des hommes, même les plus ennemis de leur puissance.

Le jour suivant Cyrus marqua à Pisistrate son impatience de connoître Solon, dont la réputation s’étoit répandue dans toute l’Asie. Ce Philosophe avoit refusé de revenir à Athénes après ses voyages, parceque Pisistrate s’étoit fait déclarer Roy ; mais ayant appris la sagesse, & la moderation de ce Prince, il se réconcilia avec lui.

Solon avoit choisi sa demeure sur la colline de Mars, où se tenoit le fameux conseil de l’Aréopage, près du tombeau des Amazones. Pisistrate voulut y conduire le jeune Prince, & le présenter lui-même au Législateur d’Athénes.

Ce Philosophe conservoit encore dans un âge très-avancé, les restes de son ancienne vivacité, cet enjouement, & ces graces qui ne vieillissent jamais. Il embrassa Cyrus avec cet attendrissement naturel aux vieillards, qui voyent de jeunes gens rechercher leurs conseils & leurs entretiens pour apprendre la sagesse. Pisistrate sçachant que le dessein de Cyrus en visitant Solon, étoit de s’instruire à fond des Loix d’Athénes, se retira, & les laissa seuls.

Pour s’entretenir avec plus de liberté & d’agrément, Solon conduisit Cyrus sur le haut de la colline. Ils y trouverent une verdure agréable, & s’assirent au pied d’un chêne sacré.

De ce lieu l’on découvroit les plaines fertiles, & les montagnes escarpées de l’Attique qui bornoient la vûe d’un côté, & formoient un agréable mélange de tout ce que la nature a de plus riant & de plus sauvage. De l’autre part, le Golfe Saronique en s’élargissant peu-à-peu, laissoit voir plusieurs Isles qui sembloient flotter sur les ondes. Plus loin les côtes élevées de l’Argolide paroissoient se perdre dans les nues, pendant que la grande mer qu’on croyoit unie au ciel, terminoit la vûe fatiguée de parcourir tant d’objets differens.

Au-dessous d’eux la ville d’Athénes s’étendoit sur la pente d’un long côteau. Ses nombreux édifices s’élevoient les uns au-dessus des autres, & leur diversité montroit encore les differens âges de la Republique. On y retrouvoit la premiere simplicité des temps Héroïques, & l’on y admiroit la magnificence naissante dans le siecle de Solon.

Ici l’on voyoit des temples accompagnés de bois sacrés, des palais, des jardins, & plusieurs maisons superbes d’une architecture réguliere. Là des Tours élevées, de hautes murailles, de petits bâtimens inégaux, d’une figure bizarre qui sentoit l’antiquité rustique & guerriére. La riviere d’Illissus qui couloit près de la Ville, ajoutoit en serpentant dans les prairies, des agrémens naturels à tous les ouvrages de l’art.

Cyrus profita de cette aimable solitude, pour prier Solon de lui expliquer l’état général de la Grece, & sur-tout celui d’Athénes : Le sage Legislateur satisfit ainsi sa curiosité.

Toutes les familles Grecques descendent d’Hellen fils de Deucalion, dont les trois enfans donnerent leurs noms aux trois differens peuples de la Grece ; aux Eoliens, aux Doriens, & aux Ioniens. Ces peuples se bâtirent plusieurs Villes, & de ces Villes sortirent Hercule, Thesée, Minos, & tous ces premiers Heros à qui l’on a accordé les honneurs divins, pour montrer que la vertu ne peut être recompensée dignement que dans les cieux.

L’Egypte inspira d’abord aux Grecs le goût des arts & des sciences, les initia dans ses mysteres, & leur donna des Dieux, & des Loix. La Grece ainsi policée se forma peu-à-peu en plusieurs Republiques. Le Conseil suprême des Amphyctions, composé des deputés des principales Villes, les réunissoit toutes dans la même vûe ; c’étoit de conserver l’independance au dehors, & l’union au dedans.

Une telle conduite les éloignoit de toute licence effrenée, & leur inspiroit l’amour d’une liberté soumise aux Loix : Mais ces idées pures ne subsisterent pas toujours. Tout dégenere chez les hommes : La sagesse & la vertu ont leurs vicissitudes dans le corps politique, comme la santé & la force dans le corps humain.

Parmi toutes ces Republiques, Athénes, & Lacédemone sont sans comparaison les principales. L’esprit, les graces, la politesse, toutes les vertus aimables, & propres pour la societé forment le caractere d’Athénes. La force, la temperance, les vertus guerrieres & la raison toute pure dépouillée d’ornemens, composent le génie des Spartiates. Athénes aime les sciences & les plaisirs, tous ses goûts tendent à la volupté. La vie des Spartiates est dure & sévere : Toutes leurs passions se tournent du côté de l’ambition. De ce génie different des peuples, sont venues les differentes formes, & révolutions de leurs Gouvernemens.

Lycurgue suivit son naturel austere, & le génie féroce de ses Concitoyens, lorsqu’il réforma les abus de Lacédemone. Il crut que le bonheur de la patrie consistoit dans les conquêtes & dans la domination, c’est sur ce plan qu’il forma toutes les Loix dont on vous a instruit à Sparte : Je ne pouvois pas l’imiter.

Athénes dans sa naissance eut des Rois, mais ils n’en avoient que le nom. Ils n’étoient point absolus comme à Lacédemone. Le génie des Athéniens, si different de celui des Spartiates leur rendit la Royauté insupportable. Toute la puissance des Rois presque restrainte au commandement des armées, s’évanouissoit dans la paix : On en compte dix depuis Cecrops jusqu’à Thesée, & sept depuis Thesée jusqu’à Codrus qui s’immola lui-même pour le salut de la Patrie : Ses enfans Medon & Nilée disputerent pour la Royauté. Les Athéniens en prirent occasion de l’abolir tout-à-fait, & déclarerent Jupiter seul Roy d’Athénes ; spécieux prétexte pour favoriser la révolte, & secouer le joug de toute autorité reglée.

A la place des Rois, ils créerent sous le nom d’Archontes, des Gouverneurs perpetuels ; mais cette foible image de la Royauté parut encore trop odieuse. Pour en anéantir jusqu’à l’ombre, ils établirent des Archontes decennaux : Ce peuple inquiet & volage, ne se borna pas là, il ne voulut enfin que des Archontes annuels, afin de resaisir plus souvent l’autorité suprême, qu’il ne transferoit qu’à regret à ses Magistrats.

Une puissance aussi limitée contenoit mal des esprits si remuans ; les factions, les brigues & les caballes renaissoient tous les jours : Chacun venoit le Livre des Loix à la main disputer du sens de ces Loix. Les génies les plus brillans sont ordinairement les moins solides ; ils croyent que tout est dû à leurs talens superficiels : Sous prétexte que tous les hommes naissent égaux, ils cherchent à confondre les rangs, & ne prêchent cette égalité chimerique, que pour dominer eux-mêmes.

L’Areopage institué par Cecrops, si reveré dans toute la Grece, & si célebre par son intégrité qu’on dit que les Dieux même ont deferé à son Jugement, n’avoit plus d’autorité : Le peuple s’en étoit emparé ; il jugeoit de tout en dernier ressort, mais ses décisions n’étoient pas fixes, parceque la multitude est toujours bizarre & inconstante. Tout irritoit les presomptueux ; tout soulevoit les imprudens ; tout armoit les furieux corrompus par une liberté excessive.

Athénes demeura ainsi long-temps hors d’état d’étendre sa domination ; trop heureuse de se conserver au milieu des dissentions qui la dechiroient. C’est dans cette situation, que je trouvai ma Patrie, lorsque j’entrepris de remedier à ses maux.

[26] Dans ma jeunesse je m’étois abandonné au luxe, à l’intemperance, & à toutes les passions de cet âge : Je n’en fus guéri que par l’amour des sciences : Les Dieux m’en avoient donné le goût dès mon enfance. Je m’appliquai à l’étude de la Morale & de la Politique ; & ces connoissances eurent pour moi des charmes qui me degouterent bien-tôt d’une vie dereglée.

L’yvresse des passions s’étant dissipée par les réflexions serieuses, je vis avec douleur le triste état de ma Patrie ; je formai le dessein de la secourir, & je communiquai mes vûes à Pisistrate, qui étoit revenu comme moi des égaremens de la jeunesse.

Vous voyez, lui dis-je, les malheurs qui nous menacent. Une licence effrenée a pris la place de la vraye liberté ; vous descendez de Cecrops, je descens de Codrus : Nous aurions plus de droit que les autres de prétendre à la Royauté, mais gardons-nous bien d’y aspirer. Ce seroit faire un dangereux échange de passions, que d’abandonner la volupté qui ne fait tort qu’à nous-mêmes, pour suivre l’ambition qui pourroit ruiner la Patrie : Tâchons de la servir, sans vouloir y dominer.

Une occasion se presenta bien-tôt pour faciliter mes projets. Les Athéniens me choisirent pour chef d’une expedition contre les Mégariens qui s’étoient emparés de l’Isle de Salamine. Je fis armer cinq cent hommes ; je debarquai dans l’Isle, je pris la Ville, & j’en chassai les ennemis. Ils s’opiniâtrerent à soutenir leurs droits, & eurent recours aux Lacedemoniens, qu’ils prirent pour Juges : Je plaidai la cause commune, & je la gagnai.

Ayant acquis par-là du crédit parmi mes Citoyens, ils me presserent d’accepter la Royauté, mais je la refusai ; je me contentai de la dignité d’Archonte, & je m’appliquai à remedier aux maux publics.

La premiere source de ces maux venoit des excès de l’autorité populaire. La Monarchie moderée par un Sénat, est la forme du gouvernement primitif de toutes les nations sages. J’aurois voulu imiter Lycurgue en l’établissant ; mais je connoissois trop le naturel de mes Citoyens pour l’entreprendre. Je sçavois que s’ils se laissoient dépouiller pour un moment de la puissance souveraine, ils la reprendroient bien-tôt à force ouverte. Je me contentai donc de moderer le pouvoir excessif du peuple.

Je sentis que nul état ne peut subsister sans subordination ; je distribuai le peuple en quatre classes ; je choisis cent hommes de chaque classe que j’ajoutai au Conseil de l’Areopage ; je montrai à ces Chefs que l’autorité suprême de quelque espece qu’elle soit, est un mal nécessaire, pour empêcher de plus grands maux ; & qu’on ne doit l’employer que pour réprimer les passions des hommes. Je représentai au peuple les malheurs qu’il avoit souffert en s’abandonnant à ses propres fureurs : Par-là je disposai les uns à commander avec modération, & les autres à obéir avec docilité.

Je fis punir séverement ceux qui enseignoient que tous les hommes naissent égaux, que le mérite seul doit regler les rangs, & que le plus grand mérite est l’esprit. Je fis sentir les funestes suites de ces fausses maximes.

Je prouvai que cette égalité naturelle, est une chimere fondée sur les fables poëtiques des compagnons de Cadmus, & des enfans de Deucalion ; qu’il n’y a jamais eû de temps où les hommes soyent sortis de la terre avec toute la force d’un âge parfait ; que c’étoit manquer de sens que de donner ainsi des Jeux d’imagination pour des principes ; que depuis le siecle d’or l’ordre de la géneration avoit mis une dépendance, & une inégalité nécessaire entre les hommes ; & qu’enfin l’Empire paternel avoit été le premier modéle de tous les Gouvernemens.

Je fis une Loi, par laquelle il fut arrêté que tout homme qui n’avoit jamais donné d’autres preuves de son esprit que les saillies vives de son imagination, les discours fleuris, & le talent de parler de tout sans avoir jamais rien approfondi, seroit incapable des Charges publiques.

Cyrus interrompit ici Solon, & lui dit : il me semble que le mérite seul distingue les hommes. L’esprit est le moindre de tous les mérites, parcequ’il est toujours dangereux lorsqu’il est seul ; mais la sagesse, la vertu, & la valeur donnent le droit naturel de gouverner. Celui-là seul doit commander aux autres, qui a plus de sagesse pour découvrir ce qui est juste, plus de vertu pour le suivre, & plus de courage pour le faire exécuter.

Le mérite, reprit Solon, distingue essentiellement les hommes, il devroit seul décider des rangs : Mais l’ignorance & les passions nous empêchent souvent de le connoître ; l’amour propre fait que chacun se l’attribue : Ceux qui en ont le plus, sont toujours modestes, & ne cherchent point à dominer. Enfin ce qui paroît vertu, n’est quelquefois qu’un masque trompeur.

Les disputes, les discordes, les illusions seroient éternelles s’il n’y avoit point quelque moyen plus fixe, & moins équivoque pour régler les rangs, que le mérite seul.

Dans les petites Républiques ces rangs se reglent par élection : Dans les grandes Monarchies par la naissance. J’avoue que c’est un mal d’accorder les dignités à ceux qui n’ont aucun vrai mérite ; mais c’est encore un mal nécessaire, & cette nécessité est la source de presque tous les établissemens politiques ; voilà la différence entre le droit naturel & le droit civil. L’un est toujours conforme à la plus parfaite justice : l’autre souvent injuste dans les suites qui en resultent, devient pourtant inévitable, pour prévenir la confusion & le desordre.

Les rangs & les dignités ne sont que les ombres de la vraye grandeur : le respect extérieur & les hommages qu’on leur rend, ne sont aussi que les ombres de cette estime qui n’appartient qu’à la vertu seule. N’est-ce pas une grande sagesse dans les premiers Legislateurs, d’avoir conservé l’ordre de la societé en établissant des Loix, par lesquelles ceux qui n’ont que l’ombre des vertus, se contentent de l’ombre de l’estime.

Je vous conçois, dit Cyrus : La souveraineté, & les rangs sont des maux nécessaires pour contenir les passions. Les petits doivent se contenter de mériter l’estime intérieure des hommes par leur vertu simple & modeste, & les Grands doivent se persuader qu’on ne leur accordera que les hommages extérieurs, à moins qu’ils n’ayent le vrai mérite. Par-là les uns ne s’aigriront pas de leur bassesse, & les autres ne s’enorgueilliront point de leur grandeur. Les hommes sentiront qu’il faut des Rois, & les Rois n’oublieront point qu’ils sont hommes : Chacun se tiendra à sa place, & l’ordre de la societé ne sera point troublé. Je comprends la beauté de ce principe : J’ai grande impatience d’apprendre vos autres Loix.

La seconde source, dit Solon, de tous les maux d’Athénes, étoit la richesse excessive des uns, & la pauvreté extrême des autres. Cette inégalité affreuse dans un Gouvernement populaire, causoit des discordes éternelles. Pour remedier à ces desordres, je ne pouvois pas établir, comme on a fait à Sparte, la communauté des biens. Le génie des Athéniens qui les porte vers le luxe & les plaisirs, n’auroit jamais souffert cette égalité. Pour diminuer nos maux, je fis acquitter les dettes publiques, je commençai par remettre toutes les sommes qui m’étoient dûes ; j’affranchis mes Esclaves, & je ne voulus plus qu’il fut permis d’emprunter en engageant sa liberté.

Jamais je n’ai gouté tant de plaisir qu’en soulageant les miserables : j’étois encore riche, mais je me trouvois pauvre, parceque je n’avois pas de quoi distribuer à tous les malheureux. J’établis à Athénes cette grande maxime, que les Citoyens d’une même République doivent sentir & plaindre les maux les uns des autres, comme membres d’un même corps.

La troisiéme source de nos maux étoit la multiplicité des Loix, marque aussi évidente de la corruption d’un État, que la diversité des remedes en est une des maladies du corps.

C’est encore ici où je ne pouvois pas imiter Lycurgue : La communauté des biens, & l’égalité des Citoyens, avoient rendu inutile à Sparte cette foule de Loix, & de formes qui sont absolument nécessaires par-tout où se trouve l’inégalité des rangs & des biens. Je me contentai de rejetter toutes les Loix qui ne servoient qu’à exercer le génie subtil des Sophistes, & la science des Jurisconsultes : Je n’en réservai qu’un petit nombre, simples, courtes & claires : Par là j’évitai la chicanne, monstre inventé par la vaine subtilité des hommes pour anéantir la justice. Je fixai des temps pour finir les procès, & j’ordonnai des punitions rigoureuses, & deshonorantes pour les Magistrats qui les étendroient au-de-là des bornes. J’abolis enfin les Loix trop séveres de Dracon qui punissoient également de mort les moindres foiblesses, & les plus grands crimes : Je proportionnai les punitions aux fautes.

La quatriéme source de nos maux étoit la mauvaise éducation des enfans. On ne cultivoit dans les jeunes gens que les qualités superficielles, le bel esprit, l’imagination brillante, la politesse effeminée. On négligeoit le cœur, la raison, les sentimens, & les vertus solides. On mettoit le prix aux hommes & aux choses selon les apparences, & non selon la réalité. On regardoit le frivole serieusement, & les choses solides comme trop abstraites.

Pour prévenir ces abus, j’ordonnai à l’Areopage de veiller à l’éducation des enfans : Je ne voulois pas qu’ils fussent élevés dans l’ignorance comme les Spartiates, ni qu’on se bornât, comme auparavant, à leur apprendre l’éloquence, la poësie & les sciences qui ne servent qu’à orner l’imagination : Je voulus qu’on les appliquât à toutes les connoissances qui fortifient la raison, & qui accoutument l’esprit à l’attention, à la pénetration, & à la justesse : La proportion des nombres, le calcul des mouvemens célestes, la structure de l’univers, la grande science de remonter aux principes, descendre aux conséquences, & dévoiler l’enchaînement des vérités.

Ces sciences spéculatives ne servent pourtant qu’à exercer, & à former l’esprit pendant la tendre jeunesse. Dans un âge plus mûr les Athéniens étudient les Loix, la politique, & l’histoire, pour connoître les révolutions des Empires, les causes de leur établissement, & les raisons de leur décadence ; en un mot, ils s’instruisent de tout ce qui peut contribuer à la connoissance de l’homme, & des hommes.[27]

La cinquiéme & derniere source de nos maux étoit le goût effrené des plaisirs : Je sçavois que le génie des Athéniens demandoit des amusemens & des spectacles. Je sentis que je ne pouvois dompter ces ames Républicaines & indociles qu’en me servant de leur penchant pour le plaisir, afin de les captiver & de les instruire.

Je leur fis représenter dans ces spectacles, les funestes suites de leur désunion & de tous les vices ennemis de la societé. Les hommes assemblés dans un même lieu passoient ainsi des heures entieres à entendre une morale sublime : Ils auroient été choqués de préceptes, & de maximes ; il falloit les éclairer, les réunir & les corriger sous prétexte de les amuser : Telles étoient mes Loix.

Je vois bien, dit Cyrus, que vous avez plus consulté la nature que Lycurgue, mais n’avez-vous pas aussi trop accordé à la foiblesse humaine. Dans une République qui a toujours aimé la volupté, il me paroit dangereux de vouloir unir les hommes par le goût des plaisirs.

Je ne pouvois pas, reprit Solon, changer la nature de mes Citoyens. Mes Loix ne sont pas parfaites, mais elles sont les meilleures qu’ils puissent supporter. Lycurgue trouva dans ses Spartiates, un génie propre pour toutes les vertus heroïques ; je trouvai dans les Athéniens, un penchant pour tous les vices qui rendent effeminés. J’ose dire que les Loix de Sparte en outrant les vertus, les transforment en défauts : Mes Loix au contraire, tendent à rendre les foiblesses mêmes utiles à la societé. Voilà tout ce que peut faire la politique ; elle ne change point les cœurs, elle ne fait que mettre à profit les passions.

Je crus, continua Solon, avoir prévenu & guéri la plûpart de nos maux par l’établissement de ces Loix ; mais l’inquiétude d’un peuple accoutumé à la licence, me causoit tous les jours des importunités extrêmes. Les uns blâmoient mes reglemens ; les autres feignoient de ne les pas entendre : Quelques-uns vouloient y ajouter ; d’autres vouloient en retrancher. Je sentis alors l’inutilité des plus excellentes Loix, quand on n’a point une autorité fixe & stable pour les faire executer. Que le sort des mortels est malheureux ! En évitant les maux affreux du gouvernement populaire, on court risque de tomber dans l’esclavage : En fuyant les inconveniens de la Royauté, on s’expose peu-à-peu à l’Anarchie. De tout côté le chemin politique est bordé de precipices. Je vis que je n’avois encore rien fait. J’allai trouver Pisistrate, & je lui dis :

Vous voyez tout ce que j’ai entrepris pour soulager les maux de l’Etat. Tous mes remedes sont inutiles, puisqu’il n’y a point de medecin pour les appliquer. Ce peuple impatient du joug craint l’Empire de la raison même ; l’autorité des Loix le revolte ; chacun veut les reformer à sa mode. Je vais m’absenter pendant dix ans de la Patrie ; j’éviterai par-là les embarras où je suis exposé tous les jours de gâter la simplicité de mes Loix, en les multipliant, & en y ajoutant : Tâchez pendant mon absence d’y accoutumer les Athéniens : N’y souffrez aucun changement. Je n’ai pas voulu accepter la Royauté qui m’étoit offerte ; un vrai Législateur doit être desinteressé : Mais pour vous, Pisistrate, vos vertus militaires vous rendent propre à commander aux hommes, & votre naturel doux vous empêchera d’abuser de votre autorité. Rendez les Athéniens soumis, sans être esclaves, & reprimez leur licence, sans leur ôter la liberté. Fuyez le nom de Roy, & contentez vous de celui d’Archonte.

Après avoir pris cette resolution je partis aussi-tôt, & j’allai voyager en Égypte & en Asie. Pendant mon absence, Pisistrate monta sur le Trône malgré l’aversion des Athéniens pour la Royauté : Son adresse & son courage l’y éleverent, sa douceur & sa moderation l’y maintiennent. Il ne se distingue de ses Citoyens, que par une exacte soumission aux Loix ; il mene une vie simple & sans faste. De plus, étant descendu de Cecrops, les Athéniens le respectent, parcequ’il n’a repris l’autorité de ses Ancêtres, que pour le bien de la Patrie. Pour moi, je vis ici solitaire, sans me mêler du gouvernement ; je me contente de présider à l’Areopage, & d’expliquer mes Loix, quand il s’éleve quelque dispute.

Le Prince de Perse comprit par les discours de Solon, les inconveniens d’un gouvernement populaire, & sentit que le despotisme de la multitude, est encore plus insupportable que l’autorité absolue d’un seul.

Cyrus instruit des Loix de Solon, & du gouvernement des Athéniens, s’appliqua ensuite à connoître leurs forces militaires ; elles consistoient principalement dans leurs flottes. Pisistrate conduisit Cyrus à Phalere, Ville maritime située à l’embouchure de l’Illissus : C’étoit la retraite ordinaire des vaisseaux Athéniens. Le fameux port de Pyrée fut bâti depuis par Themistocle.

Ils descendirent la riviere dans un bâtiment fait exprès, accompagnés d’Araspe, & de plusieurs Sénateurs. Pendant qu’une musique delicieuse charmoit l’oreille, & regloit la manœuvre des rames, Pisistrate entretenoit le Prince des forces navales des Athéniens, des projets qu’il meditoit pour les augmenter, des avantages qu’on pourroit en tirer pour la sureté de la Grece contre les invasions étrangeres, & enfin de l’utilité du Commerce pour la Marine.

Jusques ici, dit-il, les Athéniens ont songé plûtôt à s’enrichir, qu’à s’agrandir ; c’est ce qui a été la source de notre luxe, de notre licence, & de nos discordes populaires. Par-tout où les Citoyens ne font le commerce que pour augmenter leurs trésors, l’Etat n’est plus une République, mais une societé de Marchands, qui n’ont d’autre lien que la passion de s’enrichir ; ils ne songent plus à l’amour généreux de la Patrie ; ils croyent pouvoir y renoncer, quand le bien général est contraire à leurs intérêts particuliers.

J’ai tâché de prévenir ces inconveniens ; nos vaisseaux subsistent par leur negoce pendant la paix, & pendant la guerre, ils servent à défendre la Patrie. Par là le commerce contribue non seulement à enrichir les Citoyens, mais aussi à augmenter les forces de l’Etat. Il ne diminue point les vertus militaires, & le bien public s’accorde avec celui de chaque particulier.

C’est ainsi que Pisistrate parloit à Cyrus, quand ils arriverent à Phalere : Son port s’étendoit en forme d’un croissant ; de grosses chaînes le traversoient pour servir de barriere aux vaisseaux : Plusieurs tours régnoient de distance en distance pour faire la sureté du mole.

Pisistrate avoit fait préparer un combat naval. Les vaisseaux s’arrangent, une forêt de mâts forme d’une part trois allées à perte de vûe, tandis qu’une triple flotte se recourbant en demie lune, éleve sur l’onde une forêt opposée. Les soldats pesamment armés étoient placés sur les ponts, les archers & les frondeurs occupoient la proue & la poupe.

La trompette guerriere donne le signal : Les navires se reculent d’abord, s’avancent ensuite, & se choquent avec impetuosité ; Ils s’entrepercent & se fracassent avec leurs éperons pointus, armés de fer : Ceux-ci heurtent à la proue, ceux-là à la poupe, d’autres aux deux côtés, tandis que les vaisseaux attaqués avancent leurs rames pour rompre la violence du choc. Les deux flottes s’entremêlent, s’accrochent, s’attaquent de près. Ici les soldats s’élancent de l’un à l’autre bord ; là ils jettent des ponts pour passer dans les vaisseaux ennemis. La mer est déja couverte d’hommes qui nagent au milieu des avirons rompus, & des bancs de rameurs. On continue ce spectacle pendant plusieurs heures, pour montrer au Prince toute la différente manœuvre des vaisseaux, pendant un combat naval.

Aussi-tôt qu’il fut fini, Cyrus descendit au port pour voir la construction des navires, & pour s’instruire des noms & des usages de chacune de leurs différentes parties.

Le lendemain il monta avec Pisistrate dans un char superbe : Ils retournerent ensemble à Athénes par une terrasse qui régnoit le long des bords de la riviere d’Illissus.

Pendant le chemin, le Prince de Perse pria le Roy d’Athénes de lui apprendre le détail des différentes révolutions qui étoient arrivées sous son régne ; & Pisistrate contenta ainsi sa curiosité.

[28] Vous sçavez que deux Factions dechiroient l’Etat, lorsque je montai sur le trône : Lycurgue & Megacles en étoient les Chefs. Solon appaisa nos discordes par la sagesse de ses Loix, & partit bien-tôt après pour l’Asie : Pendant son absence, je tâchai de gagner le cœur des Athéniens ; J’obtins par mes artifices & par mon adresse, des gardes pour ma personne ; Je m’emparai de la forteresse, & je me fis proclamer Roy.

Pour me concilier de plus en plus l’amitié du peuple, je meprisai l’alliance de tous les Princes de la Grece, & j’épousai Phya, fille d’un riche Athénien de la Tribu Péanée. L’amour s’accordoit avec la politique ; Phya ajoutoit à une beauté merveilleuse, toutes les qualités dignes du trône, & toutes les vertus d’une ame noble : Je l’avois aimée dès ma tendre jeunesse ; mais l’ambition m’avoit distrait de cet amour.

Après avoir gouverné paisiblement pendant quelques années, l’inconstance des Athéniens éclata de nouveau. Lycurgue excita les murmures des nobles, & du peuple contre moi, sous prétexte que j’épuisois les tresors de l’Etat pour entretenir des flottes inutiles : Il répandit avec art que je ne faisois augmenter les forces navales, que pour me rendre maître de la Grece, & pour detruire ensuite la liberté des Athéniens ; il trama une conspiration secrette contre ma vie ; il communiqua ses desseins à Megacles qui en eut horreur, & m’en fit avertir.

Je pris toutes les precautions nécessaires pour ne pas devenir la victime de la jalousie de Lycurgue : Mais il trouva le moyen de soulever le peuple, dont la fureur alla jusqu’à mettre le feu à mon palais pendant la nuit. Je courus vers l’appartement de Phya, il étoit déja consumé par les flammes : Je n’eus que le temps de me sauver avec mon fils Hippias. Je me retirai pendant l’obscurité, & je m’enfuis dans l’Isle de Salamine, où je fus caché deux années entieres. Je croyois que Phya étoit perie dans l’incendie, & quelque violente que fût mon ambition, je ne regrettai pas moins la mort de mon Epouse, que la perte de ma couronne.

Pendant mon exil, la haine de Megacles se ralluma contre Lycurgue, & la Ville fut livrée à de nouvelles discordes. Je fis instruire Megacles de mon sort & de ma retraite : Il me fit proposer de revenir à Athénes, & m’offrit sa fille en mariage.

Pour engager les Athéniens à favoriser nos projets, nous eumes recours à la Religion ; nous gagnâmes les Prêtres de Minerve, & je quittai l’Isle de Salamine. Megacles me joignit à un Temple qui étoit à quelques stades d’Athénes ; il étoit accompagné de plusieurs Sénateurs, & d’une foule de peuple. On offrit des sacrifices, on consulta les entrailles des victimes ; le Pontife déclara au nom de la Déesse, que sa Ville ne pouvoit être heureuse qu’en me rétablissant, & je fus couronné solemnellement.

Pour imposer davantage au peuple, Megacles fit choisir parmi les jeunes Prêtresses, celle qui avoit la taille la plus majestueuse ; on la fit armer comme la fille de Jupiter ; la redoutable Egide couvroit sa poitrine ; elle tenoit dans sa main une lance brillante, mais son visage étoit voilé : Je montai avec elle dans un char de triomphe, & nous fumes conduits à la Ville, précedés par des Trompettes & des Hérauts qui crioient à haute voix,[29] Peuples d’Athénes, recevez Pisistrate que Minerve voulant honorer au-dessus des autres mortels, vous ramene par sa Prêtresse.

On ouvrit les portes de la Ville, & nous allâmes à la forteresse, où l’on devoit célébrer mes nôces ; la Prêtresse descendit de son char, & me prenant par la main, elle me mena dans l’intérieur du Palais : Quand nous fûmes seuls, elle leva son voile, & je reconnus que c’étoit Phya ; jugez de mes transports ; mon amour & mon ambition étoient satisfaits & couronnés dans le même jour. Elle me raconta en peu de mots tout ce qui lui étoit arrivé depuis notre séparation, comment elle s’étoit sauvée des flammes, & sa retraite dans le Temple de Minerve, sur le bruit qui s’étoit répandu de ma mort certaine.

Megacles voyant ses projets déconcertés par le retour de la Reine, ne songea qu’à me déposseder de nouveau : Il se persuada que j’avois été de concert avec Phya pour le tromper : Il fit repandre le bruit à Athénes que j’avois corrompu le Pontife, & que je m’étois servi de la Religion pour abuser le peuple. On se souleva une seconde fois contre moi, & on assiégea la forteresse : Phya voyant les cruelles extrémités où j’étois réduit, & craignant pour moi la fureur d’un peuple superstitieux, & irrité, prit la résolution de me quitter. Je n’appris son départ que par cette lettre.

Il seroit injuste de priver les Athéniens d’un Roy comme Pisistrate ; il peut seul sauver la Patrie de sa ruine : Je veux me sacrifier au bonheur de mes Citoyens, & Minerve m’inspire ce sacrifice pour sa Ville favorite.

Cet exemple de génerosité me remplit d’admiration, me combla de douleur, & redoubla ma tendresse. Megacles ayant appris la fuite de Phya me fit offrir la paix à condition de répudier la Reine pour épouser sa fille ; mais je résolus de renoncer à ma couronne plûtôt que de trahir mon devoir & mon amour. Le Siege recommença avec plus de fureur que jamais : Enfin après une longue résistance, je fus obligé de ceder. Je quittai l’Attique, & je me sauvai dans l’Eubée.

J’errai pendant long-temps, mais ayant été découvert & poursuivi par Megacles, je me retirai dans l’Isle de Naxos. J’entrai dans un temple de Minerve pour rendre mes hommages à la protectrice d’Athénes : Aprés avoir achevé ma priere, je vis sur l’autel une urne qui attira mes regards : Je m’approchai & je lus cette inscription. Ici reposent les cendres de Phya qui aima Pisistrate & sa Patrie, jusqu’à se sacrifier pour leur bonheur.

Ce triste spectacle renouvella toutes mes peines, cependant je ne pouvois m’arracher de ce lieu funeste : J’y venois sans cesse pleurer mes malheurs. C’étoit la seule consolation qui me restoit dans une solitude affreuse, où je souffris la faim, la soif, l’inclémence des saisons, & toutes sortes de miseres.

Tandis que je m’y livrois aux plus cruelles réflexions dans un profond silence, je ne sçai si ce fut une vision ou un songe divin, mais le sommet du temple s’ébranla, & s’entre-ouvrit, je vis Minerve dans les airs, telle qu’elle sortit autrefois de la tête de Jupiter, & je crus l’entendre prononcer ces paroles d’un ton fier & ménaçant : C’est ainsi que les Dieux punissent ceux qui abusent de la Religion, pour flatter leurs desirs ambitieux. Une sainte horreur s’empare de mon ame, la présence de la Divinité me confond, & me dévoile tous mes crimes ; je demeure long-temps immobile & insensible.

Dans ce moment mon cœur fut changé ; je reconnus la vraye source de mes malheurs : Je détestai la fausse politique, qui se sert des ruses, des artifices, & de la basse dissimulation. Je résolus de n’employer à l’avenir que des voyes nobles, justes, & magnanimes, & de rendre les Athéniens heureux, si les Dieux s’appaisoient, & me permettoient de remonter sur le trône. Les Dieux s’appaiserent en effet, & me délivrerent de mon exil.

Hippias mon fils engagea les Argiens, & plusieurs Villes de la Grece à me secourir. J’allai le joindre dans l’Attique : Je pris d’abord Marathon, & je m’avançai vers Athénes. Les Athéniens sortirent de la Ville pour me combattre : Je fis monter à cheval une troupe d’enfans pour leur dire que mon dessein n’étoit pas de donner atteinte à leurs libertés, mais de faire régner les Loix de Solon. Cette modération les rassura, ils me reçurent avec des acclamations de joye, & je remontai une troisiéme fois sur le trône. Depuis ce temps, mon régne ne fut plus troublé.

Cyrus étant de retour à Athénes, Solon & Pisistrate le conduisirent aux spectacles publics. On ne connoissoit pas encore les théatres superbes, les décorations pompeuses, ni les regles ingénieuses qu’on inventa depuis. La tragédie n’étoit point dans la perfection que lui donna Sophocles, mais elle répondoit à toutes les vûes politiques qu’on avoit eû en l’établissant.

Les Poëtes Grecs dépeignoient ordinairement dans leurs piéces dramatiques la tyrannie des Rois, pour fortifier l’opposition que les Athéniens avoient pour la Royauté ; mais Pisistrate fit représenter la délivrance d’Andromede. Le Poëte avoit répandu dans sa Tragedie plusieurs louanges, qui étoient d’autant plus délicates, qu’elles pouvoient être appliquées non seulement à Persée, mais encore à Cyrus qui descendoit de ce Héros.

Après ce spectacle, Solon mena le jeune Prince dans sa retraite, où il trouva un repas plus frugal, mais aussi agréable que celui qu’il avoit fait chez Pisistrate. Pendant ce repas Cyrus pria le sage vieillard de lui expliquer le dessein politique & les principales parties de la Tragedie qu’il ne connoissoit pas encore. Solon qui étoit Poëte lui dit :

Le théatre est un tableau vivant des vertus, & des passions humaines. L’esprit trompé par l’imitation croit voir les objets : Tout paroît present & non représenté.

Vous avez lû autrefois notre Poëte Homere, on n’a fait que racourcir le poëme épique pour composer le dramatique : L’un est une action recitée, l’autre est une action représentée ; l’un raconte le triomphe successif de la vertu sur les vices, & sur la fortune ; l’autre fait voir les maux inopinés causés par les passions. Dans l’un on peut prodiguer le merveilleux & le surnaturel, parcequ’il s’agit des actions héroïques que les Dieux seuls inspirent ; dans l’autre il faut joindre le surprenant au simple, & montrer le jeu naturel des passions humaines. En entassant merveilles sur merveilles, on transporte l’esprit au de-là des bornes de la nature, mais on ne fait qu’exciter l’admiration, en peignant au contraire les effets que les vertus & les vices produisent au dehors & au dedans de nous, on ramene l’homme à lui-même, & l’on interesse le cœur en amusant l’esprit.

Pour atteindre au genre sublime, il faut que le Poëte soit Philosophe. Les fleurs, les graces, & les peintures les plus aimables ne flattent que l’imagination ; elles laissent notre cœur vuide, & notre esprit sans lumiere. Il faut répandre par-tout les principes solides, les sentimens nobles, & les divers caracteres, pour faire connoître la vérité, la vertu, & la nature. On doit peindre l’homme tel qu’il est, & tel qu’il paroît dans son naturel & dans ses déguisemens, afin de présenter à l’esprit un tableau conforme à l’original, où l’on voit presque toujours le contraste bizarre de defauts, & de vertus. Il faut cependant ménager la foiblesse de l’esprit, trop de moralités ennuyent, trop de raisonnemens refroidissent. On doit tourner les maximes en action, montrer les grandes idées par un seul trait, & instruire plûtôt par les mœurs qu’on donne aux Héros, que par leurs discours.

Voilà les grandes regles fondées sur la nature de l’homme : Voilà les ressorts qu’il faut remuer pour faire servir le plaisir à l’instruction. Je prévois qu’on pourra un jour perfectionner ces regles : jusqu’ici je me suis contenté de rendre le théatre une école de Philosophie pour les jeunes Athéniens, & de faire servir les spectacles à leur éducation. C’est méconnoître la nature humaine, que de vouloir la conduire tout d’un coup à la sagesse par la contrainte & la sevérité. Dans une jeunesse vive & bouillante, on ne peut fixer l’attention de l’esprit qu’en l’amusant. Cet âge est toujours en garde contre les préceptes : Il faut pour les lui faire gouter, les déguiser sous la forme du plaisir.

Cyrus admira les grandes vûes politiques & morales du Poëme dramatique, & sentit en même temps que les principales regles de la Tragédie, ne sont point arbitraires, mais doivent être puisées dans la nature. Il crut ne pouvoir mieux remercier Solon de ses instructions, qu’en lui marquant l’impression qu’elles avoient fait sur lui.

Je vois à present, dit-il, que les Egyptiens ont grand tort de mépriser les Grecs & sur-tout vos Athéniens : Ils regardent vos graces, vos délicatesses, & vos tours ingénieux comme des pensées frivoles, des ornemens superflus, des gentilesses qui marquent toujours l’enfance de votre esprit, & la foiblesse de votre génie qui ne sçait pas s’élever plus haut. Je vois que vous sentez plus finement que les autres nations, que vous connoissez plus parfaitement la nature humaine, & que vous sçavez tourner tous les plaisirs en instructions. On ne peut interesser les autres peuples que par les pensées fortes, les mouvemens violens, & les catastrophes sanglantes. C’est par défaut de sensibilité que nous ne distinguons pas comme vous, les nuances fines des pensées, & des passions humaines, & que nous ne connoissons point ces plaisirs doux & tendres qui naissent des sentimens délicats.

Solon touché de la politesse de ce discours, ne put s’empêcher de dire à Cyrus en l’embrassant avec tendresse : Heureuse la nation gouvernée par un Prince qui parcourt la terre & les mers pour rapporter dans sa Patrie tous les trésors de la sagesse.

Cyrus se prépara enfin à partir d’Athénes : En quittant Pisistrate & Solon, il leur fit les mêmes promesses qu’il avoit fait à Chylon & à Léonidas, d’être toujours l’allié fidéle de la Grece : Il s’embarqua avec Araspe au port de Phalere sur un vaisseau Rhodien, qui faisoit voile pour la Crete.

Le dessein du Prince de Perse en passant dans cette Isle, étoit non seulement d’étudier les Loix de Minos, mais aussi de voir Pythagore qui s’y étoit arrêté, avant que d’aller à Crotone : Tous les Mages de l’Orient chez qui ce Sage avoit voyagé, en avoient parlé à Cyrus avec éloge ; on le regardoit comme le plus grand Philosophe de son siecle, & celui qui entendoit le mieux l’ancienne Religion d’Orphée : Ses disputes avec Anaximandre le Physicien, avoient rempli la Grece, & partagé tous les esprits ; Araspe s’en étoit fait instruire par les Philosophes d’Athénes, & voici ce qu’il apprit à Cyrus pendant leur navigation.

Pythagore descendu des anciens Rois de l’Isle de Samos, avoit aimé la sagesse dès sa tendre enfance ; il marquoit dès-lors un génie supérieur, & un goût dominant pour la vérité. Comme il n’y avoit à Samos aucun Philosophe qui pût remplir l’avidité qu’il avoit d’apprendre, il en sortit à l’âge de dix-huit ans, pour chercher ailleurs ce qu’il ne trouvoit pas dans sa patrie ; après avoir voyagé pendant plusieurs années en Égypte & en Asie, il retourna enfin dans son Isle, plein de toutes les sciences des Chaldéens, des Egyptiens, des Gymnosophistes, & des Hébreux ; la sublimité de son esprit égaloit l’étendue de ses connoissances, & les sentimens de son cœur surpassoient l’une & l’autre ; son imagination vive & féconde, ne l’empêchoit pas de raisonner avec justesse.

Anaximandre avoit passé de Milet sa patrie dans l’Isle de Samos ; il avoit tous les talens qu’on peut acquerir par l’étude, mais son esprit étoit plus subtil que profond, ses idées plus brillantes que solides, & son éloquence séductrice étoit pleine de sophismes : Impie jusques dans le fond de l’ame, il affectoit tous les dehors d’une superstition outrée ; il divinisoit les Fables Poëtiques ; il s’attachoit au sens litteral des allégories ; il adoptoit pour principes toutes les opinions vulgaires, afin de dégrader la Religion, & de la rendre monstrueuse.

Pythagore s’opposa hautement à ces funestes maximes, & tâcha de purifier la Religion des opinions absurdes qui la deshonoroient ; Anaximandre se couvrant du voile d’une hypocrisie profonde, prit de-là occasion de l’accuser d’impieté.

Il employa les ressorts les plus cachés pour aigrir le peuple, & pour allarmer Polycrate, qui regnoit à Samos ; il s’adressa aux Philosophes de toutes les sectes, & aux Prêtres des Divinités différentes, pour leur persuader que le sage Samien en enseignant l’unité d’un seul principe, détruisoit les Dieux de la Grece : Le Roy estimoit & aimoit Pythagore ; cependant il se laissa surprendre par les discours pleins d’artifices qu’Anaximandre fit parvenir jusques à lui : Le Sage fut banni de la Cour, & obligé d’abandonner sa Patrie.

Le récit de cet évenement augmenta le desir qu’avoit Cyrus, de voir le Philosophe, & de connoître le détail de sa dispute. Les vents continuerent à être favorables, & le vaisseau aborda en peu de jours à l’Isle de Crete.


LIVRE  SIXIÉME.


CYRUS ne fut pas plûtôt arrivé en Crete, qu’il se hâta d’aller à Gnossus Capitale de cette Isle, où l’on admire le fameux Labyrinthe de Dedale, & le superbe Temple de Jupiter Olympien : Ce Dieu y est représenté sans oreilles, pour marquer que le souverain Maître de l’univers n’a pas besoin d’organes corporels, pour entendre les plaintes & les prieres des humains.[30]

Dans une grande enceinte, au milieu d’un bois sacré, s’éleve un magnifique bâtiment. On entre d’abord par un portique de vingt colonnes de Granite oriental ; la porte est de bronze d’une riche sculpture ; deux grandes figures ornent le portail, l’une représente la vérité, l’autre la justice.

L’intérieur est une voute immense, éclairée seulement par le haut, pour dérober à la vûe tous les objets du dehors, excepté celui du ciel ; le dedans du Temple est un Peristile de porphyre, & de marbre Numide.

L’on y voit de distance en distance plusieurs autels consacrés aux Dieux célestes, & les statues des Divinités terrestres s’élevent entre chaque colonne. Le dôme est couvert de lames d’argent, & le dedans de ce dôme est orné des simulachres des Héros qui ont mérité l’Apothéose.

Cyrus entre dans ce Temple ; Le silence & la majesté du lieu le remplissent de crainte & de respect ; il se prosterne, & adore la Divinité présente : Il avoit appris de Zoroastre que le Jupiter Olympien[31] des Grecs, étoit le même que l’Oromaze des Perses, & l’Osiris des Egyptiens.

Il parcourt ensuite toutes les merveilles de l’art qui éclatent dans ce lieu ; Il fut moins frappé de la richesse, & de la magnificence des autels, que de la noblesse & de l’expression des statues : comme il avoit appris la Mythologie des Grecs, il reconnut sans peine toutes les Divinités, & tous les mysteres qu’on avoit dépeints dans les figures allégoriques qui se présentoient à sa vûe.

Ce qui attira sur-tout l’attention du jeune Prince, fut de voir que chaque Divinité céleste tenoit dans sa main une table d’or : Sur ces tables étoient gravées les hautes idées de Minos sur la Religion, & les différentes réponses que les Oracles rendirent à ce Legislateur, lorsqu’il les consulta sur la nature des Dieux, & sur le culte qu’ils demandent.

Sur la table de Jupiter Olympien on lisoit ces paroles : Je donne l’être, la vie, & le mouvement à toutes les Créatures.[32]. Nul ne peut me connoître, que celui qui veut me ressembler.[33]

Sur celle de Pallas : Les Dieux se font sentir au cœur, & se cachent à ceux qui veulent les comprendre par l’esprit seul.[34]

Sur celle de la Déesse Uranie : Les Loix divines ne sont pas des chaînes qui nous lient, mais des aîles qui nous élevent vers l’éclatant Olympe.[35]

Sur celle d’Apollon Pythien, on voyoit cet ancien Oracle : Les Dieux habitent avec moins de plaisir dans le Ciel, que dans l’ame des justes qui est leur vrai Temple.[36]

Tandis que Cyrus méditoit le sens sublime de ces paroles, un vieillard vénerable entre dans le Temple, se prosterne devant la statue d’Harpocrate, & y demeure long-temps enseveli dans un profond silence. Cyrus soupçonne que c’est Pythagore, mais il n’ose interrompre sa priere.

Pythagore, car c’étoit lui-même, ayant rendu ses hommages aux Dieux, se leve, & apperçoit les deux étrangers : Il croit voir dans l’air & dans le visage de Cyrus, les mêmes traits que Solon lui avoit dépeints, en lui annonçant le départ de ce Prince pour la Crete ; Il l’aborde, le salue & se fait connoître à lui.

Le sage Samien pour ne pas interrompre plus long-temps le silence qu’on doit garder dans un lieu destiné au culte des Immortels, mena Cyrus & Araspe dans le bois sacré voisin du Temple.

Alors Cyrus lui dit : Ce que j’ai vû sur les tables d’or, me donne une haute idée de votre Religion. Je me suis hâté de venir ici non seulement pour connoître les Loix de Minos, mais encore pour apprendre de vous la doctrine d’Orphée sur le siecle d’or : On m’a dit qu’elle ressemble à celle des Perses sur l’Empire d’Oromaze, & à celle des Egyptiens sur le regne d’Osiris. Je me plais à voir dans tous les pays les traces de ces grandes vérités ; daignez me développer ces traditions antiques.

Solon, reprit Pythagore, m’a fait sçavoir votre départ pour cette Isle ; Je devois aller à Crotone, mais j’ai differé mon voyage pour avoir le plaisir de voir un Héros, dont la naissance & les conquêtes ont été prédites par les Oracles de presque toutes les Nations : Je ne vous cacherai rien des mysteres de la sagesse, parceque je sçai que vous ne deviendrez un jour le conquerant de l’Asie, que pour en être le Legislateur.

Ils s’assirent ensuite près d’une statue de Minos placée au milieu du bois sacré, & le Philosophe leur enseigna la Mythologie des premiers Grecs, en se servant du style poëtique d’Orphée, qui rendoit sensibles par ses peintures, les vérités les plus sublimes.

[37] Pendant le siecle d’or les habitans de la terre vivoient dans une innocence parfaite : Tels que sont les Champs Elisées pour les Héros, tel étoit alors l’heureux séjour des hommes ; On n’y connoissoit point les intemperies de l’air, ni le combat des élemens ; Les Aquilons n’étoient pas encore sortis de leurs grottes profondes ; Les Zephirs seuls animoient tout par leurs douces haleines : On n’y ressentoit jamais ni les ardeurs de l’Eté, ni les rigueurs de l’Hiver ; le Printemps couronné de fleurs, s’unissoit à l’Automne chargée de fruits ; La mort, les maladies & les crimes n’osoient approcher de ces lieux fortunés.

Tantôt ces premiers hommes se reposant dans les bocages odoriferans sur des gazons toujours verds, goutoient les plaisirs purs de l’amitié ; Tantôt assis à la table des Dieux, ils se rassasioient de Nectar & d’Ambroisie ; quelquefois Jupiter suivi de toutes les Divinités atteloit son char aîlé, & les conduisoit au-dessus des Cieux : Les Poëtes n’ont point connu ni celebré ce lieu suprême ; Là les ames voyoient la verité, la justice & la sagesse dans leur source ; Là elles contemploient par les yeux du pur esprit, l’essence premiere dont Jupiter & les autres Dieux ne sont que des rayons ; Là elles se nourrissoient de cette vûe, jusqu’à ce que n’en pouvant plus soutenir la splendeur, elles redescendoient dans leur séjour ordinaire.

Les Dieux frequentoient alors les jardins des Hesperides, & prenoient plaisir à converser avec les hommes : Les bergeres étoient aimées des Dieux, & les Déesses ne dédaignoient point l’amour des bergers ; Les graces les accompagnoient par-tout, & ces graces étoient les vertus mêmes. Mais helas ! ce siecle d’or ne dura pas long-temps.

Un jour les hommes ne suivirent point le char de Jupiter, ils resterent dans le champ d’Hecate, s’enyvrerent de nectar, perdirent leur goût pour la verité pure, & diviserent l’amour du plaisir, d’avec l’amour de l’ordre. Les bergeres se regarderent dans les fontaines, & devinrent idolatres de leur propre beauté ; chacune ne fut plus occupée que d’elle-même ; L’Amour abandonna la terre, & avec l’Amour toutes les Divinités célestes disparurent : Les Dieux Silvains furent changés en Satyres, les Napées en Bacchantes, & les Nayades en Syrenes ; Les vertus & les graces se séparerent, & le faux amour de soi-même, pere de tous les vices, enfanta la volupté source de tous les maux.

Toute la nature change de forme dans cette sphere inférieure : Le soleil n’a plus la même force ni la même douceur, sa lumiere s’obscurcit ; la terre s’enveloppe d’une croute épaisse, opaque, & difforme ; les jardins des Hesperides sont détruits, notre globe s’écroule ; les abymes s’ouvrent, & l’inondent ; il se divise par les mers en Isles & en continens ; Les collines fertiles s’élevent en rochers escarpés ; les vallons agréables deviennent des précipices affreux : On ne voit plus que les ruines de l’ancien monde noyé dans les eaux.

Les aîles de l’ame sont abbatues ; son char subtil se brise, & les esprits sont précipités dans des corps mortels, où ils subissent plusieurs metempsycoses, jusqu’à ce qu’ils soient purgés de leurs crimes par des peines expiatrices. C’est ainsi que le siecle de fer succeda au siecle d’or : Il durera dix mille ans ; pendant ce temps Saturne se cache dans une retraite inaccessible ; mais à la fin il reprendra les rênes de son Empire, & rétablira l’univers dans son premier éclat : Alors toutes les ames seront réunies à leur Principe.

Voilà, continue Pythagore, l’allégorie par laquelle Orphée & les Sybilles nous ont fait comprendre le premier état de l’homme, & le malheur où il est tombé. Le corps mortel qui nous enveloppe est la punition de nos crimes, & le désordre de notre cœur, est une marque évidente de notre dégradation.

Je vois bien, dit Cyrus, que les principes de Zoroastre, d’Hermés, & d’Orphée sont les mêmes : Toutes leurs allégories sont pleines des vérités les plus sublimes. Pourquoi donc vos Pontifes veulent-ils tout reduire au seul culte extérieur ? Ils ne m’ont parlé de Jupiter que comme d’un Legislateur qui promettoit son nectar & son ambroisie, non aux vertus solides, mais à la croyance de certaines opinions, & à l’observance de quelques cérémonies extérieures qui ne servent ni à éclairer l’esprit, ni à épurer le cœur.

La corruption des Prêtres, & leur avarice, est, reprit Pythagore, la source de tous ces maux. Les Ministres des Dieux établis d’abord pour rendre les hommes bons, tournent souvent le Sacerdoce en un vil métier, & ne s’attachent quelquefois qu’au spectacle de la Religion. Les hommes vulgaires n’entendant plus le sens mystérieux des Rites sacrés, tombent dans la superstition, pendant que les esprits témeraires se livrent à l’impieté.

Voilà la source des differentes sectes qui inondent la Grece : Les unes méprisent ce que l’antiquité a de plus pur ; les autres nient la nécessité d’un culte ; d’autres attaquent la sagesse éternelle, à cause des maux & des crimes qui arrivent ici bas. Anaximandre & son école audacieuse osent soutenir que la nature, & Dieu sont la même chose. Chacun se forme un systême à sa mode, sans respecter la doctrine des anciens.

Cyrus ayant entendu nommer Anaximandre, dit à Pythagore : On m’a raconté la cause de vos disgraces, & de votre exil ; J’ai un grand désir de sçavoir le détail de votre dispute avec le Philosophe Milesien : apprenez-moi comment vous avez combattu sa doctrine ? J’en aurai peut-être besoin pour me garantir de ces maximes dangereuses. J’ai déja vû à Ecbatane plusieurs Mages qui parloient le même langage qu’Anaximandre : Les égaremens de l’esprit humain sont à-peu-près les mêmes dans tous les pays, comme dans tous les temps.

Le détail de cette dispute, repond Pythagore, sera long, mais je n’affecterai point de l’abreger, de peur d’y jetter de l’obscurité.

En retournant à Samos, après une longue absence, je trouvai qu’Anaximandre, déja fort avancé en âge, avoit répandu par-tout sa doctrine impie : Les jeunes gens l’avoient adoptée ; le goût de la nouveauté, l’envie de flatter leurs passions, la vanité de se croire plus habiles que les autres hommes, les avoient éblouis & entraînés dans ces erreurs.

Pour remedier à ces maux, j’attaquai les principes du Milesien : Il me fit citer devant un Tribunal de Pontifes dans le Temple d’Apollon, où le Roy & tous les Grands étoient assemblés : Il commenca par présenter ma doctrine sous la forme la plus odieuse ; Il donna des tours faux, & malins à mes paroles ; il tâcha de me rendre suspect de l’impieté dont il étoit lui-même coupable. Alors je me levai, & je parlai de cette maniere.

O Roy ! image du grand Jupiter, Pontifes d’Apollon, & vous Citoyens de Samos, écoutez-moi & jugez de mon innocence. J’ai voyagé chez tous les peuples de l’univers, pour apprendre la sagesse, qui ne se rencontre que dans la tradition des anciens : J’ai découvert que dès l’origine des choses on n’adoroit qu’un seul principe éternel ; que tous les Dieux de la Grece ne sont que des noms differens pour exprimer les attributs de la Divinité, les proprietés de la nature, ou les vertus des Héros.

Je trouve que c’est une maxime constante chez toutes les nations, que les hommes ne sont plus ce qu’ils étoient pendant le siecle d’or ; qu’ils se sont avilis & degradés ; que la religion est le seul moyen de rétablir l’ame dans sa premiere grandeur, de faire croître de nouveau ses aîles, & de l’élever aux régions étherées d’où elle est tombée.

Il faut d’abord devenir homme par les vertus civiles & sociables ; il faut ensuite ressembler aux Dieux par cet amour du beau, qui fait aimer la vertu pour elle-même : Voilà le seul culte digne des Immortels, & voilà toute ma doctrine.

Anaximandre se leve au milieu de l’assemblée ; son âge, ses talens & sa réputation attirerent l’attention, & firent regner par-tout un profond silence. Pythagore, dit-il, détruit la Religion par ses raffinemens : Son amour du beau est une chimere. Consultons la nature, pénetrons tous les plis & les replis du cœur humain, interrogeons les hommes de toutes les nations, nous verrons que l’amour propre est la source de toutes nos actions, de toutes nos passions, & même de toutes nos vertus. Pythagore se perd dans les raisonnemens abstraits : Je me borne à la simple nature, j’y trouve tous mes principes, le sentiment de tous les cœurs les autorise, & les preuves de sentiment sont les plus courtes & les plus convaincantes.

Anaximandre, dis-je alors, substitue les passions à la place des sentimens ; Il affirme hardiment, mais il ne prouve rien : Je n’agis pas de même, voici mes preuves.

Les Dieux font le bien pour le seul amour du bien ; l’ame est une parcelle de leur substance ; elle peut par consequent les imiter, elle peut aimer la vertu pour elle même : Telle est la nature primitive de l’homme ; Anaximandre ne sçauroit le nier, sans renverser la Religion.

Cette doctrine influe sur tous les devoirs de la societé : si l’on ne peut rien aimer que par rapport à soi, tous les Citoyens se regarderont peu-à-peu comme des Etres indépendans faits pour eux-mêmes. On ne pourra plus sacrifier ses interêts particuliers pour le bien géneral : On détruira les sentimens nobles, & les vertus héroïques. Ce n’est pas tout : On autorisera bien-tôt tous les crimes cachés. Si la vertu n’est point aimable pour elle-même, chacun l’abandonnera lorsqu’il pourra se dérober aux yeux du public ; On se livrera au crime sans remords, quand l’interêt y pousse, & que la crainte ne retient pas ; Voilà l’anéantissement de toute societé. Soit donc qu’on considere la Religion ou la politique, tout conspire à prouver ma doctrine.

Ici Anaximandre replique ; Pythagore non-seulement ne connoît point la nature humaine, il ignore encore l’histoire des Dieux. Il dit qu’il faut leur ressembler ; les Dieux nagent là-haut dans les délices, rien ne trouble leur repos ; pour les imiter, il faut aimer le plaisir. Ils ne donnent des passions que pour les satisfaire ; Jupiter lui-même nous en montre l’exemple : Le plaisir est la grande Loi des Mortels, & des Immortels ; son attrait est invincible, c’est l’unique ressort du cœur humain.

Nous aimons toujours avec plaisir, repondis-je, mais nous n’aimons pas toujours pour le plaisir. On peut aimer la justice pour le bien qu’elle nous procure ; on peut aussi l’aimer pour elle-même : C’est ce qui fait la difference entre la vertu héroïque & la vertu commune. Le véritable Héros fait de grandes actions par de grands motifs.

O Samiens ! Anaximandre cherche à corrompre vos mœurs aussi-bien que votre esprit : Il vous trompe en s’attachant trop au sens litteral de votre Mythologie. Les Dieux exempts de nos foiblesses ne descendent point sur la terre pour contenter leurs passions. Tout ce que la sage antiquité nous raconte des amours de Jupiter, & des autres Divinités, n’est qu’une allégorie ingenieuse pour représenter le pur commerce des Mortels & des Immortels pendant le siecle d’or : Mais les Poëtes qui ne cherchent qu’à plaire, & qu’à frapper l’imagination en entassant merveilles sur merveilles, ont défiguré votre Mythologie par leurs fictions.

Anaximandre m’interrompit alors & s’écria : souffrirez-vous ô Samiens, qu’on anéantisse ainsi votre Religion, en tournant ses mysteres en allégories, en blasphemant contre les Livres sacrés de vos Poëtes, en niant les faits les plus constans de la tradition. Pythagore renverse vos autels, vos temples, & votre sacerdoce, pour vous conduire à l’impieté, sous prétexte de détruire la superstition.

Un murmure confus s’éleve aussi-tôt dans l’assemblée ; Les sentimens se partagent ; la plûpart des Prêtres me traitent d’impie, & d’ennemi de la Religion. Voyant alors la profonde dissimulation d’Anaximandre, & le zele aveugle d’un peuple séduit par des sophismes, il me fut impossible de me contenir, & je dis en élevant la voix :

Roy, Pontifes, Samiens, écoutez-moi pour la derniere fois. Je n’ai pas voulu dévoiler les mysteres du monstrueux systême d’Anaximandre, ni chercher dans une assemblée publique à rendre sa personne odieuse, comme il a tâché de noircir la mienne. Jusqu’ici j’ai respecté sa vieillesse, mais à present que je vois l’abyme dans lequel il veut vous précipiter, je ne sçaurois plus me taire, sans trahir les Dieux & la Patrie.

Anaximandre vous paroit zelé pour la Religion, mais dans le fond il ne cherche qu’à l’anéantir. Voici les principes qu’il debite & qu’il enseigne secrettement à ceux qui veulent l’entendre.

Tout n’est que matiere & mouvement. Dans le sein fécond d’une immense nature tout se produit par une révolution éternelle de formes ; La destruction des unes fait la naissance des autres ; Le different arrangement des atomes fait seul la differente sorte d’esprits, mais tout se dissipe, & se replonge dans le même abyme après la mort. Selon Anaximandre, ce qui est à present pierre, bois, metail, peut se dissoudre, & se transformer non-seulement en eau, en air, en flamme pure, mais même en esprit raisonnable : Selon lui nos craintes frivoles ont creusé les enfers, & notre imagination effrayée est la source des fleuves fameux, qui coulent dans le noir Tartare : Notre superstition a peuplé les régions célestes de Dieux & de demi-Dieux, & notre vanité nous fait croire que nous boirons un jour le nectar dans leur societé. Selon lui la bonté, la malice, la vertu, le crime, la justice, l’injustice, ne sont que des noms que nous donnons aux choses, suivant qu’elles nous plaisent, ou nous déplaisent : Les hommes naissent vicieux ou vertueux, comme les ours naissent féroces, & les agneaux doux : Tout est l’effet d’une fatalité invincible, & l’on ne croit choisir que parceque le plaisir cache par sa douceur, la force qui nous entraîne. Voilà, ô Samiens, le précipice affreux dans lequel Anaximandre veut vous conduire.

Tandis que je parlois les Dieux se déclarent. On entend par-tout gronder le tonnere ; les vents impetueux mêlent & confondent les élemens ; tous sont remplis d’horreur & d’épouvante. Je me prosterne au pied des autels, & je m’écrie : Puissances célestes rendez témoignage à la vérité dont vous seules inspirez l’amour. Aussi-tôt un calme profond succede à l’orage, la nature s’appaise & se tait, une voix divine semble sortir du fond du Temple, & parler ainsi : Les Dieux font le bien pour le seul amour du bien : On ne peut les honorer dignement qu’en leur ressemblant.[38]

Les Prêtres & la multitude plus frappés du merveilleux qu’ils ne l’avoient été du vrai, changent de sentiment, & se réunissent en ma faveur. Anaximandre s’en apperçoit, & persuadé que j’avois corrompû les Pontifes pour séduire le peuple, il s’enveloppe dans une nouvelle espece d’hypocrisie, & dit à l’assemblée : l’Oracle a parlé, & je dois me taire ; Je crois, mais je ne suis pas encore éclairé ; mon cœur est touché, mais mon esprit n’est pas convaincu : Je veux entretenir Pythagore seul, & m’instruire par ses raisonnemens.

Attendri par ces paroles que je crus sinceres, j’embrasse le vieillard avec des larmes de joye, en présence du Roy & des Pontifes, & je le conduis chez moi. L’impie s’imaginant qu’on ne pouvoit avoir de l’esprit, sans penser comme lui, croyoit que je n’affectois ce zéle pour la Religion, qu’afin d’éblouir le peuple & de gagner son suffrage. Quand nous fûmes seuls, il changea de langage & me dit :

Notre dispute se réduit à sçavoir si la nature éternelle agit avec sagesse & dessein, ou si elle prend toutes sortes de formes par une nécessité aveugle. Ne nous éblouissons point par les préjugés vulgaires ; Un Philosophe ne doit croire que lorsqu’il y est forcé par une évidence entiere. Je ne raisonne que sur ce que je vois, & je ne vois dans toute la nature qu’une matiere immense, & une force infinie : Cette matiere agissante est éternelle ; Or dans un temps infini, une force toute puissante doit donner nécessairement toutes sortes de formes à une matiere immense. Elle en a eû d’autres que celles que nous voyons aujourd’hui ; elle en prendra de nouvelles : Tout a changé, tout change, tout changera. Voilà le cercle éternel dans lequel roulent les atomes.

Voilà, repris-je, un sophisme & non une preuve. Vous ne voyez, dites-vous, dans toute la nature qu’une force infinie & une matiere immense, j’en conviens : mais s’ensuit-il que la force infinie soit une proprieté de la matiere. La matiere est éternelle, ajoutez-vous, cela se peut,[39] parceque la force infinie toujours agissante l’a pû produire de tout temps : mais concluez-vous de-là qu’elle soit l’unique substance existante. Je conviendrai encore que la force toute puissante peut donner dans un temps infini toutes sortes de formes à une matiere immense, mais est-ce là une preuve que cette force agit par une nécessité aveugle & sans dessein. Quand j’admettrois vos principes, je nierai cependant vos conséquences qui me paroissent absolument fausses : En voici les raisons.

L’idée que nous avons de la matiere ne renferme point celle de force ; elle ne cesse point d’être matiere quand elle est dans un parfait repos, elle ne sçauroit se rendre le mouvement lorsqu’elle l’a perdu : De-là je conclus qu’elle n’est pas active par elle-même, & par consequent que la force infinie n’est pas une de ses proprietés.

De plus, j’apperçois en moi & dans plusieurs Etres qui m’environnent, un Principe comparateur qui sent, qui raisonne, & qui juge : Or il est absurde de supposer qu’une matiere sans pensée & sans sentiment, puisse sentir & devenir intelligente en changeant de lieu ou de figure ; Il n’y a aucune liaison entre ces idées. Il est vrai que la vivacité de nos sentimens, dépend souvent du mouvement de nos humeurs ; cela prouve que l’esprit & le corps peuvent être unis, mais nullement qu’ils sont un : De-là je conclus qu’il y a dans la nature une autre substance que la matiere, & par consequent qu’il peut y avoir une intelligence souveraine fort supérieure à mon ame, à la vôtre, & à celles de tous les autres hommes.

Pour sçavoir s’il y a une telle intelligence, je parcours toutes les merveilles de l’univers ; j’observe la constance & la régularité de ses Loix, la fécondité & la varieté de ses productions, la liaison & la convénance de ses parties, la conformation des animaux, la structure des plantes, l’ordre des élemens, la révolution des astres : Alors je ne puis plus douter que tout ne soit l’effet d’un dessein, d’un art, & d’une sagesse suprême. De-là je conclus que la force infinie que vous reconnoissez dans la nature est une intelligence souveraine.

Je me rappelle, dit Cyrus, que Zoroastre me dévoila autrefois toutes ces vérités : une vûe superficielle de ces prodiges peut laisser l’esprit dans l’incertitude, mais lorsqu’on descend dans le détail, lorsqu’on entre dans le sanctuaire de la nature, lorsqu’on étudie à fond ses secrets, on ne peut plus hésiter. Je ne vois pas comment Anaximandre a pu résister à la force de ces preuves.

Après lui avoir exposé, reprit le sage Samien, les raisons qui me faisoient croire, je le priai de me dire celles qui le portoient à douter.

Un Etre infiniment sage & puissant, repondit-il, doit avoir toutes sortes de perfections ; Sa bonté & sa justice doivent égaler sa sagesse & sa puissance : Cependant l’univers est rempli de defauts & de vices ; Je vois par-tout des Etres malheureux & méchans : Or je ne sçaurois concevoir comment les souffrances & les crimes peuvent commencer ou subsister sous l’Empire d’un Etre souverainement bon, sage & puissant ; L’idée d’une cause infiniment parfaite me paroît incompatible avec des effets si contraires à sa nature bienfaisante. Voilà la raison de mes doutes.

Quoi, repliquai-je, nierez-vous ce que vous voyez clairement parceque vous ne voyez pas plus loin. La plus petite lumiere nous porte à croire, mais la plus grande obscurité n’est pas une raison de nier. Dans ce crepuscule de la vie humaine, les lumieres de l’esprit sont trop foibles, pour nous montrer les premieres vérités dans une clarté parfaite : On ne fait que les entrevoir de loin par un rayon échappé qui suffit pour nous conduire, mais ce n’est pas une évidence qui dissipe tous les nuages. Rejetterez-vous les preuves les plus convaincantes de l’existence d’une intelligence souveraine, à cause que vous ne voyez pas les raisons secrettes de sa conduite. Vous niez la sagesse éternelle, parceque vous ne concevez pas comment le mal peut subsister sous son Empire. O Anaximandre, est-ce là raisonner ! Une chose n’est pas, parceque vous ne la voyez point. Voilà à quoi se reduisent toutes vos difficultés.

Vous me faites injustice, reprit Anaximandre : Je ne nie & je n’affirme rien, mais je doute de tout, parceque je ne vois rien de démontré ; je suis dans la triste nécessité de flotter éternellement dans une mer d’incertitudes.[40]

Je sentois que son aveuglement l’alloit conduire à toutes sortes d’absurdités ; Je voulois le suivre jusqu’au bord du précipice, & lui montrer les horreurs de l’abyme où il se jettoit : Examinons pas à pas, lui dis-je, les conséquences de votre systême.

Démontrer,[41] c’est prouver non-seulement qu’une chose est, mais encore l’impossibilité qu’elle ne soit pas : L’on ne sçauroit prouver ainsi l’existence des corps : Oserez-vous en douter serieusement ? On peut démontrer la liaison des idées, mais les faits ne se prouvent que par le témoignage des sens. Demander des démonstrations où il s’agit de sentimens, placer les sentimens où il faut des démonstrations, c’est renverser la nature des choses, c’est vouloir voir des sons & entendre des couleurs. Quand tout nous porte à croire, quand rien ne nous force à douter, l’esprit doit se rendre à cette évidence : Ce n’est pas une démonstration géometrique ; ce n’est pas non plus une simple probabilité ; mais c’est une preuve suffisante pour nous déterminer.[42]

Les sens nous trompent souvent, s’écria-t-il, l’on ne doit point se fier à leur témoignage : La vie n’est peut-être qu’un songe perpetuel, semblable aux illusions du sommeil.

Je conviens, repondis-je, que les sens nous trompent souvent, mais est-ce une preuve qu’ils nous trompent toujours ? Je crois qu’il y a des corps, non sur le témoignage d’un seul, ni de plusieurs sens, mais sur le consentement unanime de tous les sens, dans tous les hommes, dans tous les temps, & dans tous les lieux : Or comme les idées universelles & immuables nous tiennent lieu de démonstrations dans les sciences, de même l’uniformité continuelle, & la liaison constante de nos sentimens, nous tiennent lieu de preuves, lorsqu’il s’agit de faits.

Vous voilà, dit Anaximandre, où je voulois vous conduire. Nos idées sont aussi incertaines que nos sentimens ; il n’y a point de démonstrations ; il n’y a point de vérités immuables & universelles. Il ne suit pas qu’une chose soit vraye parcequ’elle nous paroît telle ; tout esprit qui se trompe souvent, peut se tromper toujours, & cette simple possibilité suffit pour me faire douter de tout.

Telle est la nature de notre esprit, repris-je, nous ne pouvons pas refuser de rendre hommage à la vérité quand elle est clairement apperçue, nous sommes même forcés d’y acquiescer : Le doute n’est pas libre ; or cette impossibilité de douter, est ce qu’on appelle conviction : L’esprit humain ne peut pas aller plus loin. O Anaximandre vous croyez raisonner mieux que les autres hommes, mais à force de subtiliser, vous anéantissez la pure raison. Remarquez l’inconstance de votre esprit & la contradiction de vos raisonnemens. Vous avez voulu d’abord me démontrer qu’il n’y a point d’intelligence souveraine ; quand je vous ai fait voir que vos prétendues démonstrations étoient des suppositions vagues, vous vous êtes jetté dans un doute universel ; votre philosophie se termine enfin à détruire la raison, à rejetter toute évidence, & à soutenir qu’il n’y a aucune regle qui puisse fixer nos jugemens : Il est par consequent inutile de raisonner plus long-temps avec vous.

Ici je cessai de parler pour écouter ce qu’il alloit me répondre, mais voyant qu’il gardoit le silence, je continuai ainsi : Je suppose que vous doutez sérieusement, mais est-ce le défaut de lumiere ou la crainte d’en être éclairé qui cause vos doutes ? Rentrez en vous-même ; la sagesse se fait mieux sentir que comprendre : Ecoutez la voix de la nature qui parle en vous, elle se soulevera bien-tôt contre vos subtilités ; votre cœur né avec une soif insatiable de felicité, démentira votre esprit qui se réjouit dans l’esperance dénaturée de sa prochaine extinction ; Encore une fois rentrez en vous-même, imposez silence à votre imagination, ne vous laissez plus éblouir par vos passions, & vous trouverez dans le fond de votre ame, un sentiment de la Divinité qui dissipera vos doutes : C’est en écoutant ce sentiment intérieur que votre esprit sera d’accord avec votre cœur ; cet accord fait la tranquillité de l’ame, & c’est dans cette paix seule qu’on entend la voix de la sagesse, qui supplée à la foiblesse de nos raisonnemens. Ici Pythagore cessa de parler, & Cyrus lui dit :

Vous unissez les sentimens les plus touchans avec les raisonnemens les plus solides ; soit qu’on consulte l’idée de la premiere cause ou la nature de ses effets, le bonheur de l’homme ou le bien de la societé, la raison ou l’experience, tout conspire à prouver votre systême : Mais pour penser comme Anaximandre, il faut supposer contre toute raison, que le mouvement est une proprieté essentielle de la matiere ; que la matiere est l’unique substance existante ; que la force infinie agit sans connoissance, & sans dessein, malgré toutes les marques de sagesse répandues dans l’univers.

Je ne conçois pas comment les hommes peuvent balancer entre ces deux systêmes : L’un est ténébreux pour l’esprit, désolant pour le cœur, destructeur de la société ; l’autre est plein d’idées consolantes, il produit les sentimens nobles, il nous affermit dans tous les devoirs de la vie civile.

Ce n’est pas tout, il me semble que vous avez été trop modeste sur la force de vos preuves ; elles me paroissent invincibles, & démontrées. Il faut que l’un des deux systêmes soit vrai : La nature éternelle est une matiere aveugle, ou une intelligence éclairée ; Il n’y a point de milieu : vous avez prouvé que la premiere opinion est fausse & absurde ; il s’ensuit évidemment que l’autre est véritable & solide. Hâtez-vous sage Pythagore, hâtez-vous de me dire l’impression que firent vos entretiens sur Anaximandre.

Il se retira, répondit le Philosophe, desesperé, & résolu de me perdre. Tels que de foibles yeux que la lumiere du soleil éblouit & aveugle, tel étoit le cœur d’Anaximandre ; ni les prodiges, ni les preuves, ni les sentimens ne peuvent ébranler l’ame, lorsque l’erreur s’est emparée de l’esprit par la corruption du cœur.

Depuis mon départ de Samos, j’apprens qu’il est tombé dans l’égarement que j’avois prevû ; à force de ne vouloir rien croire que ce qu’on peut démontrer avec une évidence géometrique, il est parvenu non seulement à douter des vérités les plus certaines, mais même à croire les plus grandes absurdités. Il soutient sans aucune allégorie que tout ce qu’il voit n’est qu’un songe ; que tous les hommes qui l’entourent sont des fantômes ; que c’est lui-même qui se parle, & qui se répond ; que le ciel & la terre, les astres, & les élemens, les plantes & les arbres ne sont que des illusions, & enfin qu’il n’y a rien de réel que lui.

Il vouloit d’abord anéantir l’essence divine, pour substituer à sa place une nature aveugle ; à present il a détruit cette nature même, pour soutenir qu’il est le seul Etre qui existe dans l’univers.[43]

Cyrus sortit de cet entretien pénetré de la foiblesse de l’esprit humain ; il sentit par l’exemple d’Anaximandre, que les génies les plus subtiles peuvent aller de degré en degré depuis l’impieté jusques à l’extravagance, & tomber dans un délire philosophique qui n’est pas moins insensé que la folie la plus grossiere.

Le jeune Prince étant instruit à fond de la Religion des Grecs, alla le lendemain voir Pythagore pour l’interroger sur les Loix de Minos.

La profonde paix qui regne dans la Perse, dit-il au sage Samien, me donne le loisir de voyager ; je cherche dans tous les pays à recueillir des connoissances utiles ; j’ai passé par l’Egypte dont j’ai appris les Loix & le Gouvernement ; j’ai parcouru la Grece pour connoître les différentes Républiques qui la composent, & sur-tout celles de Lacédemone & d’Athénes.

Les anciennes Loix d’Egypte m’ont paru excellentes, & fondées sur la nature, mais la forme de son Gouvernement étoit défectueuse ; Il n’y avoit aucun frein pour retenir les Rois ; Les trente Juges ne partageoient point avec eux la puissance suprême, ils n’étoient que les Interpretes des Loix : Le despotisme & les conquêtes ont enfin détruit cet Empire.

Je crains qu’Athénes ne périsse par le défaut contraire ; son Gouvernement est trop tumultueux & trop populaire : Les Loix de Solon sont bonnes, mais il n’a pas eû assez d’autorité pour réformer le génie d’un peuple, qui a un goût démesuré pour la liberté, pour le luxe, & pour le plaisir.

Lycurgue a remedié aux maux qui ont ruiné l’Egypte, & qui perdront Athénes ; mais ses Loix sont trop contraires à la nature. L’égalité des rangs & la communauté des biens ne peuvent pas durer long-temps : Si-tôt que les Lacédemoniens auront étendu leur pouvoir dans la Grece, ils s’affranchiront sans doute de ces Loix ; elles bornent les passions d’un côté, mais elles les flattent trop d’un autre ; en proscrivant la volupté, elles autorisent l’ambition.

Aucune de ces trois formes de Gouvernement ne me paroît parfaite : On m’a dit que Minos en établit une autrefois dans cette Isle qui remedie à tous ces excès.

Pythagore admira la pénetration du jeune Prince, & le conduisit au Temple, où les Loix de Minos étoient conservées dans un coffre d’or.

Cyrus y lut tout ce qui regardoit la Religion, la morale, & la politique, & tout ce qui pouvoit servir à la connoissance des Dieux, de soi-même, & des autres hommes : Il trouva dans ce Livre sacré ce qu’il y avoit de meilleur dans les Loix d’Egypte, de Sparte, & d’Athénes, & sentit par-là que comme Minos avoit profité des lumieres des Egyptiens, de même Lycurgue & Solon devoient au Legislateur de Crete ce qu’il y avoit de plus excellent dans leurs institutions. C’est aussi sur ce modéle que Cyrus forma les Loix admirables qu’il établit dans son Empire après avoir conquis l’Asie.

Pythagore lui expliqua ensuite la forme du Gouvernement de l’ancienne Crete, & après lui avoir montré comment elle prévenoit également le despotisme & l’anarchie, il lui dit : On croiroit qu’un Gouvernement si parfait dans toutes ses parties auroit dû subsister toujours, mais on n’en voit presque plus aucun vestige. Les successeurs de Minos regnerent pendant quelques siecles en dignes enfans d’un tel pere ; leurs descendans dégenererent peu à peu : Ils ne se crurent pas assez grands pendant qu’ils n’étoient que conservateurs des Loix ; ils voulurent substituer à la place de ces Loix leurs volontés absolues. Les Cretois résisterent aux innovations ; de-là naquirent les discordes, & les guerres civiles : Dans ces tumultes les Rois furent détrônés, des usurpateurs se mirent à leur place : Ces usurpateurs affoiblirent l’autorité des nobles ; les députés du peuple s’emparerent de la puissance souveraine ; la Monarchie fut éteinte, & le Gouvernement devint populaire.

Tel est le triste état des choses humaines : Le desir de l’autorité sans bornes dans les Princes, l’amour de l’indépendance dans les peuples, exposent tous les États à des révolutions inévitables. Rien n’est fixe, rien n’est stable parmi les hommes.

Cyrus comprit par ce discours que ce n’est pas seulement dans la sagesse des Loix, mais plus encore dans celle des souverains qu’on trouve le salut & le bonheur d’un État. Dans tous les pays cinq ou six hommes hardis, artificieux, éloquens, entraînent presque toujours le Monarque ou le Senat. Tous les Gouvernemens sont bons, lorsque ceux qui régnent ne cherchent que le bien public ; mais ils seront toujours défectueux, parceque les hommes qui y président sont imparfaits.

Après plusieurs entretiens semblables avec le sage Samien, Cyrus se prépara enfin à continuer ses voyages. En quittant Pythagore, il lui dit : Que j’ai de regret de vous voir abandonné aux caprices du sort qui vous persecute ! Que je serois heureux de passer ma vie avec vous dans la Perse ! Je ne vous offrirois ni les plaisirs, ni les richesses qui flattent les autres hommes ; Je sçai que vous en seriez peu touché : Vous êtes au-dessus des faveurs des Rois, parceque vous êtes détrompé de toutes les fausses grandeurs ; mais je vous offre dans mes États, la paix, la liberté, & le doux loisir que les Dieux accordent à ceux qui aiment la sagesse.

J’aurois une vraye joye, reprit Pythagore, de vivre sous votre protection avec Zoroastre & les Mages, mais il faut que je suive les ordres d’Apollon. Un grand Empire s’éleve en Italie qui deviendra un jour maître de l’univers ; la forme de son Gouvernement est semblable à celle que Minos établit en Crete ; Le génie de ses peuples est aussi guerrier que celui des Spartiates ; L’amour génereux de la Patrie, le goût de la pauvreté personnelle pour augmenter la richesse publique, les sentimens nobles & desinteressés qui regnent parmi ses Citoyens, le mépris du plaisir qu’ils unissent avec un zéle ardent pour la liberté, les rendent propres à conquerir le monde entier : J’y dois porter la connoissance des Dieux & des Loix. Je vous quitte, mais je ne vous oublierai jamais ; Mon cœur vous suivra par-tout ; vos conquêtes s’étendront selon les oracles ; Puissent les Dieux vous préserver alors de l’yvresse de l’autorité suprême ! Puissiez-vous sentir long-temps le plaisir de ne régner que pour rendre les hommes heureux ! La Renommée m’instruira de votre sort ; Je demanderai souvent, la grandeur n’a-t-elle pas changé le cœur de Cyrus ? Aime-t-il toujours la vertu ? Craint-il toujours les Dieux ? Il faut que je vous quitte, mais nous nous rejoindrons dans le séjour des justes. Ah Cyrus ! quelle sera ma joye de vous revoir après la mort parmi les bons Rois que les Dieux couronnent d’une gloire immortelle. Adieu Prince, adieu, souvenez-vous de n’employer jamais votre puissance, que pour faire sentir des effets de votre bonté.

Cyrus ne put rien répondre, son cœur s’attendrit, il embrasse le Philosophe avec véneration, il mouille son visage de ses larmes, il fallut enfin se séparer. Pythagore partit bien-tôt pour l’Italie, & Cyrus s’embarqua sur un vaisseau Fénicien pour aller à Tyr.

En s’éloignant de Crete & des côtes de la Grece, il les quitte avec regret, & se ressouvenant de tout ce qu’il avoit vû, il dit à Araspe : Quoi ! c’est donc là cette nation qu’on croit superficielle & frivole : J’y ai trouvé de grands hommes de toutes les especes, des Philosophes profonds, des Capitaines habiles, de grands politiques, des génies capables d’atteindre à tout, & de tout approfondir.

Ils préferent les connoissances agréables aux idées abstraites, les arts d’imitation aux recherches subtiles ; mais ils ne méprisent pas les sciences sublimes, au contraire ils y excellent, quand ils veulent s’y appliquer.

Ils aiment les étrangers plus que ne font les autres nations, & par-là leur pays mérite d’être appellé la Patrie commune du genre humain : Ils paroissent quelquefois trop occupés de bagatelles & d’amusemens, mais les grands hommes parmi eux ont le secret de préparer les affaires les plus importantes, même en s’amusant. Ils sentent que l’esprit a souvent besoin de repos, mais en se délassant ils sçavent mouvoir les plus grandes machines par les plus petits ressorts. Ils regardent la vie comme un jeu, mais un jeu semblable aux Jeux Olympiques, où les danses enjouées se mêlent avec les travaux pénibles.

J’admire, dit Araspe, la politesse des Grecs, & toutes les qualités qu’ils ont pour la societé ; mais je ne sçaurois estimer ni leurs talens, ni leurs sciences. Les Chaldéens & les Egyptiens les surpassent infiniment dans toutes les connoissances solides.

Je suis, repliqua Cyrus, d’un sentiment bien different du vôtre : Il est vrai qu’on trouve chez les Chaldéens, & chez les Egyptiens de grandes idées, & des découvertes utiles ; mais leur science est souvent pleine d’obscurité : Ils ne sçavent pas comme les Grecs parvenir aux vérités inconnues par l’enchaînement des vérités communes : Cette méthode ingénieuse de mettre chaque idée à sa place, de mener l’esprit par degrès des vérités les plus simples aux vérités les plus composées, avec ordre, clarté, & précision, est un secret peu connu des Chaldéens & des Egyptiens qui se vantent d’avoir plus de génie original ; c’est là pourtant la véritable science qui apprend à l’homme l’étendue & les bornes de son esprit ; c’est par-là que je préfere les Grecs aux autres peuples, & non à cause de leur politesse.

La vraye politesse est propre aux ames délicates de toutes les nations, & n’est point attachée à aucun peuple en particulier. La civilité extérieure n’est que la forme établie dans les differens pays pour exprimer cette politesse de l’ame. Je préfere la civilité des Grecs à celle de tous les autres peuples, parcequ’elle est plus simple, & moins embarassante ; elle rejette toutes les formalités superflues ; elle n’est occupée qu’à rendre la societé libre & agréable : La politesse intérieure est bien différente de cette civilité superficielle.

Vous n’êtiez pas present le jour que Pythagore m’en parla : Voici comme il la définit, voici comme il la pratique. C’est une égalité d’ame qui exclud tout à la fois l’empressement & l’insensibilité ; elle suppose un discernement vif qui s’apperçoit d’abord de tout ce qui peut convenir aux différens caractéres : C’est une douce condescendance qui sçait s’accommoder au goût des autres, non pour flatter, mais pour apprivoiser leurs passions : C’est un oubli de soi-même qui cherche avec délicatesse le plaisir d’autrui, sans faire appercevoir de cette recherche : Elle sçait contredire avec respect, elle sçait plaire sans adulation, elle est également éloignée de la fade complaisance, & de la basse familiarité.

Cyrus s’entretenoit ainsi avec Araspe, lorsque les vents contraires arrêterent leur course, & les obligerent à relâcher dans l’Isle de Chypre. Le jeune Prince profita de cette occasion pour visiter le Temple de Paphos, & les Bocages d’Idalie, consacrés à la mere des Amours. En voyant ces lieux fameux, il rappella les remarques de Pythagore sur la corruption des Poëtes Grecs, & sur les effets monstrueux de leur imagination déreglée : Ils avoient dégradé la Théologie primitive d’Orphée, pour faire descendre de l’Empyrée les Puissances célestes, pour les placer sur les montagnes de la Grece comme dans leur Ciel suprême, & pour leur attribuer non seulement les passions humaines, mais encore les vices les plus honteux.[44] Il se hâta de quitter l’Isle profane, & débarqua bien-tôt à Tyr.


LIVRE  SEPTIÉME.


LE Roy de Babylone ayant détruit l’ancienne Tyr, les Habitans avoient bâti une Ville nouvelle dans une Isle voisine à trente stades du rivage.

Cette Isle s’étendoit en croissant pour embrasser un Golfe où les vaisseaux étoient à l’abri des vents : Plusieurs allées de cedres régnoient le long du port, & à chacune de ses extrémités une forteresse inaccessible faisoit la sureté de la Ville, & des navires qui y abordoient.

Au milieu du mole un portique soutenu de douze rangs de colonnes, formoit plusieurs galeries où s’assembloient à certaines heures du jour les Négocians de tous les pays : On y entendoit parler toutes sortes de langues, & l’on y distinguoit les mœurs des différentes nations. La ville de Tyr sembloit être la Capitale de l’univers.

Un nombre prodigieux de vaisseaux couvroit la mer ; les uns partoient, les autres arrivoient. Ici l’on replioit les voiles, tandis que les rameurs fatigués goutoient le repos ; là on lançoit à la mer les bâtimens nouvellement construits. Une foule innombrable de peuple inondoit le port : Ceux-ci s’occupoient à décharger les navires, ceux-là à transporter les Marchandises, d’autres à remplir les magasins. Tous étoient en mouvement, tous s’empressoient au travail, tous s’animoient au commerce.

Ce spectacle arrêta long-temps la vûe de Cyrus, il s’avance ensuite vers une des extrémités du mole, & rencontre un homme qu’il croit reconnoître. Me trompai-je, s’écria le Prince, n’est ce point Amenophis qui a quitté sa solitude pour rentrer dans la société des hommes ? C’est moi-même, répliqua le sage Egyptien. J’ai abandonné l’Arabie heureuse pour me retirer au pied du Mont Liban. Cyrus surpris de ce changement lui en demanda les raisons. Arobal, dit Amenophis, en est la cause, cet Arobal dont je vous ai parlé, autrefois prisonnier avec moi à Memphis, & esclave dans les mines d’Egypte, étoit fils du Roy de Tyr, mais il ignoroit sa haute naissance : il est remonté sur le trône de ses Ancêtres, & son véritable nom est Ecnibal. Je jouis d’une tranquillité parfaite dans ses États. Venez voir un Prince qui est digne de votre amitié. Je m’interessois à son sort, reprit Cyrus, par l’amitié que vous aviez conçu pour lui, mais je ne pouvois lui pardonner de vous avoir quitté. Je partage avec vous le plaisir d’avoir retrouvé votre ami : Apprenez-moi ce qui lui est arrivé depuis votre séparation.

Amenophis conduisit Cyrus & Araspe dans l’enfoncement d’un rocher d’où l’on découvroit la mer, la ville de Tyr, & les campagnes fertiles qui l’environnent. D’un côté le Mont Liban bornoit la vûe, & de l’autre l’Isle de Chypre sembloit s’enfuir sur les eaux. Ils s’assirent tous trois sur un lit de mousse, & le sage Egyptien se hâta de raconter à Cyrus les avantures du Roy de Tyr.

Le pere d’Ecnibal, dit-il, mourut pendant qu’il étoit encore au berceau. Itobal son oncle aspirant à la Royauté résolut de se défaire du jeune Prince. Bahal à qui l’éducation d’Ecnibal avoit été confiée, pour le soustraire à la cruauté du Tyran, répandit le bruit de sa mort : Il l’envoya dans une campagne solitaire au pied du Mont Liban, où il le fit passer pour son fils sous le nom d’Arobal, sans lui découvrir sa naissance. Quand Ecnibal eut atteint sa quatorziéme année, Bahal forma le dessein de le rétablir sur le trône de ses Ancêtres. L’usurpateur ayant découvert les projets de ce fidéle Tyrien, le fit enfermer dans une prison étroite, & le menaça de la mort la plus cruelle, s’il ne lui livroit pas le jeune Prince. Bahal garda le silence, résolu de mourir plutôt que de trahir son devoir, & sa tendresse pour Ecnibal.

Cependant Itobal étant instruit que l’héritier de la couronne vivoit encore, se trouble & s’agite. Pour calmer ses inquiétudes, & pour assouvir sa rage, il ordonna qu’on fît mourir tous les enfans de Bahal. Un fidéle Esclave en fut averti, & fit sauver Ecnibal : C’est ainsi que ce jeune & malheureux Prince quitta la Phénicie sans sçavoir le secret de sa naissance.

Bahal se sauva de sa prison en s’élançant d’une haute Tour dans la mer ; il gagna le rivage en nageant, & se retira à Babylone, où il se fit connoître à Nabucodonosor. Pour se vanger du massacre de ses enfans, il excita ce Conquerant à faire la guerre à Itobal, & à entreprendre le long siége de Tyr. Le Roy de Babylone instruit de la capacité & de la vertu de Bahal, le choisit pour commander en chef cette expédition : Itobal y fut tué, & après la prise de la Ville, Bahal fut élevé sur le trône de Tyr par Nabucodonosor qui reconnut ainsi ses services & son attachement.

Bahal ne se laissa point éblouir par l’éclat de la Royauté : Ayant appris qu’Ecnibal étoit échappé à la fureur du Tyran, son premier soin fut d’envoyer par toute l’Asie pour le chercher, mais il n’en put apprendre aucune nouvelle ; nous étions alors dans les mines d’Egypte.

Arobal ayant erré long-temps dans l’Afrique, & perdu l’Esclave qui le conduisoit, s’engagea dans les troupes des Cariens, resolu de finir ses jours, ou de se distinguer par quelque action éclatante. Je vous ai raconté autrefois notre premiere connoissance, notre amitié réciproque, notre esclavage commun, & notre separation.

Après m’avoir quitté, il alla à Babylone : C’est-là qu’il apprit la révolution de Tyr, & que Bahal qu’il croyoit son père, étoit élevé sur le trône. Il quitta promptement la Cour de Nabucodonosor, & arriva bien-tôt dans la Phénicie, où il se fit annoncer à Bahal. Le bon vieillard accablé par l’âge reposoit sur un riche tapis : La joye lui donne des forces, il se leve, il court vers Arobal, il l’examine, il lui fait plusieurs questions, il rappelle tous ses traits, & le reconnoit enfin. Il ne peut plus se contenir, il se jette à son col, il le serre entre ses bras, il mouille son visage de ses larmes, & s’écrie avec transport : C’est donc vous que je vois, c’est Ecnibal, c’est le fils de mon maître ; c’est l’enfant que j’ai sauvé des mains du Tyran, c’est la cause innocente de mes disgraces, & le sujet de ma gloire : Je puis enfin montrer ma reconnoissance pour le Roy qui n’est plus, en rétablissant son fils. Ah Dieux ! c’est ainsi que vous récompensez ma fidelité : Je meurs content.

Aussi-tôt Bahal dépêcha des Ambassadeurs à la Cour de Babylone, & demanda permission à Nabucodonosor de quitter la Royauté, & de reconnoître Ecnibal pour son maître legitime. C’est ainsi que le Prince de Tyr monta sur le trône de ses Ancêtres : Bahal mourut bien-tôt après.

Arobal étant parvenu à la Couronne envoya dans ma solitude un Tyrien pour m’instruire de son sort, & pour me presser de venir à sa Cour : Je fus ravi d’apprendre son bonheur, & de voir qu’il m’aimoit encore ; j’en témoignai ma joye par les expressions les plus vives, en marquant au Tyrien que tous mes desirs étoient satisfaits, puisque mon ami étoit heureux ; mais je refusai absolument de quitter ma retraite. Il renvoya de nouveau me conjurer de le venir secourir dans les travaux de la Royauté : Je lui répondis que ses propres lumieres suffisoient pour remplir ses devoirs, & que ses malheurs passés serviroient à lui faire éviter les écueils de l’autorité suprême.

Voyant enfin que rien ne pouvoit m’ébranler, Ecnibal quitta Tyr sous prétexte d’aller à Babylone rendre hommage au Roy des Assyriens, & arriva bien-tôt dans ma solitude.

Nous nous embrassâmes long-temps avec tendresse : Vous avez crû sans doute, me dit-il, que je vous avois oublié, que notre separation venoit du refroidissement de mon amitié, & que l’ambition avoit séduit mon cœur : mais vous vous êtes trompé. Il est vrai que lorsque je vous quittai, la retraite m’étoit devenue insupportable, je n’y trouvois point la paix ; cette inquiétude venoit sans doute des Dieux même : Ils m’entraînoient sans que je le sçusse à remplir les desseins de leur sagesse : Je ne pouvois goûter de repos en leur résistant. C’est ainsi qu’ils m’ont conduit au trône par des routes inconnues ; la grandeur n’a point changé mon cœur ; montrez-moi que l’absence n’a point diminué votre amitié : Venez me soutenir dans les travaux, & les dangers auxquels l’élevation m’expose.

Ah ! lui dis-je, ne me forcez point à quitter ma retraite ; laissez-moi jouir du repos que les Dieux m’ont accordé : La grandeur irrite les passions, les Cours sont des mers orageuses, j’y ai déja fait naufrage, j’en suis heureusement échappé, ne m’y exposez pas une seconde fois.

Je penetre vos sentimens, reprit Ecnibal ; vous craignez l’amitié des Rois, vous avez éprouvé leur inconstance, vous avez senti que leur faveur ne sert souvent qu’à préparer leur haine. Apriés vous aima autrefois, il vous abandonna ensuite : Mais helas ! me devez-vous comparer à Apriés ?

Non, non, repliquai-je, je me défierai toujours de l’amitié d’un Prince nourri dans le luxe & dans la mollesse comme le Roy d’Egypte : Mais pour vous, élevé dans l’ignorance de votre état, éprouvé ensuite par toutes les disgraces de la fortune, je ne crains pas que la Royauté altere vos sentimens : Les Dieux vous ont conduit au trône ; vous devez en remplir les devoirs, il faut vous sacrifier pour le bien public : Mais pour moi rien ne m’oblige à m’engager de nouveau dans le trouble & dans le tumulte ; je ne songe qu’à mourir dans la retraite où la sagesse nourrit mon cœur, & où l’esperance de me réunir bien-tôt au grand Osiris me fait oublier tous mes malheurs passés.

Ici un torrent de larmes suspendit nos discours, & nous fit garder le silence : Ecnibal le rompit enfin pour me dire ; l’étude de la sagesse n’a-t-elle donc servi qu’à rendre Amenophis insensible : Eh bien ! si vous ne voulez rien accorder à mon amitié, venez au moins me soutenir contre mes foiblesses ; peut-être oublierai-je un jour que j’ai été malheureux, peut-être ne serai-je plus touché des miseres de l’humanité, peut-être que l’autorité suprême empoisonnera mon cœur, & me fera ressembler aux autres Princes. Venez me défendre contre les erreurs attachées à ma condition ; venez m’affermir dans toutes les maximes de vertu que vous m’avez inspirées autrefois : Un fidéle ami m’est plus nécessaire que jamais.

Ecnibal m’attendrit par ces paroles : Je consentis enfin à le suivre ; mais à condition que je ne demeurerois pas à sa Cour, que je n’y aurois jamais aucun emploi, & que je me retirerois dans quelque solitude auprès de Tyr : Je n’ai fait que changer une retraite pour une autre, afin d’avoir le plaisir de me rapprocher de mon ami.

Nous partîmes de l’Arabie heureuse, nous allâmes à Babylone, nous y vîmes Nabucodonosor : Mais helas ! qu’il est different de ce qu’il étoit autrefois : Ce n’est plus ce Conquerant qui régnoit au milieu des triomphes, & qui étonnoit les nations par l’éclat de sa gloire : Depuis quelque temps il a perdu la raison, il fuit la societé des hommes, il erre vagabond dans les montagnes & les bois comme une bête feroce. Quelle destinée pour un si grand Prince.

En arrivant à Tyr, je me retirai au pied du Mont Liban dans le même lieu où Ecnibal avoit passé sa premiere jeunesse : Je viens quelquefois ici le voir : Il vient souvent dans ma solitude : Rien ne sçauroit alterer notre amitié, parceque la verité en fait l’unique lien. Je vois par cet exemple que la Royauté n’est pas, comme je le croyois, incompatible avec les sentimens ; tout dépend de la premiere éducation des Princes ; le malheur est la meilleure école pour eux ; c’est par-là que se forment les Héros. Apriés avoit été gâté par les prosperités de sa jeunesse ; Ecnibal s’est confirmé dans la vertu par les adversités.

Après cet entretien, Amenophis conduisit le Prince de Perse au Palais d’Ecnibal, & le presenta au Roy de Tyr. Cyrus fut traité pendant plusieurs jours avec une magnificence éclatante, & marqua souvent à Amenophis l’étonnement où il étoit, de voir la splendeur qui régnoit dans ce petit État.

N’en soyez pas surpris, répondit l’Egyptien, par-tout où le commerce fleurit par de sages loix, l’abondance devient bien-tôt universelle, & la magnificence ne coûte rien à l’État.

Le Roy de Tyr fit plusieurs questions à Cyrus, sur son pays, sur ses voyages, & sur les mœurs des differens peuples qu’il avoit vûs ; Il fut touché des sentimens nobles & du goût délicat qui régnoient dans les discours du jeune Prince : Cyrus admira à son tour l’esprit & la vertu d’Ecnibal ; il passa plusieurs jours à sa Cour pour s’instruire des regles du commerce, & pria enfin le Roy de lui expliquer comment il avoit rendu son État florissant en si peu de temps.

La Phenicie, dit Ecnibal, a toujours été renommée pour le commerce ; la situation de Tyr est heureuse, ses Habitans entendent la navigation mieux que les autres peuples ; une liberté parfaite régnoit d’abord dans le negoce, les Etrangers étoient regardés comme Citoyens de notre Ville ; mais sous le regne d’Itobal tout tomba en ruine. Au lieu d’ouvrir nos Ports selon l’ancienne Coutume, le Tyran les fit fermer par des vûes politiques ; il voulut changer la constitution fondamentale de la Phénicie, & rendre guerriere une Nation qui avoit toujours évité de prendre part aux discordes de ses voisins ; par-là le commerce languit, & nos forces s’affoiblirent : Itobal nous attira la colere du Roy de Babylone qui raza notre ancienne Ville, & nous rendit tributaires.

Aussi-tôt que Bahal fut élevé sur le trône, il tâcha de remedier à ces maux : Je n’ai fait que suivre le plan que ce sage Prince m’a laissé.

Je commençai d’abord par ouvrir mes Ports aux Etrangers, & par rétablir la liberté du commerce : Je déclarai que mon nom n’y seroit jamais employé que pour en soutenir les privileges, & en faire observer les Loix. L’autorité des Princes est trop formidable pour que les autres hommes puissent entrer en societé avec eux.

Les trésors de l’Etat avoient été épuisés par les guerres, il n’y avoit point de fonds pour les travaux publics. Les Arts étoient sans honneur, & l’agriculture étoit negligée. J’engageai les principaux Marchands à faire de grandes avances au menu peuple, tandis qu’ils traitoient entr’eux par un credit assuré : Mais ce credit n’a jamais eu place parmi les laboureurs & les artisans. La monnoye est non seulement une mesure commune qui regle le prix des marchandises, elle est encore un gage assuré qui a une valeur réelle, & à peu près égale dans toutes les Nations : Je voulus que ce gage ne fut jamais ôté d’entre les mains des Citoyens, qui en ont besoin pour se garantir contre les abus que je puis faire de mon autorité, contre la corruption des Ministres, & contre l’oppression des Riches.

Pour encourager les Tyriens au travail, je laissai non seulement chacun libre possesseur des gains qu’il faisoit, mais j’établis encore de grandes récompenses pour ceux qui excelleroient par leur génie, & qui se distingueroient par quelque découverte utile.

Je fis bâtir de grands édifices pour les Manufactures ; j’y logeai tous ceux qui surpassoient les autres dans leur art. Pour ne pas dissiper l’attention de leur esprit, par des soins inquiets, je fournis à tous leurs besoins, & je flattai leur ambition, en leur accordant dans ma Ville Capitale, des honneurs & des distinctions proportionnées à leur état.

J’abolis enfin les impôts exorbitans, & les privileges exclusifs pour toutes les denrées utiles & nécessaires. Il n’y a point ici de véxation pour ceux qui vendent, il n’y a point de contrainte pour ceux qui achetent ; tous mes Sujets ayant également la permission de commercer, rapportent en abondance à Tyr ce que l’univers produit de plus excellent, & le donnent à un prix raisonnable. Chaque espece de denrée me paye en entrant un tribut peu considerable. Moins je gêne le commerce, & plus mes trésors augmentent. Les impôts diminués, diminuent le prix des marchandises : Moins elles sont cheres, plus on en consomme, & par cette consommation abondante, mes revenus surpassent de beaucoup ce que je pourrois tirer par les tributs excessifs. Les Rois qui croyent s’enrichir par leurs exactions sont ennemis de leurs peuples ; ils ignorent même leurs propres interêts.

Je vois, dit Cyrus, que le commerce est d’une grande ressource dans un État ; je crois que c’est le seul secret pour répandre l’abondance dans les grandes Monarchies, & pour réparer les maux que les guerres y produisent : Les armées nombreuses épuisent bien-tôt un Royaume, si l’on ne tire point des Etrangers de quoi les soutenir par un commerce florissant.

Prenez garde, dit Amenophis, de ne pas confondre les idées. On ne doit point négliger le commerce dans les grandes Monarchies ; mais il y faut suivre d’autres regles que dans les petits États.

La Phenicie fait le commerce non seulement pour suppléer à ses propres besoins, mais encore pour servir à toutes les autres nations. Comme le pays est petit, la force de ses Habitans consiste à se rendre utiles, & même nécessaires à leurs voisins. Les Tyriens vont chercher jusques dans les Isles inconnues toutes les richesses de la nature, pour les répandre parmi les autres peuples. Ce n’est pas leur superflu, mais celui des autres nations, qui fait le fondement de leur commerce.

Dans une ville comme Tyr où le commerce fait l’unique soutien de l’État, tous les Citoyens sont négocians. Les Marchands sont les Princes de la République ; mais dans les grands Empires, où les vertus militaires & la subordination des rangs sont absolument nécessaires, le commerce doit être encouragé sans être universel.

Dans un Royaume fertile, étendu, & bordé de côtes maritimes, on peut, en rendant les peuples laborieux, tirer du sein fécond de la terre des richesses immenses qui seroient perdues par la négligence & par la paresse de ses habitans. En faisant perfectionner par l’art les productions de la nature, on peut augmenter de nouveau ses richesses, & c’est en vendant aux autres peuples ces fruits de l’industrie, qu’on établit un commerce solide dans les grands Empires. Il ne faut porter hors de chez soi que son superflu, ni rapporter dans son pays que ce qu’on achete avec ce superflu.

Par-là l’Etat ne contractera jamais de dettes étrangeres ; la balance du commerce sera toujours de son côté ; on tirera des autres nations de quoi soutenir les frais de la guerre ; on trouvera de grandes ressources sans distraire les Sujets de leurs emplois, & sans affoiblir les vertus militaires. C’est une grande science dans un Prince, de connoître le génie de son peuple, les productions de la nature dans son Royaume, & le vrai moyen de les mettre en valeur.

Les entretiens d’Ecnibal & d’Amenophis donnerent à Cyrus des idées nouvelles, & lui inspirerent des maximes sur le gouvernement qu’il n’avoit point apprises dans les autres pays.

Le jour suivant Cyrus accompagna le Roy de Tyr à Byblos, pour celebrer les fêtes de la mort d’Adonis. Tout le peuple en deuil entre dans une caverne profonde, où le simulachre d’un jeune homme repose sur un lit de fleurs & d’herbes odoriferantes ; on passe des journées entieres en prieres & en lamentations ; ensuite la douleur publique se change en joye ; les chants d’allegresse succedent aux pleurs ; on entonne par tout cet Hymne sacré :[45]

Adonis est revenu à la vie, Uranie ne le pleure plus ; il est remonté vers le Ciel, il descendra bien-tôt sur la terre, pour en bannir à jamais les crimes & les maux.

Les Ceremonies Tyriennes sur la mort d’Adonis, parurent à Cyrus une imitation de celles des Egyptiens, sur la mort d’Osiris ; elles lui firent sentir que ces deux nations reconnoissoient également un Dieu mitoyen, qui doit rendre l’innocence & la paix à l’univers.

Tandis que ce Prince étoit encore à Tyr, des Courriers arriverent de la Perside pour lui apprendre que Mandane se mouroit. Cette nouvelle l’obligea de suspendre son voyage de Babylone, & de quitter la Phenicie avec précipitation. En embrassant le Roy de Tyr, O ! Ecnibal, dit Cyrus, je n’envie ni vos richesses, ni votre magnificence : Pour être parfaitement heureux, je ne desire qu’un ami comme Amenophis.

Ils se séparerent enfin ; Cyrus & Araspe traverserent l’Arabie déserte, & une partie de la Chaldée ; ils passerent le Tigre près de l’endroit où ce fleuve s’unit avec l’Euphrate ; ils entrerent dans la Susiane, & arriverent en peu de jours à la Capitale de Perse.

Cyrus se hâte d’aller voir Mandane ; il la trouve mourante, il s’abandonne à sa douleur, & l’exprime par les plaintes les plus ameres. La Reine touchée & attendrie à la vûe de son fils, tâche de moderer son affliction par ces paroles :

Consolez-vous, mon fils ; les ames ne meurent jamais ; elles ne sont condamnées que pour un tems à animer les corps mortels, afin d’expier les fautes qu’elles ont commises dans un état précedent : Le tems de mon expiation est fini ; je vais remonter vers la sphére du feu ; là je verrai Persée, Arbace, Dejoces, Phraorte, & tous les Heros dont vous descendez ; je leur dirai que vous vous préparez à les imiter : là je verrai Cassandane, elle vous aime encore, la mort ne change point les sentimens des ames vertueuses : Nous vous serons toujours presentes, quoiqu’invisibles ; nous descendrons souvent dans un nuage pour vous servir de Génies protecteurs ; nous vous accompagnerons au milieu des dangers ; nous vous amenerons les vertus ; nous écarterons d’autour de vous tous les vices & les erreurs qui corrompent le cœur des Princes. Un jour votre Empire s’étendra, les Oracles s’accompliront : O ! mon fils, mon cher fils, souvenez-vous qu’il ne faut conquerir les nations que pour les rendre dociles à la raison.

En prononçant ces paroles, elle pâlit ; une sueur froide se répand sur tous ses membres, la mort ferme ses yeux, son ame s’envole vers l’Empyrée : Elle fut pleurée long-tems par toute la Perse ; Cambyse fit élever un superbe monument à sa mémoire ; la douleur de Cyrus ne se dissipa que peu à peu par la nécessité de s’appliquer aux affaires.

Cambyse étoit un Prince religieux & pacifique ; il n’étoit jamais sorti de Perse, où les mœurs étoient encore innocentes & pures, mais severes & feroces : Il sçavoit choisir les Ministres capables de suppléer à ce qui lui manquoit ; mais il s’abandonnoit quelquefois trop à leurs conseils, par défiance de ses propres lumieres.

Il voulut en Prince sage & judicieux que Cyrus entrât dans l’administration des affaires ; il le fit appeller un jour, & lui dit :

Vos voyages, mon fils, ont augmenté vos connoissances, vous devez les employer pour le bien de la patrie : Vous êtes destiné non seulement à gouverner un jour ce Royaume, mais encore à commander à toute l’Asie ; il faut apprendre de bonne heure l’art de régner, c’est ce qui manque ordinairement aux Princes ; ils montent souvent sur le Trône avant que de connoître les devoirs de la Royauté. Je vous confie mon autorité, je veux que vous l’exerciez sous mes yeux ; les lumieres de Sorane ne vous seront pas inutiles, c’est le fils d’un habile Ministre, qui m’a servi pendant plusieurs années avec fidélité ; il est jeune, mais il est laborieux, éclairé, & propre à toutes sortes d’emplois.

Sous le gouvernement de Cambyse, ce Ministre avoit senti la nécessité de paroître vertueux, il croyoit même l’être en effet ; mais sa vertu n’avoit jamais été mise à l’épreuve : Sorane ne sçavoit pas lui-même les excès auxquels son ambition demesurée pouvoit le porter.

Lorsque Cyrus voulut s’instruire de l’état de la Perse, de la force de ses troupes, de ses interêts au dedans & au dehors ; Sorane vit bien-tôt avec regret, qu’il alloit perdre beaucoup de son autorité sous un Prince qui avoit tous les talens nécessaires pour gouverner par lui-même ; il tâcha de captiver l’esprit de Cyrus, & l’étudia long-tems pour découvrir ses foiblesses.

Le jeune Prince étoit sensible aux louanges, mais il aimoit à les mériter ; il avoit du goût pour le plaisir, sans en être l’esclave ; il ne haissoit point la magnificence, mais il sçavoit se refuser tout plûtôt que d’accabler le peuple ; par-là il étoit inaccessible à la flaterie, à la volupté, & au luxe.

Sorane sentit qu’il n’y avoit d’autre moyen de conserver son crédit auprès de Cyrus, qu’en se rendant nécessaire par sa capacité : Il déploya tous ses talens dans les Conseils publics & particuliers ; il montra qu’il possedoit une connoissance exacte des secrets de la plus sage politique, & qu’il étoit capable en même tems de ce détail, qui fait une des plus grandes qualités d’un Ministre ; il préparoit & digeroit les matieres avec tant d’ordre & de clarté, que le Prince n’avoit pas besoin de travailler. Tout autre que Cyrus eût été charmé de se voir ainsi dispensé de s’appliquer aux affaires ; mais ce Prince vouloit tout voir par ses propres yeux : Il avoit de la confiance pour les Ministres de son pere, sans s’y livrer aveuglément.

Quand Sorane s’apperçut que le Prince vouloit tout approfondir, il s’étudia à répandre de l’obscurité dans les affaires importantes, afin de se rendre encore plus nécessaire. Cyrus remarqua la conduite artificieuse de Sorane, & ménagea avec une telle délicatesse l’esprit de ce Ministre habile & ombrageux, qu’il tiroit de lui peu à peu ce que le Satrape cherchoit à lui cacher avec tant d’art. Quand Cyrus se crut assez instruit, il fit sentir à Sorane qu’il vouloit être lui-même le premier Ministre de son pere ; il modera ainsi l’autorité de ce favori, sans lui donner aucun juste sujet de se plaindre.

L’ambition de Sorane fut cependant blessée de la conduite de Cyrus : Ce Ministre orgueilleux ne put supporter sans chagrin la diminution de son crédit ; il sentit avec douleur qu’on pouvoit se passer de lui ; voilà la premiere source de son mécontentement, qui auroit été dans la suite fatal à Cyrus, s’il ne s’en étoit pas garanti par sa vertu & par sa prudence.

La Perse avoit été pendant plusieurs siecles soumise à la Medie, mais par le mariage de Cambyse avec Mandane, il avoit été réglé que le Roy des Perses ne payeroit à l’avenir qu’un petit tribut annuel pour marquer son hommage.

Depuis ce tems les Perses & les Medes vécurent dans une alliance étroite, jusqu’à ce que la jalousie de Cyaxare alluma le feu de la discorde : Ce Prince rappelloit sans cesse avec dépit les Oracles qu’on répandoit sur les conquêtes futures du jeune Cyrus ; il le regardoit comme le destructeur de sa puissance ; il croyoit déja le voir entrer dans Ecbatane pour le détrôner ; il sollicitoit Astyage à tout moment de prévenir ces présages funestes, d’affoiblir les forces de la Perse, & de la remettre dans son ancienne dépendance.

Mandane pendant sa vie avoit ménagé l’esprit de son pere avec une telle adresse, qu’elle avoit empêché une rupture ouverte entre Cambyse & Astyage ; mais si-tôt qu’elle fut morte, Cyaxare recommença ses sollicitations auprès de l’Empereur des Medes.

Cambyse apprit les desseins de Cyaxare, & envoya Hystaspe à la Cour d’Ecbatane, pour représenter à Astyage le danger qu’il y auroit de s’affaiblir mutuellement, pendant que les Assyriens leurs ennemis communs méditoient d’étendre leur domination sur tout l’Orient : Hystaspe arrêta par son habileté l’execution des projets de Cyaxare, & procura à Cambyse le tems de faire ses préparatifs en cas de rupture.

Le Prince des Medes voyant que les sages conseils d’Hystaspe étoient favorablement écoutés par son pere, & qu’il n’y avoit pas moyen d’allumer si-tôt la guerre, essaya d’autres voyes pour affoiblir la puissance des Perses ; il apprit le mécontentement de Sorane, & tâcha de le gagner en lui offrant les premieres dignités de l’Empire.

Sorane frémit d’abord à cette idée ; mais trompé ensuite par son ressentiment, il se cacha à lui-même les raisons secrettes qui l’animoient ; son cœur n’étoit pas encore insensible à la vertu, mais son imagination vive transformoit les objets, & les lui représentoit sous toutes les couleurs nécessaires pour flatter son ambition : Il surmonta enfin tous ses remords, sous prétexte que Cyaxare seroit un jour son Empereur legitime, & que Cambyse n’étoit qu’un Maître tributaire. Il n’y a rien que l’on ne se persuade, lorsque les fortes passions nous entraînent & nous aveuglent. Sorane entra ainsi peu à peu dans une liaison étroite avec Cyaxare, & mit secrettement tout en usage pour rendre l’administration de Cyrus odieuse au peuple.

Cyrus avoit élevé Araspe aux premieres dignités militaires, connoissant sa capacité & ses talens pour la guerre ; mais il ne vouloit pas le faire entrer dans le Sénat à cause des anciens usages établis en Perse, qui ne permettoient point aux Etrangers d’être assis dans le Conseil suprême.

Le perfide Sorane pressoit pourtant le jeune Prince d’enfreindre cette loi : Il sçavoit que ce seroit un moyen sûr d’exciter la jalousie des Grands, & de les irriter contre Cyrus. Vous avez besoin dans les Conseils, lui dit-il un jour, d’un homme semblable à Araspe ; je sçai que la bonne politique & nos regles défendent qu’on confie en même tems aux Etrangers le commandement des armées, & le secret de l’Etat ; mais on peut se dispenser des loix, lorsqu’on sçait en remplir l’intention par des voyes plus sûres & plus faciles ; un Prince comme vous ne doit jamais être l’esclave des régles, ni des usages ; les hommes n’agissent ordinairement que par ambition ou par interêt : Comblez Araspe de dignités & de biens ; rendez ainsi la Perse sa patrie, & vous n’avez rien à craindre de son infidélité.

Cyrus ne soupçonna point les desseins cachés de Sorane, mais il aimoit trop la justice pour vouloir s’en écarter. Je suis persuadé, répondit-il, de la fidélité & de la capacité d’Araspe ; je l’aime ; mais quand mon amitié seroit capable de me faire manquer aux loix en sa faveur, il m’est trop attaché pour vouloir jamais accepter aucune dignité qui pourroit exciter la jalousie des Perses, & leur donner occasion de croire que j’agis par goût & par passion dans les affaires de l’Etat.

Sorane ayant essayé en vain d’engager Cyrus dans cette fausse démarche, tenta de le surprendre par une autre voye, en tâchant de rompre l’intelligence qui régnoit entre le jeune Prince & son pere. Sorane faisoit remarquer adroitement à Cyrus les défauts du Roy, les bornes de son esprit, & la nécessité de suivre d’autres maximes que les siennes. Le gouvernement doux & paisible de Cambyse, lui disoit-il souvent, est incompatible avec les grands projets : Si vous vous contentez comme lui d’être Roy pacifique, comment deviendrez-vous Conquérant ?

Cyrus n’écouta ces insinuations que pour éviter les écueils où Cambyse avoit échoué ; il ne diminua point sa docilité, & sa soumission pour un pere qu’il aimoit tendrement ; il le respectoit même jusques dans ses foiblesses, en tâchant de les cacher ; il ne faisoit rien sans ses ordres, mais il l’instruisoit en le consultant ; il lui parloit souvent en particulier, pour le mettre en état de décider en public. Cambyse avoit l’esprit assez juste pour démêler, & pour s’approprier ce qu’il y avoit de plus excellent dans les conseils de son fils : Ce fils n’employoit la supériorité de son génie que pour faire respecter les volontés de son pere ; il ne montroit ses talens que pour affermir l’autorité du Roy. Cambyse redoubla de tendresse, d’estime & de confiance pour Cyrus, en voyant la sagesse de sa conduite ; mais le jeune Prince ne s’en prévaloit pas, & croyoit ne faire que son devoir.

Sorane au désespoir de voir ses projets s’évanouir, fit répandre secrettement dans l’esprit des Satrapes des défiances contre le Prince, comme s’il vouloit borner leurs droits, & anéantir leur autorité ; & pour augmenter leurs ombrages, il essaya d’inspirer à Cyrus les principes du Despotisme.

Les Dieux vous destinent, lui disoit-il, à étendre un jour votre Empire sur tout l’Orient : Pour executer ce projet avec succès, il faut accoutumer les Perses à une obéissance aveugle. Captivez les Satrapes par les dignités, & par les plaisirs ; mettez-les dans la nécessité de ne recevoir vos faveurs qu’en fréquentant votre Cour ; emparez-vous ainsi peu à peu de l’autorité suprême ; affoiblissez les droits du Sénat, ne lui laissez que le pouvoir de vous conseiller. Un Prince ne doit point abuser de sa puissance, mais il ne doit jamais la partager avec ses Sujets ; le gouvernement monarchique est le plus parfait de tous ; la réunion du pouvoir suprême dans un seul, fait la vraye force des États, le secret dans les Conseils, & l’expédition dans les entreprises. Une petite République peut subsister par le gouvernement de plusieurs, mais les grands Empires ne se forment que par l’autorité absolue d’un seul ; les autres principes ne sont que les idées bornées des ames foibles, qui ne se sentent pas assez de force pour executer de vastes projets.

Cyrus frémit à ce discours, mais il cacha son indignation par sagesse, & rompant adroitement la conversation, il laissa Sorane persuadé qu’il goûtoit ses maximes.

Quand Cyrus fut seul, il réflechit profondément à tout ce qu’il venoit d’entendre ; il se ressouvint de la conduite d’Amasis, & commença à soupçonner la fidélité de Sorane : Il n’avoit pas à la vérité des preuves invincibles de sa perfidie ; mais un homme qui osoit lui inspirer de tels sentimens, lui paroissoit au moins très-dangereux, quand même il ne seroit pas traître. Le jeune Prince déroba peu à peu à ce Ministre le secret de ses affaires, & chercha des prétextes pour l’éloigner de sa personne, sans rien faire cependant qui pût le révolter.

Sorane sentit bien-tôt ce changement, & poussa son ressentiment jusques aux derniers excès ; il se persuada qu’Araspe alloit être mis à sa place, que Cyrus vouloit se rendre maître absolu de la Perse, & que c’étoit-là le dessein secret du jeune Prince en disciplinant ses troupes avec tant d’exactitude. La jalousie & l’ambition de Sorane l’aveugloient à un tel point, qu’il crut faire son devoir en commettant les plus noires trahisons.

Il fit instruire Cyaxare de tout ce qui se passoit dans la Perse, de l’accroissement de ses forces, des préparatifs qu’on y faisoit pour la guerre, & des desseins qu’avoit Cyrus d’étendre son Empire sur tout l’Orient, sous prétexte d’accomplir certains Oracles supposés dont il éblouissoit le peuple. Cyaxare profita de ces avis pour allarmer Astyage ; il insinua dans son cœur les inquiétudes & les défiances ; Hystaspe fut renvoyé de la Cour d’Ecbatane, & l’Empereur fit menacer Cambyse d’une guerre sanglante, s’il ne consentoit pas à payer les anciens tributs, & à rentrer dans la même dépendance dont la Perse avoit été affranchie par le mariage de Mandane : Le refus de Cambyse fut le signal de la guerre, & les préparatifs se firent des deux côtés[46].

Cependant Sorane chercha à corrompre les Chefs de l’armée, & à affoiblir leur courage, en leur faisant entendre qu’Astyage étoit leur Empereur legitime, que les projets ambitieux de Cyrus alloient perdre la Patrie, qu’il ne pourroit jamais résister aux troupes des Medes qui l’accableroient par leur nombre.

Il continua aussi d’augmenter la défiance des Senateurs, en faisant répandre adroitement parmi eux, que Cyrus ne faisoit entreprendre la guerre contre son grand-pere, qu’afin d’affoiblir leur autorité, & d’usurper un pouvoir despotique.

Il cacha toutes ses trames avec tant d’art, qu’il auroit été presque impossible de les découvrir ; tous ses discours étoient tellement mesurés, qu’on ne pouvoit penetrer ses intentions secrettes ; il y avoit de certains momens où il ne les voyoit pas lui-même, & où il se croyoit sincere & zelé pour le bien public : Ses premiers remords revenoient de temps en temps ; il les étouffoit en se persuadant que les projets qu’il attribuoit au Prince étoient réels.

Cyrus fut bien-tôt instruit des murmures du peuple ; l’armée songeoit à se révolter, le Senat vouloit refuser des subsides, l’Empereur des Medes alloit entrer dans la Perse à la tête de soixante mille hommes. Le jeune Prince voyoit avec douleur les extrémités cruelles où son pere étoit réduit, & la necessité de prendre les armes contre son grand-pere.

Cambyse sçachant tous les combats que livroient tour à tour à Cyrus le devoir, & la nature, lui dit, vous sçavez mon fils tout ce que j’ai fait pour étouffer les premieres semences de nos discordes ; J’ai travaillé inutilement ; la guerre est inévitable ; la Patrie doit être préferée à la famille : Jusqu’ici vous m’avez secouru dans les affaires par votre sagesse ; il faut que vous donniez à present des preuves de votre valeur. Quand mon âge me permettroit de paroître à la tête de mes troupes, je serois obligé de rester ici, où ma presence est nécessaire pour contenir mon peuple : Allez, mon fils, allez combattre pour la Patrie : Montrez-vous le défenseur de sa liberté, aussi-bien que le conservateur de ses loix : Secondez les desseins du Ciel : Rendez-vous digne d’accomplir un jour ses Oracles : Commencez par délivrer la Perse avant que d’étendre vos conquêtes dans l’Orient : Que les Nations voyent les effets de votre courage, & admirent votre moderation au milieu des triomphes, afin qu’elles ne craignent pas un jour vos victoires.

Cyrus animé par les sentimens magnanimes de Cambyse, & secouru par les conseils d’Harpage & d’Hystaspe, deux Generaux également experimentés, forma, bien-tôt une armée de trente mille hommes : Elle étoit composée de Chefs dont il connoissoit la fidelité, & de vieux soldats d’une valeur éprouvée.

Aussi-tôt que les préparatifs furent faits, on commença par les sacrifices, & les autres actes de Religion.

Cyrus fit ranger les troupes dans une grande plaine près de la Capitale, y assembla le Senat & les Satrapes, & harangua ainsi les Chefs de l’armée avec un air doux & majestueux.

La guerre est illegitime lorsqu’elle n’est pas nécessaire : Celle que nous entreprenons aujourd’hui n’est pas pour satisfaire à l’ambition, ni à l’envie de dominer ; mais pour défendre notre liberté. Vos ennemis entendent bien la discipline militaire, ils nous surpassent en nombre ; mais ils se sont amollis par le luxe & par une longue paix : Votre vie dure vous a accoutumé à la fatigue : Rien n’est impossible à ceux qui sçavent tout souffrir, & tout entreprendre. Pour moi je ne veux me distinguer de vous qu’en vous devançant dans les travaux & les dangers ; tous nos biens & tous nos maux seront desormais communs.

Il se tourna ensuite vers les Senateurs, & leur dit d’un ton fier & severe : Cambyse n’ignore pas les intrigues de la Cour d’Ecbatane pour semer de la défiance dans vos esprits ; il sçait que vous balancez à lui accorder des subsides ; mais il a prévû la guerre, il a pris ses précautions, une seule bataille décidera du sort de la Perse, il n’a pas besoin de votre secours : Souvenez-vous cependant qu’il s’agit de la liberté entiere de la Patrie : Cette liberté n’est-elle pas plus sure entre les mains de mon pere, votre Prince legitime, qu’entre celles de l’Empereur des Medes qui tient tributaires tous les Rois voisins. Si Cambyse est vaincu, vos privileges sont à jamais anéantis ; s’il est victorieux, vous devez craindre la justice d’un Prince, que vous avez irrité par vos caballes secrettes.

Par ce discours le Prince de Perse intimida les uns, confirma les autres dans leur devoir, & les réunit tous dans le même dessein de contribuer au salut de la Patrie. Sorane parut des plus zelés, & demanda avec empressement d’avoir quelque commandement dans l’armée. Comme Cyrus n’avoit point caché à Cambyse les justes défiances qu’il avoit de ce Ministre, le Roy ne se laissa point éblouir par les apparences ; sous prétexte de veiller à la sureté de la Capitale, il retint Sorane auprès de sa personne ; mais il fit observer sa conduite, de sorte que le Satrape demeura prisonnier sans le sçavoir.

Cyrus ayant appris qu’Astyage avoit fait marcher ses troupes par les déserts de l’Isatis, pour pénetrer en Perse, le prévint avec une diligence inouie : Il traversa des montagnes escarpées, dont il fit garder les passages, & arriva dans les plaines de Pasagarde par des chemins impraticables à une armée moins accoutumée à la fatigue, & conduite par un Général moins actif, & moins vigilant.

Cyrus s’empare des meilleurs postes ; il se campe près d’une chaîne de montagnes, qui le défend d’un côté, & il se met en sureté de l’autre, par un retranchement bien fortifié. Astyage paroît bien-tôt, & se campe dans la même plaine près d’un lac.

Les deux armées furent en présence pendant plusieurs jours. Cyrus ne pouvant envisager sans douleur les suites d’une guerre contre son Ayeul, profita de ces momens pour envoyer au camp d’Astyage un Satrape nommé Artabaze, qui lui parla ainsi :

Cyrus votre petit-fils a horreur de la guerre qu’on l’a forcé d’entreprendre contre vous : Il n’a rien oublié pour la prévenir ; il ne refusera rien pour la détourner : Il écoute la voix de la nature, mais il ne peut sacrifier la liberté de son peuple : Il voudroit concilier par un traité honorable l’amour de la Patrie avec la tendresse d’un fils : Il est en état de faire la guerre, mais il n’a point de honte de vous demander la paix.

L’Empereur irrité par les conseils de Cyaxare, persista dans sa premiere résolution ; Artabaze revint, sans avoir pû réussir dans sa négociation.

Cyrus se voyant réduit à la nécessité de combattre, & sçachant de quelle importance il est dans les actions guerrieres de déliberer avec plusieurs, de décider avec peu, & d’executer avec promptitude, assembla les Chefs de son armée, & les écouta tous : Il se détermina enfin, & ne communiqua ses desseins qu’à Hystaspe, & à Harpage.

Le jour suivant Cyrus fit répandre dans l’armée ennemie, le bruit qu’il vouloit se retirer, & qu’il n’osoit combattre avec des forces inégales : Avant qu’il sortît du camp il fit faire les sacrifices accoutumés ; il versa du vin en libations, & tous les Chefs firent de même : Il donna pour mot à l’armée Mythras Conducteur & Sauveur, & monta enfin à cheval, en commandant à chacun de prendre son rang. Les cuirasses de ses soldats étoient composées de lames de fer peintes de diverses couleurs, & semblables aux écailles de poissons ; leurs casques d’airain étoient ornés d’un grand panache blanc ; leurs carquois pendoient au-dessus de leurs boucliers tissus d’osier ; leurs dards étoient courts, leurs arcs longs, leurs fléches faites de cannes, & le cimeterre leur tomboit sur la cuisse droite. L’Etendart Royal étoit un Aigle d’or avec les aîles éployées ; c’est le même que les Rois de Perse ont toujours conservé depuis.

Cyrus décampa pendant la nuit, & s’avança dans les plaines de Pasagarde ; Astyage se hâta de le joindre au lever de l’aurore ; soudain Cyrus fit ranger son armée en bataille à douze files de hauteur, afin que les javelots & les dards des derniers rangs pussent atteindre l’ennemi, & que toutes les parties pussent se soutenir, & se secourir sans confusion. Il choisit dans chacun de ses bataillons une troupe de soldats d’élite dont il forme une phalange triangulaire à la maniere des Grecs ; il place ce corps de réserve hors des rangs derriere son armée, en lui commandant de ne pas avancer sans un ordre exprès de sa part.

La plaine étoit couverte de sable ; un vent de Nord souffloit avec violence : Cyrus se posta si avantageusement, en faisant faire un quart de conversion à son armée, que la poussiere en s’élevant donnoit dans les yeux des Medes, & favorisoit par-là le stratagême qu’il méditoit ; Harpage commandoit l’aîle droite, Hystaspe l’aîle gauche, Araspe étoit au centre, Cyrus se portoit par-tout.

L’armée des Medes formoit plusieurs bataillons quarrés à trente de hauteur, tous bien serrés, pour être plus impénetrables ; au front de l’armée étoient des chariots, avec de grandes faux tranchantes attachées aux essieux.

Cyrus ordonna à Harpage & à Hystaspe d’étendre peu à peu leurs aîles, afin d’envelopper les Medes. Tandis qu’il parle, il entend un coup de tonnerre : Nous te suivons, grand Oromaze, s’écria-t-il, & sur le champ il commence l’Hymne du combat, auquel toute l’armée répond en jettant de grands cris, & en invoquant le Dieu Mythras.

L’armée de Cyrus se présente de front en ligne droite, afin de tromper Astyage ; mais le milieu marchant plus lentement, & les deux aîles plus vîte, elle s’étend ensuite, & prend la forme d’un croissant. Les Medes enfoncent les premiers rangs du centre, & avancent jusques aux derniers ; ils commencent déja à crier, Victoire : Cyrus fait avancer son corps de réserve, tandis qu’Harpage & Hystaspe environnent les ennemis de toutes parts, & le combat recommence.

La phalange triangulaire des Perses ouvre les rangs des Medes, & écarte leurs chariots : Cyrus monté sur un Coursier superbe & fougueux, vole de rang en rang ; le feu de ses yeux anime les soldats, & la tranquillité de son visage les rassure : Dans l’ardeur du combat actif, paisible & present à lui-même, il parle aux uns, encourage les autres, & retient chacun dans son poste. Les Medes enveloppés de tous côtés, sont attaqués par devant, par derriere, & par les flancs ; les Perses les serrent, & les taillent en pieces ; on n’entend plus que le bruit des armes qui s’entrechoquent, & les gémissemens des mourans ; des ruisseaux de sang inondent la plaine ; le désespoir, la fureur & la cruauté, répandent par-tout le carnage & la mort : Cyrus seul conserve l’humanité & la pitié genereuse ; Astyage & Cyaxare ayant été faits prisonniers, il fit sonner la retraite, & cesser le combat.

Cyaxare enflammé de colere, & de toutes les passions qui saisissent une ame superbe déchûe de ses espérances, ne voulut point voir Cyrus : Il feignit d’être blessé, & fit demander permission de se faire conduire à Ecbatane ; Cyrus y consentit.

Astyage fut conduit en pompe à la Capitale de Perse, non comme vaincu, mais comme victorieux : N’étant plus assiegé par les mauvais conseils de son fils, il fit la paix, & la Perside fut déclarée à jamais un Royaume libre ; ce fut le premier service que Cyrus rendit à sa Patrie.

Le succès de cette guerre si contraire aux esperances de Sorane, lui ouvrit enfin les yeux ; si l’évenement avoit répondu à ses desirs, il auroit continué sa perfidie ; mais sentant que ses desseins étoient déconcertés à jamais, & qu’il n’étoit plus possible de les cacher, il frémit d’horreur en voyant le précipice où il s’étoit jetté, les crimes qu’il avoit commis, & le deshonneur certain qui l’attendoit : Ne pouvant plus supporter cette vûe affreuse, il se livre à son désespoir, se tue lui-même, & laisse à toute la postérité un triste exemple des excès auxquels l’ambition sans bornes peut conduire les plus grands génies, lors même que leur cœur n’est pas absolument corrompu.

Après sa mort, Cyrus apprit tout le détail de ses perfidies : Le Prince sans s’applaudir d’avoir pénetré par avance le caractere de ce Ministre, vit avec regret, & plaignit avec douleur la malheureuse condition de l’homme qui perd souvent tout le fruit de ses talens, & se précipite quelquefois dans tous les crimes, en s’abandonnant aux égaremens d’une imagination déréglée, & d’une passion aveugle.

Aussi-tôt que la paix fut conclue, Astyage retourna dans ses États : Après son départ, Cyrus fit assembler les Sénateurs, les Satrapes, tous les Chefs du peuple, & leur dit au nom de Cambyse : Les armes de mon pere ont affranchi la Perside de toute dépendance étrangere ; Maître d’une armée victorieuse, il pourroit détruire vos privileges, & régner avec une autorité absolue ; mais il déteste ces maximes. Ce n’est que sous l’Empire d’Arimane que la force seule domine ; les Princes sont les images du grand Oromaze, ils doivent imiter sa conduite ; sa raison souveraine est la régle de toutes ses volontés. Quelques sages & quelques justes que soient les Princes, ils sont toujours hommes, ils ont par conséquent des préjugés, & des passions ; quand même ils en seroient exempts, ils ne peuvent pas tout voir, ni tout entendre ; ils ont besoin de Conseillers fidéles pour les éclairer & les secourir. C’est ainsi que Cambyse veut gouverner : Il ne veut d’autorité que pour faire le bien ; il veut un frein qui l’arrête, & qui l’empêche de faire le mal. Sénateurs, bannissez vos craintes ; que vos défiances cessent ; reconnoissez votre Roy ; il vous conserve tous vos droits ; aidez-le à rendre les Perses heureux ; il veut régner sur des enfans libres, & non sur des esclaves.

A ces mots, l’admiration & la joye se répandirent dans toute l’assemblée. Les uns disoient : N’est-ce pas le Dieu Mythras qui est descendu lui-même de l’Empyrée, pour renouveller le Régne d’Oromaze ? Les autres fondoient en larmes, sans pouvoir parler. Les vieillards regardoient Cyrus comme leur fils, & les jeunes gens l’appelloient leur pere ; toute la Perside ne paroissoit plus qu’une même famille.

C’est ainsi que Cyrus évita tous les pieges de Sorane, qu’il triompha des complots de Cyaxare, & qu’il rendit la liberté aux Perses : Il n’eut jamais recours ni aux lâches artifices, ni à la basse dissimulation, indignes des grandes ames.

Peu de tems après la bataille de Pasagarde, Astyage mourut à Ecbatane, & laissa l’Empire à Cyaxare. Cambyse prévoyant que l’esprit jaloux & turbulent de ce Prince exciteroit bien-tôt de nouveaux troubles, résolut de rechercher l’alliance des Assyriens. L’Empereur des Medes, & le Roy de Babylone, étoient depuis plus d’un siecle les deux grandes Puissances de l’Orient ; ils travailloient sans cesse à se détruire mutuellement, pour se rendre maîtres de l’Asie.

Cambyse qui connoissoit la capacité de son fils, lui proposa d’aller lui-même à la Cour de Nabucodonosor, pour traiter avec Amytis femme de ce Prince, & sœur de Mandane ; elle gouvernoit le Royaume pendant la frenesie du Roy.

Cyrus avoit été détourné de ce voyage plusieurs années auparavant par la maladie de sa mere : Il fut charmé d’aller à Babylone, non seulement pour être utile à sa Patrie, mais aussi pour y connoître les Juifs, dont il avoit appris par Zoroastre que les Oracles contenoient des prédictions de sa grandeur future : Il n’avoit pas moins d’envie de voir de près l’état malheureux du Roy Nabucodonosor, dont le bruit s’étoit répandu par-tout l’Orient : Après avoir rempli le Conseil & le Senat de sujets fidelles, & capables de secourir Cambyse, il quitta la Perse, traversa la Susiane, & arriva bien-tôt à Babylone.


LIVRE  HUITIÉME.


BABYLONE siege de l’Empire des Rois d’Assyrie avoit été fondée par Semiramis, mais Nabucodonosor lui avoit donné ses principales beautés. Ce Conquerant après avoir terminé de longues & de difficiles guerres, se trouvant dans une pleine tranquillité, s’appliqua à faire de sa Capitale une des merveilles du monde.

Elle étoit située dans une vaste plaine arrosée par l’Euphrate ; les canaux tirés de ce fleuve rendoient la fertilité du terroir si grande, qu’il rapportoit autant au Roy que la moitié de son Empire[47].

Les murs de la Ville bâtis de larges briques, épais de cinquante coudées, & hauts de deux cens, formoient un quarré parfait, dont le circuit étoit de vingt lieues. Cent cinquante tours regnoient de distance en distance le long de ces murs inaccessibles, & commandoient sur toute la campagne voisine.

Cent portes d’airain s’ouvroient de tous côtés à une foule innombrable de peuple de toutes les Nations ; cinquante grandes rues traversoient la Ville de l’un à l’autre bout, & formoient en se croisant plusieurs quarrés spacieux, qui renfermoient des Palais superbes, des Places magnifiques, & des Jardins délicieux.

L’Euphrate couloit au milieu de Babylone ; un pont construit sur ce fleuve avec un art surprenant joignoit les deux parties de la Ville. Aux deux extrêmités de ce Pont se voyoient deux Palais, le vieux à l’Orient, & le nouveau à l’Occident ; près du vieux Palais étoit le Temple de Belus ; du centre de cet édifice sortoit une pyramide haute de six cens pieds, & composée de huit tours qui s’élevoient les unes sur les autres toujours en diminuant. Du sommet de cette Pyramide, les Babyloniens observoient le mouvement des astres ; c’étoit leur principale étude, & c’est par-là qu’ils se sont rendus celebres chez les autres Nations.

De l’autre côté du Pont paroissoit le nouveau Palais qui avoit huit milles de tour[48]. Ses fameux Jardins entourés de larges terrasses, s’élevoient en Amphitheatre à la hauteur des murs de la Ville. La masse entiere étoit soutenue par plusieurs arcades, dont les voutes couvertes de grandes pierres, de roseaux enduits de bitume, de deux rangs de briques, & de plaques de plomb, rendoient le tout impénetrable à la pluye & à l’humidité. Là se voyoient des allées à perte de vûe, des bosquets, des gazons, des fleurs de toutes les especes, des canaux, des reservoirs, des aqueducs pour arroser & embellir ce lieu de délices, assemblage merveilleux de toutes les beautés de la nature & de l’art.

L’auteur, ou plûtôt le createur de tant de prodiges, égal à Hercule par sa valeur, & superieur aux plus grands hommes par son génie, après des succès incroyables étoit tombé dans une espece de manie ; il se croyoit transformé en bête, & il en avoit la ferocité.

Cyrus ne fut pas plûtôt arrivé à Babylone, qu’il alla trouver la Reine Amytis : Cette Princesse étoit plongée depuis près de sept ans dans une tristesse profonde ; mais elle commençoit à moderer sa douleur, parceque les Juifs qui étoient alors captifs dans la Ville, lui avoient promis la guérison du Roy dans peu de jours. La Reine attendoit ce moment heureux avec une vive impatience ; les prodiges qu’elle avoit vûs operer par Daniel avoient attiré sa confiance.

Cyrus respecta l’affliction d’Amytis, & évita de lui parler du dessein principal de son voyage ; il sentit que la conjoncture n’étoit pas favorable pour traiter des affaires politiques ; il attendit la guérison du Roy sans l’esperer : Cependant il chercha à contenter la curiosité qu’il avoit d’apprendre la Religion & les mœurs des Israëlites.

Daniel n’étoit pas alors à Babylone ; il étoit allé visiter, & consoler les Juifs répandus par toute l’Assyrie. Amytis donna à Cyrus la connoissance d’un illustre Hebreu nommé Eleazar. Le Prince ayant sçu que le peuple de Dieu ne regardoit point la frénesie du Roy comme une maladie naturelle, mais comme une punition divine, en demanda les causes à Eleazar.

Nabucodonosor, dit le sage Hebreu séduit par les impies qui l’entouroient, parvint enfin à un tel excès d’irréligion, qu’il blasphêma contre le Très-Haut, & pour couronner son impieté, il fit de nos vases sacrés, & des richesses qu’il avoit rapportées de son expedition dans la Judée, une Statue d’Or d’une grandeur démesurée. Il la fit élever, & consacrer dans la Plaine de Dura, & voulut qu’elle fût adorée par tous les peuples qui lui étoient soumis.

Il fut averti par des songes divins, qu’il seroit puni de son idolatrie & de son orgueil, même dès cette vie : Un Hebreu nommé Daniel, homme celebre par sa science, par sa vertu, & par sa connoissance de l’avenir, lui expliqua ces songes, & lui annonça les jugemens de Dieu qui étoient prêts à éclater sur lui.

Les paroles du Prophete firent d’abord quelque impression sur l’esprit du Roy ; mais entouré de prophanes qui méprisoient les Puissances Celestes, il négligea le songe divin, & se livra de nouveau à son impieté.

Un an après tandis qu’il se promenoit dans ses Jardins, admirant la beauté de ses ouvrages, l’éclat de sa gloire, & la grandeur de son Empire ; il oublie qu’il est homme, & devient idolatre de ses superbes imaginations. Une voix se fit entendre du Ciel, & prononça ces paroles : Votre Royaume passera en d’autres mains : Vous serez chassé de la compagnie des hommes : Vous habiterez avec les animaux : Vous brouterez l’herbe comme une bête pendant sept années entieres, jusqu’à ce que vous reconnoissiez que le Très-Haut a un pouvoir absolu sur les Royaumes, & qu’il les donne à qui il lui plaît.

Sur le champ Dieu le frappe, & lui ôte la raison ; il fut saisi d’une maladie frénetique, & tomba dans des accès de fureur ; on essaya en vain de l’enchaîner ; il rompit tous ses fers & s’enfuit dans les montagnes comme un lion rugissant ; nul n’ose l’approcher sans courir risque d’être déchiré ; il n’y a que le jour du Sabbat où il ait des momens de repos, & des intervalles de raison ;[49] il tient alors des discours dignes de l’admiration des hommes. Il y a bien-tôt sept ans qu’il est dans cet État, & nous attendons dans peu de jours sa délivrance totale selon la prédiction divine.

Dans tous les Pays où je passe, s’écria Cyrus en soupirant, je ne vois que de tristes exemples de la foiblesse & des malheurs des Princes ; en Egypte Apriés se laisse immoler par son amitié aveugle pour un favori perfide ; à Sparte deux jeunes Rois alloient perdre l’Etat sans la sagesse de Chylon ; à Corinthe le sort funeste de Periandre & de sa famille laisse à toute la posterité un exemple plein d’horreur des malheurs qu’entraîne la tyrannie ; à Athenes Pisistrate est détrôné deux fois ; à Samos Policrate se laisse éblouir jusques à persecuter l’innocence ; en Crete les successeurs de Minos ont anéanti le plus parfait de tous les Gouvernemens ; ici Nabucodonosor attire la colere du Ciel par son impieté : Grand Oromaze ! n’avez-vous donc donné des Rois aux Mortels que dans votre colere ? La grandeur & la vertu sont-elles incompatibles ?

Le matin du jour du Sabbat, Cyrus accompagné d’Eleazar, vint au lieu où se tenoit le Roy de Babylone ; ils virent l’infortuné Prince descendre des montagnes, & se coucher sous des saules qui bordoient l’Euphrate. En l’approchant ils garderent le silence ; il étoit étendu sur l’herbe, les yeux tournés vers le Ciel ; il poussoit de temps en temps des soupirs mêlés de larmes améres. Au milieu de ses malheurs, on découvroit encore en lui un air de grandeur, qui marquoit que le Très-Haut en le punissant, ne l’avoit pas entierement abandonné. On n’osoit lui parler par respect, ni interrompre la douleur profonde où il sembloit être plongé.

Cyrus vivement frappé de la triste situation de ce grand Prince demeura immobile ; on voyoit en lui toutes les marques d’une ame saisie de terreur & de compassion. Le Roy de Babylone l’observa, & lui dit sans le connoître : Le Ciel me permet d’avoir des intervalles de raison pour me faire sentir que je ne la possede point en propre, qu’elle me vient d’ailleurs, qu’un Etre superieur me l’ôte, & me la rend quand il veut, & que celui qui la donne, est une intelligence souveraine qui tient la nature dans sa main, & qui peut l’arranger, ou la déranger comme il lui plaît.

Autrefois aveuglé par l’orgueil, & corrompu par la prosperité, je disois en moi-même, & à tous les faux amis qui m’environnoient : Nous sommes nés comme à l’aventure, & après la mort nous serons comme si nous n’avions jamais été ; l’ame est une étincelle de feu qui s’éteindra lorsque notre corps sera réduit en cendres : Venez donc, jouissons des biens presens : Hâtons-nous d’épuiser tous les plaisirs : Enyvrons-nous des vins les plus exquis : Parfumons-nous d’huiles odoriferantes : Couronnons-nous de roses avant qu’elles se flétrissent : Que la force soit notre unique loi, & le plaisir la regle de toutes nos actions : Faisons tomber le juste dans nos piéges, parcequ’il nous deshonore par sa vertu : Interrogeons-le par les outrages & les tourmens, afin de voir s’il est sincere.[50] C’est ainsi que je blasphémois contre le Ciel. Voilà la source des malheurs qui m’accablent : Helas ! je ne les ai que trop mérités.

A peine a-t-il prononcé ces paroles, qu’il se leve, s’enfuit, & se cache dans la forêt voisine. Le discours de Nabucodonosor redoubla le respect de Cyrus pour la Divinité, & augmenta le desir qu’il avoit de s’instruire à fond de la Religion des Hebreux ; il vit souvent Eleazar, & entra peu à peu avec lui dans une liaison étroite. L’Eternel toujours attentif aux démarches de Cyrus qu’il avoit choisi pour la délivrance de son peuple, vouloit préparer ce Prince par les entretiens du sage Hebreu, à recevoir bien-tôt les instructions du Prophete Daniel.

Depuis la captivité des Juifs les Docteurs Hebreux répandus dans les Nations s’étoient appliqués à l’étude des sciences prophanes, & cherchoient à concilier la Religion avec la Philosophie. Pour cet effet ils adoptoient ou abandonnoient le sens litteral des Livres sacrés, selon qu’il s’accordoit ou s’opposoit à leurs idées. Ils enseignoient que les traditions des Hebreux étoient souvent enveloppées d’allegories suivant l’usage des Orientaux, mais ils prétendoient les expliquer. C’est ce qui donna naissance depuis à la fameuse secte des Allegoriques.

Eleazar étoit du nombre de ces Philosophes ; on le regardoit avec raison comme un des plus grands génies de son siecle ; il étoit versé dans toutes les sciences des Chaldéens & des Egyptiens ; il avoit eu plusieurs disputes avec les Mages de l’Orient, pour prouver que la Religion des Juifs étoit non seulement la plus ancienne, mais aussi la plus conforme à la raison.

Cyrus ayant entretenu plusieurs fois le sage Hebreu de tout ce qu’il avoit appris en Perse, en Egypte & en Grece sur les grandes révolutions arrivées dans l’univers, le pria un jour de lui expliquer la doctrine des Philosophes Hebreux sur les trois États du monde.

[51] Nous n’adorons, répondit Eleazar, qu’un seul Dieu, infini, éternel, immense : Il s’est nommé Celui qui est pour marquer qu’il existe par lui-même, & que tous les autres Etres n’existent que par lui. Riche de ses propres richesses, heureux par sa felicité suprême, il n’avoit pas besoin de produire d’autres substances pour accroître sa gloire ; mais il a voulu par un noble & libre effort de sa volonté bienfaisante créer plusieurs ordres d’intelligences pour les rendre heureuses.

L’homme forme d’abord l’idée de son ouvrage avant que de l’executer ; mais l’Eternel conçoit, produit, & arrange tout par le même acte sans travail & sans succession. Il pense, & tout d’un coup se presentent devant lui toutes les manieres par lesquelles il peut se peindre au dehors : Un monde d’idées se forme dans l’entendement divin. Il veut, & soudain des Etres réels semblables à ses idées remplissent son immensité : La vaste nature est produite, distincte & separée de l’essence divine.

Le Createur s’est dépeint en deux façons, par de simples Tableaux, & par des Images vivantes. De-là deux sortes de creatures essentiellement distinguées, la nature materielle, & la nature intelligente. L’une ne fait que representer quelques perfections de son original ; l’autre le connoît, & en jouit. C’est ainsi qu’il y a une infinité de spheres remplies d’Intelligences qui les habitent.

Tantôt ces Esprits s’abîment dans leur origine, pour en adorer les beautés toujours nouvelles ; quelquefois ils admirent les perfections du Créateur dans ses ouvrages ; c’est leur double bonheur. Ils ne peuvent pas contempler sans cesse la splendeur de l’essence divine ; leur nature foible & finie demande qu’ils se voilent de temps en temps les yeux. Voilà pourquoi la nature materielle fut produite ; c’étoit pour le délassement des Intelligences.

Deux sortes d’Esprits perdirent ce bonheur par leur infidelité ; les uns appellés Cherubins étoient d’un ordre superieur ; ce sont à present les Esprits infernaux. Les autres appellés Ischims étoient d’une nature moins parfaite ; ce sont les ames qui habitent actuellement les corps mortels.

Le Chef des Cherubins approchoit plus près du trône que les autres Esprits : Comblé des dons les plus éminens du Très-Haut, il perdit sa sagesse par le vain amour de lui-même : Enyvré de sa propre beauté, il se regarda, & s’éblouit par l’éclat de sa lumiere, il s’enorgueillit d’abord, se révolta ensuite, & entraîna dans sa rebellion la plûpart des génies de son ordre.

Les Ischims s’attacherent trop aux objets materiels ; ils oublierent dans la jouissance des plaisirs créés la souveraine felicité des Esprits. Les premiers s’éleverent trop par vanité ; les autres s’abaisserent trop par volupté.

Alors une grande révolution arriva dans les Cieux ; la sphere des Cherubins devint un cahos ténébreux où ces Intelligences malheureuses déplorent sans consolation la felicité qu’elles ont perdue.

Les Ischims moins coupables, parcequ’ils n’avoient péché que par foiblesse, furent condamnés par le Tout-puissant à animer des corps mortels. Dieu permit qu’ils tombassent dans une espece de léthargie, pour oublier leur ancien état. La terre qu’ils habitoient, changea de forme ; elle ne fut plus un lieu de délices, mais un exil pénible, où le combat continuel des élemens assujettit les hommes aux maladies & à la mort. Voilà le sens caché du grand Législateur des Hébreux, quand il parle du Paradis terrestre, & de la chûte de nos premiers Peres. Adam ne représente pas un seul homme, mais toute l’espece humaine. Chaque nation a ses allégories, nous avons aussi les nôtres : Ceux qui s’arrêtent à la lettre, en sont blessés, & trouvent dans nos livres des expressions qui paroissent trop humaniser la Divinité ; mais le vrai sage en pénetre le sens profond, & y découvre les mysteres de la plus haute sagesse.

Les ames détachées de leur origine n’eurent plus entr’elles un principe d’union fixe ; l’ordre de la géneration, les besoins mutuels, & l’amour propre, devinrent ici bas les seuls liens de notre societé passagere, & prirent la place de la justice, de l’amitié & de l’amour de l’ordre, qui réunissent les Esprits celestes.

Il arriva plusieurs autres changemens dans ce séjour mortel, changemens conformes à l’état des ames qui souffrent, qui méritent de souffrir, & qui doivent être guéries par leurs souffrances.

Enfin le grand Prophete que nous appellons le Messie, viendra rétablir l’ordre dans l’univers : C’est lui qui est le Chef & le Conducteur de toutes les Intelligences : Il est le premier né de toutes les créatures ; la divinité s’est unie à lui d’une maniere intime dès le commencement des temps ; c’est lui qui venoit entretenir nos premiers peres sous une forme humaine ; c’est lui qui apparut sur la montagne sainte à notre Législateur ; c’est lui qui a parlé aux Prophetes sous une figure visible ; c’est lui qu’on appelle par-tout le Desiré des Nations, parcequ’il leur a été connu quoiqu’imparfaitement par une tradition antique dont elles ignorent l’origine ; c’est lui enfin qui viendra triomphant sur les nues pour rétablir l’univers dans sa splendeur & sa félicité primitive.

Voilà le plan general de la Providence : Le fondement de toute la Loi, & de toutes les Propheties, est l’idée d’une nature pure dès son origine, d’une nature corrompue par le péché, & d’une nature qui doit être renouvellée un jour. Ces trois grandes vérités nous sont dépeintes dans nos Livres sacrés sous plusieurs images différentes. La captivité des Israelites dans l’Egypte, leur voyage par le désert, & leur arrivée dans la terre de promission, nous représentent la chûte des ames, les peines qu’elles souffrent pendant cette vie mortelle, & leur retour dans la Patrie celeste.

Cyrus transporté, & presque hors de lui, n’osoit interrompre le Philosophe : Voyant enfin qu’il ne parloit plus, Vous me donnez, lui dit-il, une plus haute idée de la Nature divine que les Philosophes des autres Nations : Ils ne m’avoient représenté le premier Principe que comme une souveraine Intelligence qui a débrouillé le cahos d’une matiere éternelle ; mais vous m’apprenez que Celui qui est, a non seulement arrangé cette matiere, mais qu’il l’a produite, qu’il lui a donné l’être comme le mouvement, & qu’il a rempli son immensité de nouvelles substances aussi-bien que de nouvelles formes. Vous ne me faites voir dans l’univers qu’une seule Divinité suprême, qui donne l’existence, la raison, & la vie à tous les Etres : Voilà le Dieu d’Israel si supérieur à ceux de tous les autres peuples.

Je vois de plus que votre Theologie est parfaitement conforme à la doctrine des Perses, des Egyptiens, & des Grecs sur les trois états du monde.

Zoroastre instruit des sciences des Gymnosophistes, m’a parlé du premier Empire d’Oromaze avant la revolte d’Arimane, comme d’un état où les esprits étoient heureux & parfaits : En Egypte la Religion d’Hermès nous représente le régne d’Osiris, avant que le monstre Typhon eût percé l’œuf du monde, comme un état exempt de malheurs & de passions : Orphée a chanté le Siecle d’or, comme un état de simplicité & d’innocence ; chaque Nation forme une idée de ce monde primitif selon son génie ; les Mages tous Astronomes l’ont placé dans les astres ; les Egyptiens tous Philosophes en ont fait une République de Sages ; les Grecs qui aiment les images champêtres, l’ont dépeint comme un séjour de Bergers.

Je remarque encore que les Sybilles ont annoncé l’avenement d’un Heros qui doit descendre du Ciel pour ramener Astrée sur la terre ; les Perses l’appellent Mythras, les Egyptiens Orus, les Grecs Jupiter Conducteur & Sauveur : Ils different, il est vrai, dans leurs peintures ; mais tous conviennent des mêmes vérités : Tous sentent que l’homme n’est plus ce qu’il étoit, & qu’un jour il prendra une forme plus parfaite : Le mal a commencé, le mal finira : Dieu ne peut pas souffrir une tache éternelle dans son ouvrage ; voilà le triomphe de la lumiere sur les ténebres ; voilà le tems fixé par le destin, pour la destruction totale de Typhon, d’Arimane & de Pluton infernal : Voilà le periode prescrit dans toutes les Religions pour rétablir le Régne d’Oromaze, d’Osiris, & de Saturne.

Cependant, continua Cyrus, il se presente ici une grande difficulté que nul Philosophe n’a pû me résoudre. Je ne conçois pas comment le mal a pû arriver sous le gouvernement d’un Dieu bon, sage, & puissant ; s’il est sage, il a dû le prévoir ; s’il est puissant, il a pû l’empêcher ; s’il est bon, il a dû le prévenir. Montrez-moi de quoi justifier la Sagesse éternelle : Pourquoi Dieu a-t-il créé des Etres intelligens capables du mal ? Pourquoi leur a-t-il fait un don si funeste ?

La liberté, répond Eleazar, est une suite nécessaire de notre nature raisonnable. Etre libre, c’est pouvoir choisir ; choisir, c’est préferer. Tout Etre capable de raisonner & de comparer, peut préferer & par conséquent choisir. Voilà la différence essentielle entre les corps & les esprits ; les uns sont transportés nécessairement par-tout où la force mouvante les pousse, les autres ne se laissent mouvoir que par la raison qui les éclaire. Dieu ne pouvoit pas nous donner l’intelligence, sans nous donner la liberté.

Ne pouvoit-il pas, reprit Cyrus, nous empêcher d’abuser de notre liberté, en nous découvrant la Vérité avec une évidence si parfaite, qu’il nous eût été impossible de nous méprendre ? Quand le Bien suprême se montre avec son attrait infini, il ravit tout l’amour de la volonté : Il fait disparoître tout autre bien, comme le grand jour dissipe les ombres de la nuit.

La lumiere la plus pure, réplique Eleazar, n’éclaire point, quand on ne veut pas voir ; or toute intelligence finie peut détourner ses yeux de la Vérité. Je vous ai déja dit que les esprits ne peuvent pas contempler sans cesse la splendeur de l’Essence divine ; ils sont de tems en tems obligés de se voiler les yeux : C’est alors que l’amour propre peut les séduire, & leur faire prendre un bien apparent pour un bien réel. Ce faux bien peut les éblouir, & les distraire du Bien véritable. L’amour de nous-mêmes est inséparable de notre nature. Dieu en s’aimant, aime essentiellement l’ordre, parcequ’il est l’ordre lui-même ; mais la créature peut s’aimer sans aimer l’ordre ; par-là tout esprit créé est nécessairement & essentiellement faillible. Demander pourquoi Dieu a fait des intelligences faillibles, c’est demander pourquoi il les a fait finies, c’est demander pourquoi il n’a pas créé des Dieux aussi parfaits que lui-même, c’est vouloir l’impossible.

Dieu ne peut-il pas, dit enfin Cyrus, employer sa toute-puissance pour forcer des intelligences libres à voir & à goûter la Vérité ?

Sous l’Empire de Dieu même, répond Eleazar, le despotisme & la liberté, sont incompatibles : Le goût, la volonté & l’amour, ne se forcent point. Dieu fait tout ce qu’il veut dans le ciel & sur la terre ; mais il ne veut pas employer sa puissance absolue, pour détruire la nature libre des intelligences : s’il le faisoit, elles n’agiroient plus par choix, mais par force ; elles obéiroient, mais elles n’aimeroient pas : Or Dieu veut être aimé ; voilà le seul culte digne de lui : Il ne le demande pas pour son propre avantage, mais pour le bien de ses créatures : Il veut qu’elles soient heureuses, & qu’elles contribuent à leur bonheur ; qu’elles soient heureuses par amour, & par un amour de pur choix ; c’est ainsi que leur mérite augmente leur félicité.

Je commence à vous entendre, dit Cyrus ; le mal moral ne vient point de l’Etre souverainement bon, sage & puissant, qui ne peut pas manquer à sa créature, mais de la foiblesse inséparable de notre nature bornée, qui peut se tromper & s’égarer. Expliquez-moi à présent quelle est la cause du mal physique. La bonté infinie de Dieu n’auroit-elle pas pû ramener à l’ordre ses créatures criminelles, sans les faire souffrir ? Un bon pere auroit tort de se servir de punitions, s’il pouvoit gagner ses enfans par la douceur.

Je vous ai déja dit, répondit Eleazar, que nous sommes capables d’un double bonheur : Si Dieu nous continuoit après notre revolte, la pleine jouissance des plaisirs créés, nous n’aspirerions plus à l’union avec le Créateur ; nous nous contenterions d’une félicité inférieure, sans chercher la suprême beatitude de notre nature. Le seul moyen d’empêcher à jamais des Etres libres de retomber dans le désordre, est de leur faire sentir pour un temps les funestes suites de leur égarement. Dieu doit à sa justice la punition des coupables, pour ne pas autoriser le crime ; mais il la doit aussi à sa bonté, pour corriger les criminels. Le mal physique est nécessaire pour guérir le mal moral, & la souffrance est l’unique remede du péché.

Je vous comprens, dit Cyrus, Dieu ne pouvoit pas priver les esprits de liberté sans les priver d’intelligence, ni les empêcher d’être faillibles sans les rendre infinis, ni les rétablir après leur chûte que par des peines expiatrices, sans blesser sa justice & sa bonté. Exemt de toutes sortes de passions, il n’a ni colere ni vengeance : Il ne châtie que pour corriger : Il ne punit que pour guérir.

Oui, répond Eleazar, tous souffriront plus ou moins, selon qu’ils se sont plus ou moins égarés : Ceux qui ne se sont jamais éloignés de leur devoir, surpasseront à jamais les autres en connoissance & en bonheur ; ceux qui tarderont à revenir de l’égarement, seront toujours inférieurs en perfection & en félicité. La réunion des esprits à leur premier Principe, ressemble au mouvement des corps vers leur centre ; plus ils en approchent, plus leur rapidité augmente. Voilà l’ordre établi par la Sagesse éternelle ; voilà la loi immuable de la Justice distributive, dont Dieu ne peut se dispenser sans manquer essentiellement à lui-même, sans autoriser la revolte, sans exposer tous les Etres finis & faillibles à troubler l’harmonie universelle.

La conduite de Dieu ne nous choque que parceque nous sommes finis & mortels : Elevons-nous au-dessus de ce lieu d’éxil ; parcourons toutes les régions celestes, nous ne verrons le désordre & le mal que dans ce coin de l’univers. La terre n’est qu’un atome en comparaison de l’immensité ; tous les siecles ne sont qu’un moment par rapport à l’éternité : Ces deux infiniment petits disparoîtront un jour ; encore un moment, & le mal ne sera plus ; mais notre esprit borné & notre amour propre, nous grossissent les objets, & nous font regarder comme grand ce Point qui entr’ouvre les deux éternités.

Voilà, continua Eleazar, tout ce que l’esprit de l’homme peut imaginer, pour rendre intelligibles les voyes de Dieu : C’est ainsi que nous confondons la raison par la raison même ; c’est par ces principes que nos Docteurs imposent silence aux Philosophes des nations qui blasphement contre la Sagesse souveraine, à cause des maux & des crimes que nous voyons ici-bas. Au reste, notre Religion ne consiste pas dans ces speculations, elle est moins un systême philosophique qu’un établissement surnaturel, Daniel vous en instruira ; il est aujourd’hui le Prophete du Très-Haut : L’Eternel lui montre quelquefois l’avenir comme present, & lui prête sa puissance pour operer des prodiges ; il doit revenir bien-tôt à Babylone, il vous fera voir les oracles contenus dans nos Livres sacrés, & vous apprendra les desseins de Dieu sur vous.

C’est ainsi qu’Eleazar instruisit Cyrus : Le Philosophe Hébreu fatiguoit en vain son esprit pour approfondir les mysteres impénetrables de la Sagesse divine ; ce qu’il y avoit de défectueux dans ses opinions, fut bien-tôt redressé par les instructions plus simples & plus sublimes de Daniel, qui revint à Babylone peu de jours après.

C’étoit le tems marqué par les Prophetes pour la délivrance de Nabucodonosor ; sa frénesie cessa, & la raison lui fut rendue. Avant que de rentrer dans sa Capitale, il voulut rendre un hommage public au Dieu d’Israel dans le même lieu où il avoit fait éclater son impieté.

Il ordonna à Daniel d’assembler les Princes, les Magistrats, les Gouverneurs des Provinces, tous les Grands de Babylone, & de les conduire dans les plaines de Dura où il avoit fait élever quelques années auparavant la fameuse Statue d’or. Revêtu de sa Robe Imperiale, il monte sur une éminence, d’où il pouvoit être vû de tout le peuple ; il n’avoit plus rien de feroce, ni de sauvage ; malgré l’état affreux où l’avoient réduit ses souffrances, on découvroit sur son visage un air tranquille & majestueux : Il se tourne vers l’Orient, il ôte son diadême, & se prosterne le visage contre terre. Après avoir adoré l’Eternel pendant quelque temps dans un profond silence, il se leve, & parle ainsi : Peuples assemblés de toutes les nations, c’est ici que vous avez vû autrefois les marques éclatantes de mon orgueil insensé ; c’est ici que je voulus usurper les droits de la Divinité, & vous forcer d’adorer l’ouvrage de mes mains : Pour punir cet excès d’irreligion, le Très-Haut m’a condamné à brouter l’herbe avec les animaux pendant sept années entieres ; les temps sont accomplis : J’ai levé mes yeux vers le Ciel, j’ai reconnu la puissance du Dieu d’Israel ; le sens & l’esprit me sont rendus. Votre Dieu, continua-t-il en se tournant vers Daniel, est véritablement le Dieu des Dieux, & le Seigneur des Rois : Tous les habitans de l’univers sont devant lui comme un néant : Il fait tout ce qu’il lui plaît dans le ciel & sur la terre : Sa Sagesse égale sa puissance, & toutes ses voyes sont pleines de justice : Il humilie les superbes quand il veut, & releve ceux qu’il avoit humiliés. Apprenez, Princes ; apprenez, peuples ; apprenez tous, à rendre hommage à sa grandeur, & à sa gloire.

A ces mots, l’assemblée poussa des cris de joye, & remplit l’air d’acclamations en l’honneur du Dieu d’Israel : Nabucodonosor fut reconduit avec pompe à sa Capitale, & reprit le gouvernement de son Royaume ; il éleva Daniel aux plus grandes dignités, & les Juifs furent honorés des premieres charges dans toutes les Provinces de son Empire.

Peu de jours après Amytis presenta Cyrus à Nabucodonosor : Le Roy des Assyriens reçut le jeune Prince avec tendresse, & l’écouta favorablement.

Cependant les Grands de Babylone qui entroient dans le Conseil du Roy, représenterent vivement qu’il seroit dangereux d’irriter la Cour d’Ecbatane dans un tems où les forces de l’Etat avoient été très-diminuées par les troubles survenus pendant la maladie du Roy ; que la bonne politique demandoit qu’on fomentât les discordes des Medes & des Perses, afin que ces deux ennemis pussent s’affoiblir mutuellement ; & qu’enfin le Roy pourroit profiter de leur division pour étendre ses conquêtes.

Nabucodonosor revenu de ces fausses maximes par les malheurs qu’il avoit éprouvés, ne se livra point aux projets ambitieux de ses Ministres : Cyrus profita de ces dispositions pour faire connoître au Roy les avantages qu’il trouveroit dans une alliance avec Cambyse : Il fit sentir à Nabucodonosor que les Medes étoient les seuls rivaux de sa puissance en Orient ; qu’il étoit de son interêt de ne pas laisser accabler les Perses, mais plûtôt de s’en faire des amis qui serviroient de barriere à son Empire contre les entreprises de Cyaxare, & qu’enfin la Perside par sa situation étoit un pays très-propre à faire passer les Babyloniens dans la Medie, en cas que ce Prince ambitieux voulût les attaquer.

Le Prince de Perse parla dans les Assemblées publiques & particulieres avec tant d’éloquence & de force ; il montra pendant le cours de cette négociation qui dura plusieurs mois, tant de candeur & de bonne foi ; il ménagea les Grands avec tant de délicatesse & de prudence, qu’il gagna tous les esprits ; l’alliance fut jurée d’une maniere solemnelle, & Nabucodonosor y demeura fidéle tout le reste de sa vie.

Cyrus impatient de voir les Livres sacrés des Juifs qui contenoient des oracles sur sa grandeur future, entretenoit tous les jours Daniel : Le Prophete de son côté ne cherchoit qu’à instruire le jeune Prince de la Religion des Hébreux ; Daniel ouvrit enfin les Livres d’Isaïe qui avoit annoncé Cyrus par son propre nom, cent cinquante ans avant sa naissance, comme un Prince que Dieu destinoit à être le Conquerant de l’Asie, & le liberateur de son peuple.

Cyrus fut saisi d’étonnement & de respect, en voyant une prédiction si claire & si circonstanciée ; chose inconnue chez les autres peuples, où les Oracles sont toujours obscurs & équivoques.

Eleazar, dit-il au Prophete, m’a déja montré que les grands principes de votre Theologie sur les trois états du monde, s’accordent avec ceux des autres Nations : Il m’a donné l’idée d’un Dieu créateur que je n’ai point trouvée chez les autres Philosophes : Il a levé toutes mes difficultés sur l’origine du mal par la nature libre des esprits : Il ferme la bouche à l’impieté par ses raisonnemens sublimes sur la préexistance des ames, sur leur chûte volontaire, & sur leur réparation finale ; mais il ne m’a point parlé de l’établissement surnaturel de votre Religion. Je vous conjure par le Dieu que vous adorez, de répondre à mes questions : Votre tradition a-t-elle la même source que celle des autres peuples ? Vous a-t-elle été transmise par un canal plus sûr ? Votre Législateur étoit-il un simple Philosophe, ou un Homme Divin ?

Je sçai, répond Daniel, tous les efforts qu’ont fait nos Docteurs pour accommoder la Religion au goût des sages de la terre ; mais ils s’égarent, & se perdent dans une foule d’opinions incertaines ; il y a toujours quelque endroit par où la vérité leur échappe. Nos pensées sont foibles, & nos conjectures trompeuses ; le corps appesantit l’ame, & cette demeure terrestre abbat l’esprit qui veut s’élever trop haut.

Le desir de tout pénetrer, de tout expliquer, & de tout ajuster à nos idées imparfaites, est la plus dangereuse maladie de l’esprit humain ; le plus sublime effort de notre foible raison, est de se taire devant la Raison souveraine. Laissons à Dieu le soin de justifier un jour les voyes incomprehensibles de sa Providence ; notre orgueil & notre impatience font que nous ne voulons pas attendre ce dénouement ; nous voulons devancer la lumiere, & nous la perdons de vûe.

Oubliez donc toutes les speculations subtiles des Philosophes ; je veux vous parler un langage plus simple & plus certain : Je ne vous proposerai que des faits palpables, dont les yeux, les oreilles, & tous les sens de l’homme sont juges.

Vous avez appris par la doctrine universelle de toutes les nations, que la nature humaine est déchûe de la pureté de son origine : En cessant d’être juste, elle cessa d’être immortelle ; les souffrances succederent au crime, & les hommes furent condamnés à un état malheureux, pour les faire soupirer sans cesse après une meilleure vie.

Pendant les premiers tems qui ont suivi cette chûte, la Religion n’étoit point écrite ; sa morale se trouvoit dans la raison même, & la tradition des Anciens transmettoit à la postérité la connoissance des Mysteres : Il étoit alors aisé de conserver cette tradition dans sa pureté, parceque les mortels vivoient plusieurs siecles.

Les connoissances sublimes de ces premiers hommes n’ayant servi qu’à les rendre plus criminels, toute la race humaine fut détruite hors la seule famille de Noé, afin d’arrêter le cours de l’impieté, & la multiplication des vices ; les Cataractes du Ciel s’ouvrirent, les eaux sortirent des abymes, & produisirent un déluge universel dont il reste encore quelques vestiges dans la tradition de presque toutes les Nations. La premiere constitution de l’univers changée d’abord par la chûte de l’homme, fut affoiblie de nouveau par cette inondation ; les sucs de la terre furent alterés, les herbes & les fruits n’eurent plus leur premiere force ; l’air chargé d’une humidité excessive fortifia les principes de la corruption, & la vie des hommes fut abregée.

Les descendans de Noé s’étant répandus par toutes les régions de la terre, oublierent bien-tôt cet effet terrible de la colere de Dieu, & se livrerent à toute sorte de crimes.

Ce fut alors que l’Eternel voulut se choisir un peuple, pour être le dépositaire de la Religion, de la morale, & de toutes les vérités divines, afin d’empêcher qu’elles ne fussent dégradées & perdues par l’imagination, les passions, & les vains raisonnemens des hommes.

Abraham mérita par sa foi & par son obéissance d’être le Chef & le Pere de ce peuple heureux ; Dieu lui promit que sa postérité seroit multipliée comme les étoiles du Ciel, qu’elle possederoit un jour la terre de Chanaan, & que le Desiré des Nations en naîtroit dans la plénitude des temps.

La famille naissante de ce Patriarche foible dans ses commencemens, descend en Egypte, s’y accroît, & devient esclave : Epurée pendant quatre siecles par toute sorte de malheurs, Dieu suscite enfin Moyse pour la délivrer.

Le Très-Haut après avoir éclairé notre Libérateur par les lumieres les plus pures, lui prête sa Toute-puissance pour prouver sa mission divine par les merveilles les plus éclatantes ; la nature entiere est changée & dérangée à tout moment.

Le superbe Roy d’Egypte refuse d’obéir aux ordres du Tout-Puissant ; Moyse remplit sa Cour de signes effrayans de la vengeance celeste ; les rivieres se changent en fleuves de sang ; une foule d’insectes venimeux porte les maladies & la mort sur les plantes, les animaux, & les hommes ; le tonnerre mêlé d’une pluye de grêle répand par-tout ses exhalaisons pestiferées ; une obscurité profonde qui succede aux éclairs, efface pendant trois jours entiers les lumieres du Ciel ; un Ange exterminateur détruit dans une seule nuit tous les premiers nés de l’Egypte.

Le peuple de Dieu sort enfin de son éxil, Pharaon le poursuit avec une armée formidable ; une colonne de feu nous éclaire pendant la nuit, & un nuage épais couvre notre marche pendant le jour. Moïse parle, la mer se sépare en deux, nos Peres la traversent à pied sec ; soudain les vagues impétueuses se réunissent avec fureur pour abîmer la nation infidéle.

Les Israelites errent pendant quarante ans dans le désert, où ils éprouvent la faim, la soif, l’intemperie des élemens : Ils murmurent contre Dieu ; Moïse parle de nouveau : Une nourriture miraculeuse descend du Ciel ; des rochers arides deviennent des fontaines d’eau vive ; la terre s’entr’ouvre, & engloutit ceux qui refusent de croire, sans voir l’accomplissement des promesses.

C’est dans ce désert affreux que Dieu publie lui-même sa Loi sainte, & qu’il dicte tous les rites & les statuts de notre Religion : Il appelle notre Conducteur sur le sommet du Sinaï ; la montagne s’ébranle ; l’Eternel fait entendre sa voix au milieu des tonnerres & des éclairs ; il déploye son pouvoir redoutable pour frapper des esprits moins sensibles à l’amour qu’à la crainte.

Cependant la bonté de Dieu n’éclatte pas avec moins de majesté que sa puissance : Celui que les cieux & la terre ne peuvent contenir, veut habiter d’une maniere sensible parmi les enfans d’Israel, & diriger lui-même tous leurs pas. Un Temple mobile s’éleve par son ordre ; l’Arche d’Alliance est construite ; l’Autel est sanctifié par la presence de la gloire du Très-Haut ; les rayons d’une lumiere celeste environnent le Tabernacle, & du milieu des Chérubins le Seigneur gouverne son peuple, & lui fait connoître à tout moment ses volontés.

Moyse écrit par l’ordre de Dieu même notre Loi, & notre histoire, preuves éternelles de la bonté souveraine, & de notre ingratitude ; il met ce Livre peu avant sa mort entre les mains de tout le peuple ; il falloit le consulter à chaque instant pour connoître non seulement la Religion, mais aussi les Loix Politiques ; chaque Hebreu est obligé de le lire une fois par an, & de le transcrire au moins une fois pendant sa vie : On ne pouvoit alterer, ni corrompre ces Annales sacrées, sans que l’imposture fût découverte & punie comme un crime de leze majesté divine, & comme un attentat contre l’autorité civile.

Moyse meurt ; nos Peres sortent du desert. La nature obéit à la voix de Josué notre nouveau Conducteur, les fleuves remontent vers leur source, le soleil suspend son cours ; les murs des plus fortes Villes s’écroulent à l’approche de l’Arche, les Idoles se brisent à son aspect ; les Nations les plus belliqueuses sont dispersées devant les armes triomphantes des Hebreux, qui se rendent enfin maîtres de la Terre promise.

A peine ce Peuple ingrat & leger est-il établi dans ce Pays de délices, qu’il s’ennuye de l’Empire de Dieu, & veut être gouverné comme les autres Nations. L’Eternel lui accorde un Roy dans sa colere ; le premier de nos Monarques est rejetté pour sa desobéïssance ; David regne selon le cœur de Dieu, il étend ses conquêtes, & le Trône est affermi dans sa Maison ; mais il n’est permis qu’à Salomon son fils, le plus sage & le plus pacifique de nos Princes, d’élever un Temple superbe à Jerusalem. Le Dieu de paix fixe son séjour sur la montagne de Sion ; le miracle de l’Arche se perpetue ; la Majesté divine remplit le lieu saint ; & du sanctuaire redoutable on entend tous les jours des Oracles qui répondent à la voix du Pontife.

Pour rappeller à tout moment la memoire de tant de prodiges, & pour en démontrer la verité à tous les siecles futurs, Moyse, Josué, nos Juges & nos Monarques, établissent des Fêtes solemnelles, & des Cérémonies augustes : Une Nation entiere concourt hautement, universellement, successivement à rendre témoignage à ces miracles par des monumens continués de generation en generation.

Tandis que les Israëlites demeurent fidéles, le Dieu des armées les protege & les rend invincibles selon ses promesses ; mais aussi-tôt qu’ils se laissent corrompre, il les livre en proye à leurs ennemis ; il les châtie cependant en pere, sans les abandonner entierement : Dans chaque siecle il suscite des Prophétes qui nous menacent, nous éclairent, & nous corrigent : Ces Sages separés de tous les plaisirs terrestres, s’unissent à la verité suprême ; les yeux de l’ame fermés depuis l’origine du mal s’ouvrent dans ces hommes divins, pour penetrer dans les conseils de la Providence, & pour en connoître les secrets.

Les Jugemens de Dieu éclattent plusieurs fois sur les Hebreux indociles, & plusieurs fois la Nation choisie ramenée par les Prophetes, reconnoît le Dieu de ses peres : Elle cede enfin au malheureux penchant qu’ont tous les mortels de corporaliser la Divinité, & de se former un Dieu semblable à leurs passions. Le Très-Haut fidéle dans ses menaces comme dans ses promesses, nous a soumis depuis plusieurs années au joug de Nabucodonosor ; nous errons vagabonds, captifs & éplorés sur les rives de l’Euphrate. Dieu s’étant servi de ce Conquerant pour accomplir ses desseins éternels, l’a humilié & terrassé dans sa colere ; vous avez vû sa punition & sa délivrance : Cependant la mesure de la justice divine n’est pas encore remplie sur la race d’Abraham : C’est vous, ô Cyrus, qui êtes destiné par le Tout-puissant pour être son liberateur. Jerusalem se repeuplera, la Maison du Seigneur sera rebâtie, & la gloire de ce nouveau Temple qui doit être honoré un jour de la presence du Messie, surpassera de beaucoup la magnificence du premier.

Quel est donc, dit alors Cyrus, le dessein de cette Loi, dictée par Dieu même avec tant de pompe, conservée par vos Peres avec tant de soins, & renouvellée par vos Prophetes au milieu de tant de prodiges ? En quoi differe-t-elle de la Religion des autres Peuples ?

Le dessein de la Loi & des Prophetes, reprit Daniel, de nos cérémonies, de notre culte, de nos sacrifices, est de montrer que toutes les creatures étoient pures dès leur origine ; que tous les hommes naissent à present malades, corrompus, ignorans jusqu’à ne pas connoître leur maladie ; que la nature humaine ne peut être rétablie dans sa perfection que par l’avenement du Messie.

Ces trois idées dont les traces se remarquent dans toutes les Religions, ont été transmises de siecle en siecle depuis le déluge jusqu’à nous ; Noé les enseigna à ses enfans, dont la posterité les répandit par toute la terre ; mais en passant de bouche en bouche, elles ont été alterées & obscurcies par l’imagination des Poëtes, par la superstition des Prêtres, & par le génie different de chaque Peuple. On en voit des vestiges plus marqués parmi les Orientaux & les Egyptiens, parcequ’Abraham a été celebre dans l’Asie, & que le Peuple de Dieu a été long-temps captif sur les bords du Nil : Mais ces verités antiques n’ont été conservées pures & sans mêlange que dans les Oracles écrits par notre Législateur, par nos Historiens & par nos Prophetes.

Ce n’est pas tout ; il y a un mystere propre à notre Religion seule, dont je ne vous parlerois point, ô Cyrus, si vous n’étiez pas l’Oint du Très-Haut, & son serviteur choisi pour la délivrance de son peuple.

Les Propheties annoncent deux avenemens du Messie, l’un dans la souffrance, l’autre dans la gloire. Le Grand Emmanuel paroîtra sur la terre dans un état d’abaissement, plusieurs siecles avant que de paroître sur les nues dans l’éclat de son triomphe. Il expiera le crime par son sacrifice, avant que de rétablir l’Univers dans sa premiere Splendeur.

Dieu n’a pas besoin d’une victime sanglante pour appaiser sa colere ; mais il blesseroit sa justice s’il pardonnoit au Criminel sans montrer son horreur pour le crime : C’est pour concilier la justice divine avec sa clemence que le Messie viendra. L’Homme Dieu descendra sur la terre pour faire voir par ses souffrances l’opposition infinie de l’Eternel au renversement de l’ordre.

Je vois de loin ce jour qui fera la joye des Anges, & la consolation des Justes : Toutes les Puissances Celestes seront presentes à ce Mystere, & en adoreront la profondeur ; les Mortels n’en verront que l’écorce & le dehors.

Les Hebreux qui n’attendent qu’un Messie triomphant ne comprendront point ce premier avenement ; les faux Sages de toutes les Nations qui ne jugent que par les apparences, blasphêmeront contre ce qu’ils ignorent : Les Justes même ne verront pendant cette vie que comme dans un énigme, la beauté, l’étendue & la necessité de ce grand sacrifice.

Enfin le Messie viendra dans sa gloire pour renouveller la face de l’Univers : Alors tous les Esprits du Ciel, de la terre & des enfers fléchiront le genou devant lui ; alors les Propheties s’accompliront dans toute leur plenitude.

Le Prince de Perse ébranlé par la force du discours de Daniel balançoit en lui-même ; il sentoit que toutes les lumieres de Zoroastre, d’Hermès, d’Orphée, de Pythagore, n’étoient que des traces imparfaites, & des rayons échappés de la tradition des Hebreux : Il n’avoit rencontré dans la Perse, dans l’Egypte, dans la Grece, & chez les autres Peuples, que des opinions obscures, incertaines & vagues ; il trouvoit chez les Juifs des Livres, des Propheties, des Prodiges dont on ne pouvoit contester l’autorité. Cependant il ne voyoit la verité qu’à travers un nuage, son esprit étoit éclairé, mais son cœur n’étoit pas encore touché ; il attendoit l’accomplissement des prédictions d’Isaïe. Daniel connut les differens mouvemens qui l’agitoient, & lui dit :

O Cyrus ! la Religion n’est pas un systême d’opinions Philosophiques, ni une Histoire merveilleuse d’évenemens surnaturels, mais une science de sentiment que Dieu ne revele qu’aux ames pures : Il faut qu’une puissance superieure à l’homme descende en vous, s’en empare, & vous enleve à vous-même : Alors vous sentirez par le cœur ce que vous ne faites qu’entrevoir à present par les foibles lumieres de l’esprit. Ce temps n’est pas encore venu, mais il viendra un jour ;[52] en attendant ce moment heureux, qu’il vous suffise de sçavoir que le Dieu d’Israël vous aime, qu’il marchera devant vous, & qu’il accomplira par vous toutes ses volontés : Hâtez-vous de justifier ses Oracles, & retournez promptement en Perse où votre presence est necessaire.

Le jeune Heros quitta bien-tôt Babylone ; l’année suivante Nabucodonosor mourut, & ses successeurs violerent l’alliance jurée entre les Assyriens & les Perses.

Cyrus employa vingt années entieres à faire la guerre aux Assyriens, & à leurs Alliés : Il conquit d’abord les Lydiens, soumit les peuples de l’Asie mineure, rendit tributaires la Cappadoce, l’Armenie & l’Hyrcanie, & marcha ensuite vers la haute Asie. Après l’avoir réduite sous sa puissance, il s’avança vers Babylone, qui étoit la seule Ville qui lui résistoit.

Les differens Peuples de l’Orient voyant sa moderation au milieu des triomphes, s’empresserent à se soumettre à sa domination : Il s’attira tous les cœurs par son humanité, & fit plus de conquêtes par sa douceur que par ses armes. Toujours invincible & toujours genereux, il ne subjugua les Nations que pour travailler à leur bonheur, & n’employa jamais son autorité que pour faire fleurir la justice & les bonnes loix.

La prise de Babylone le rendit enfin maître de l’Orient, depuis le fleuve Indus jusqu’à la Grece, & depuis la mer Caspienne jusqu’aux extrêmités de l’Egypte. Voyant alors l’entier accomplissement des Oracles d’Isaïe, son cœur fut penetré des verités que Daniel lui avoit enseignées, tous les nuages se dissiperent, il reconnut hautement le Dieu d’Israel, & délivra les Hebreux de leur captivité par cet Edit qu’il fit publier dans toute l’étendue de son vaste Empire.

Le Seigneur le Dieu du Ciel m’a donné tous les Royaumes de la Terre, & m’a commandé de lui bâtir une Maison dans la Ville de Jerusalem qui est en Judée. O vous qui êtes son Peuple, que votre Dieu soit avec vous : Allez à Jerusalem, & rebâtissez la Maison du Seigneur Dieu d’Israel, lui seul est Dieu.



F I N.


DISCOURS
SUR
LA MYTHOLOGIE.



MON premier dessein avoit été d’inserer dans mon Livre des Notes détachées : mais comme la lecture de ces remarques critiques détourne trop l’attention, de l’histoire principale, j’ai crû devoir les réunir dans un discours suivi, que je divise en deux parties.

Dans la premiere, je montrerai que les Philosophes de tous les temps, & de tous les païs, ont eu l’idée d’une Divinité suprême, distincte & separée de la matiere. La seconde servira à faire voir que les vestiges des principaux dogmes de la Religion revelée, sur les trois états du monde, se rencontrent dans la Theologie de toutes les Nations.


PREMIERE PARTIE.

De la Theologie des Payens.



JE commence d’abord par les Mages ou les Philosophes Persans. Selon le témoignage d’Herodote,[53] les anciens Perses n’avoient ni statues, ni temples, ni autels. « Ils appellent folie, dit cet auteur, de croire comme les Grecs, que les Dieux ont une figure, & une origine humaine. Ils montent sur les plus hautes montagnes pour sacrifier. Il n’y a chez eux ni libations, ni musique, ni offrandes. Celui qui fait le sacrifice, mene la victime dans un lieu pur, & invoque le Dieu auquel il veut sacrifier, ayant la tiare couronnée de myrthe. Il n’est pas permis au sacrificateur de prier pour lui en particulier ; mais il doit avoir pour objet le bien de toute la nation, & il se trouve ainsi compris avec tous les autres. »

Strabon rend le même témoignage aux anciens Perses.[54] « Ils n’érigeoient ni statues, ni autels, dit cet historien. Ils sacrifioient dans un lieu pur, & fort élevé, où ils immoloient une victime couronnée. Quand le Mage en avoit divisé les parties, chacun prenoit sa portion. Ils ne laissoient rien pour les immortels, disant que Dieu ne veut autre chose que l’ame de la victime. »

Les Orientaux persuadés de la Metempsycose, croyoient que la victime étoit animée d’une Intelligence, dont les peines expiatrices finissoient par le sacrifice.

Il est vrai que les Perses, ainsi que les autres payens, adoroient le feu, le soleil & les astres ; mais on verra qu’ils les regardoient uniquement comme des images visibles, & des symboles d’un Dieu suprême, qu’ils croyoient être le seul maître de la Nature.

Plutarque nous a laissé dans son traité d’Isis & d’Osiris, un fragment de la Theologie des Mages. Cet Historien Philosophe nous assure qu’ils définissoient le grand Dieu Oromaze, le principe de lumiere, qui a tout operé, & tout produit.[55] Ils admettoient encore un autre Dieu, mais subalterne, qu’ils nommoient[56] Mythras, ou le dieu Mitoyen. Ce n’étoit pas un Etre coéternel avec la Divinité suprême, mais la premiere production de sa puissance, qu’il avoit préposé pour être le Chef des Intelligences.

La plus belle définition de la Divinité qui se trouve parmi les anciens, est celle de Zoroastre. Elle nous a été conservée par Eusebe dans sa Préparation Evangelique. Cet auteur n’étoit pas trop favorable aux Payens. Il cherchoit sans cesse à dégrader leur philosophie. Cependant il dit avoir lû mot pour mot les paroles suivantes dans un Livre de Zoroastre qui existoit de son temps, & qui avoit pour titre, Recueil sacré des Monumens Persans.

«[57] Dieu est le premier des incorruptibles, éternel, non engendré. Il n’est point composé de parties. Il n’y a rien de semblable ni d’égal à lui. Il est auteur de tout bien, desinteressé, le plus excellent de tous les Etres excellens, & la plus sage de toutes les Intelligences. Le pere de la justice & des bonnes loix ; instruit par lui seul, suffisant à lui-même, & premier producteur de la Nature. »

Les auteurs modernes des Arabes & des Persans, qui nous ont conservé ce qui reste de l’ancienne doctrine de Zoroastre parmi les Guebres & les Ignicoles, assurent que les premiers Mages n’admettoient qu’un seul Principe Eternel.

Abulfeda, cité par le celebre Docteur Pocok, dit que selon la primitive doctrine des Perses[58] « Dieu étoit plus ancien que la lumiere & les tenebres, & qu’il avoit existé de tout temps, dans une solitude adorable, sans compagnon & sans rival. »

Saristhani, cité par M. Hydde, dit que « les premiers Mages[59] ne regardoient point le bon & le mauvais principe comme coéternels, mais qu’ils croyoient que la lumiere étoit éternelle, & que les tenebres avoient été produites par l’infidelité d’Ahriman chef des Genies. »

M. Bayle dit dans son Dictionnaire, que les anciens Perses étoient tous Manichéens. Il auroit sans doute abandonné ce sentiment, s’il avoit consulté les Auteurs originaux. C’est ce que ce celebre critique ne faisoit pas toujours. Il avoit un genie capable de tout approfondir ; mais il écrivoit quelquefois à la hâte, & se contentoit d’effleurer les matieres les plus graves. D’ailleurs on ne peut justifier cet auteur d’avoir trop aimé l’obscurité desolante du pyrrhonisme. Il semble dans ses Ouvrages être toujours en garde contre les idées satisfaisantes sur la Religion. Il montre avec art & subtilité tous les côtés obscurs d’une question ; mais il en presente rarement le point lumineux, d’où sort l’évidence. Quels éloges n’eût-il pas merité, s’il avoit employé ses rares talens plus utilement pour le genre humain.

Telle est la Theologie des anciens Perses, que j’ai mis dans la bouche de Zoroastre. Les Egyptiens avoient à peu près les mêmes principes que les Orientaux. Rien n’est plus absurde que l’idée qu’on nous donne ordinairement de leur Theologie. Rien aussi n’est plus outré que le sens allegorique que certains Auteurs ont voulu trouver dans leurs Hieroglyphes.

D’un côté il est difficile de croire que la nature humaine puisse jamais être assez aveuglée pour adorer des insectes, des reptiles, & des plantes qu’on voit naître & perir tous les jours, sans y attribuer certaines vertus divines, ou sans les regarder comme des symboles de quelque puissance invisible. Dans les païs les plus barbares, on trouve quelque connoissance d’un Etre superieur, qui fait l’objet de la crainte, ou de l’esperance des Sauvages les plus grossiers. Quand on supposeroit qu’il y a des peuples tombés dans une ignorance assez profonde pour n’avoir aucun sentiment de la Divinité ; il est certain que l’Égypte ne sçauroit être accusée de cette ignorance. Tous les Historiens sacrés & profanes parlent de ce peuple comme de la plus sage de toutes les Nations ; & l’un des éloges que le S. Esprit donne à Moyse & à Salomon, est qu’ils étoient instruits dans toutes les sciences des Égyptiens. L’Esprit divin auroit-il loué ainsi la sagesse d’une Nation tombée dans une barbarie assez grossiere pour adorer les oignons, les crocodiles & les reptiles les plus méprisables.

D’un autre côté certains Auteurs modernes veulent trop exalter la Theologie des Égyptiens, & trouver dans leurs Hieroglyphes tous les mysteres du Christianisme. Après le Déluge, Noé ne laissa point sans doute ignorer à ses enfans, les grands principes de la Religion sur les trois États du monde. Cette tradition a pû se répandre de géneration en géneration parmi tous les peuples de la terre ; mais il ne faut pas conclure de-là que les Payens eussent des idées aussi claires sur la Nature divine, & sur le Messie qu’en avoient les Juifs. Cette supposition, loin de rendre hommage aux Livres sacrés, les dégrade. Je tâcherai de garder le juste milieu entre ces deux extrémités.

Plutarque dans son Traité d’Isis & d’Osiris, nous apprend[60] que la Theologie des Égyptiens avoit deux significations. L’une sainte & symbolique. L’autre vulgaire & litterale, & par conséquent que les figures des animaux qu’ils avoient dans leurs temples, & qu’ils paroissoient adorer, n’étoient que des Hieroglyphes, pour représenter les attributs divins.

Suivant cette distinction, il dit qu’Osiris signifie le Principe actif ou le Très-saint ;[61] Isis, la sagesse ou le terme de son operation ; Orus, la premiere production de sa puissance, le modele selon lequel il a tout produit, ou l’archetype du monde.

Il seroit témeraire de soutenir que les Payens ayent jamais eu aucune connoissance d’une Trinité de Personnes distinctes, dans l’Unité indivisible de la Nature divine. Mais il est constant que les Chaldéens & les Egyptiens croyoient que tous les attributs de la Divinité pouvoient se réduire à trois : Puissance, Intelligence & Amour. Ils distinguoient aussi trois sortes de mondes : le monde sensible, le monde aërien, & le monde étheréen. Dans chacun de ces mondes ils reconnoissoient encore trois principales proprietés, figure, lumiere & mouvement ; matiere, forme & force.[62] C’est pour cela que les anciens Philosophes regardoient le nombre de trois comme mysterieux.

En lisant avec attention le Traité de Plutarque, les Ouvrages de Jamblique, & tout ce qui nous reste sur la Religion des Orientaux & des Egyptiens, on verra que la Mythologie de ces peuples regarde principalement les operations internes, & les attributs de la Divinité ; comme celle des Grecs, ses operations externes, ou les proprietés de la Nature. Les Orientaux & les Egyptiens avoient l’esprit plus subtil & plus metaphysique que les Grecs & les Romains. Ces derniers aimoient mieux les sciences qui sont du ressort de l’imagination & du sentiment. Cette clef peut servir beaucoup à l’intelligence des anciennes Mythologies.

Plutarque conclut ainsi son Traité d’Isis & d’Osiris.[63] « Comme l’on dit que celui qui lit les Ouvrages de Platon, lit Platon ; & celui qui joüe la Comedie de Menandre, joüe Menandre : de même les anciens ont appellé du nom des Dieux les différentes productions de la Divinité. » Plutarque avoit dit plus haut « qu’il faut prendre garde de ne pas transformer, dissoudre & dissiper la Nature divine en rivieres, en vents, en vegetations, en formes & en mouvemens corporels ; ce seroit ressembler à ceux qui croyent que les voiles, les cables, les cordages & l’anchre sont le Pilote ; que le fil, la trame & la navette sont le Tisserand. Par cette conduite insensée on blasphemeroit contre les Puissances celestes, en donnant le nom de Dieu à des natures insensibles, inanimées & corruptibles. Rien de ce qui n’a point d’ame, poursuit-il, rien de materiel & de sensible ne peut être Dieu. Il ne faut pas croire non plus que les Dieux soient différens selon les différens païs, Grecs & Barbares, Septentrionaux & Meridionaux. Comme le Soleil est commun à tous, quoiqu’on l’appelle de divers noms en divers lieux ; de même il n’y a qu’une seule Intelligence souveraine, & une même Providence qui gouverne le monde, quoiqu’on l’adore sous différens noms, & quoiqu’elle ait établi des Puissances inférieures pour ses Ministres. » Voilà, selon Plutarque, la doctrine des premiers Egyptiens sur la Nature divine.

Origene qui étoit contemporain de Plutarque, suit les mêmes principes dans son Livre contre Celse. Ce Philosophe payen se vantoit de connoître la Religion Chrétienne, parcequ’il en avoit vû quelques cérémonies, mais il n’en pénetroit point l’esprit. Origene s’exprime ainsi :[64] « En Egypte les Philosophes ont une science sublime & cachée sur la Nature divine, qu’ils ne montrent au peuple que sous l’enveloppe de fables & d’allegories. Celse ressemble à un homme qui ayant voyagé dans ce païs, & qui n’ayant jamais conversé qu’avec le vulgaire grossier, croiroit entendre la religion Egyptienne. Toutes les Nations Orientales, ajoute-t-il, les Perses, les Indiens, les Syriens cachent des mysteres secrets sous leurs fables religieuses. Le Sage de toutes ces religions en pénétre le sens, tandis que le vulgaire n’en voit que le symbole extérieur & l’écorce. »

Ecoutons à present Jamblique, qui avoit étudié à fond la religion des Egyptiens. Il vivoit au commencement du troisiéme siecle, & étoit disciple du fameux Porphyre, selon le témoignage de S.  Clement[65] & de S. Cyrille d’Alexandrie.[66] On lisoit encore alors plusieurs Livres Egyptiens qui n’existent plus aujourd’hui. Ces Livres étoient respectés par leur antiquité. On les attribuoit à Hermes Trismegiste, ou à quelqu’un de ses premiers disciples. Jamblique avoit lû ces Livres que les Grecs avoient fait traduire. Voici ce qu’il dit de la Theologie qu’ils enseignoient.

[67] « Selon les Egyptiens, le premier Dieu exista dans son unité solitaire avant tous les Etres. Il est la source & l’origine de tout ce qui est intelligent ou intelligible. Il est le premier principe, suffisant à lui-même, incomprehensible, & le Pere de toutes les essences. »

« Hermes dit encore, continue Jamblique, que ce Dieu suprême a préposé un autre Dieu nommé Emeph, comme chef de tous les Esprits étheréens, empyréens & celestes ; que ce second Dieu qu’il appelle Conducteur, est une Sagesse qui transforme & qui convertit en elle toutes les Intelligences. Il ne préfere à ce Dieu Conducteur que le premier Intelligent & le premier Intelligible, qu’on doit adorer dans le silence. » Il ajoûte « que l’Esprit Producteur a différens noms, selon ses différentes propriétés ou operations ; qu’on l’appelle en langue Egyptienne Amoun, en tant qu’il est sage ; Ptha, en tant qu’il est la vie de toutes choses ; & Osiris, en tant qu’il est l’auteur de tout bien. »

Telle est, selon Jamblique, la doctrine des Egyptiens ; par-là il est manifeste qu’ils admettoient un seul Principe, & un Dieu Mitoyen semblable au Mythras des Perses.

L’idée d’un Esprit préposé par la Divinité suprême pour être le chef & le conducteur de tous les Esprits, est très-ancienne. Les Docteurs Hebreux croyoient que l’ame du Messie avoit été créée dès le commencement du monde, & préposée à tous les ordres des Intelligences. Cette opinion étoit fondée sur ce que la Nature finie ne peut pas contempler sans cesse les splendeurs de l’Essence divine ; qu’elle est obligée d’en détourner quelquefois la vûe, pour adorer le Créateur dans ses productions, & que dans ces momens il falloit un chef qui conduisît les Esprits par toutes les regions de l’immensité, pour leur en montrer les beautés & les merveilles.

Pour connoître à fond la Theologie des Orientaux & des Egyptiens, examinons celle des Grecs & des Romains qui en dérive originairement. Les Philosophes de la Grece alloient étudier la sagesse en Asie & en Egypte. Thales, Pythagore, Platon y ont puisé leurs plus grandes lumieres : les traces de la Tradition Orientale sont presque effacées aujourd’hui ; mais on nous a conservé plusieurs monumens de la Theologie des Grecs. Jugeons des maîtres par leurs disciples.

Il faut distinguer les Dieux des Poëtes d’avec ceux des Philosophes. La Poësie divinise toutes les différentes parties de la Nature, & donne tour à tour de l’esprit au corps, & du corps aux Esprits. Elle exprime les operations & les proprietez de la matiere par les actions & les passions des Puissances invisibles, que les Payens supposoient conductrices de tous les mouvemens & de tous les évenemens qu’on voit dans l’univers. Les Poëtes passent subitement de l’allegorie au sens litteral, & du sens litteral à l’allegorie, des Dieux réels aux Dieux fabuleux ; c’est ce qui cause le mélange de leurs images, l’absurdité de leurs fictions, & l’indécence de leurs expressions justement condamnées par les Philosophes.

Malgré cette multiplicité de Dieux subalternes, ces Poëtes reconnoissoient cependant qu’il n’y avoit qu’une seule Divinité suprême ; c’est ce que nous allons voir dans les très-anciennes Traditions qui nous restent de la Philosophie d’Orphée. Je suis bien éloigné de vouloir attribuer à ce Poëte les Ouvrages qui portent son nom. Je crois avec le celebre Grotius que les Pythagoriciens qui reconnoissoient Orphée pour leur maître, sont les Auteurs de ces Livres. Quoi qu’il en soit, comme ces Ecrits sont plus anciens qu’Herodote & Platon, & qu’ils étoient fort estimés parmi les Payens, nous pouvons juger par les fragmens qui nous en restent de l’ancienne Theologie des Grecs.

Voici l’abregé que fait Timothée Cosmographe de la doctrine d’Orphée ; cet abregé nous a été conservé dans Suidas,[68] Cedrenus,[69] & Eusebe.

« Il y a un Etre inconnu, qui est le plus élevé & le plus ancien de tous les Etres, & le Producteur de toutes choses, même de l’Ether, & de tout ce qui est au-dessous de l’Ether. Cet Etre sublime est Vie, Lumiere, Sagesse ; ces trois noms marquent la même & unique Puissance qui a tiré du néant tous les Etres visibles & invisibles. »

Il paroît par ce passage que l’idée de la création, c’est-à-dire de la production des substances, n’étoit pas inconnue aux Philosophes Payens ; nous la trouverons bien-tôt dans Platon.

Proclus nous a conservé encore ce merveilleux passage de la Theologie d’Orphée :[70] « L’univers a été produit par Jupiter. L’Empyrée, le profond Tartare, la Terre & l’Ocean, les Dieux immortels & les Déesses, tout ce qui est, tout ce qui a été, tout ce qui sera, étoit contenu originairement dans le sein fécond de Jupiter, & en est sorti. Jupiter est le premier & le dernier, le commencement & la fin. Tous les Etres émanent de lui. Il est le Pere primitif, & la Vierge immortelle. Il est la vie, la cause & la force de toutes choses. Il n’y a qu’une seule Puissance, un seul Dieu, & un seul Roy universel de tout. »

Je finis la Théologie d’Orphée par ce passage fameux de l’Auteur des Argonautiques, qui a suivi la doctrine d’Orphée.[71] « Nous chanterons d’abord un hymne sur l’ancien Cahos ; comment le ciel, la mer & la terre en furent formez. Nous chanterons aussi l’Amour parfait, sage & éternel, qui a débroüillé ce Cahos.[72] »

Il paroît par la doctrine de la Theogonie, ou la naissance des Dieux qui est la même que la Cosmogonie, ou la generation de l’univers, que les anciens Poëtes rapportoient tout à un premier Etre de qui tous les autres émanoient. Le Poëme de la Theogonie d’Hesiode[73] parle de l’Amour comme du premier Principe qui débrouilla le Cahos. « De ce Cahos sortit la nuit ; de la nuit, l’Ether ; de l’Ether, la lumiere ; ensuite les étoiles, les planettes, la terre, & enfin les Dieux qui gouvernent tout. »

Ovide parle aussi le même langage dans le premier Livre de ses Métamorphoses :[74] « Avant qu’il y eût, dit-il, une mer & une terre ; avant qu’il y eût un ciel qui enveloppât le monde, toute la nature étoit une masse informe & grossiere que l’on nomme le Cahos. Les semences de toutes choses étoient dans une perpetuelle discorde ; mais une Divinité bienfaisante termina tous ces differends. » Il est évident par ces paroles que le Poëte Latin, qui a suivi la tradition Grecque, distingue entre le Cahos, & Dieu qui le débrouilla avec intelligence.

Je dois remarquer ici cependant que la Mythologie Grecque & Romaine sur le cahos est bien plus imparfaite que celle des Orientaux & des Egyptiens, qui nous enseignent qu’un état heureux & parfait a précedé le cahos ; que le bon Principe n’a pû rien produire de mauvais ; que son premier ouvrage ne pouvoit pas être la confusion & le désordre ; & enfin que le mal physique n’a été qu’une suite du mal moral. L’imagination des Poëtes Grecs enfanta d’abord la monstrueuse doctrine de Manés sur les deux Principes coéternels ; une Intelligence souveraine, & une Matiere aveugle ; la lumiere, & les ténebres ; un cahos informe, & une Divinité qui le débrouille. Je quitte Hesiode & Ovide, pour parler de la Theologie d’Homere & de Virgile son imitateur. Quiconque lira attentivement ces deux Poëtes Epiques, verra que le merveilleux qui regne dans leurs Fables, est fondé sur ces trois principes : 1o. Qu’il y a un Dieu suprême qu’ils appellent par tout le Pere & le Maître Souverain des Hommes & des Dieux, l’Architecte du monde, le Prince & le Gouverneur de l’univers, le premier Dieu & le grand Dieu. 2o. Que toute la Nature est remplie d’Intelligences subalternes qui sont les ministres de cette Divinité suprême. 3o. Que les biens & les maux, que les vertus & les vices, que les connoissances & les erreurs viennent de l’action & de l’inspiration différente des bons & des mauvais Genies qui habitent l’air, la mer, la terre & le ciel.

Les Poëtes tragiques & lyriques parlent comme les Poëtes épiques. Euripide reconnoît hautement la dépendance de tous les Etres d’un seul Principe : « O ! Pere & Roy des Hommes & des Dieux, dit-il, pourquoi croyons-nous, misérables mortels, sçavoir ou pouvoir quelque chose ? Notre sort dépend de votre volonté.[75] »

Sophocle nous représente la Divinité comme une Intelligence souveraine qui est la Verité, la Sagesse, & la Loi éternelle de tous les Esprits :[76] « La nature mortelle, dit-il, n’a point engendré les loix : Elles viennent d’en-haut : Elles descendent du Ciel même. Jupiter Olympien en est le seul Pere. »

Pindare dit[77] « que Chiron apprenoit à Achille à adorer au-dessus de tous les autres Dieux, Jupiter qui lance la foudre. »

Plaute introduit un Dieu subalterne parlant ainsi :[78] « Je suis citoyen de la cité celeste, dont Jupiter, pere des Dieux & des Hommes, est le chef. Il commande aux Nations, & nous envoye par tous les Royaumes pour connoître les mœurs & les actions, la pieté & la vertu des hommes. C’est en vain que les mortels tâchent de le corrompre par les offrandes & les sacrifices. Ils perdent leur peine, car il a en horreur le culte des impies. »

« Muses, dit Horace, celebrez en premier lieu, selon la coutume de nos peres, le grand Jupiter qui gouverne les mortels & les immortels, la terre, les mers, & tout l’univers. Il n’y a rien de plus grand que lui, rien de semblable, rien d’égal à lui.[79] »

Je finis ce que j’ai à citer des Poëtes par ce passage merveilleux de Lucain. Lorsque Caton arrive au Temple de Jupiter Ammon, après avoir traversé les deserts de la Lybie, Labienus veut lui persuader de consulter l’Oracle. Voici la réponse que le Poëte met à la bouche de ce Philosophe Heros :[80] « Pourquoi me proposez-vous, ô Labienus, de demander à l’Oracle si l’on doit mieux aimer mourir libre les armes à la main, que de voir la tyrannie triompher dans sa patrie ; si cette vie mortelle n’est que le retardement d’une immortalité heureuse ; si la violence peut nuire à un homme de bien ; si la vertu ne nous rend point superieurs aux malheurs, & si la vraye gloire dépend des succès : Nous sçavons déja ces verités, & l’Oracle ne peut pas nous faire des réponses plus claires que celles que Dieu nous fait à tout moment dans le fond de notre cœur. Nous sommes tous unis à la Divinité, elle n’a pas besoin de paroles pour se faire entendre, & elle nous a dit en naissant tout ce que nous avons besoin de sçavoir. Elle n’a pas choisi les sables arides de la Lybie pour y ensevelir la verité, afin qu’elle ne soit entendue que d’un petit nombre de personnes. Elle se fait connoître à tous. Elle remplit tous les lieux, la terre, la mer, l’air, le ciel. Elle habite sur-tout dans l’ame des justes. Pourquoi la chercher plus loin ? »

Passons des Poëtes aux Philosophes, & commençons par Thales Milesien, chef de l’école Ionique. Il vivoit plus de six cens ans avant l’Ere chrétienne.[81] Nous n’avons aucuns de ses ouvrages ; mais voici quelques-unes de ses maximes, qui nous ont été conservées par les auteurs les plus respectables de l’antiquité.

« Dieu est le plus ancien de tous les Etres. Il a produit l’univers plein de merveilles.[82] Il est l’Intelligence qui a débrouillé le caos.[83] Il est sans commencement & sans fin, & rien ne lui est caché.[84] Rien ne peut resister à la force du destin ; mais ce destin n’est autre que la raison immuable, & la puissance éternelle de la Providence.[85] »

Ce qu’il y a de plus surprenant en Thales, c’est sa définition de l’ame. Il l’appelle « un Principe,[86] ou une nature qui se meut elle-même, pour la distinguer de la matiere. »

Pythagore[87] est le second grand Philosophe après Thales, & le chef de l’école Italique.

On sçait l’abstinence, le silence, la retraite & la grande pureté de mœurs qu’il exigeoit de ses disciples. Il avoit senti que l’esprit seul ne peut atteindre à la connoissance des choses divines, à moins que le cœur ne soit épuré de ses passions. Voici les idées qu’il nous donne de la Divinité.

« Dieu n’est ni sensible, ni passible, mais invisible, purement intelligible,[88] & souverainement intelligent.[89] Par son corps, il ressemble à la lumiere, & par son ame à la verité.[90] Il est l’Esprit universel qui penetre, & qui se répand par toute la Nature. Tous les Etres reçoivent leur vie de lui.[91] Il n’y a qu’un seul Dieu, qui n’est pas, comme quelques-uns se l’imaginent, placé au-dessus du monde, hors de l’enceinte de l’univers : mais étant tout entier en soi, il voit tous les Etres qui remplissent son immensité. Principe unique, lumiere du ciel, pere de tous, il produit tout, il arrange tout, il est la raison, la vie, & le mouvement de tous les Etres.[92] »

Il enseignoit qu’outre le premier Principe, il y avoit trois sortes d’Intelligences, les Dieux, les Heros, & les Ames.[93] Il regardoit les premiers comme les images inalterables de la souveraine Intelligence ; les Ames humaines comme les moins parfaites des substances raisonnables ; & les Heros comme des Etres mitoyens placés entre les deux, pour élever les Ames à l’union divine.[94]

Il nous represente ainsi l’Immensité comme remplie d’Esprits de differens ordres.[95] Thales avoit la même idée. Ces deux Sages avoient puisé cette doctrine en Egypte, où l’on croyoit que c’étoit borner la puissance divine, que de la supposer moins feconde en Intelligences, qu’en objets materiels.

C’est là le vrai sens de cette expression fameuse attribuée aux Pythagoriciens, que l’unité a été le principe de toutes choses, & que de cette unité étoit sortie une Dualité infinie. On ne doit pas entendre par cette Dualité deux des personnes de la Trinité Chrétienne, ni les deux Principes de Manes ; mais un monde d’Intelligences & de Corps, qui est l’effet dont l’Unité est la cause.[96] C’est là le sentiment de Porphyre. Il doit être préferé à celui de Plutarque, qui veut attribuer à Pythagore le systême Manichéen, sans en donner aucune preuve.

Pythagore définissoit l’ame comme Thales, un principe qui se meut lui-même.[97] Il soutenoit de plus « qu’en sortant du corps, elle se réunit à l’ame du monde ;[98] qu’elle n’est pas un Dieu, mais l’ouvrage d’un Dieu Eternel,[99] & qu’elle est immortelle à cause de son principe.[100] »

Ce Philosophe croyoit que l’homme étoit composé de trois parties, de l’esprit pur, d’une matiere étherée, qu’il appelloit le char subtil de l’ame, & d’un corps mortel ou grossier. Il étoit encore redevable de cette idée aux Egyptiens, qui l’avoient donnée peut-être aux Hebreux, dont la Theologie distingue[101] l’esprit pur,[102] le corps celeste,[103] & le corps terrestre.

Les Pythagoriciens appellent souvent le char subtil ou le corps celeste, l’Ame, parcequ’ils la regardent comme la vertu active qui anime le corps terrestre. C’est ce qui fait croire à ceux qui n’approfondissent point leur philosophie, qu’ils regardoient la substance pensante comme materielle. Rien n’est plus faux. Ils distinguoient toujours entre l’entendement ou l’esprit pur, & l’ame ou le corps étheréen. Ils regardoient l’un comme la source de nos pensées ; l’autre comme la cause de nos mouvemens, & les croyoient deux substances differentes. Anaxagore, comme nous verrons bien-tôt, redressa cette erreur.

Les anciens Poëtes Grecs avoient déguisé cette opinion. Ils appelloient le corps celeste le simulacre, l’image ou l’ombre, parcequ’ils s’imaginoient que ce corps subtil en descendant du ciel pour animer le corps terrestre, en prenoit la forme, comme la fonte prend celle du moule où on la jette. Ils disoient qu’après la mort, l’esprit revêtu de ce char subtil s’envoloit vers les regions de la Lune, où ils avoient placé les champs Elisées. Selon eux il arrivoit là une seconde mort par la separation de l’esprit pur d’avec son char. L’un se réunissoit aux Dieux, & l’autre restoit dans le sejour des ombres ; c’est pour cela qu’Ulisse dit dans l’Odissée, « qu’il apperçut dans les champs Elisées le divin Hercule, c’est à dire son image, continue le Poëte, car pour lui il est avec les Dieux immortels, & assiste à leurs festins.[104] »

Pythagore n’adoptoit point la fiction poëtique de la seconde mort. Il enseignoit que le pur esprit & son char subtil étant nés ensemble, étoient inseparables, & retournoient après la mort à l’astre d’où ils étoient descendus.

Je ne parle point ici de la Metempsycose, elle ne regardoit que les ames qui s’étoient dégradées & corrompues dans les corps mortels. J’en parlerai dans la seconde partie de ce discours.

Je finis l’article de Pythagore par le sommaire que saint Cyrille fait de la doctrine de ce Philosophe. Nous voyons clairement, dit ce Pere « que Pythagore soutenoit qu’il y avoit un seul Dieu, principe & cause de toutes choses, qui éclaire tout, qui anime tout, de qui tout émane, qui a donné l’être à tous, & qui est l’origine du mouvement.[105] »

Après Pythagore vient Anaxagore[106] de la Secte Ionique, né à Clazomene, & maître de Pericles Heros Athenien. Ce Philosophe fut le premier après Thales dans l’Ecole Ionique qui sentit la necessité d’introduire une souveraine Intelligence pour la formation de l’Univers. Il rejetta avec mépris, & refuta avec force la doctrine de ceux qui soutenoient[107] que la nécessité aveugle, & les mouvemens fortuits de la matiere avoient produit le monde. Il tâcha de prouver qu’une Intelligence pure & sans mêlange préside à l’Univers.

Selon le rapport d’Aristote, les raisonnemens d’Anaxagore étoient fondés sur ces deux principes, 1o. « que l’idée de la matiere ne renfermant pas celle de force, le mouvement ne peut pas être une de ses proprietés. Il faut par consequent, disoit-il, chercher ailleurs la cause de son activité. Or ce principe actif, en tant que cause du mouvement, il l’appelloit l’Ame, parcequ’il anime l’Univers.[108] »

2o. « Il distinguoit entre ce principe universel du mouvement, & le principe pensant, il appelloit ce dernier Entendement. [109] Il ne voyoit rien dans la matiere qui fût semblable à cette proprieté, de là il concluoit qu’il y avoit dans la Nature une autre substance que la matiere. Mais il ajoûtoit que l’ame & l’esprit étoient la même substance, qu’on distinguoit selon ses operations, & que de toutes les Essences, elle étoit la plus simple, la plus pure, & la plus exempte de mêlange. »

Ce Philosophe passoit à Athenes pour un Athée, parcequ’il nioit que les astres & les planetes fussent des Dieux.[110] Il soutenoit que les premiers étoient des soleils, & les autres des mondes habitables. Le systême de la pluralité des mondes, est très ancien.

Platon[111] accuse Anaxagore d’avoir expliqué tous les phenomenes de la Nature par la matiere & le mouvement. Descartes n’a fait que renouveller ce sentiment. Il me semble que c’est avec grande injustice qu’on attaqueroit le Philosophe de Clazomene, ou son imitateur, puisque l’un & l’autre pose pour principe que le mouvement n’est pas une proprieté de la matiere, & que les loix du mouvement sont établies avec connoissance & dessein. En supposant ces deux principes, il me paroît que c’est avoir une idée plus noble & plus digne de la Divinité, de soutenir qu’étant presente à son ouvrage, Elle donne la vie, l’être & le mouvement à toutes les creatures ; que d’imaginer avec les Peripateticiens des Intelligences subalternes, des formes substantielles, des Etres Mitoyens & indéfinissables, qui produisent tous les différens arrangemens de la matiere. Aristote & son Ecole en multipliant les causes secondes, ont dérobé à la Cause premiere sa puissance & sa gloire.

Socrate[112] suit de près Anaxagore. On dit vulgairement qu’il a été martyr de l’Unité divine pour avoir refusé son hommage aux Dieux de la Grece, mais c’est une erreur. Dans l’apologie que Platon fait de ce Philosophe, Socrate reconnoît des Dieux subalternes, & enseigne que les astres & le soleil sont animés par des Intelligences à qui il faut rendre un culte divin. Le même Platon dans son dialogue sur la sainteté[113] nous apprend que Socrate ne fut point puni pour avoir nié qu’il y eût des Dieux inferieurs, mais parcequ’il déclamoit hautement contre les Poëtes qui attribuoient à ces divinités des passions humaines, & des crimes énormes.

En supposant plusieurs divinités inferieures, Socrate n’admettoit cependant qu’un seul Principe Eternel. Xenophon nous a laissé un excellent abregé de la Theologie de ce Philosophe. C’est peut-être le plus important morceau qui nous reste de l’antiquité. Il contient les entretiens de Socrate avec Aristodeme qui doutoit de l’existence de Dieu. Socrate lui fait remarquer d’abord tous les caracteres de dessein, d’art & de sagesse répandus dans l’univers, & sur-tout dans la mécanique du corps humain.[114] « Croyez-vous, dit-il ensuite à Aristodeme, croyez-vous que vous soyez le seul Etre Intelligent, vous sçavez que vous ne possedez qu’une petite parcelle de cette matiere qui compose le monde, une petite portion de l’eau qui l’arrose, une étincelle de cette flâme qui l’anime ; l’Intelligence vous appartient-elle en propre ? L’avez-vous tellement retirée & renfermée en vous-même, qu’elle ne se trouve nulle part ailleurs ? Le hazard fait-il tout sans qu’il y ait aucune sagesse hors de vous ? »

Aristodeme ayant repliqué qu’il ne voyoit point ce sage architecte de l’Univers, Socrate lui répond : « Vous ne voyez pas non plus l’ame qui gouverne votre corps, & qui regle tous ses mouvemens ; vous pourriez aussi-bien conclure que vous ne faites rien avec dessein & raison, que de soutenir que tout se fait par hazard dans l’Univers. »

Aristodeme ayant reconnu un Etre souverain, doute cependant de la Providence, parcequ’il ne comprend pas comment Elle peut tout voir à la fois. Socrate lui replique : « Si l’Esprit qui reside dans votre corps le meut & le dispose selon sa volonté, pourquoi la Sagesse souveraine qui préside à l’Univers, ne peut-elle pas aussi regler tout comme il lui plaît. Si votre œil peut voir les objets à la distance de plusieurs stades ; pourquoi l’œil de Dieu ne peut-il pas tout voir à la fois. Si votre ame peut penser en même tems à ce qui est à Athenes, en Egypte, & en Sicile, pourquoi la Sagesse divine ne peut-Elle pas avoir soin de tout, étant presente par-tout à son ouvrage. »

Socrate sentant enfin que l’incredulité d’Aristodeme venoit plutôt de son cœur que de son esprit, conclud par ces paroles : « O ! Aristodeme appliquez-vous sincerement à adorer Dieu, il vous éclairera, & tous vos doutes se dissiperont bientôt. »

Platon[115] disciple de Socrate suit les mêmes principes. Il vivoit dans un temps où la doctrine de Democrite avoit fait de grands progrès à Athenes. Le dessein de toute sa Theologie, est de nous donner des sentimens nobles de la Divinité ; de nous montrer que les ames n’ont été condamnées à animer des corps mortels que pour expier les fautes commises dans un état precedent ; & d’enseigner enfin que la Religion est le seul moyen de nous rétablir dans notre premiere grandeur. Il meprise tous les dogmes de la superstition Atheniene, & tâche d’en purger la Religion. Le principal objet de ce Philosophe est l’homme immortel. Il ne parle de l’homme politique que pour montrer que le plus court chemin de l’immortalité est de remplir pour l’amour du beau les devoirs de la societé civile.

Platon dans un de ses Dialogues définit Dieu la cause productrice qui fait exister ce qui n’étoit pas auparavant.[116] Il semble par-là qu’il ait eu une idée de la création. La matiere selon lui n’étoit éternelle que parcequ’elle étoit produite de tout temps. Il ne l’a jamais regardée comme independante de Dieu, ni comme une émanation de sa substance ; mais comme une veritable production.[117] Il est vrai que dans son Timée Locrien[118] il appelle quelquefois la substance divine une matiere incréée ; mais il la distingue toujours de l’univers sensible, qui n’en est qu’un effet, & une production.

Il n’est pas surprenant que Platon aidé de la seule lumiere naturelle ait connu la création. Cette verité ne renferme aucune contradiction. En effet quand Dieu crée, il ne tire pas l’Etre du néant comme d’un sujet sur lequel il opere ; mais il fait exister ce qui n’étoit pas précedemment. L’idée de puissance infinie suppose nécessairement celle de pouvoir produire de nouvelles substances, aussi bien que de nouvelles formes. Faire exister une substance qui n’existoit pas auparavant, ne paroît pas plus inconcevable que de faire exister une forme qui n’étoit pas auparavant ; puisque dans l’un & dans l’autre cas on produit un Etre nouveau. Ce passage du Néant à l’Etre embarasse également dans tous les deux. Or comme on ne nie pas qu’il y ait une force mouvante, quoiqu’on ne conçoive pas comment elle agit ; de même il ne faut pas nier qu’il y ait une puissance créatrice, parceque nous n’en avons pas une idée claire.

Revenons à Platon.[119] « Il appelle Dieu le souverain Architecte qui a créé l’univers & les Dieux, & qui fait tout ce qu’il lui plaît dans le Ciel, sur la terre, & aux Enfers. »

Il considere la Divinité dans sa solitude éternelle avant la production des Etres finis. Il dit souvent après les Egyptiens « que cette premiere source de la Divinité est environnée de tenebres épaisses ; que nul mortel ne peut les penetrer ; & qu’il ne faut adorer ce Dieu caché que par le silence. C’est ce premier principe qu’il appelle en plusieurs endroits l’Etre, l’unité, le bien souverain.[120] Le même dans le monde intelligent, que le soleil dans le monde visible. » C’est selon Platon cette fontaine de la Divinité que les Poëtes nommoient Cœlus.

Ce Philosophe nous represente ensuite le premier Etre comme sortant de son unité pour considerer toutes les differentes manieres par lesquelles il peut se dépeindre au dehors. Par là se forme dans l’entendement divin, le monde intelligible contenant les idées de toutes choses, & les vérités qui en resultent. Platon distingue toujours entre le bien suprême, & cette sagesse qui n’en est que l’émanation. « Ce qui nous presente la verité, dit-il, & ce qui nous donne la raison, est le bien suprême. Cet Etre est la cause, & la source de la verité.[121] Il l’a engendrée semblable à lui-même.[122] Comme la lumiere n’est pas le Soleil, mais son émanation ; de même, la verité n’est pas le premier principe, mais son émanation. Comme le Soleil non seulement éclaire les corps, & les rend visibles, mais encore qu’il contribue à leur generation, & à leur accroissement : de même le bien suprême fait non seulement connoître les creatures, mais il leur donne aussi leur être & leur existence. » C’est cette émanation qu’il appelle Saturne, ou le fils de Cœlus.

Il considere enfin la cause productrice comme animant l’Univers & lui donnant la vie & le mouvement. Dans le dixiéme livre de ses Loix[123] il prouve que la cause du mouvement ne peut pas être corporelle, parceque la matiere n’est point active par elle-même & suppose un autre principe pour la mouvoir. Il nomme ce premier Moteur l’ame du monde & Jupiter, ou le fils de Saturne. On voit par-là que la Trinité de Platon ne renferme que trois attributs de la divinité, & nullement trois personnes.

Aristote Disciple de Platon & Prince des Philosophes Peripateticiens appelle Dieu «[124] l’Etre éternel, & vivant, le plus noble de tous les Etres, une substance totalement distincte de la matiere, sans étendue, sans division, sans parties, & sans succession, qui comprend tout par un seul acte, qui demeurant immobile en soi remue tout, & qui possede en lui-même un bonheur parfait, parcequ’il se connoît lui-même, & se contemple avec un plaisir infini. »

Dans sa Metaphysique il pose pour principe « que Dieu[125] est une intelligence souveraine qui agit avec ordre, proportion, & dessein, & qu’il est la source du bon, du beau, & du juste. »

Dans son Traité de l’ame, il dit que « l’intellect suprême[126] est par sa nature le plus ancien de tous les Etres, qu’il a une domination souveraine sur tous. » Il dit ailleurs[127] que « le premier principe n’est ni le feu, ni la terre, ni l’eau, ni rien de sensible, mais que l’esprit est la cause de l’univers, & la source de tout l’ordre, & de toutes les beautés, aussi-bien que de tous les mouvemens, & de toutes les formes qu’on y admire. »

Ces passages prouvent qu’Aristote ne soutenoit l’éternité du monde que comme d’une émanation posterieure en nature à l’intelligence divine, qui étant tout acte & toute énergie ne pouvoit pas demeurer dans l’oisiveté.

Outre cette substance premiere & éternelle, il reconnoît plusieurs autres intelligences qui président aux mouvemens des Spheres Celestes. « Il n’y a, dit-il, qu’un seul premier Moteur & plusieurs dieux subalternes.[128] Tout ce qu’on a ajouté sur la forme humaine de ces divinités sont des fictions faites exprès pour instruire la Multitude, & pour faire observer les bonnes Loix. Il faut reduire tout à une seule substance primitive, & à plusieurs substances subordonnées, qui gouvernent sous elle. Voilà la pure doctrine des anciens échappée du naufrage des erreurs vulgaires, & des fables poëtiques. »

Ciceron vivoit dans un temps, où la corruption des mœurs, & le libertinage d’esprit, étoient parvenus à leur comble. La Secte d’Epicure avoit prevalu à Rome sur celle de Pythagore, & les esprits les plus sages en raisonnant sur la nature Divine se contentoient de flotter entre les deux opinions, d’une intelligence souveraine & d’une matiere aveugle. Ciceron dans son Traité sur la nature des Dieux, plaide la cause des Academiciens qui doutoient de tout. Il est à remarquer cependant qu’il refute fort bien Epicure dans son premier livre, & que les objections qu’il fait dans son troisiéme comme Academicien, sont beaucoup plus foibles que les preuves fondées sur les merveilles de la nature, qu’il rapporte dans son second livre, pour démontrer l’existence d’une intelligence souveraine.

Dans ses autres ouvrages, & sur tout dans son livre des loix, il nous dépeint « l’Univers comme une Republique[129] dont Jupiter est le Prince & le pere commun. La grande Loi imprimée dans le cœur de tous les Hommes, est d’aimer le bien public, & les membres de la société comme soi-même. Cet amour de l’ordre est la souveraine justice, & cette justice est aimable par elle-même. Si l’on ne l’aime que pour l’utilité qu’elle procure, on n’est pas bon, mais politique. La souveraine injustice, c’est d’aimer la justice seulement pour la récompense. En un mot la Loi universelle, immuable, éternelle de toutes les intelligences est de chercher le bonheur les unes des autres comme les enfans d’un même pere. »

Il nous represente ensuite Dieu comme une sagesse souveraine à l’autorité de qui toutes les natures intelligentes peuvent encore moins se soustraire que les natures corporelles. « Selon l’opinion des plus sages & des plus grands genies, dit ce Philosophe,[130] la Loi n’est pas une invention de l’esprit humain, ni l’établissement arbitraire des peuples, mais une suite de la raison éternelle, qui gouverne l’Univers. »

« L’outrage que Tarquin fit à Lucrece, continue-t-il, n’en étoit pas moins criminel, parcequ’il n’y avoit point encore de Loi écrite à Rome contre ces sortes de violences. Ce Tyran manqua à la Loi éternelle qui n’a pas commençé à être Loi, lorsqu’elle a été écrite, mais lorsqu’elle a été faite. Or son origine est aussi ancienne que l’esprit divin. Car la vraye, la primitive, & la principale Loi n’est autre que la souveraine raison du grand Jupiter.[131] Cette loi, dit-il ailleurs, est universelle, éternelle, immuable. Elle ne varie point selon les lieux & les temps. Elle n’est pas differente aujourd’hui de ce qu’elle étoit autrefois. La même Loi immortelle regle toutes les nations, parcequ’il n’y a qu’un seul Dieu, qui a enfanté & publié cette Loi. »

Quelle idée ne nous donne pas Ciceron de la nature de l’ame dans son Traité de la consolation. [132] « Thalès, dit-il, qu’Appollon lui-même déclara le plus sage de tous les hommes, a toujours soutenu que l’ame est une parcelle de la substance divine, & qu’elle retourne dans le Ciel sitôt qu’elle est degagée du corps mortel. Tous les Philosophes de l’Ecole Italique, ont suivi ce sentiment. C’est leur doctrine constante que les ames descendent du Ciel, & qu’elles sont non seulement l’ouvrage de la Divinité, mais une participation de son essence. »

« Si quelqu’un doute de ces verités, continue-t-il, il est facile de les prouver : la nature immortelle de l’ame est demontrée par deux proprietés que nous y reconnoissons, son activité & sa simplicité.

« Elle est active par elle-même ; elle est la source de tous ses propres mouvemens ; elle n’a point de principe d’où elle emprunte sa force : Elle est par consequent une image de la Divinité, & une émanation de sa lumiere. Or si Dieu est immortel, comment l’ame qui en est une partie peut-elle perir.

« De plus l’ame est d’une nature simple, sans mélange, & sans composition ; elle n’a rien de commun avec les Elemens, rien qui ressemble à la terre, à l’eau, à l’air, au feu. On ne voit dans la matiere aucune propriété semblable à la memoire qui retient le passé, à la raison qui prevoit l’avenir, à l’esprit qui comprend le present. Toutes ces qualités sont divines, & ne peuvent venir que de Dieu seul. L’ame qui sort de Dieu participe à son éternité. C’est cette esperance qui rend les sages tranquilles aux approches de la mort. C’est cette attente qui fit boire à Socrate avec joye la coupe fatale. Les ames enfoncées dans la matiere craignent la dissolution de ce corps, parcequ’elles ne songent à rien qu’à ce qui est terrestre. O pensée honteuse, & qui doit faire rougir les mortels. L’homme est la seule creature sur la terre qui soit alliée à la Divinité, & qui en ait la connoissance ; cependant il est assez aveugle & insensé pour oublier son origine celeste, & pour craindre de retourner dans sa patrie. »

Tels étoient les raisonnemens de Ciceron lorsqu’il consultoit ses lumieres naturelles, & que l’envie de faire briller son esprit ne l’engageoit plus à défendre la doctrine des Pyrrhoniens.

Ecoutons enfin Seneque le Stoïcien. Il étoit precepteur de Neron & vivoit dans un siécle où le christianisme n’étoit pas assez respecté pour que les payens en empruntassent des lumieres philosophiques.

« Il importe peu, dit-il,[133] de quel nom on appelle la premiere nature, & la divine raison qui preside à l’univers, & qui en remplit toutes les parties ; c’est toujours le même Dieu. On le nomme Jupiter flateur, non comme disent les Historiens, parcequ’il arrêta les armées Romaines qui fuyoient, mais parcequ’il est le ferme appui de tous les Etres. On peut l’appeller Destin, parcequ’il est la premiere cause d’où dépendent toutes les autres. Nos Stoïciens l’appellent tantôt le pere Bacchus, parcequ’il est la vie universelle qui anime la nature ; Hercule, parceque sa puissance est invincible ; Mercure, parcequ’il est la raison, l’ordre, & la sagesse éternelle. Vous pouvez lui donner autant de noms que vous voudrez, pourvû que vous n’admettiez qu’un seul principe present partout. »

Seneque considere après Platon, l’entendement divin comme contenant en soi le modéle de toutes choses, qu’il appelle les idées immuables, & toutes-puissantes. « Tout ouvrier, dit-il,[134] a un modéle sur lequel il forme son ouvrage ; n’importe si ce modéle existe hors de lui devant ses yeux, ou s’il se forme en lui par l’effort de son propre genie : Dieu produit ainsi au dedans de lui-même ce modéle parfait qui est la proportion, l’ordre & la beauté de tous les Etres. »

« Les anciens, dit-il ailleurs,[135] ne croyoient point Jupiter tel que nous le representons dans le Capitole & dans les autres Edifices : Mais ils entendoient par Jupiter, le Gardien & le Gouverneur de l’univers, l’entendement & l’esprit, le maître & l’ouvrier de cette grande machine. Tous les noms lui conviennent, vous ne vous trompez pas en l’appellant Destin, parcequ’il est la cause des causes de qui tout dépend. Voulez-vous l’appeller Providence, vous ne vous trompez point, c’est par sa sagesse que ce monde se gouverne. Voulez-vous l’appeller Nature, vous ne pecherez pas, c’est de lui que tous les Etres sont nés ; & par lui qu’ils respirent. »

On ne peut lire sans admiration les ouvrages d’Epictete, d’Arrien son disciple, & de Marc-Antonin. On y trouve des regles de Morale dignes du Christianisme. Ces disciples de Zenon croyoient cependant comme leur maître qu’il n’y avoit qu’une seule substance ; que l’intelligence souveraine étoit materielle ; que son essence étoit un pur Ether qui remplissoit tout par diffusion locale. L’erreur de ces Corporalistes ne prouve pas qu’ils ayent été Athées. Une fausse idée sur la Divinité ne forme point l’atheisme. Ce qui constitue l’Athée, n’est pas de soutenir avec les Stoïciens que l’etendue & la pensée peuvent être des proprietés de la même substance, ni avec Pythagore & Platon que la matiere est une production éternelle de la Divinité. Le véritable Atheisme consiste à nier qu’il y ait une intelligence souveraine qui ait produit le monde par sa puissance, & qui le gouverne par sa sagesse.

Voyons enfin quel sentiment avoient les Peres de l’Eglise sur la Theologie des Payens. Ils étoient à portée de la connoître à fond, par les frequentes disputes qu’ils avoient avec eux. Il faut craindre dans une matiere aussi délicate, de s’abandonner à ses propres conjectures. Ecoutons la sage Antiquité Chretienne.

Arnobe introduit les Payens se plaignant de l’injustice des Chrétiens. « C’est une calomnie,[136] disent ces Payens, de nous imputer le crime, de nier un Dieu suprême. Nous l’appellons Jupiter le très-grand, & le très-bon ; nous lui dedions nos plus superbes Edifices & nos Capitoles, pour marquer que nous l’exaltons au-dessus de toutes les autres Divinités. »

«[137] Saint Paul insinue dans sa prédication à Athenes, dit Saint Clement Alexandrin, que les Grecs connoissoient la Divinité. Il suppose que ces peuples adorent le même Dieu que nous, quoique ce ne soit pas de la même maniere. Il ne nous défend point d’adorer le même Dieu que les Grecs, mais il nous défend de l’adorer de la même façon. Il nous ordonne de changer la maniere de notre culte, & nullement l’objet. »

« Les Payens, dit Lactance,[138] qui admettent plusieurs Dieux, disent cependant que ces Divinités subalternes president tellement à toutes les parties de l’univers, qu’il n’y a qu’un seul Recteur & Gouverneur suprême : de-là il suit que toutes les autres puissances invisibles ne sont pas des Dieux, mais des Ministres ou des Deputés de ce Dieu unique, très-grand, & tout-puissant, qui les a constitués pour executeurs de ses volontés. »

Eusebe de Cesarée ajoute :[139] « Les payens reconnoissoient qu’il n’y avoit qu’un seul Dieu, qui remplit tout, qui penetre tout, & preside tout. Mais ils croyent qu’étant present à son ouvrage d’une maniere incorporelle & invisible, c’est avec raison qu’on l’adore dans ses effets visibles & corporels. »

Je finis par un fameux passage de saint Augustin qui reduit le Polytheisme des Payens à l’unité d’un seul principe. « Jupiter, dit ce Pere,[140] est selon les Philosophes l’ame du monde qui prend des noms differens selon les effets qu’il produit. Dans les espaces étherées on l’appelle Jupiter, dans l’air Junon, dans la Mer Neptune, dans la terre Pluton, aux Enfers Proserpine, dans l’Element du feu Vulcain, dans le Soleil Phœbus, dans les devins Appollon, dans la Guerre Mars, dans la Vigne Bacchus, dans les moissons Cerès, dans les bois Diane, dans les sciences, Minerve. Toute cette foule de Dieux & de Déesses ne sont que le même Jupiter, dont on exprime les differentes vertus par des noms differens. »

Il est donc évident par le témoignage des Poëtes profanes, des Philosophes Gentils, & des Peres de l’Eglise, que les Payens reconnoissoient une seule Divinité suprême. Les Orientaux, les Egyptiens, les Grecs, les Romains & toutes les Nations enseignoient universellement cette vérité.

Vers la cinquantiéme Olympiade six cens ans avant l’Ere Chrétienne, les Grecs ayant perdu les sciences traditionnelles des Orientaux, negligerent la doctrine des Anciens, & commencerent à raisonner sur la nature divine par les prejugés des sens & de l’imagination. Anaximandre vivoit alors, il fut le premier qui voulut bannir de l’univers, le sentiment d’une intelligence souveraine, pour reduire tout à l’action d’une matiere aveugle qui prend nécessairement toutes sortes de formes. Il fut suivi par Leucippe, Democrite, Epicure, Straton, Lucrece, & toute l’Ecole des Atomistes.

Pythagore, Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote, & tous les Grands Hommes de la Grece, se souleverent contre cette doctrine impie, & tâcherent de rétablir l’ancienne Theologie des Orientaux. Ces genies superieurs voyoient dans la nature, mouvement, pensée, dessein. Or comme l’idée de la matiere, ne renferme aucune de ces trois proprietés, ils concluoient qu’il y avoit dans la nature une autre substance que la matiere.

La Grece s’étant ainsi partagée en deux Sectes, on disputa long-temps de part & d’autre sans se convaincre. Vers la 120e Olympiade Pyrrhon forma une troisiéme Secte dont le Grand principe étoit de douter de tout & de ne rien decider.[141]. Tous les Atomistes qui avoient cherché en vain une démonstration de leurs faux principes, se réunirent bien-tôt à la Secte Pyrrhonienne, ils s’abandonnerent follement au doute universel, & parvinrent peu après à un tel excès de phrenesie, qu’ils douterent des verités les plus claires & les plus sensibles. Ils soutinrent sans allegorie que tout ce qu’on voit n’est qu’une illusion, & que la vie entiere est un songe perpetuel dont ceux de la nuit ne sont que des images.

Enfin Zenon établit une quatriéme Ecole, vers la cent trentiéme Olympiade. Ce Philosophe tâcha de concilier les disciples de Democrite avec ceux de Platon en soutenant que le premier principe étoit une sagesse infinie, mais que son essence étoit un pur Ether, ou une lumiere subtile qui se répandoit par-tout pour donner la vie, le mouvement, & la raison à tous les Etres.

Dans ces derniers temps on n’a fait que renouveller les anciennes erreurs. Jordano Bruno, Vanini, & Spinoza ont rappellé le monstrueux systême d’Anaximandre. Et ce dernier a tâché d’éblouir les ames foibles, en donnant une forme geometrique à ce systême.

Quelques Spinosistes sentant que l’évidence leur échappe à tout moment dans les prétendues démonstrations de leur maître, sont tombés dans une espece de Pyrrhonisme insensé, nommé l’Egomisme, où chacun se croit le seul être existent.

M. Hobbès & plusieurs autres Philosophes sans se déclarer athées osent soutenir que la pensée & l’étendue peuvent être des proprietés de la même substance.

Descartes, le Pere Malebranche, Leibnitz, Bentley, le Dr . Clarke, & plusieurs Metaphysiciens d’un génie également subtil & profond tâchent de réfuter ces erreurs, & de confirmer par leur raisonnement l’ancienne Theologie. Ils ajoutent aux preuves tirées des effets, celles qu’on tire de l’idée de la premiere cause : ils font sentir que les raisons de croire sont infiniment plus fortes que celles qu’on a de douter. C’est tout ce qu’il faut chercher dans les discussions Metaphysiques.

L’histoire des temps passés est semblable à celle de nos jours. L’esprit humain prend à peu près les mêmes formes dans les différens siécles. Il s’égare dans les mêmes routes. Il y a des erreurs universelles, comme des verités immuables. Il y a des maladies periodiques pour l’esprit, comme pour les corps.


SECONDE PARTIE.

De la Mythologie des Anciens.



LES hommes abandonnés à la seule lumiere de leur raison ont toujours regardé le mal moral & physique, comme un phénoméne choquant dans l’ouvrage d’un Etre infiniment sage, bon & puissant. Pour expliquer ce phénoméne, les Philosophes ont eû recours à plusieurs hypothéses.

La raison leur dictoit à tous, que ce qui est souverainement bon, ne peut rien produire de méchant, ni de malheureux. De-là ils concluoient que les ames n’étoient pas ce qu’elles avoient été d’abord ; qu’elles s’étoient degradées par quelque faute qu’elles avoient commise dans un état precedent ; que cette vie est un lieu d’exil & d’expiation ; & qu’enfin tous les Etres seroient retablis dans l’ordre.

Ces idées philosophiques avoient cependant une autre origine. La tradition s’unissoit à la raison ; & cette tradition avoit répandu dans toutes les Nations certaines opinions communes sur les trois états du monde. C’est ce que je vais faire voir dans cette seconde Partie, qui sera comme un abregé de la doctrine traditionelle des Anciens.

Je commence par la Mythologie des Grecs & des Romains. Tous les Poëtes nous depeignent le siecle d’or ou de Saturne comme un état heureux, où il n’y avoit ni malheurs, ni crimes, ni travail, ni peines, ni maladies, ni mort.[142]

Ils nous représentent au contraire le siecle de fer, comme le commencement du mal physique & moral. Les souffrances, les vices, tous les maux cruels sortent de la boëte fatale de Pandore, & inondent la terre.[143]

Ils nous parlent du siecle d’or renouvellé, comme d’un temps où Astrée doit revenir sur la terre, où la justice, la paix & l’innocence doivent reprendre leurs premiers droits ; & où tout doit être rétabli dans sa perfection primitive.[144]

Enfin ils chantent par-tout les exploits d’un fils de Jupiter qui abandonne l’Olympe pour vivre parmi les hommes. Ils lui donnent des noms différens selon ses différentes fonctions. Tantôt c’est Apollon qui combat Python & les Titans. Tantôt c’est Hercule qui détruit les monstres, & les Geans, & qui purge la terre de leurs fureurs, & de leurs crimes. Quelquefois c’est Mercure ou le Messager des Dieux qui vole par-tout pour executer leurs volontés. D’autres fois c’est Persée qui délivre Andromede ou la nature humaine, du monstre qui sortit de l’abyme pour la dévorer. C’est toujours quelque fils de Jupiter qui livre des batailles, & qui remporte des victoires.

Je n’insiste point sur ces descriptions poëtiques, parcequ’on peut les regarder comme des fictions faites au hazard, pour embellir un poëme & pour amuser l’esprit. L’illusion est à craindre dans les rapports & les explications allegoriques. Je me hâte d’exposer la doctrine des Philosophes & sur-tout celle de Platon. C’est la source où Plotin, Proclus, & les Platoniciens du troisiéme siécle, ont puisé leurs principales idées.

Commençons par le dialogue de Phedon ou de l’immortalité, dont voici l’analyse. Phedon raconte à ses amis l’état où il vit Socrate en mourant. Il sortoit de la vie, dit-il, avec une joye paisible, & une intrepidité genereuse. Ses amis lui en demanderent la cause. « J’espere, leur repond Socrate, me réunir aux Dieux bons & parfaits, & à des hommes meilleurs que ceux que je laisse sur la terre.[145] »

Cebes lui ayant dit que l’ame se dissipe après la mort comme une fumée, & s’aneantit tout-à-fait, il combat cette opinion en tachant de prouver que l’ame a eu une existence réelle dans un état heureux avant que d’animer un corps humain.[146]

Il attribue cette doctrine à Orphée.[147] « Les disciples d’Orphée, dit-il, appelloient le corps une prison, parceque l’ame est ici dans un état de punition, jusqu’à ce qu’elle ait expié les fautes qu’elle a commises dans le ciel. »

« Les ames, continue Platon,[148] qui se sont trop adonnées aux plaisirs corporels, & qui se sont abruties, errent sur la terre, & rentrent dans de nouveaux corps. Car toute volupté & toute passion attachent l’ame au corps, lui persuadent qu’elle est de même nature, & la rendent, pour ainsi dire, corporelle ; de sorte qu’elle ne peut s’envoler dans une autre vie ; mais impure & appesantie, elle s’enfonce de nouveau dans la matiere, & devient par-là incapable de remonter vers les pures régions, & d’être réunie à son Principe. »

Voilà la source de la Metempsycose que Platon represente dans le second Timée comme une allégorie, & quelquefois comme un état réel, où les ames qui se sont rendues indignes de la suprême beatitude, séjournent & souffrent successivement dans les corps des differens animaux, jusques à ce qu’elles soient purgées de leurs crimes par les peines qu’elles subissent. C’est ce qui a fait croire à quelques Philosophes, que les ames des bêtes étoient des intelligences dégradées.

« Les ames pures, ajoute Platon, qui ont travaillé ici-bas à se dégager de toute souillure terrestre, se retirent après la mort dans un lieu invisible, qui nous est inconnu, où le pur s’unit au pur, le bon s’unit à son semblable, & notre essence immortelle à l’essence divine. »

Il appelle ce lieu la premiere Terre où les ames faisoient leur demeure avant leur dégradation. « La terre est immense,[149] dit-il, nous n’en connoissons & n’en habitons qu’un petit coin. Cette terre étherée, ancien séjour des ames, est placée dans les pures régions du ciel, où sont les astres. Nous qui vivons dans ces abîmes profonds, nous nous imaginons que nous sommes dans un lieu élevé, & nous appellons l’air le ciel, semblables à un homme qui du fond de la mer voyant le Soleil & les astres au travers des eaux, croiroit que l’Ocean est le ciel même. Mais si nous avions des aîles pour nous élever en-haut, nous verrions que c’est-là le vrai ciel, la vraye lumiere & la vraye terre. Comme dans la mer tout est troublé, rongé & défiguré par les sels qui y abondent ; de même dans notre terre presente tout est difforme, corrompu, délabré, en comparaison de la terre primitive. »

Platon fait ensuite une description pompeuse de cette terre étherée dont la nôtre n’est qu’une croute détachée.[150] « Il dit que tout y étoit beau, harmonieux, transparent ; des fruits d’un goût exquis y croissoient naturellement ; il y couloit des fleuves de Nectar ; on y respiroit la lumiere comme nous respirons l’air, & l’on y buvoit des eaux qui étoient plus pures que l’air même. »

Cette idée de Platon s’accorde avec celle de Descartes sur la nature des planettes. Ce Philosophe moderne croit qu’elles étoient d’abord des Soleils, qui contracterent ensuite une croute épaisse & opaque ; mais il ne parle point des raisons morales de ce changement, parcequ’il n’examine le monde qu’en Physicien.

La même doctrine de Platon est encore développée dans son Timée. Là il nous raconte que Solon dans ses voyages entretint un Prêtre Egyptien sur l’antiquité du monde, sur son origine, & sur les révolutions qui y sont arrivées, selon la Mythologie des Grecs. Alors le Prêtre Egyptien lui dit,[151] « ô Solon, Solon, vous autres Grecs vous êtes toujours enfans, & vous ne parvenez jamais à un âge mur ; votre esprit est jeune, & n’a aucune vraye connoissance de l’antiquité. Il est arrivé plusieurs inondations & conflagrations sur la terre causées par le changement des mouvemens celestes. Votre histoire de Phaëton qui paroît une fable, n’est pourtant pas sans quelque fondement veritable. Nous autres Egyptiens nous avons conservé la memoire de ces faits dans nos monumens, & dans nos temples ; mais ce n’est que depuis peu que les Grecs ont connu les Lettres, les Muses, & les Sciences. »

Ce discours donne occasion à Timée d’expliquer à Socrate, l’origine des choses, & l’état primitif du monde.[152] « Tout ce qui a été produit, dit-il, a été produit par quelque cause. Il est difficile de connoître la nature de cet Architecte, & de ce pere de l’univers ; & quand vous la découvririez, il vous seroit impossible de la faire comprendre au Vulgaire. »

« Cet Architecte, continue-t-il, a eu quelque modéle selon lequel il a tout produit, & ce modéle c’est lui-même. Comme il est bon, & que ce qui est bon n’est jamais touché d’aucune envie, il a fait toutes choses autant qu’il étoit possible, semblables à son modéle. Il a fait le monde un tout parfait, composé de parties toutes parfaites, & qui n’étoient sujettes ni à la maladie, ni à la vieillesse. Le pere de toutes choses[153] voyant enfin cette belle image de lui-même se plut dans son ouvrage, & cette joye lui inspira le desir de rendre cette image de plus en plus semblable à son modéle. »

Dans le dialogue appellé le Politique, Platon nomme cet état primitif du monde, le regne de Saturne, & voici comme il le décrit.[154] « Dieu étoit alors le prince & le pere commun de tous ; il gouvernoit le monde par lui-même, comme il le gouverne à présent par les Dieux inferieurs. Alors la fureur, ni la cruauté ne regnoient point sur la terre ; la guerre & la sédition n’étoient point connues. Dieu nourrissoit les hommes lui-même ; il étoit leur gardien & leur pasteur : Il n’y avoit ni Magistrats ni Politique comme à present. Dans ces heureux temps, les hommes sortoient du sein de la terre qui les produisoit d’elle-même, comme les fleurs & les arbres. Les campagnes fertiles fournissoient des fruits, & des bleds sans les travaux de l’agriculture ; les hommes ne couvroient point leur corps, parcequ’on ne sentoit point encore l’inclemence des saisons ; ils prenoient leur repos sur des lits de gazons toujours verds.

« Sous le regne de Jupiter, le maître de l’univers ayant comme abandonné les rénes de son empire, se cacha dans une retraite inaccessible. Les Dieux inferieurs qui gouvernoient sous Saturne, se retirerent aussi, & le monde secoué jusqu’aux fondemens par des mouvemens contraires à son principe & à sa fin, perdit sa beauté, & son éclat. Alors les biens furent mêlés avec les maux : Mais à la fin de peur que le monde ne soit plongé dans un abyme éternel de confusion, Dieu auteur du premier ordre reparoîtra & reprendra les rénes. Alors il changera, corrigera, embellira, & retablira tout, en détruisant la vieillesse, les maladies, & la mort. »

Dans le dialogue appellé Phedrus, Platon recherche les causes secrettes du mal moral qui a produit le mal physique.[155] « Il y a en chacun de nous, dit-il, deux ressorts dominans. Le désir du plaisir, & l’amour du bon, qui sont les aîles de l’ame. Quand ces aîles se séparent, quand l’amour du plaisir & l’amour du bon se divisent ; alors les ames tombent dans des corps mortels : & voici selon lui les plaisirs que les intelligences goutent dans le ciel, & comment les ames déchurent de cet état heureux. »

«[156] Le grand Jupiter, dit-il, animant son char aîlé marche le premier suivi de tous les Dieux inferieurs & des Genies. Ils parcourent ainsi les cieux dont ils admirent les merveilles infinies ; mais lorsqu’ils vont au grand festin, ils s’élevent au haut du ciel au-dessus des Spheres. Aucun de nos Poëtes n’a chanté jusqu’ici, ni ne peut chanter suffisamment ce lieu sublime.[157] Là les ames contemplent par les yeux de l’esprit, l’essence vrayement existente qui n’est ni colorée ni figurée, ni sensible, mais purement intelligible. Là elles voyent la vertu, la verité, la justice non comme elles sont ici bas, mais comme elles existent dans celui qui est l’Etre même. Là elles se rassasient de cette vûe jusques à ce qu’elles n’en puissent plus soutenir l’éclat ; alors elles rentrent dans le ciel, où elles se repaissent d’Ambroisie & de Nectar. Telle est la vie des Dieux. »

« Or, continue Platon,[158] toute ame qui suit Dieu fidellement dans ce lieu sublime, demeure pure & sans tache ; mais si elle se contente de Nectar, & d’Ambroisie sans accompagner le char de Jupiter, pour aller contempler la verité ; elle s’appesantit, elle rompt ses aîles, elle tombe sur la terre, & entre dans un corps humain, plus ou moins vil, selon qu’elle a été plus ou moins élevée. Les ames moins dégradées habitent dans les corps des Philosophes ; les plus méprisables animent les Tyrans & les mauvais Princes. Leur sort change après la mort & devient plus ou moins heureux, suivant qu’elles ont aimé la vertu ou le vice pendant leur vie. Ce n’est qu’après dix mille ans que les ames se réuniront à leur principe. Leurs aîles ne croissent & ne se renouvellent que dans cet espace de temps. »

Telle est la doctrine que Platon opposoit à la secte profane de Démocrite & d’Epycure, qui nioient la providence éternelle à cause du mal physique & moral. Ce Philosophe nous fait un magnifique tableau de l’univers. Il le considere comme une Immensité remplie d’intelligences libres qui habitent & qui animent des mondes infinis. Ces intelligences sont capables d’une double felicité. L’une en contemplant l’essence divine ; l’autre en admirant ses ouvrages. Lorsque les ames ne font plus consister leur bonheur dans la connoissance de la verité, & que les plaisirs inferieurs les détachent de l’amour de l’essence suprême, elles sont précipitées dans quelque planette pour y subir des peines expiatrices, jusqu’à ce qu’elles soient guéries par les souffrances. Ces planettes sont par consequent selon Platon comme des lieux ordonnez[159] pour la guerison des intelligences malades. Voilà la Loi établie[160] pour conserver l’ordre dans les Spheres celestes.

Cette double occupation des esprits celestes, est une des plus sublimes idées de Platon, & marque la profondeur admirable de son genie : C’est par ce systême que les Philosophes Payens ont tâché de nous expliquer l’origine du mal. Voici comme ils raisonnoient. Si les ames pouvoient contempler sans cesse l’essence divine par un regard immédiat, elles seroient impeccables : La vûe du bien souverain entraîneroit nécessairement tout l’amour de la volonté. Pour expliquer donc la chute des esprits, il falloit supposer un intervalle, où l’ame sort de la présence divine, & quitte le lieu sublime, pour admirer les beautés de la nature, & se rassasier d’Ambroisie, comme d’une nourriture moins délicate, & plus convenable à sa nature finie. C’est dans ces intervalles qu’elle devint infidelle.

Pythagore avoit puisé la même doctrine chez les Egyptiens. Il nous en reste un précieux monument dans les Commentaires de Hieroclès sur les vers dorés attribués à ce Philosophe.

« Comme notre éloignement de Dieu, dit cet auteur, & la perte des aîles qui nous élevoient vers les choses celestes, nous ont précipités dans cette région de mort où tous les maux habitent ; de même le dépouillement des affections terrestres & le renouvellement des vertus, font renaître nos aîles, & nous élevent au séjour de la vie où se trouvent les véritables biens sans aucun mêlange de maux. L’essence de l’homme tenant le milieu entre les Etres qui contemplent toujours Dieu, & ceux qui sont incapables de le contempler, peut s’élever vers les uns, ou se rabaisser vers les autres.[161] »

« Le méchant, dit ailleurs Hieroclès, ne veut pas que l’ame soit immortelle, de peur de ne vivre après la mort que pour souffrir ; Mais il n’en est pas de même des Juges des enfers. Comme ils forment leurs Jugemens sur les regles de la verité, ils ne prononcent pas que l’ame doit n’être plus, mais qu’elle doit n’être plus vicieuse. Ils travaillent à la corriger, & à la guérir, en ordonnant des peines pour le salut de la nature ; de même que les Medecins guérissent par des incisions, les ulceres les plus malins. Ces Juges punissent le crime pour chasser le vice. Ils n’aneantissent pas l’essence de l’ame, mais ils la ramenent à exister véritablement, en la purifiant de toutes les passions qui la corrompent. C’est pourquoi quand on a péché, il faut courir au-devant de la peine, comme au seul remede du vice.[162] »

Il paroît donc manifestement par la doctrine des plus célèbres Philosophes Grecs, 1o. Que les ames préexistoient dans le Ciel. 2o. Que le Jupiter conducteur des ames avant la perte de leurs aîles, & celui à qui Saturne a confié les rénes de son empire depuis l’origine du mal, est distinct de l’essence suprême, & par conséquent qu’il ressemble fort au Mythras des Perses & à l’Orus des Egyptiens. 3o. Que les ames ont perdu leurs aîles, & qu’elles ont été précipitées dans des corps mortels, parcequ’au lieu de suivre le char de Jupiter, elles s’étoient trop arrêtées à la jouissance des plaisirs inferieurs. 4o. Qu’au bout d’un certain periode de temps les aîles de l’ame renaîtront, & que Saturne reprendra les rênes de son Empire, pour retablir l’univers dans son premier éclat.

Examinons à present la Mythologie Egyptienne qui est la source de celle des Grecs. Je ne veux point soutenir les explications mystiques que le pere Kircher donne de la fameuse table Isiaque, & des Obelisques qui se voyent à Rome. Je me borne à Plutarque qui nous a conservé un monument admirable de cette Mythologie. Pour en faire sentir les beautés, je vais faire une analyse courte & claire de son Traité d’Isis & d’Osiris, qui est une lettre écrite à Clea Prêtresse d’Isis.

«[163] La Mythologie Egyptienne, dit Plutarque, a deux sens ; l’un sacré & sublime ; l’autre sensible & palpable. C’est pour cela que les Egyptiens mettent des Sphinx à la porte de leurs Temples. Ils veulent nous faire entendre que leur Théologie contient les secrets de la Sagesse, sous des paroles énigmatiques. C’est aussi le sens de l’inscription qu’on lit à Saïs sur une statue de Pallas ou d’Isis : Je suis tout ce qui est, qui a été, & qui sera, & jamais mortel n’a levé le voile qui me couvre. »

«[164] Il raconte ensuite la fable d’Isis & d’Osiris. Ils naquirent tous deux de Rhéa & du Soleil. Tandis qu’ils étoient encore dans le sein de leur mere, ils s’unirent & procréerent le Dieu Orus, image vivante de leur substance. Typhon ne naquit point, mais il perça les flancs de Rhéa, par un violent effort. Il se révolta ensuite contre Osiris, remplit l’univers de ses fureurs, déchira le corps de son frere, en decoupa les membres, & les répandit par-tout. Depuis ce temps-là Isis erre sur la terre pour ramasser les membres épars de son frere & de son époux. L’ame d’Osiris éternelle & immortelle, mena son fils Orus aux Enfers, où elle l’instruisit à combattre & à vaincre Typhon. Orus retourna sur la terre, combattit & defit Typhon ; mais il ne le tua pas. Il se contenta de le lier, & de lui ôter la puissance de nuire. Le mechant s’echapa enfin, & le desordre alloit recommencer ; mais Orus lui livra deux sanglantes batailles, & l’extermina tout-à-fait. »

[165] Plutarque continue ainsi : « Quiconque applique ces allégories à la Nature divine, immortelle & bienheureuse, mérite qu’on le traite avec mépris. Il ne faut pas croire pourtant qu’elles soient de pures fables, vuides de sens, semblables à celles des Poëtes. Elles nous dépeignent des choses qui sont véritablement arrivées.

« Ce seroit aussi une erreur dangereuse, & une impieté manifeste d’attribuer, avec Evhemere le Messenien, tout ce qu’on dit des Dieux, aux anciens Rois, & aux grands Capitaines. Ce seroit anéantir la Religion, & éloigner les hommes de la Divinité. »

«[166] Ceux-là, ajoute-t-il, ont mieux pensé, qui ont écrit que tout ce qu’on raconte de Typhon, d’Osiris, d’Isis & d’Orus, doit s’entendre des Génies & des Démons.[167] C’étoit l’opinion de Pythagore, de Platon, de Xenocrate & de Chrysippe, qui suivoient en cela les anciens Theologiens. Tous ces grands hommes soutiennent que ces Génies étoient fort puissans, & très-supérieurs aux mortels. Ils ne participoient pourtant pas de la Divinité d’une maniere pure & simple ; mais ils étoient composés d’une nature spirituelle & corporelle, & par-là capables de plaisirs & de peines, de passions & de changemens : car parmi les Génies comme parmi les hommes, il y a des vertus & des vices. De-là viennent les fables des Grecs sur les Tytans & les Géans ; les combats de Python contre Apollon ; les fureurs de Bacchus, & plusieurs fictions semblables à celles d’Osiris & de Typhon : de-là vient qu’Homere parle de bons & de mauvais Démons. Platon appelle les premiers Dieux Tutelaires, parcequ’ils sont Médiateurs entre la Divinité & les hommes, & qu’ils portent les prieres des mortels vers le Ciel, & de-là nous rapportent la connoissance & la révelation des choses cachées & futures. »

[168] Empedoclès, continue-t-il, dit, « que les mauvais Démons sont punis des fautes qu’ils ont commises. Le Soleil les précipite d’abord dans l’air ; l’air les jette dans la mer profonde ; la mer les vomit sur la terre ; de la terre ils s’élevent enfin vers le Ciel. Ils sont ainsi transportés d’un lieu à un autre, jusqu’à ce qu’étant punis & purifiés, ils retournent dans le lieu qui est conforme à leur nature. »

Après avoir donné ainsi une explication theologique des allégories Egyptiennes, Plutarque en raconte les explications physiques ; mais il les rejette toutes, & revient à sa premiere doctrine.[169] « Osiris n’est ni le Soleil, ni l’eau, ni la terre, ni le Ciel ; mais tout ce qu’il y a dans la nature de bien disposé, de bien ordonné, de bon & de parfait, est l’image d’Osiris. Typhon n’est ni la sécheresse, ni le feu, ni la mer ; mais tout ce qu’il y a dans la nature de nuisible, d’inconstant, & de déreglé. »

Plutarque va plus loin dans un autre Traité, & nous explique l’origine du mal par un raisonnement également solide & subtil ;[170] le voici. « L’Ouvrier parfaitement bon fit d’abord toutes choses, autant qu’il étoit possible, semblables à lui-même. Le monde reçut en naissant de celui qui le fit, toutes sortes de biens. Il tient d’une disposition étrangere tout ce qu’il a de malheureux & de méchant. Dieu ne peut pas être la cause du mal, parcequ’il est souverainement bon. La matiere ne peut pas être la cause du mal, parcequ’elle n’a point de force : mais le mal vient d’un troisiéme principe qui n’est ni si parfait que Dieu, ni si imparfait que la matiere. Ce troisiéme Etre c’est la nature intelligente, qui a au-dedans de soi une source, un principe, & une cause de mouvement. »

J’ai déja fait voir que les Ecoles de Pythagore & de Platon soutenoient la liberté. Le premier l’exprime par la nature de l’ame qui peut s’élever ou s’abaisser ; l’autre par les aîles de l’ame, c’est-à-dire, par l’amour du beau & le goût du plaisir, qui peuvent se séparer. Plutarque suit les mêmes principes, & fait consister la liberté dans l’activité de l’ame, par laquelle elle est la source de ses déterminations.

Ce sentiment ne doit donc pas être regardé comme nouveau. Il est tout à la fois naturel, & philosophique. L’ame peut toujours separer & rassembler, rappeller & comparer ses idées ; & c’est de cette activité que dépend sa liberté. Nous pouvons toujours penser à d’autres biens qu’à ceux auxquels nous pensons actuellement. Nous pouvons toujours suspendre notre consentement, pour voir si le bien dont nous jouissons, est, ou n’est pas le vrai bien. Notre liberté ne consiste pas à vouloir, sans raison de vouloir, ni à preferer le moindre bien, à ce qui nous paroît le plus grand ; mais à examiner si le bien present est un bien réel, ou s’il est un bien imaginaire. L’ame n’est libre que lorsqu’elle est placée entre deux objets qui paroissent dignes de quelque choix. Elle n’est jamais entraînée invinciblement par l’impression d’aucun bien fini, parcequ’elle peut penser à d’autres biens plus grands ; & par là decouvrir un attrait superieur, qui suffit pour l’enlever au bien apparent & trompeur.

J’avoue que les passions par le sentiment vif qu’elles nous causent, occupent quelquefois toute la capacité de l’ame, & l’empêchent de refléchir. Elles l’aveuglent & l’entraînent. Elles déguisent, & transforment les objets. Mais quelques fortes qu’elles soient, elles ne sont jamais invincibles. Il est difficile, mais il n’est point impossible de les surmonter. Il est toujours dans notre pouvoir d’en diminuer peu à peu la force, & d’en prévenir les excès. Voilà le combat de l’homme sur la terre, & le triomphe de la vertu.

Les Payens ayant senti cette tyrannie des passions, reconnurent par la seule lumiere naturelle, la necessité d’une puissance céleste pour les vaincre. Ils nous representent toujours la vertu comme une force divine qui descend du ciel. Ils introduisent sans cesse dans leurs poëmes des Divinités protectrices qui nous inspirent, nous éclairent, & nous fortifient ; pour marquer que les vertus heroïques ne peuvent venir que des Dieux seuls. C’est par ces principes que la sage Antiquité a toujours combattu la Fatalité, qui détruit également la Religion, la Morale, & la Societé. Revenons aux Egyptiens.

Leur doctrine, selon Plutarque, suppose, 1o. Que le monde fut créé d’abord sans aucun mal physique, ni moral, par celui qui est infiniment bon. 2o. Que plusieurs Génies, par l’abus de leur liberté, se sont rendus criminels, & par-là malheureux. 3o. Que ces Génies souffriront des peines expiatrices, jusqu’à ce qu’ils soient purgés & rétablis dans l’ordre. 4o. Que le Dieu Orus fils d’Isis & d’Osiris, qui combat le mauvais Principe, est un Dieu subalterne semblable à Jupiter fils de Saturne.

Consultons à present la Mythologie des Orientaux. Plus nous approcherons de la premiere origine des Nations, plus nous trouverons leur Theologie épurée.[171] Zoroastre, dit Plutarque, enseignoit « qu’il y a deux Dieux d’operations contraires : l’un auteur de tous les biens ; l’autre auteur de tous les maux. Il appelle le bon Principe, Oromaze, & l’autre, le Démon Arimane.[172] Il dit que l’un ressemble à la lumiere & à la vérité ; l’autre aux ténébres & à l’ignorance. De plus, il y a un Dieu mitoyen entre les deux, nommé Mythras, que les Perses appellent Intercesseur, ou Médiateur.[173] Les Mages ajoutent qu’Oromaze est né de la plus pure lumiere, & Arimane des ténébres ; qu’ils se font la guerre l’un à l’autre, & qu’Oromaze a fait six Génies, la Bonté, la Vérité, la Justice, la Sagesse, l’Abondance, & la Joye ; & qu’Arimane leur en a opposé six autres, la Malice, la Fausseté, l’Injustice, la Folie, la Disette, & la Tristesse. Oromaze s’étant éloigné de la Sphére d’Arimane autant que le Soleil l’est de la terre, orna le Ciel d’astres & d’étoiles. Il créa ensuite vingt-quatre autres Génies, & les mit dans un œuf (par lequel les Anciens désignent la terre ;) Arimane & ses Génies percerent cet œuf brillant ; aussi-tôt les maux furent confondus avec les biens : Mais il viendra un tems fixé par le Destin où Arimane sera totalement détruit & exterminé ; la terre changera de forme, & deviendra unie & égale, & les hommes heureux n’auront plus qu’une même vie, une même langue, & un même gouvernement. Theopompe écrit aussi que, suivant la doctrine des Mages, ces Dieux doivent se combattre pendant neuf mille ans, l’un détruisant ce que l’autre a fait, jusqu’à ce qu’enfin l’enfer soit aboli. Alors les hommes seront bienheureux, & leurs corps deviendront transparens. Le Dieu qui a tout produit, se cache jusqu’à ce temps : Cet intervalle n’est pas trop long pour un Dieu ; mais il est semblable à un moment de sommeil. »

Nous avons perdu les anciens livres des premiers Perses. Pour juger de leur Mythologie, il faut avoir recours aux Philosophes Orientaux de nos jours, & voir s’il reste encore parmi les disciples de Zoroastre quelques traces de l’ancienne doctrine de leur Maître. Le celebre M. Hyde Docteur de l’Eglise Anglicane, qui a voyagé dans l’Orient, & qui sçavoit parfaitement la langue du pays, a traduit de Sharisthani Philosophe Arabe du quinziéme siécle, les principes suivans.[174] « Les premiers Mages ne regardoient point les deux Principes comme coéternels ; mais ils croyoient que la lumiere étoit éternelle, & que les ténebres avoient été produites. Voici comme ils expliquent l’origine de ce mauvais Principe. La lumiere ne peut produire que la lumiere, & ne peut jamais être l’origine du mal. Comment donc a été produit le mal ? La lumiere, disent-ils, produisit plusieurs Etres, tous spirituels, lumineux, & puissans ; mais leur Chef nommé Ahriman ou Arimane, eut une mauvaise pensée contraire à la lumiere. Il douta, & par ce doute il devint ténebreux. De-là sont venus tous les maux ; la Dissention, la Malice, & tout ce qui est opposé à la lumiere. Ces deux Principes se combattirent l’un l’autre. Ils firent ensuite la paix, à condition que le Monde inférieur seroit soumis à Arimane pendant sept mille ans. Après cet espace de tems, il rendra le Monde à la lumiere. »

Voilà, ce me semble, les quatre idées dont je parle dans mon Ouvrage. 1o. Un état avant que les biens & les maux fussent mélangés. 2o. Un état après qu’ils furent mêlés & confondus. 3o. Un état où le mal sera totalement détruit. 4o. Un Dieu mitoyen entre le bon & le mauvais Principe.

Comme la doctrine des Mages Persans est une suite de la doctrine des Brachmanes des Indes, il faut consulter l’une pour éclaircir l’autre. Il nous reste peu de traces de l’ancienne Theologie des Gymnosophistes ; mais celles que Strabon nous a conservées, supposent les trois états du Monde.

Après que cet Historien a décrit la vie & les mœurs des Brachmanes, il ajoute,[175] « Ces Philosophes regardent l’état des hommes pendant cette vie, comme celui des enfans dans le sein de leur mere. La mort est, selon eux, une naissance à une véritable & heureuse vie. Ils croyent que tout ce qui arrive aux mortels, ne mérite le nom ni de bien ni de mal. Conformes aux Grecs en plusieurs choses, ils pensent que le monde a commencé, & qu’il finira ; que Dieu qui l’a produit, & qui le gouverne, est present par-tout à son ouvrage. »

« Onesecrite, continue le même Auteur, ayant été envoyé par Alexandre le Grand, pour apprendre la vie, les mœurs, & la doctrine de ces Philosophes, trouva un Brachmane nommé Calanus, qui lui enseigna les principes suivans. Autrefois l’abondance regnoit par-tout. Le lait, le vin, le miel & l’huile, couloient des fontaines ; mais les hommes ayant abusé de ce bonheur, Jupiter les en priva, & les condamna à travailler pour conserver leur vie : Quand la temperance & les autres vertus reviendront sur la terre, alors l’ancienne abondance se rétablira.[176] »

Pour juger de la doctrine des anciens Gymnosophistes, j’ai consulté ce qui a été traduit du Vedam qui est le Livre sacré des Bramines d’aujourd’hui. Quoique son antiquité ne soit pas peut-être aussi grande qu’on l’a dit, on ne peut nier cependant qu’il ne contienne les anciennes Traditions de ces Peuples & de leurs Philosophes.

Il est constant par ce Livre[177] « que les Bramines reconnoissent un seul & souverain Dieu qu’ils appellent Vistnou ; que sa premiere & plus ancienne production fut un Dieu secondaire nommé Brama ; que le souverain Dieu le tira d’une fleur qui flotoit sur la surface de l’abîme avant la création de ce monde ; & enfin que Vistnou donna à Brama, à cause de sa vertu, de sa reconnoissance & de sa fidelité, le pouvoir de créer l’univers. »

Ils croyent de plus[178] « que les ames sont émanées de l’Essence divine de toute éternité, ou du moins qu’elles ont été produites long-temps avant la création du monde ; que dans cet état pur elles pécherent ; & que depuis ce temps elles furent envoyées dans les corps des hommes & des bêtes, chacune selon ses mérites ; de sorte que le corps où l’ame habite, est comme un cachot ou une prison. »

Ils enseignent enfin « qu’après un certain nombre de metempsycoses, toutes les ames seront réunies à leur origine, rentreront dans la compagnie des Dieux, & seront divinisées.[179] »

Je n’aurois pas regardé ces Traditions comme autentiques, & je ne me serois point fié aux Traducteurs du Vedam, si cette doctrine n’étoit pas parfaitement conforme à celle de Pythagore que je viens d’exposer. Ce Philosophe ne fit qu’enseigner aux Grecs ce qu’il avoit appris des Gymnosophistes.

La découverte de ces sentimens uniformes, & semblables dans la Grece, dans l’Egypte, dans la Perse, & dans les Indes, m’a donné envie de pénetrer plus avant dans l’Orient, & de porter mes recherches jusques à la Chine. Je me suis adressé à ceux qui entendoient la langue de ce pays, qui y avoient demeuré plusieurs années de suite, & qui en avoient étudié les Livres originaux. Ils m’ont communiqué les Traits suivans qu’ils ont traduits des anciens Livres Chinois qu’on a apportés dans l’Europe, & dont ceux qui entendent cette langue peuvent vérifier la traduction.

Dans les anciens Commentaires sur le Livre Yking, c’est-à-dire, le Livre des Changemens, on parle sans cesse d’un double Ciel, d’un Ciel primitif, & d’un Ciel postérieur ; & voici comment on y décrit le premier Ciel. « Toutes choses étoient alors dans un état heureux, tout étoit beau, tout étoit bon ; tous les Etres étoient parfaits dans leur espece. Dans ce siecle heureux le ciel & la terre unissoient leurs vertus pour embellir la Nature. Il n’y avoit aucun combat dans les élemens, nulle intemperie dans les airs. Toutes choses croissoient sans travail. Une fécondité universelle regnoit par tout. Les vertus actives & passives conspiroient d’elles-mêmes sans effort & sans combat à produire & à perfectionner l’univers. »

Dans les Livres que les Chinois appellent King ou Sacrés, on lit les paroles suivantes : « Pendant le premier état du Ciel une pure volupté, & une tranquillité parfaite, regnoient par-tout. Il n’y avoit ni travaux, ni peines, ni douleurs, ni crimes. Rien ne résistoit à la volonté de l’homme. »

Les Philosophes qui ont suivi ces Traditions antiques, & sur-tout Tchouangsé disent, « que dans l’état du premier Ciel l’homme étoit uni au dedans à la souveraine raison, & qu’au dehors il pratiquoit toutes les œuvres de la justice. Le cœur se réjouissoit dans la vérité. Il n’y avoit en lui aucun mélange de fausseté. Alors les quatre saisons de l’année suivoient un ordre reglé sans confusion. Il n’y avoit ni vents impétueux, ni pluyes excessives. Le Soleil & la Lune, sans s’obscurcir jamais, fournissoient une lumiere plus pure & plus éclatante qu’aujourd’hui. Les cinq Planettes suivoient un cours reglé sans inégalités. Rien ne nuisoit à l’homme, & l’homme ne nuisoit à rien. Une amitié & une harmonie universelle regnoient dans toute la nature. »

D’un autre côté le Philosophe Hoainantsé dit en parlant du Ciel postérieur : « Les colonnes du Ciel furent rompues ; la terre fut ébranlée jusques aux fondemens. Le Ciel s’abbaissa du côté du Nord. Le Soleil, la Lune, & les Astres changerent leurs mouvemens. La terre s’écroula ; les eaux renfermées dans son sein sortirent avec violence, & l’inonderent. L’homme s’étant révolté contre le Ciel, le systême de l’univers fut dérangé ; le Soleil s’obscurcit ; les Planettes changerent leur route, & l’harmonie universelle fut troublée. »

Les Philosophes Ventsé & Lietsé qui vivoient long-temps avant Hoainantsé, parlent le même langage : « La fécondité universelle de la nature, disent ces anciens Auteurs, dégenera dans une horrible stérilité. Les herbes se fanerent ; les arbres se dessécherent ; la nature désolée & éplorée refusa de répandre ses dons. Toutes les créatures se déclarerent la guerre les unes aux autres ; les maux & les crimes inonderent la face de la terre. »

Tous ces maux sont venus, dit le Livre Likiyki, parceque « l’homme méprisa le souverain Empire. Il voulut disputer du vrai & du faux ; & ces disputes bannirent la raison éternelle. Il regarda ensuite les objets terrestres, & les aima trop ; de-là naquirent les passions : peu-à-peu il fut transformé dans les objets qu’il aimoit, & la celeste raison l’abandonna tout-à-fait. Voilà la source primitive de tous les crimes ; ce fut pour les punir, que le Ciel envoya tous les maux. »

Ces mêmes Livres parlent d’un temps où tout doit être rétabli dans la premiere splendeur, par l’arrivée d’un Heros nommé Kiuntsé, qui signifie Pasteur & Prince, à qui ils donnent aussi les noms de Très-Saint, de Docteur universel & de Vérité souveraine. C’est le Mythras des Perses, l’Orus des Egyptiens, le Mercure des Grecs, & le Brama des Indiens.

Les Livres Chinois parlent même des souffrances & des combats de Kiuntsé, comme les Syriens de la mort d’Adonis qui devoit ressusciter pour rendre les hommes heureux,[180] & comme les Grecs des travaux & des exploits pénibles de ce Fils de Jupiter qui étoit descendu sur la terre pour combattre les Monstres. Il paroît que la source de toutes ces allégories est une très-ancienne tradition commune à toutes les nations, que le Dieu mitoyen à qui elles donnent toutes le nom de Soter ou Sauveur, ne détruiroit les crimes qu’en souffrant lui-même beaucoup de maux : Mais je n’insiste point sur cette idée. Je ne veux parler que des vestiges qu’on trouve dans toutes les Religions d’une nature élevée, tombée, & qui doit être réparée par un Heros divin.

Ces quatre vérités regnent donc également dans les Mythologies des Grecs, des Egyptiens, des Perses, des Indiens, & des Chinois. Voyons à present la Mythologie Hébraïque.

J’entens par-là, le Rabbinisme, ou la Philosophie des Docteurs Juifs, & sur-tout des Esseniens. Ces Philosophes enseignoient, selon le témoignage de[181] Joseph & de Philon,[182] « que le sens litteral du Texte sacré n’étoit qu’une image des vérités cachées. Ils changeoient les paroles & les préceptes de la Sagesse en allegories, selon la coutume de leurs peres, qui leur avoient laissé plusieurs livres de cette science. »

C’étoit le goût universel des Orientaux, de peindre sous des images corporelles les proprietés & les operations des Intelligences.

Ce stile symbolique semble même être autorisé par les Ecrivains sacrés. Le Prophéte Daniel nous représente la Divinité sous l’image de l’Ancien des jours. Les Mythologistes Hebreux, & les Cabalistes, qui sont une suite de l’Ecole des Esseniens, prirent de-là occasion d’expliquer les attributs divins, comme les membres du corps de l’Ancien des jours. On voit cette allégorie portée jusqu’à l’extravagance dans les livres des Rabbins. On y parle de la rosée qui sort du cerveau du Vieillard, de son crane, de ses cheveux, de son front, de ses yeux, & sur-tout de sa barbe merveilleuse.

Ces comparaisons sont sans doute absurdes & indignes de la Majesté de Dieu. Mais les Philosophes Cabalistes prétendent les autoriser par des idées métaphysiques.

La création selon eux, est un tableau des perfections divines. Tous les Etres créés sont par conséquent des images de l’Etre suprême, plus ou moins parfaites, selon qu’elles ont plus ou moins de rapport avec leur original.

Il suit de-là que toutes les Créatures sont en quelque chose semblables les unes aux autres ; & que l’homme ou le Micro-cosme ressemble au grand monde, ou au Macro-cosme ; le monde materiel, au monde intelligible ; & le monde intelligible, à l’Archetype, qui est Dieu.

C’est sur ces principes que sont fondées les expressions allégoriques des Cabalistes. En dépouillant leur Mythologie de ce mysterieux langage, on y trouve des idées sublimes, & semblables à celles que nous venons d’admirer dans les Philosophes Payens. Voici quatre de ces idées que je trouve assez clairement enoncées dans les ouvrages des Rabbins Irira, Moschech & Jitzack, dont Rittangelius nous a donné les traductions dans sa Cabale dévoilée.

1o. « Toutes les substances spirituelles, les Anges, les ames des hommes, & même l’ame du Messie,[183] furent créées dès le commencement du monde. Le premier Pere par conséquent dont parle Moyse, représente non un individu, mais le genre humain entier gouverné par un seul Chef. Dans ce premier état tout étoit éclatant & parfait : Rien ne souffroit dans l’univers, parceque le crime y étoit inconnu. La nature étoit une image sans ombre & sans tache des perfections divines. » C’est le regne d’Osiris, d’Oromaze & de Saturne.

2o. « L’ame du Messie parvint par sa constance dans l’amour divin à une union étroite avec la pure Divinité, & mérita d’être le Roy, le Chef & le Conducteur de tous les Esprits. »[184] Cette idée a quelque rapport à celles que les Perses avoient de Mythras, les Egyptiens d’Orus, & les Grecs de Jupiter Conducteur, qui menoit les ames dans le lieu sublime.

3o. « La vertu, la perfection, & la beatitude des esprits ou des Sephirots, consistoit à recevoir & à rendre sans cesse les rayons qui émanent du centre infini, afin qu’il y eût dans tous les esprits une circulation éternelle de lumiere & de bonheur.[185] Deux sortes de Sephirots manquerent à cette Loy éternelle. Les Cherubins qui étoient d’un ordre supérieur, ne rendirent point cette lumiere, la retinrent au dedans d’eux-mêmes, s’enflerent, & devinrent comme des vases trop pleins ; enfin ils se briserent en pieces, & leur sphere se changea en un cahos ténebreux. Les Ischim qui étoient d’un ordre inférieur, fermerent les yeux à cette lumiere, en se tournant vers les objets sensibles ;[186] oublierent la suprême beatitude de leur nature, & se contenterent de la jouissance des plaisirs créés. Ils tomberent par-là dans des corps mortels. »

4o. « Les ames passent par plusieurs révolutions, avant que de revenir à leur premier état ; mais après l’avenement du Messie, tous les esprits seront rétablis dans l’ordre, & jouiront de l’ancien bonheur dont ils jouissoient avant le péché du premier Pere.[187] »

Je laisse à décider si ces quatre idées ne ressemblent point à celles que nous avons trouvées en Perse, en Egypte, & en Grece. C’est cette ressemblance qui m’a autorisé à donner les quatre tableaux mythologiques qui se trouvent dans mon ouvrage.

Dans tous ces systêmes on voit que les Philosophes anciens, pour refuter les objections des impies sur l’origine & la durée du mal, avoient adopté la doctrine de la préexistence des Ames, & de leur rétablissement. Plusieurs Peres de l’Eglise ont enseigné la premiere opinion comme le seul moyen philosophique d’expliquer le péché originel ; & Origene s’est servi de la derniere, pour combattre les impies de son temps.

A Dieu ne plaise que je veuille défendre ces deux erreurs condamnées par l’Eglise ; je ne m’en suis servi que pour montrer les ressources que la sage Antiquité avoit trouvées contre l’impieté, & pour faire sentir que même avec la seule raison, on peut confondre les Philosophes qui refusent de croire sans comprendre.

C’est pour cette raison que je fais parler à Daniel un autre langage qu’à Eleazar. Ce Prophete conseille à Cyrus d’oublier toutes les spéculations subtiles, & de laisser à Dieu le soin de justifier les démarches incomprehensibles de sa Providence. Il le replonge dans une obscurité plus salutaire & plus convenable à la foiblesse humaine, que toutes les conjectures des Philosophes. Il réduit ce qu’il faut croire sur ces matieres à ces quatre vérités principales.

1o. Dieu souverainement bon, n’ayant pû produire des Etres méchans & malheureux, il faut que le mal moral & physique qu’on voit dans l’univers, vienne de l’abus que font les hommes de leur liberté.

2o. La nature humaine est déchûe de la premiere pureté dans laquelle elle fut créée ; & cette vie mortelle est un état d’épreuve, où les ames se guérissent de leur corruption, & méritent l’immortalité heureuse par leur vertu.

3o. La Divinité s’est unie à la nature humaine, pour expier le mal moral par son sacrifice. Le Messie viendra enfin dans sa gloire pour détruire le mal physique, & renouveller la face de la terre.

4o. Ces vérités nous ont été transmises de siecle en siecle depuis le déluge jusques à present par une tradition universelle. Les autres nations ont obscurci & alteré cette tradition par leurs fables. Elle n’a été conservée dans sa pureté que dans les Livres sacrés, dont on ne sçauroit disputer l’autorité avec aucune ombre de raison.

On croit ordinairement que toutes les traces qu’on voit de la Religion naturelle, & revelée, dans les Poëtes & les Philosophes Payens, se doivent originairement à la lecture des Livres de Moyse ; mais il est impossible de répondre aux objections que les incrédules font contre cette opinion. Les Juifs, & leurs Livres furent trop long-temps cachés dans un coin de la terre pour devenir la lumiere primitive des Nations. Il faut remonter plus haut jusques au déluge même. Il est étonnant que ceux qui sont persuadés de l’autenticité des Livres sacrés, n’ayent pas profité de cette idée pour faire sentir la vérité de l’histoire Mosaïque sur l’origine du monde, le déluge universel, & le rétablissement de la race humaine par Noé. Il est difficile d’expliquer autrement que par la doctrine que je mets à la bouche de Daniel, l’uniformité de sentimens, qui se trouve dans la Religion de toutes les Nations.

Voilà, ce me semble, les grands principes du Christianisme ; & voilà l’hommage que j’ai voulu lui rendre en justifiant ses dogmes contre les vaines subtilités des esprits témeraires, & contre les préjugés superstitieux des ames foibles.


F I N.


LETTRE DE M. FRERET
à l’Auteur, sur la Chronologie
de son Ouvrage.


MONSIEUR,


L’histoire de Cyrus, & la Chronologie des Rois de Babylone, sont peut-être la partie de toute l’antiquité sur laquelle on a imaginé le plus de systêmes differens ; mais tous ces systêmes sont si défectueux & si mal liés avec les évenemens contemporains, que l’on se trouve arrêté presque à chaque pas, par les contradictions & les embarras de ces Hypotheses. C’est ce qu’on éprouve en lisant les Ouvrages de Scaliger, de Petau, d’Uffer, de Marsham, de l’Evêque de Meaux, & de Prideaux.

Dans votre Ouvrage, Monsieur, vous avez sagement évité ces embarras, & vous avez imaginé ce qu’il y avoit de mieux pour concilier les narrations opposées d’Herodote, de Ctesias, de Xenophon, & des autres anciens au sujet de Cyrus.

Vous avez conservé la guerre de ce Prince contre Astyage son grand-pere. Cette guerre est un point constant dans l’antiquité, & reconnu par Xenophon lui-même dans sa retraite des dix Mille. Il n’a supprimé ce fait dans sa Cyropedie que pour ne pas défigurer le portrait de Cyrus par une guerre qu’il croyoit contraire aux devoirs de la nature. Prideaux après Xenophon a cru la devoir supprimer aussi. Marsham a imaginé un veritable Roman, & a supposé deux differens Royaumes des Medes, sur lesquels regnoient en même temps deux Astyage, l’un grand-pere de Cyrus, & l’autre son ennemi. Le parti que vous avez pris est plus simple & plus conforme à l’ancienne histoire ; vous avez préparé cette guerre, & vous l’avez conduite de telle façon qu’elle ne ternit en rien le caractere de votre Heros.

La suppression d’un évenement si considerable a obligé Xenophon à faire deux anachronismes pour remplir les premieres années de Cyrus. Il a avancé la prise de Sardis de 25 ans, & celle de Babylone de 28.

Comme cet historien n’avoit en vûe pour former son Heros, que les vertus Militaires & les qualités d’un bon Citoyen, il ne trouva point dans le plan de son Ouvrage les mêmes ressources que vous avez eues pour remplir la jeunesse de Cyrus. Il ne pensa, ni à lui donner des principes sûrs pour le garantir des dangers qui assiegent la vertu des Princes, ni à le prévenir contre la corruption des faux politiques, & des faux Philosophes ; deux genres de corruption dont les suites sont également funestes pour la societé.

Xenophon élevé dans la Grece ne connoissoit que les Royaumes de Sparte & de Macedoine, où les Rois n’étoient à proprement parler que les premiers Citoyens de l’Etat, & où les Magistrats étoient leurs Collegues plûtôt que leurs Ministres. Il n’imaginoit point les abus du despotisme, & n’avoit point pensé à les prévenir. Dans votre plan, comme il s’agit de former un Roy plûtôt qu’un Conquerant, & un Prince qui sçache encore mieux rendre les peuples heureux sous son gouvernement, que les contraindre à se soumettre à ses loix ; vous avez trouvé de quoi remplir la jeunesse de Cyrus en le faisant voyager, sans rien déranger dans la veritable Chronologie.

Cyrus est mort l’an 218 de Nabonassar, 530 ans avant Jesus-Christ. C’est un point que je ne m’arrêterai pas à prouver, il est constant parmi tous les Chronologistes. Ce Prince étoit alors âgé de 70 ans selon Dinon auteur d’une Histoire de Perse très-estimée,[188] donc il étoit né l’an 148 de Nabonassar, 600 ou 599 ans avant l’Ere Chrétienne. Il avoit regné neuf ans à Babylone suivant le Canon Astronomique, donc la prise de cette Ville tomboit à la 61e année de son âge, à la 209 de Nabonassar, & 539 avant Jesus-Christ.

La prise de Sardis tombe, suivant Sosicrate dans Diogene Laerce[189], & suivant Solin[190], à la quatriéme année de la cinquante-huitiéme Olympiade. Selon Eusebe, c’est la premiere année de la même Olympiade ; cette année est donc la 545 ou la 548 avant l’Ere Chrétienne, la 55 ou la 52e de la vie de Cyrus.

Il avoit regné 30 ans sur les Medes & sur les Perses, selon Herodote & Ctesias, ayant 40 ans lorsqu’il monta sur le trône, selon le témoignage précis de Dinon, ce qui donne pour l’époque du commencement de son regne l’an 188 de Nabonassar, & la premiere année de la 55e Olympiade, 560 ans avant J.C.

Eusebe nous apprend que cette même année de la 55e Olympiade étoit celle où tous les Chronologistes s’accordoient à placer le commencement du regne de Cyrus sur les Medes & sur les Perses.[191] L’histoire ne nous apprend point combien avoit duré la guerre de Cyrus contre les Medes, ni de quels évenemens avoient été remplis les 40 premieres années de sa vie ; & vous avez le champ libre pour imaginer tous ceux qui conviendront au but que vous vous êtes proposé. Votre Chronologie est donc non seulement conforme à celle des Grecs & des Perses, mais encore à celle des Babyloniens.

Xenophon a changé toute cette chronologie : Selon lui, Cyrus à l’âge de 12 ans va à la Cour de Medie, y reste 4 ans, & en revient à 16 ; il entre à 17 dans la classe des Adolescens, & y reste 10 ans. Xenophon ajoute qu’Astyage mourut dans cet intervalle, ce qui est contraire à la verité ; car ce Prince regna jusques à l’an 560 qu’il fut vaincu par Cyrus, & ne mourut que quelques années après. Vous vous êtes écarté de Xenophon, & vous avez bien fait.

Selon le même Auteur, Cyrus âgé de 28 ans passa en Medie à la tête d’une armée de 30 mille hommes, à 29 il soumit les Armeniens, à 30 il marcha contre les Lydiens, & prit Sardis, & à 33 il se rendit maître de Babylone vers l’année 567. Cette année qui est la 179 de Nabonassar, est la 36 de Nabucodonosor qui regna encore sept ans ; ces 7 ans joints aux 23 des quatre Rois qui ont regné à Babylone après lui, font les 30 années d’Anachronisme dont j’ai parlé plus haut.

Le reste de la Chronologie de Xenophon est indifferent à votre Ouvrage. Cet Historien ne détermine pas le tems de la mort de Mandane, ni de Cambyse, & vous a laissé une pleine liberté de placer ces évenemens de la maniere la plus convenable à votre plan.

La ville de Tyr ne fut prise que la 19e année de Nabucodonosor après un siege de 13 ans qui avoit commencé la septiéme année du regne de ce Prince, comme Joseph l’avoit lû dans les Annales Pheniciennes. Le Prophete Ezechiel l’année même de la prise de Jerusalem qui étoit la 18 de Nabucodonosor, menace Tyr d’une ruine prochaine, donc elle n’étoit pas encore prise ; Cyrus avoit alors 15 ans : Or comme ses voyages se font depuis la 28 jusques à la 32e année de son âge, & qu’il ne passe à Tyr qu’après son voyage de Grece, vous ne faites ici aucun anachronisme ; d’ailleurs ce que vous rapportez de l’histoire de cette Ville remplit suffisamment les 15 ou 16 ans écoulez depuis sa conquête par les Babyloniens.

Nous n’avons aucun passage positif pour fixer le tems de la démence de Nabucodonosor ; cette démence est constante par le témoignage de Daniel, & il y a beaucoup d’apparence qu’elle arriva vers la fin de sa vie ; voici sur quoi je me fonderois pour le prouver.

La déportation de Joachim arriva la 8e année du regne de Nabucodonosor sur la Judée, & la quatriéme de son regne à Babylone ; c’est-à-dire l’an 148 de Nabonassar, 600 avant Jesus-Christ, & l’année même de la naissance de Cyrus.

Nous lisons dans Jeremie[192] & dans le 4e livre des Rois[193] que la 37e année de la déportation de Joachim, Evilmerodac monta sur le Trône de Babylone, & tira Joachim de prison pour l’admettre à sa table, & le combler d’honneurs ; cette année étoit la 184 de Nabonassar, la 564 avant Jesus-Christ, & la 37 de la vie de Cyrus ; cependant Nabucodonosor étoit encore vivant, puisqu’il n’est mort que l’an 186 de Nabonassar, 562 avant Jesus-Christ, & la 39 de Cyrus ; donc non seulement Evilmerodach est monté sur le Trône du vivant de son pere, mais il gouvernoit sans le consulter avec assez d’indépendance pour ne pas craindre de l’irriter en tenant une conduite opposée à la sienne, & en comblant d’honneurs un Prince qu’il avoit toujours retenu dans les fers ; Berose donne 10 ans de regne à ce Prince qu’il nomme Evilmaradoch ; le Canon Astronomique lui en donne seulement deux, & le nomme Ilouarodam ; l’Ecriture le fait monter sur le Trône trois ans avant la mort de son pere.

Tous ces embarras disparoîtront, si l’on suppose que la démence de Nabucodonosor a commencé huit ans avant sa mort, & que dès-lors son fils Evilmerodach fut regardé comme Roy, se mit à la tête des Conseils, & gouverna l’Empire avec les Ministres de son pere ; ces huit ans joints aux deux qu’il regna seul après la mort de Nabucodonosor, font les dix ans de Berose ; l’Ecriture-Sainte commence plus tard son Regne, & sans doute du tems au quel il se débarrassa des Ministres dont les conseils le gênoient, ce qui n’arriva que la troisiéme année avant la mort de Nabucodonosor ; la démence de ce Prince ne dura que sept ans, & ayant recouvert son bon sens, il gouverna par lui-même, & donna un Edit en faveur des Juifs qui est rapporté dans Daniel, cependant on n’avoit jamais cessé de mettre son nom dans les Actes publics, & c’est pour cela que le Canon Astronomique ne donne que deux ans de regne à son fils Ilourodam ; ce Canon avoit été dressé sur les Actes publics.

La démence de Nabucodonosor a dû produire de grandes révolutions à la Cour de Babylone, & nous pouvons nous en former une idée, sur ce qui se passa à la Cour de France pendant celle de Charles VI. où les affaires étoient tantôt entre les mains de sa femme, tantôt entre celles de ses enfans, tantôt entre celles des grands Seigneurs & des Princes de son sang.

Suivant cette supposition également simple & nécessaire, la démence de Nabucodonosor sera arrivée l’an de Nabonassar 179, avant Jesus-Christ 569, & la 32e année de la vie de Cyrus ; ce Prince doit en avoir été instruit, car cet évenement étoit d’une grande importance ; on ne peut même douter qu’il n’ait influé dans la guerre des Medes & des Perses. Les Babyloniens étoient alliés des Medes & de leurs Rois, Nabucodonosor ayant épousé une sœur d’Astyage, ils auroient pris quelque part à cette guerre sans la foiblesse de leur gouvernement causée par la démence de ce Prince, & sans les divisions qui regnoient à la Cour entre les différens Partis qui se disputoient la premiere place dans les conseils. Il est même assez probable que la Reine Amytis s’employa pour concilier les Medes & les Perses ; indépendamment des liaisons du sang, son propre interêt demandoit qu’une des deux Nations n’assujettit pas l’autre.

Le spectacle d’un Conquerant si fameux réduit dans cet état déplorable, étoit bien capable d’instruire Cyrus, & vous avez eu grande raison de ne le pas négliger. Cyrus revint de ses voyages, selon votre chronologie, vers la 32e année de son âge ; la démence de Nabucodonosor étoit déja commencée : Il passe près de sept ans dans la Perse, gouvernant sous son pere ; c’est pendant cet espace de tems qu’arrivent toutes les intrigues entre Cyaxare & Soranes ; que Cambyse fait la guerre aux Medes ; qu’Astyage meurt, & que Cyrus va à Babylone pour négocier avec Amytis vers la fin de la maladie de Nabucodonosor ; ce temps est bien choisi pour rendre le spectacle plus touchant & plus instructif.

Votre chronologie sur les évenemens politiques & sur les révolutions arrivées du tems de Cyrus, est donc parfaitement conforme à celle des Grecs, des Babyloniens & des Hébreux ; examinons maintenant si les grands Hommes que vous faites voir à Cyrus pendant ses voyages, ont été ses contemporains ; vous pouvez vous permettre un peu plus de liberté sur cet article que sur l’autre.

Vous sçavez combien les Anciens sont opposés entre-eux sur le tems où Zoroastre a vêcu, ce qui vient sans doute de ce que l’on a donné le nom de Zoroastre à tous ceux qui ont reformé en differens tems la Religion des Mages : le dernier est le plus fameux de tous, & le seul qui ait été connu sous ce nom ou sous celui de Zardouscht par les Orientaux. M. Prideaux le fait contemporain de Cambyse & de Darius fils d’Hystaspe, mais il y a beaucoup d’apparence qu’il étoit un peu plus ancien.

Les Orientaux, comme on le peut voir dans l’Ouvrage de M. Hyde, le font vivre sous Gustaspes, ou Hystaspes pere de Darab, qui est le Darius premier des Grecs. Ce Gustaspes étoit plus âgé que Cyrus, & pouvoit être le même que celui que vous faites son Gouverneur. D’où il suit necessairement que la réforme de la Religion des Mages a dû se faire pendant le regne de ce Prince, & que c’étoit alors que Zoroastre vivoit. La réforme faite par Darius suppose que les Mages s’étoient arrogés une très-grande autorité dont il les dépouilla. Il altera même la pureté de la Religion de Zoroastre par le mélange de l’idolatrie étrangere. Ce fut sous son regne que le culte d’Anaitis s’introduisit dans la Perse, & cela ne s’accommode pas avec les hypotheses de M. Prideaux. Le parti que vous avez pris est plus conforme à la suite de l’histoire, telle qu’elle resulte des faits qui sont communs aux Grecs & aux Historiens Persans & Arabes.

Cyrus a pû épouser Cassandane à l’âge de 18 ans, & vivre avec elle neuf ou dix ans ; de cette façon il a pû passer en Egypte vers la 29e année de son âge. Votre chronologie s’accorde parfaitement avec l’âge d’Amasis. Son regne a fini de l’aveu de tous les Chronologistes un an avant l’expedition de Cambyse, c’est-à-dire vers l’an 525 avant J.C. & la 63e Olympiade. Herodote ne donne que 44 ans de durée au regne d’Amasis, & par consequent il le fait commencer en l’année 569 avant Jesus-Christ, & à la 52e Olympiade vers la 30e année de Cyrus.

Diodore qui donne 55 ans de regne à Amasis, suppose qu’il monta sur le trône l’an 579, ou 580 avant l’Ere Chrétienne, & la 20e année de l’âge de Cyrus ; mais ces deux opinions sont faciles à concilier. Herodote a commencé le regne d’Amasis à la fin de la révolution qui le mit sur le trône, & Diodore a compté du commencement de sa révolte.

Apriès vivoit encore peu après la prise de Jerusalem, puisque le Prophete Jeremie[194] prédit sa mort sous le nom de Pharaon Hophra comme un évenement qui devoit arriver dans peu de tems. Cette année est la 589 avant Jesus-Christ & la 63e avant la fin d’Amasis, & montre que les divisions de l’Egypte avoient déja commencé. Dans votre systême Amasis étoit maître tranquille de toute l’Egypte lorsque Cyrus y passa, & il y avoit déja plusieurs années qu’Apriès étoit mort. Ce qui est conforme à l’histoire profane & sacrée, Cyrus ayant 28 à 30 ans lors de ses voyages.

La Chronologie grecque souffrira un peu plus de difficulté, mais l’anachronisme ne passera pas douze ou quatorze ans.

Chilon étoit déja avancé en âge au tems de la 52e Olympiade, ainsi que le rapportoit Hermippus cité par Diogene Laerce[195]. Cette Olympiade commença l’an 573 avant Jesus-Christ, & finit l’an 570, la 30e année de Cyrus. Le tems de son Ephorat est posterieur. Pamphila le plaçoit à la 56e Olympiade, mais ce passage est manifestement corrompu. L’anonyme auteur de la Chronologie des Olympiades détermine le tems de la Magistrature de Chilon par celui de l’Archontat d’Euthydemes à Athenes, c’est-à-dire par l’année 81 avant le passage de Xercès selon la Chronique[196] des marbres d’Arondel. Ce qui donne l’an 561 avant Jesus-Christ, & la 38e année de Cyrus, ce qui s’accorde parfaitement avec votre Chronologie ; car huit ans auparavant Cyrus a pû voir Chilon en passant à Sparte, à l’âge de 30 ans.

Periandre mourut, selon Sosicrate[197], à la fin de la 48e Olympiade l’an 585, & la 16e année de Cyrus. Les anciens nous apprennent qu’il avoit regné quarante ans, & qu’il avoit commencé à fleurir vers la 38e Olympiade. Vous reculés la fin de sa vie de 12 ou 14 ans ; mais comme vous ne le faites que pour rendre Cyrus témoin de sa mort desesperée, l’anachronisme fait une beauté, & il est d’ailleurs peu important.

La Royauté de Pisistrate sur les Atheniens n’a commencé que l’an 560 avant Jesus-Christ, 71 ans avant la bataille de Marathon selon Thucydide[198], & cent ans avant la tyrannie des 400 à Athenes. Cyrus avoit alors 40 ans, ce n’est qu’un anachronisme de 9 à 10 ans. Il n’y en a point à l’égard de Solon. Son archontat & sa réformation du Gouvernement d’Athenes sont de l’an 597, & de la 3e année de l’Olympiade 46e[199]. Il passa un tems considerable à voyager, & ne revint à Athenes que dans un âge avancé qui ne lui permettoit plus de se mêler des affaires publiques. Il mourut âgé de 80 ans, la seconde année du regne de Pisistrate selon Phanias d’Erese, & la 41e année de la vie de Cyrus. Ce Prince a très-facilement pû s’entretenir avec lui neuf ou dix ans auparavant.

Vous devez être également tranquille sur le synchronisme de Pythagore & de Cyrus. Denis d’Halicarnasse nous apprend[200] que ce fut seulement vers la 50e Olympiade qu’il passa en Italie, c’est-à-dire vers l’an 577. Il se sert du mot environ Κατά, ce qui montre que ce terme se peut étendre. En effet Diogene Laerce nous montre qu’il fleurissoit vers la 60e Olympiade, c’est-à-dire 40 ans après ; & en prenant cela du tems où il est mort âgé de 80 ans, il auroit eu 50 ans lorsqu’il passa en Italie, & seroit né vers l’an 520. Si le Philosophe Pythagore étoit le même que celui qui se presenta aux Jeux Olympiques pour combattre parmi les enfans, & qui ayant été rejetté demanda à être reçu parmi les Hommes, & remporta le prix de la 48e Olympiade ; il avoit 16 ou 17 ans en 585, & n’étoit guéres plus âgé que Cyrus. C’est le sentiment de M. Bentley qui peut se défendre malgré les objections qu’on lui a faites. Mais sans entrer dans cette discussion, il vous suffit que Pythagore ait été de retour de ses voyages, & en état de conferer avec Cyrus, lorsque ce Prince passa dans la Grece en 565. Or c’est ce que l’on ne sçauroit vous refuser dans aucun des systêmes qui partagent les Sçavans sur le tems de Pythagore.

Vous êtes encore fondé à le mettre aux mains avec Anaximandre. Ce Philosophe a dû voir Pythagore, quoiqu’il fût plus âgé que lui, ayant 64 ans la seconde année de la 48e Olympiade, selon le témoignage d’Apollodore dans Diogene Laerce, c’est-à-dire l’an 585. Et c’est encore une beauté dans votre Ouvrage de voir le jeune Pythagore triompher des sophismes du Materialiste. On ne peut douter que le Philosophe Milesien n’ait été le premier auteur de la doctrine des Atomistes, selon le témoignage d’Aristote[201], de Ciceron[202], de Plutarque[203], & de Simplicius[204]. Le τὸ Απετρόν d’Anaximandre étoit une matiere infinie. Sa doctrine est la même que celle de Spinoza.

Vous voyez, Monsieur, que la complaisance n’avoit aucune part à l’approbation que j’ai donnée à la Chronologie de votre Ouvrage. Vous n’aviez pas besoin d’une attention si scrupuleuse au vrai, vous pouviez vous contenter du vrai-semblable. La nature de votre Ouvrage n’en exigeoit pas davantage. Je suis persuadé cependant que cette exactitude ajoutera de nouvelles beautés aux yeux de ceux qui sont instruits de l’ancienne Histoire, l’exactitude n’est pas incompatible avec l’agrément, & ne produit la sécheresse que dans les esprits froids & pesans. Je suis avec l’attachement le plus parfait & le plus tendre, &c.


FRERET.
  1. Diod. Sic. lib. 2. Athen. lib. 12. Herod. lib. 1. Just. lib. 1. cap. 3.
  2. Cet évenement préceda de plusieurs années la fondation de Rome & l’institution des Olympiades. Il arriva sous Ariphon IX. Archonte perpetuel d’Athenes, & près de 900 ans avant l’Ere Chrétienne.
  3. Le Grand Dieu des Perses. Voyez le Discours à la fin de cet Ouvrage, page 6.
  4. Cette histoire est fondée dans l’antiquité, & tirée du premier livre de Nicolas de Damas, de Ctesias, & de Diodore de Sicile. Elle a été traduite par Monsieur Boivin l’aîné dans les Memoires de l’Academie Royale des Inscriptions. Tom. 2. pag. 6. 7.
  5. Herod. liv. 1.
  6. Esta est originairement un mot Chaldaïque, qui signifie le feu ; de-là vient le mot grec Ἑστία, & les Romains ajoutent l’v, comme Ἑσπερα, vespera. Voyez Hydde Rel. Ant. Persar. cap. 7.
  7. Voyez le discours à la fin, pag. 132.
  8. Voyez Strabon, lib. XVII.
  9. La doctrine de l’attraction ressemble à celle d’Empedocle, qui croyoit que tous les différens phénoménes de l’univers venoient de l’amour & de la haine.
  10. Il est possible de concilier l’attraction de M. Nevvton avec la matiere étherée ; c’est pour cela que j’ai mis le premier systême dans mon Edition Angloise, & le second dans celle-ci ; sed non est his locus.
  11. Voyez le Discours, page 133.
  12. Voyez les Oracles qui passent sous le nom de Zoroastre. Ils sont sans doute supposés ; mais ils contiennent les plus anciennes traditions & le style de la Theologie Orientale. Je ne m’en suis servi que pour donner des noms aux Génies.
  13. C’est aujourd’hui la Meque. Elle a été de tout tems un lieu Saint pour les Arabes.
  14. Voyez Herodote, liv. 1. & 2.
  15. Voyez Herodote, liv. 1. & 2.
  16. Herod. lib. 2. Diod. Sic. lib. 1. part. 2.
  17. Tout ce qui est dit ici sur l’Égypte, est tiré de Diodore de Sicile, d’Herodote & de Strabon.
  18. Dix-huit cens stades, selon Herod., & Diod. de Sic.
  19. Expression de Platon dans son Politique. Voyez le Discours, page 104.
  20. Voyez Zambl. de Myst. Ægypt.
  21. Diod. de Sicile.
  22. Porphyre, de abst. lib. 4. §. 10.
  23. Voyez la Mythologie Egyptienne dans le Discours à la fin, page 120.
  24. Remarque d’Elien.
  25. Le fondement de cette histoire est tiré d’Herodote, liv. 3. & de Diogene Laerce, vie de Periandre.
  26. Voyez Plut. vie de Solon.
  27. Pisistrate établit une espece d’Académie pour cultiver toutes ces sciences, & forma une Bibliotheque magnifique contenant un recueil de tous les anciens Poëtes, Philosophes, & Historiens.
  28. Toute cette histoire est fondée sur le récit d’Herodote, liv. 1.
  29. Herod. liv. 1.
  30. Plut. de Isid. & Osirid.
  31. Le Jupiter Olympien des Grecs étoit leur Dieu suprême, superieur au Jupiter Conducteur, & le même que Saturne & Cœlus.
  32. Vers d’Epimenide cités par S. Paul.
  33. Platon, Epinom.
  34. Ibid.
  35. Plat. de Rep.
  36. Hieroc. aur. carm.
  37. Toute cette Mythologie est tirée de Platon. Voyez le Discours page 97.
  38. Vid. Hier. aur. carm.
  39. Voyez le Discours, pag. 68.
  40. La narration marque les differens progrés de l’esprit dans l’incrédulité : L’athée qui vouloit demontrer, devient ici Pyrrhonien. Voyez le Discours, page 88, &c.
  41. Je parle ici de la démonstration geometrique & metaphysique.
  42. La source du Pyrrhonisme vient de ce que l’on ne distingue pas entre une démonstration, une preuve & une probabilité. Une démonstration suppose l’idée contradictoire impossible ; Une preuve de fait est où toutes les raisons portent à croire, sans qu’il y ait aucun prétexte de douter ; Une probabilité est où les raisons de croire sont plus fortes, que celles de douter.
  43. Les Egomistes se servent aujourd’hui de ce langage, & Carneades autrefois parloit à peu près de même, pour prouver qu’on ne peut être assuré de rien que de sa propre existence. Ici l’Athée de Pyrrhonien devient Egomiste. Voyez le Dis. page 89.
  44. Voyez le Discours, page 3.
  45. Voyez Lucien, de la Déesse de Syrie, Jul. Firmic. des Mysteres, & le Dis. p. 151.
  46. Xenophon a supprimé cette guerre, mais Herodote & les autres Historiens la racontent. Voyez la Lettre, page 166.
  47. Tout le détail que je vais faire est tiré d’Herodote, liv. 1. de Diod. de Sicile, lib. 2. de Quint. Curce, lib. 5. Voyez aussi Prideaux, Histoire des Juifs, tom. 1.
  48. Soixante stades.
  49. Voyez Megast. & Abyden. cités par Joseph. Ant. l. 10. cap. 11. & par Euseb. Præp. Evang. lib. 9. cap. 41.
  50. Voyez la Sagesse, ch. 2.
  51. Voyez la Mythologie des Rabbins dans le Discours, page 152.
  52. Vid. Theodoret. de fide.
  53. Herod. Clio lib. 1. p. 56. § 131. Edit. Francof. 1608.
  54. Strabon. lib. 15. p. 732. Edit. Lut. Paris. an. 1620.
  55. Plut. de Isid. & Osir. Edit. Lut. Paris. an. 1624. p. 370.
  56. Μεσίτης θεός.
  57. Euseb. Prœp. Evang. lib. 1. p. 42. Edit. Paris.
  58. Pocok. Specil. hist. Arab. p. 146.
  59. Hydde Relig. ant. Persar. cap. 9. p. 161. & cap. 22. p. 290.
  60. Plut. de Isid. & Osir. p. 354.
  61. Ibid. p. 373. 374. & 375.
  62. Voyez Athan. Kirch. Oedip. Ægypt. tom. 1. p. 144. jusqu’à la p. 157. & tom. 2. p. 132.
  63. p. 377. & 378.
  64. Orig. contre Celse liv. 1. p. 11.
  65. Strom. lib. 6. p. 133.
  66. Contra Julian. lib. 1.
  67. Jambl. de Myst. Ægypt. Edit. Lug. an. 1552. p.153. 154.
  68. Suidas de Orph. p. 350.
  69. Cedrenus, p. 47.
  70. Proclus de Timæo p. 95.
  71. Argon. Steph. p. 71. Edit. Fugger. an. 1566.
  72. ℣. 423. Πρεσβύτατον τὲ καὶ αὐτο τελῆ πολυμητιν ἔρωτα.
  73. Hesiode Theog. Edit. Steph. ℣. 120. Ἠδ’ Ἔρος ὃς κάλλιστος ἐν ἀθανάτοισι θεοῖσι.
  74. Ovid. Met. 1. p. 1.
  75. Eurip. sup. act. 3. ℣. 734. & c. Ed. Cant.
  76. In Oedip. Tyran.
  77. Pyth. Ode 6. p. 265. Edit. Oxon.
  78. Plaut. Rudens.
  79. Liv. 1. Ode 12.
  80. Lucan lib. IX. ℣. 566.
  81. Flor. Olymp. l.
  82. Diog. Laert. vita Thal. lib. 1.
  83. Cicer. de Nat. Deor. lib. 1. p. 1113. Edit. Amst. 1661.
  84. S. Clem. Alex. Strom V.
  85. Stob. Eccl. Phys. cap. 8.
  86. Plut. de Plac. Phil. lib. 4. c. 2. Stob. Eccl. Phys. cap. 40.
  87. Flor. Olymp. LX.
  88. Plut. vita Numæ.
  89. Diog. Laert. lib. 12.
  90. Vit. Pyth. Porphyr.
  91. Lact. Inst. lib. V.
  92. Cohort. 1. ad Grec. p. 18. S. Just.
  93. Diog. Laert. lib. VIII.
  94. Hierocl. Comm. in Carm. aurea Pyth.
  95. Laert. de Pyth. Cic. de Leg. lib. 2. p. 1197.
  96. Porphyr. vita Pyth.
  97. Plut. Plac. Phil. lib. 4. cap. 2.
  98. Cicer. de Senect. cap. 21.
  99. Ibid. de Nat. Deor. lib. 2.
  100. Tuscul. lib. 1. & de Consol. p. 1300.
  101. Πνεῦμα.
  102. Ψύχη.
  103. Σῶμα.
  104. Odyss. liv. II. p. 167.
  105. S. Cyril. contra Julian. lib. 1. p. 85.
  106. Flor. Olymp. LXXX.
  107. Plut. vita Peric.
  108. Arist. de anim. lib 1. cap. 2. p. 619. Edit. Lut. Paris. 1629.
  109. Ibid. p. 620.
  110. Plat. de Legib. 10. p. 886.
  111. Plat. Phœdon. p. 73.
  112. Flor. Olymp. XC.
  113. Plat. Eutyph. page 5. & 6.
  114. Xen. Mem. Soc. Edit. Basil. 1579. lib. 1. p. 573.
  115. Olymp. c.
  116. Ποιητικὴν πᾶσαν ἔφαμεν εἶναι, δύναμιν ἥ τις ἄν αἰτία γίγνηται τοῖς μὴ πρότερον οὖσιν ὕστερον γίγνεσθαι. Plat. Sophist. p. CLXXXV. Edit. Franc. 1602.
  117. Voyez Cic. Tusc. quæst. lib. 1. p. 1059. Possumus-ne dubitare quin mundo præsit aliquis effector, ut Platoni videtur, vel moderator tanti operis, ut Aristoteli placet.
  118. Plat. Tim. Loc. pag. 1089. Ἰδέαν, ὕλαν, αἰσθητόν τε, ἔκγονον τουτέων.
  119. Plat. de Repub. Lib. X. p. 749.
  120. De Repub. Lib. 6. p. 686.
  121. De Repub. Lib. VI. p. 687.
  122. Ibid. τοῦτον τοίνυν φάναι με λέγειν τὸν τοῦ ἀγαθοῦ ἔκγονον ὃν τἀγαθὸν ἐγέννησεν ἀνάλογον ἑαυτῷ.
  123. Lib. X. p. 951. 952.
  124. Arist. Ed. Paris 1629. Metaph. Lib. XIV. Cap. 7. p.1000.
  125. Metaphy. Lib. XIV. Cap. 10. p. 1005.
  126. Id. de anim. lib. I. Cap. VII. p. 628.
  127. Met. Lib. I. Cap. 2. & 3. p. 844. & 845.
  128. Met. Lib. XIV. Cap. 8. p. 1003.
  129. Cic. de Leg. Ed. Amst. 1661 lib. 1. p. 1188. 1189. 1190. 1191, &c.
  130. Cic. de leg. lib. 2. p. 1194.
  131. Frag. de la repub. de Cicer. conservé par Lactance lib. VI Cap. 8.
  132. Cicer. de Consol. p. 1300.
  133. Senec. Edit. Ant. à Lipsio 1632. de Benef. Lib. 4. p. 311.
  134. Senec. Epist. 65. p. 493.
  135. Ibid. Natur. quæst. lib. 2. p. 715.
  136. Arnob. Lib. 1. p. 19.
  137. Strom liv. VI. p. 635.
  138. Lib. 1. p. 16.
  139. Præp. Evang. lib. 3. cap. 13. p. 105.
  140. S. August. de Civit. Dei, lib. IV. cap. XI.
  141. Olymp.CXX.
  142. Voyez Hesiod. de Sœcul. aureo. Orph. apud Proclum Theol. Plat. Lib. V. Cap. 10. Lucret. Lib. 5. Ovid. Metamorp. Lib. 1. fab. 3. Virg. Georg. Lib. 2. vers. 336.
  143. Ovid. Met. Lib. 1. fab. 4. 5. & 6. Virg. Georg. Lib. 1. vers. 126. Juven. Satir. 6.
  144. Virg. Egl.4. Senec. Trag. Oedip. Act. 2.
  145. Pag. 48. 11.
  146. Pag. 57.
  147. Plat. Cratyl. p. 276.
  148. Phedon p. 61. 62. 63.
  149. Pag. 81.
  150. Pag. 82.
  151. Tim. p. 1043.
  152. Pag. 1047.
  153. Pag. 1051.
  154. Pag. 537. 538.
  155. Pag. 1216.
  156. Pag. 1222.
  157. Ὑπερουράνιος τόπος.
  158. Page 1223.
  159. Νοσοκομεῖοι.
  160. Θεσμὸς Ἀδραστείας.
  161. Hierocl. Comm. in aurea Carm. p. 187. Edit. Cant. 1709.
  162. Ibid. Carm. p. 120.
  163. Pag. 354.
  164. Pag. 365.
  165. Pag. 358.
  166. Pag. 358.
  167. Page 360.
  168. Page 361.
  169. Page 376.
  170. Plut. de anim. format. p. 1015.
  171. De Isid. & Osirid. page 370.
  172. Ibid.
  173. Διὸ καὶ Μίθρην Πέρσαι τὸν μεσίτην ὀνομάζουσιν.
  174. Hyde Rel. ant. Pers. cap. IX. p. 163. & cap. XXII. p. 294.
  175. Lib. XV. p. 713. 714. Ed. Lut. Par. 1620.
  176. Ὑπῆρξον est le premier aoriste du Verbe ὑπαρχῶ sum, & doit être traduit fiat, & nullement facta est, comme a fait Xylandre qui n’entendoit pas l’idée de Calanus.
  177. Voyez Abrah. Roger de la Rel. de Bram. liv. 2. part. 1. chap. 1. & Kircher. Sina illustr.
  178. Ibid. Roger. part. 2. chap. VII.
  179. Ab. Kircher Sina. illustr.
  180. Voyez la description que Julius Firmicus fait des fêtes, des céremonies & des mysteres d’Adonis, & Lucien de Dea Syria. p. 1058. Ed. Lud. Par.
  181. Joseph. de bello Jud. lib. 2. cap. XII.
  182. Phil. de legis alleg. lib. 2. pag. 53.
  183. Vision. Ezechiel. Mercav. Exp. apud Rittang. pag. 225. tom. 3.
  184. Ibid. pag. 226.
  185. Ibid. de revol. anim. part. 1. cap. 1. pag. 244.
  186. Phil. Cabal. dissert. 8. cap. 13. pag. 173. tom. 3. Rittang.
  187. De revol. anim. pag. 307.
  188. Cic. de divin. lib. 2.
  189. Diog. Laerce, liv. 1. Periand.
  190. Cap. 8.
  191. Euseb. prepar. Evang. lib. X.
  192. Chap. 52. ℣. 31.
  193. Chap. 25. ℣. 27.
  194. Chap. 44. ℣. dern.
  195. Diog. Laerce, liv. 1.
  196. Marm. Oxon. Chron. Attic. Epoch. 42.
  197. Diog. Laerce, liv. 1.
  198. Lib. VI. p. 449. 452. & Lib. VIII. p. 601. Arist. Pol. Lib. VI. p. 12.
  199. Diog. Laerce & Plutar. vie de Solon.
  200. Den. d’Hal. liv. XII.
  201. Phis. lib. 1. cap. 4.
  202. De Nat. Deor. lib. 1.
  203. Placit. Phil. lib. 1. c. 3.
  204. Comm. in Epict.