Valerie/Lettre 27

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Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 97-100).


LETTRE XXVII

Venise, le…

Le comte, tu le sais déjà, redoute pour Valérie les courses qu’elle fait à Lido ; mais il finit toujours par céder : ses affaires l’occupent, et c’est moi qui l’ai accompagnée, avec Marie, ces jours-ci. Nous y allâmes la semaine passée. Sa douce confiance m’enchante. Elle est si sûre que ce qu’elle désire ne trouvera jamais d’opposition de ma part qu’elle ne demande pas : « Pouvez-vous venir avec moi ? » mais elle me dit : « N’est-ce pas, Gustave, vous viendrez avec moi ? »

J’ai été à Lido en son absence, j’y ai apporté des arbustes enlevés avec soin d’un jardin, et qui ont continué à fleurir ; j’ai planté des saules d’Amérique et des roses blanches auprès du tombeau d’Adolphe. Valérie étoit fort triste le jour que nous devions y aller ensemble. En débarquant à Lido, je la voyois oppressée ; elle paroissoit souffrir beaucoup ; ses yeux étoient mélancoliquement baissés vers la terre. Nous arrivâmes à l’enceinte du couvent ; nous passâmes par une grande cour abandonnée, où l’herbe haute et flétrie par la sécheresse embarrassoit nos pas. La journée étoit encore fort chaude, quoique nous fussions déjà à la fin d’octobre. Une des sœurs du couvent vint nous ouvrir la porte qui donnoit sur le petit terrain que Valérie a acheté ; Valérie l’a remerciée ; elle lui a pris la main affectueusement, et lui a dit : « Ma sœur, vous devriez remettre une clef à un de mes gondoliers ; je vous donnerai trop souvent la peine d’ouvrir cette porte. Y a-t-il longtemps que vous êtes dans ce couvent ? a-t-elle ajouté. — Depuis mon enfance. — Vous ne vous y ennuyez pas ? — Oh ! jamais ; la journée ne me paroît pas assez longue. Notre ordre n’est pas sévère. Nous avons de très belles voix dans notre couvent ; cela nous fait rechercher par beaucoup de monde. — — Mais vous ne voyez pas ce monde ? — Je vous demande pardon : nous avons beaucoup plus de liberté qu’ailleurs, et, avec la permission de l’abbesse, nous pouvons voir les personnes qu’elle admet. Les jours de fête, nous ornons l’église de fleurs, nous en cultivons de bien belles ; nous sommes aussi chargées de l’instruction des enfans. — Aimez-vous les enfans ? demanda vivement Valérie. — Beaucoup », répondit la sœur. Dans ce moment la cloche appela la religieuse. Valérie étoit restée à la place où elle nous avoit quittés ; ses yeux la suivirent. « Jamais, dit-elle, elle ne connoîtra la douleur de perdre un fils bien-aimé ! — Ni les peines de l’amour malheureux ! ajoutai-je en soupirant. — Elle paroît si calme ! Mais aussi elle ne connoît pas toutes les félicités attachées au bonheur d’aimer ; et il y en a de si grandes ! Et puis, Gustave, nous reverrons les êtres que nous avons aimés et perdus ici-bas. L’amour innocent, l’amitié fidèle, la tendresse maternelle, ne continueront-ils pas dans cette autre vie ? Ne le pensez-vous pas, Gustave ? me demanda-t-elle avec émotion. — Je le crois », lui répondis-je, profondément ému ; et, prenant sa main, je la mis sur ma poitrine. « Peut-être alors, lui dis-je, des sentimens réprouvés ici-bas oseront-ils se montrer dans toute leur pureté, peut-être des cœurs séparés sur cette terre se confondront-ils là-bas. Oui, je crois à ces réunions comme je crois à l’immortalité. Les récompenses ou les punitions ne peuvent exister sans souvenirs ; rien ne continueroit de nous-mêmes sans cette faculté. Vous vous rappellerez le bien que vous fîtes, Valérie, et vous retrouverez dans votre souvenir ceux que votre bienfaisance chercha sur cette terre ; vous aimerez toujours ceux que vous aimâtes. Pourquoi seriez-vous punie par leur absence ? Ô Valérie, la céleste bonté est si magnifique ! » Le soleil, en cet instant, jeta sur nous ses rayons ; la mer en étoit rougie, ainsi que les Alpes du Tyrol, et la terre sembloit rajeunie à nos yeux, et belle comme l’espérance qui nous avoit occupés. Nous arrivâmes à l’enceinte du tombeau ; les arbustes le cachoient. Valérie, étonnée de ce changement, se douta que je les avois fait planter ; elle me remercia d’une voix attendrie, en me disant que j’avois réalisé son idée. Nous écartâmes des branches touffues d’ébéniers qui avoient fleuri encore une fois dans cette automne et quelques branches de saule et d’acacia. Valérie fixa ses regards sur la tombe d’Adolphe ; ses larmes coulèrent ; elle leva ses yeux au ciel ; je vis ses lèvres se remuer doucement, son visage s’embellir de piété : elle prioit pour son fils. Des voix célestes se mêlèrent à ce moment d’attendrissement ; les religieuses chantoient de saintes strophes qui arrivoient jusqu’à nous à travers le silence, au moment où le soleil se retiroit lentement, abandonnant la terre et s’éteignant au milieu des vagues, comme la vie de l’homme qui s’éteint, qui paroît tomber dans l’abîme des ténèbres pour en ressortir plus belle et plus brillante.