Van Dyck (Fierens-Gevaert)/08

La bibliothèque libre.
Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 63-70).

VIII. — Les grandes compositions religieuses.

Pour connaître le grand, l’authentique Van Dyck, — c’est-à-dire le portraitiste, — il n’est point nécessaire d’aller en Belgique. Les musées de Bruxelles et d’Anvers ne possèdent que quelques portraits du maître. Les collections de Gènes, Munich, Paris, Vienne, Windsor sont, sous ce rapport, autrement riches et révélatrices. Van Dyck ne reçoit point ses admirateurs dans son pays natal, ainsi que le font Rubens et Rembrandt. Il y montre toutefois ses grandes œuvres religieuses. Elles datent toutes de la période flamande et sont conservées dans un certain nombre d’églises belges.


CHRIST AU TOMBEAU
(Musée d’Anvers.)

Sans doute, Van Dyck mit-il de l’amour-propre à les exécuter. Il ne lui convenait point de se confiner dans le portrait. Comme ses grands frères de l’école anversoise, il tenait à composer de grands tableaux. Il n’échoua pas absolument. Jamais, néanmoins, il ne se haussa au niveau de Rubens, ni de Jordaens. À peine égala-t-il de Crayer. Les deux tendances qu’il avait si adroitement harmonisées dans sa Mise au tombeau du palais Borghèse sont poussées à l’extrême dans ces immenses toiles et souvent s’y contrarient avec violence. Rentré dans son pays, le grand disciple de Rubens est de nouveau pénétré jusqu’aux moelles par l’ambiance flamande. Mais il ne réussit pas à dominer l’âme de sa race ; elle heurte trop souvent ses aspirations intimes ; il s’abaisse devant elle et ne la possède point. Le geste vigoureux de ses compatriotes ne lui est pas familier. Il exagère Rubens sans conviction, et quand il est las de cette imitation, il recourt au plus récent italianisme. Samson et Dalila du musée de Vienne en fournirait largement la preuve.

Dans l’Adoration de Termonde (église de Notre-Dame), l’une des assistantes, type curieux de vieille paysanne, le Saint Joseph et les Bergers gardent un caractère tout local dans un ensemble romain. Le Jésus, soutenu par la Vierge en manteau bleu, est charmant. Une Crucifixion de la même église, montre une Vierge et une Madeleine d’une éloquence tout à fait creuse. Deux beaux guerriers, en teintes perdues, y évoquent toutefois les fiers légionnaires du Dominiquin. La Mise en croix de l’église Notre-Dame de Courtrai, avec ses trois bourreaux hissant la croix à droite, son fossoyeur bêchant à gauche, son soldat du fond, garde un assez heureux équilibre dans sa fougue mélodramatique. La Mise en croix du musée de Lille peut en être rapprochée par le coloris. La Passion de l’église Saint-Michel de Gand, dont le musée de Bruxelles conserve l’esquisse, est une œuvre plus nuancée, d’un rythme plus tranquille.

La plus connue et la plus considérable des compositions religieuses de Van Dyck est le Christ entre les deux larrons de la cathédrale de Saint-Rombaut à Malines. Reynolds y voyait « le plus précieux de tous les ouvrages du maître relativement à la vérité du dessin ainsi qu’à la bonne entente du tout, un morceau qui peut être considéré comme un des premiers tableaux du monde ». Tenue dans une belle gamme bistrée, rappelant comme groupement le Coup de lance de Rubens, c’est une page sobre, simple, d’une sobriété et d’une simplicité que l’on voudrait cependant plus naturelles. La Vierge est expressive, mais sous l’étoffe noire son beau corps palpite d’une émotion toute physique. Il y a plus de volupté en elle que de douleur.

L’intimité mystique de ces pages nous échappe. Et pourtant, si nous en croyons Mensaert, pendant tout le XVIIIe siècle « elles inspirèrent une dévotion profonde ». Elles étaient issues d’une conception spirituelle que condamnent de nouveaux dogmes esthétiques.

Je me demande, après tout, jusqu’à quel point notre sévérité est impartiale. Nous nous étonnons de l’enthousiasme de Reynolds, de la ferveur de Mensaert. Est-ce parce que nous avons remis à la mode les primitifs qui nous ont enseigné d’autres formes de la religiosité ? Qu’on ne tienne donc pas pour absolu mon jugement sur les grandes œuvres religieuses de Van Dyck. Si, par aventure, il m’était arrivé de les apprécier avec quelque parti pris, il faudrait en accuser les méfiances et les préjugés très souvent mesquins de notre critique à l’égard de l’idéal religieux du XVIIe et du XVIIIe siècle. Et pour m’enlever tout remords, j’ajouterai qu’il y aurait aussi de l’imprudence à analyser de trop près la facture de ces grandes œuvres.

Comme coloriste, Van Dyck y semble inférieur à ses grands compatriotes. Son clair-obscur s’éparpille ; le grain de sa couleur s’épaissit. Mais la plupart de ces tableaux ont été l’objet de restaurations maladroites. Reynolds, dans ses Notes de voyage, s’en indignait déjà. Il signalait la Passion de Gand comme ayant particulièrement souffert. On ne peut donc s’aventurer qu’avec beaucoup de prudence dans l’examen technique de ces compositions. Nous ne saurions dire si Van Dyck, dans son Saint Augustin en extase (Anvers), a voulu les bleus violents du ciel et du manteau de l’ange, ou bien si cet emploi excessif d’une couleur dangereuse est imputable à d’obscurs barbouilleurs. Nous chercherions en vain pourquoi les bleus, les blancs, les rouges trop durs, trop éclatants s’opposent si brusquement dans la Mise en croix de Courtrai. Van Dyck avait-il déjà oublié les leçons des maîtres vénitiens ? Était-il incapable de retrouver pour les robes jaunes et brunes de ses femmes, pour le linceul du Christ, pour les visages de ses personnages mystiques les fines nuances dorées et argentées qui rayonnent dans tous ses portraits ? Qui peut le prétendre ?


LA VIERGE AUX DONATEURS
(Musée du Louvre.)

Et, si nous voulons connaître jusqu’à quel point ces restaurations du XVIIIe siècle furent des profanations, regardons les quelques tableaux religieux du maître qui sont restés intacts, ou à peu près : le Christ étendu de Munich, aux formes un peu trop arrondies, la jolie Fuite en Égypte (même musée), l’harmonieuse Déposition du Prado l’admirable Vierge aux donateurs du Louvre — qui n’a contemplé les frappantes images des donateurs agenouillés ? — le Christ en croix du musée d’Anvers que nul n’ignore, et, dans le même musée, le célèbre Christ au tombeau.

Ces œuvres sont de dimensions moindres et donneraient tout de même à croire que le génie du maître s’accommodait mieux d’un cadre restreint. Leur coloris est de la plus haute distinction. Le beau Christ au tombeau du musée d’Anvers, gracieux et touchant comme un Sodoma, est peint d’une main absolument familiarisée avec la science des accords lumineux, science si rare et qui apparaît comme le privilège exclusif des peintres de génie. La morbidesse charmante de ce tableau est même sans analogue dans l’art flamand. Une fois de plus Van Dyck avait unifié l’enseignement de ses maîtres et le langage de sa propre nature dans la poésie d’une création supérieure.