Van Dyck (Fierens-Gevaert)/09

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Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 70-80).


IX. — Portraits, tableaux mythologiques, eaux-fortes de la période flamande.

Si le peintre religieux reste incertain, le portraitiste ne cesse de grandir. D’Italie, le maître a rapporté le souci des interprétations synthétiques et des idéalisations élégantes. Ses fonds de paysage et de draperie, les attitudes nobles des personnages, l’art de souligner la vérité physionomique par un vêtement souple et parlant, tout ce qui ajoute à ses portraits la poésie du décor et d’une heureuse mise en page, lui vient des maîtres de Venise ou lui a été inspiré par les usages de l’aristocratie génoise. Même ses mains, ses divines mains, créées pour l’oisiveté ou la domination, sont d’une humanité altière et voluptueuse, étrangère à sa race.

J’ai dit que la manière proprement anversoise ne fut point celle qu’il s’assimila le mieux. Cela est vrai, s’il s’agit de la verve puissante et de la richesse colorée qui donnent un impérissable éclat aux grandes pages religieuses de l’école. Mais dans l’analyse d’un visage, aucun Anversois ne se montra plus Flamand que lui, — c’est-à-dire plus appliqué et plus concentré, — pas même son grand contemporain Corneille de Vos, ce dernier des gothiques. Van Dyck déclarait volontiers qu’à un moment de sa vie ses portraits étaient peints avec un soin absolu. Soyez assuré que ce fut pendant la période flamande. Ne voulant en rien être inférieur à ses compatriotes, il peignait, lui aussi, de grands tableaux d’église que ses contemporains admiraient fort. En outre, pour ne point donner prise à la moindre censure, il exécutait ses portraits avec tous les scrupules d’un technicien accompli. Ne suffit-il point de citer l’adorable petite Demoiselle (Anvers) figurée en chasseresse avec les animaux peints par le grand Fyt ; le François Snyders avec sa famille (Ermitage) d’une puissance si joyeuse, si intime, si sûre ; le même Snyders et sa femme (musée de Cassel) sévère, sobre, d’une vie intérieure intense, tout à fait digne d’un primitif ; le portrait somptueux, spirituel, inoubliable de Marie-Louise de Tour et Taxis (Liechtenstein) ; l’ample et décorative figure du baron de Croy (Munich) ; le beau portrait de l’abbé Scaglia (Anvers) ; les bustes d’hommes que possède le Louvre, les Donateurs cités plus haut et le Moncade si heureux, si franc « l’un des plus beaux portraits équestres qui existent », dirons-nous avec Waagen. Combien de chefs-d’œuvre encore seraient à mentionner ! Van Dyck peignit à cette époque les personnages les plus illustres : l’archiduchesse Isabelle, la reine mère de France Marie de Médicis et son fils Gaston, duc d’Orléans ; Gustave-Adolphe de Suède ; Albert de Wallenstein ; F. d’Autriche ; Jean de Nassau ; le prince Thomas, duc d’Arenberg ; Antoine Triest, évêque de Gand ; l’abbé Scaglia ; le conseiller Jean de Monfort ; trois bourgmestres d’Anvers : Van der Borght, Van Leers et De la Faille, puis encore Elisabeth d’Assche, les familles de Croy, de Taxis, Mme de Nole, et presque tous les peintres contemporains : P. Snayers, Palamedesz, de Wael, Snyders, Wilden, Symons, Ryckaert, Crayer, Brueghel, — galerie unique d’archétypes humains, aujourd’hui dispersée et dont chaque fragment enrichit les grands musées ainsi qu’un trésor.

En toutes ces images, la facture seconde, étroitement l’intention psychologique. La couleur est grasse sans être épaisse, la brosse est appliquée mais extrêmement légère, les contours ne sont plus arrêtés par une cernure artificielle, mais librement marqués par la rencontre des ombres et des lumières. L’effet du clair-obscur est d’une étonnante sûreté. Dans l’Al. de La Faille (musée de Bruxelles), qui est peut-être l’une des œuvres les plus séduisantes de Van Dyck, les trois quarts du tableau sont voilés d’une ombre douce ; la tête et la main seules reçoivent le jour. Un peu plus de jaune dans les chairs, un peu plus de bitume dans les fonds et nous aurions une page rembranesque. Dans un adorable Portrait de femme tenant un enfant (collection Brownlow), le groupe des deux personnages illumine toute la toile avec une force d’autant plus sûre qu’elle est discrète et contenue. Le Titien lui-même n’a jamais mieux fixé l’insaisissable et profond rapport qui s’établit entre les fugitives expressions de la lumière et les nuances morales du modèle.

De la même époque datent quelques tableaux mythologiques : Danaë (Dresde), Vénus reçoit de Vulcain les armes d’Énée (Vienne), Renaud et Armide (Louvre), etc. ; on fixerait sûrement, en les étudiant, les origines du bucolisme galant et de l’allégorie pastorale dans la peinture française du XVIIIe siècle.

De plus, dans une série de magistrales eaux-fortes dont la Chalcographie du Louvre a la bonne fortune de posséder les cuivres, Van Dyck grava d’un trait léger, précis, inaltérablement juste, les physionomies d’une vingtaine de célébrités contemporaines, parmi lesquelles bon nombre de maîtres anversois. Tous les amateurs d’estampes ont gardé devant leurs yeux ravis le souvenir de ces belles têtes où la bonté, l’intelligence, l’humour, le génie sont marqués d’un coup de burin presque insensible et aussi ferme que le pinceau d’un céramiste grec ou d’un illustrateur japonais. Voici Pierre Brueghel avec sa belle tête pensive ; Lucas Vosterman à l’opulente chevelure bouclée, au regard loyal et vif ; Adam Van Oort que l’on sent irrésistiblement joyeux et expansif ; Snellinx qui appartient à la même lignée de peintres exubérants ; Snyders, l’ami de Van Dyck, distingué, grave, légèrement caustique ; les de Waal, Pontius, Paul de Vos, Erasme, Franck, Momper, Cornelissen, Van Dyck lui-même, etc.


PORTRAIT DE BRUEGHEL
(Eau-forte.)

Les portraits entièrement de la main de Van Dyck sont au nombre de vingt-trois suivant les meilleurs experts. On y ajouta d’autres eaux-fortes exécutées sous les yeux de l’artiste et on publia le tout en recueil de cent portraits après la mort du maître sous ce titre : Icones principum virorum doctorum, pictorum, chalcographorum, statuariorum necnon amatorum pictoriæ artis numero centum ab Antonio Van Dick pictore ad vivum expressæ eiusque sumptibus æri incisæ. À côté de ces portraits il convient de signaler aussi deux compositions burinées par le maître : Titien et sa maîtresse, et le Christ au Roseau.

Ce célèbre Icones Centum ou principumconnu généralement sous le nom d’Iconographie de Van Dyck — éclaire pour nous l’art du maître d’une nouvelle lumière. La plupart de ces têtes sont d’une distinction et d’une finesse qui ne laissent point de surprendre. On ne s’imagine pas, en général, ces grands Anversois avec des dehors si séduisants, à part Rubens, artiste diplomate, et Van Dyck, pittore cavalieresco. Et pourtant tous, ou presque tous, ont le même « sang bleu ». Quelle surprise de voir sous les aspects d’un penseur mélancolique Pierre Brueghel, le peintre des kermesses rouges et des enfers grotesques ! Et l’on ne saurait dire que Van Dyck prêta sa propre beauté à ses amis. Ces portraits sont des documents d’une franchise absolue. Ses confrères se seraient moqués de lui, s’il avait songé le moins du monde à les embellir.

Or, l’art de tous ces maîtres n’est pas à leur image. L’art flamand du XVIIe siècle a des penchants populaires marqués ; il fréquente volontiers une humanité vulgaire, quitte à l’ennoblir par son interprétation. Ces peintres assurément ne se reconnaissent point dans leurs modèles. Ils devaient bien plutôt se sentir déclassés en leur présence. Van Dyck, au contraire, portraitiste de la société aristocratique et intellectuelle de son temps, restait à son niveau. Et il n’est vraiment pas exagéré de dire qu’aucun Anversois de son temps ne réalisa un idéal plus en accord avec sa culture, ses aspirations et ses dons naturels.

Van Dyck allait grandir encore. Sans doute il avait atteint souvent la perfection, pendant cette période flamande ; ses œuvres avaient ébloui la foule et les artistes ; comme le remarque Reynolds, les portraits d’alors « mettent du soleil dans l’appartement ». Et pourtant, à l’ensemble de cette production il manque encore, suivant nous, un sceau définitif, irrécusable. Le génie n’y vibre pas avec un enthousiasme absolument libre. Il est gêné par les scrupules du technicien. Est-ce parce que Van Dyck sent toujours à côté de lui « le grand astre » dont parle Fromentin ? Dans la ville de Rubens, il n’y a point de place, semble-t-il, pour un second créateur. Van Dyck enfin quitte Anvers. Non seulement son art désormais va porter les fruits mûrs d’une maîtrise absolument affranchie, mais sa personnalité, épanouie dans l’indépendance, se revêtira d’un prestige suprême. Comme Rubens, Van Dyck se hausse par-dessus l’école ; à son tour il devient un initiateur.