Vaulabelle - Histoire des deux restaurations jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, tome 1/6

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CHAPITRE VI


Les Bourbons : débarquement du duc de Berri à l’île de Jersey ; immobilité de la Bretagne et de la Vendée. Arrivée du comte d’Artois en Suisse ; il entre en France par Pontarlier ; son séjour à Vesoul, puis à Nancy ; sa retraite projetée derrière le Rhin ; arrivée de M. de Vitrolles. — Le duc d’Angoulême à Saint-Jean-de-Luz ; sa proclamation à l’armée française ; ordre du jour du maréchal Soult ; le duc veut retourner à Londres. — Bordeaux ; quelques royalistes offrent de livrer cette ville aux Anglais ; expédition de lord Beresford ; journée du 12 mars. — Paris : M. de Talleyrand, ses salons, son entourage ; M. de Dalberg, l’abbé de Pradt, l’abbé Louis. — M. de Vitrolles ; son départ pour Bâle ; il s’arrête à Châtillon, puis à Troyes ; son entretien avec MM. de Metternich et de Nesselrode ; entrevue avec Alexandre ; ouverture pour la restauration des Bourbons. — Concentration de toutes les forces alliées à Châlons ; hésitation des souverains ; les trahisons au mois de mars 1814. — Envoi d’une députation royaliste à Bernadotte. — Les Alliés descendent en masse les deux rives de la Marne ; ils rencontrent les ducs de Raguse et de Trévise, les généraux Pacthod et Amey ; retraite des deux maréchaux ; combats de Fère-Champenoise et de la Ferté-Gaucher ; prise de Meaux. — Réunion du conseil de régence ; délibération ; lettre de l’Empereur ; l’Impératrice et le roi de Rome partent pour Blois. — Arrivée des Alliés devant Paris. — Physionomie de Paris le 29 mars ; situation ; Joseph, Clarke et Hullin. — Bataille de Paris. — Paris et les frères de l’Empereur pendant la bataille ; Joseph et le général Dejean. — Armistice ; Marmont et le conseil municipal ; capitulation. — Récit du général Belliard à l’Empereur, le 30 au soir, à Fromenteau.

Nous avons fait, sans l’interrompre, le récit des opérations militaires de 1814 ; deux motifs nous ont empêché d’y mêler les détails relatifs à l’arrivée et au séjour de trois des princes de la maison de Bourbon sur nos côtes ou à l’extrême arrière-garde des armées alliées : d’abord, la présence de ces princes sur notre territoire n’exerça pas la moindre influence sur ces opérations ; en second lieu, ils n’eurent aucune action personnelle sur les intrigues et sur les actes qui amenèrent leur rappel ; cet événement s’accomplit loin d’eux, sans eux, et, comme on le verra, il était officiellement décidé depuis plusieurs jours, qu’ils n’en savaient même rien encore.

L’envahissement du territoire français par une armée ennemie remontait aux premiers jours d’octobre 1813 : le 7 de ce mois, le duc de Wellington avait déjà franchi la Bidassoa à la tête de 140,000 soldats anglais, espagnols et portugais. Cet événement ne put déterminer la petite cour d’Hartwell à quitter son rôle d’observation silencieuse et passive. Il ne fallut rien de moins que l’invasion de la Suisse par les Alliés, à près de trois mois de là, le 21 décembre ; le passage du Rhin par Blücher dans la nuit du 1er janvier 1814, et l’envahissement de la haute Alsace et de la Franche-Comté par Schwartzenherg, le même jour, pour réveiller les espérances du chef de la maison de Bourbon. Mais, à cette date même, la politique des Cabinets, l’éloignement et l’oubli systématiques où le tenaient depuis si longues années les souverains du continent, permettaient difficilement à Louis XVIII une pétition de droits directe, une démarche officielle. Ce fut donc par une voie détournée qu’il essaya de rappeler à l’Europe victorieuse sa personne et ses titres de Prétendant. Les 12 et 14 janvier 1814, son frère et ses deux neveux, après d’assez nombreuses démarches, obtinrent du gouvernement britannique l’autorisation de se rendre, sur bâtiments anglais, — le comte d’Artois, dans un des ports de la Hollande gardés par une flotte anglaise ; le duc d’Angoulême, au port de Saint-Jean-de-Luz, alors occupé par Wellington ; et le duc de Berri, à l’île anglaise de Jersey.

Louis XVIII, en envoyant le plus jeune de ses neveux à Jersey, avait compté que sa présence déciderait sinon un mouvement, du moins une manifestation royaliste dans les anciennes provinces de l’Ouest. Ses souvenirs le trompaient. Le temps avait marché pour la Bretagne et la Vendée comme pour le reste de la France. Les jeunes enthousiastes des insurrections de 1793 à 1797 avaient atteint l’âge mûr ; les hommes faits de cette époque étaient devenus des vieillards ; d’autres générations leur avaient succédé. Habitudes, opinions, intérêts, tout était si profondément changé, que ce furent plusieurs bataillons de gardes nationaux bretons qui, le 18 février, à Montereau, enlevèrent, aux cris de Vive l’Empereur ! le faubourg situé en avant des ponts, et que, le 25 mars, à Fère-Champenoise, lorsque les maréchaux Marmont et Mortier se retiraient, poussés vers Paris par la masse des armées alliées, on put voir 3,000 conscrits vendéens, entourés par des forces décuples, se battre en héros pour la cause impériale et se faire tuer plutôt que de rendre leurs armes aux alliés de ces Bourbons pour lesquels leurs pères, durant cinq années, avaient résisté à tous les efforts de la République. La manifestation attendue par le duc de Berri et par son oncle ne se produisit donc pas ; le jeune prince ne devait mettre le pied en France que trois mois après son arrivée à Jersey, lorsque déjà la Restauration était officiellement installée aux Tuileries.

Le comte d’Artois n’obtint pas un meilleur succès. Débarqué en Hollande vers le milieu de janvier, et n’osant pas s’aventurer à la suite des corps russes et prussiens qui s’avançaient alors en Belgique, il avait gagné l’Allemagne, remonté la rive droite du Rhin, en mettant constamment une grande distance entre lui et les garnisons impériales assises sur ce fleuve, et était venu attendre en Suisse le moment de franchir la frontière française. Lorsque la nouvelle du premier mouvement de Schwartzenberg sur Paris lui arriva, ce prince crut l’instant favorable pour s’avancer plus loin, et le 19 février, il entra en France par Pontarlier, accompagné des comtes de Trogoff, de Walls, François d’Escars, Melchior de Polignac ; du marquis de Vidranges, accouru de Troyes après l’équipée du 11 février ; de l’abbé de Latil, et du comte de Bruges, qui arrivait du quartier général allié, où il avait sollicité vainement un sauf-conduit pour se rendre à Châtillon, afin d’y représenter, auprès du congrès, les intérêts de la maison de Bourbon.

Le comte d’Artois, en pénétrant sur notre territoire, ne voulut cependant pas s’éloigner de la frontière. Il ne quitta Pontarlier que pour se diriger vers la Lorraine par Vesoul, où il entra le 21, à six heures du soir. Son train se composait de deux landaus allemands. Arrêté à la poste aux chevaux, en dehors de la ville, par un poste de troupes alliées, il fut interrogé, au nom du général autrichien commandant les troupes d’occupation dans cette partie des Vosges, sur le motif et le but de son voyage : le prince répondit que le gouvernement anglais lui avait délivré un passe-port pour se rendre à Bâle, « mais qu’absent de France depuis vingt-trois ans et se trouvant à la frontière, il n’avait pu résister au désir de la franchir. » Le général allié, après de longues hésitations, lui permit d’entrer dans Vesoul et de se rendre à l’auberge de la Madeleine.

Quelques anciens émigrés, que le bruit de son arrivée venait de faire accourir à la poste, se disposèrent à l’accompagner, en portant, comme signe de ralliement, une large cocarde blanche fixée au chapeau. Le général autrichien, averti des préparatifs de cette manifestation, refusa de la tolérer, et menaça, si les royalistes persistaient, de dissoudre le cortége du prince par la force. « Les anciennes dynasties ont droit à tous mes respects, sans doute, dit à cette occasion le général autrichien ; mais je ne dois pas oublier que la fille de mon souverain est impératrice des Français. » Le comte dut traverser la ville à pied, comme un simple voyageur. Des troupes russes occupaient Nancy. Espérant que les généraux de cette nation se montreraient plus tolérants ou mieux disposés, le frère de Louis XVIII résolut d’aller se placer sous leur protection, et la leur fit demander. Les Russes répondirent par un refus. Les envoyés du prince revinrent à la charge. Après de longs pourparlers, ils obtinrent enfin pour le prince l’autorisation de se rendre à Nancy, mais à condition qu’il y entrerait seul, sans cocarde, sans décorations ; qu’il ne prendrait aucun titre politique et qu’il n’habiterait aucun édifice public. Ces conditions furent acceptées et observées ; le comte logea dans la maison d’un avocat consultant, M. de Micque, alors chef de l’administration provisoire de la ville, et occupa ses loisirs à la rédaction et à la publication clandestine d’une proclamation qu’il data de Vesoul, et dont il essaya de faire secrètement parvenir plusieurs exemplaires à quelques anciens privilégies notoirement connus de son entourage pour leur fidélité persistante aux souvenirs de la vieille monarchie. Cette proclamation, où le prince prenait le titre de Monsieur et la qualité de lieutenant général du royaume, était ainsi conçue :

« Français ! le jour de votre délivrance approche ; le frère de votre Roi est arrivé. Plus de tyran, plus de guerre, plus de conscription, plus de droits réunis ! Qu’à la voix de votre souverain, de votre père, vos malheurs soient effacés par l’espérance, vos erreurs par l’oubli, vos dissensions par l’union dont il veut être le gage. Les promesses qu’il vous a faites solennellement, il brûle de les accomplir, et de signaler par son amour et par ses bienfaits le moment fortuné qui, en lui ramenant ses sujets, va lui rendre ses enfants. Vive le Roi ! »

Le séjour du comte d’Artois à Nancy faillit être de très-courte durée : vers le milieu du mois de mars, les garnisons de Metz et de Verdun, comme on l’a vu, poussaient des reconnaissances jusqu’aux portes de cette ville ; d’un autre côté, les paysans lorrains, excités par les décrets de levée en masse que venait de rendre l’Empereur, enhardis par l’exemple des montagnards des Vosges et des vignerons champenois, commençaient à se soulever. Le comte, effrayé, voulut regagner la frontière. Ses préparatifs de départ étaient déjà faits, lorsque M. de Vitrolles, ce royaliste dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, arriva soudainement de Troyes, et lui fit connaître le mouvement de concentration résolu par les Alliés, ainsi que l’effort décisif qu’ils devaient tenter sur Paris. Ces nouvelles pouvaient être bonnes pour la cause royale, mais elles ne rassuraient nullement le prince sur sa sûreté personnelle : aussi auraient-elles été impuissantes à le retenir, si M. de Vitrolles, faisant ressortir avec force les inconvénients d’une retraite qui laisserait les royalistes sans drapeau, sans chef, au moment où le sort de la France allait probablement se décider, n’avait arraché au prince la promesse d’attendre, du moins, les renseignements qu’il s’offrait d’aller chercher sur le théâtre même des événements militaires. Ce fut en s’efforçant d’accomplir cet engagement que M. de Vitrolles tomba entre les mains des paysans de Saint-Thibaut. Nous avons dit comment il put échapper.

Le duc d’Angoulême eut à lutter contre les mêmes répugnances et les mêmes obstacles que son père ; le séjour de ce prince sur notre frontière des Pyrénées, derrière les rangs de l’armée anglaise, qui poussait alors le maréchal Soult sur Toulouse, devait cependant décider, dans cette partie de la France, une manifestation dont les intérêts de parti et les passions politiques de l’époque ont singulièrement exagéré l’importance.

Peu de jours après son arrivée à Saint-Jean-de-Luz, le neveu de Louis XVIII avait levé le drapeau de l’ancienne Monarchie dans une proclamation du 2 février, adressée à l’armée française, et où il disait :

« J’arrive ; je suis en France ! Je viens briser vos fers ; je viens déployer le drapeau blanc, le drapeau sans tache que vos pères suivaient avec tant de transport. Ralliez-vous autour de lui, braves Français ! Marchons tous ensemble au renversement de la tyrannie !

Soldats ! mon espoir ne sera pas trompé ; je suis fils de vos rois et vous êtes Français ! »

Le duc d’Angoulême avait quitté la France presque enfant. Durant les vingt-quatre ans écoulés depuis cette époque, son nom n’avait figuré nulle part. Ce nom, dès lors, était resté profondément ignoré du maréchal Soult, soldat illettré, ainsi que du reste de la population et de l’armée. Le maréchal demanda quel pouvait être ce duc inconnu qui osait parler ainsi à ses troupes de drapeau blanc, de tyrannie à abattre, de fers à briser. On lui dit qu’il appartenait probablement à la famille de Bourbon. La possibilité d’une Restauration bourbonienne, à cette date, était tellement en dehors de toute prévision, que le maréchal Soult, si humble, si obséquieux près du duc d’Angoulême à quelques semaines de là, ne fit pas alors à ce prince l’honneur de prendre son rôle ni sa personne au sérieux. Il ne vit, dans le nom mis au bas de l’Adresse à l’armée, qu’une sorte de signature fantastique sous laquelle se cachait le nom du général anglais. Ce fut donc à Wellington seul que le maréchal répondit. Voici l’ordre du jour qu’il publia à cette occasion :

« Soldats ! le général qui commande l’armée contre laquelle nous nous battons tous les jours a eu l’impudeur de nous provoquer et de provoquer nos compatriotes à la révolte et à la sédition. Il parle de paix, et les brandons de la discorde sont à sa suite ! Il parle de paix, et il excite les Français à la guerre civile ! Grâces lui soient rendues de nous avoir fait connaître ses projets ! Dès ce moment, nos forces sont centuplées, et, dès ce moment, il rallie lui-même aux aigles impériales ceux qui, séduits par de trompeuses apparences, avaient pu croire qu’il faisait la guerre avec loyauté.

On a osé insulter à l’honneur national, on a eu l’infamie d’exciter les Français à trahir leurs serments et à être parjures envers l’Empereur. Cette offense ne peut être vengée que dans le sang. Aux armes ! Que dans tout le midi de l’Empire ce cri retentisse !

Soldats ! vouons à l’opprobre et à l’exécration publique tout Français qui aura favorisé d’une manière quelconque les projets insidieux des ennemis. Quant à nous, notre devoir est tracé : combattons jusqu’au dernier les ennemis de notre auguste Empereur et de notre chère France. Haine implacable aux traîtres et aux ennemis du nom français ! Guerre à mort à ceux qui tenteraient de nous diviser pour nous détruire ! Contemplons les efforts prodigieux de notre grand Empereur et ses victoires signalées. Soyons toujours dignes de lui ; soyons Français ! et mourons les armes à la main plutôt que de survivre à notre déshonneur !

Au quartier général de Rabasteins, le 8 mars 1814. »

Le général anglais, fidèle au mot d’ordre de la coalition, ne cessait, en effet, comme le lui reprochait le maréchal, d’annoncer, dans ses discours et dans ses proclamations, que les Alliés ne faisaient pas la guerre à la France, qu’ils la voulaient grande et libre, et qu’ils entendaient n’exiger d’elle qu’une paix honorable, ainsi que des garanties pour l’indépendance des autres peuples du continent. L’appel du duc d’Angoulême à l’antique bannière de la Monarchie, au drapeau blanc, était un démenti à ces affirmations ; Wellington en avait ressenti un mécontentement d’autant plus vif, qu’il ne croyait à l’existence ni d’une opinion ni d’un parti en faveur de la maison de Bourbon : « L’opinion que j’ai pu reconnaître à cet égard, écrivait-il au comte Bathurst, c’est que vingt ans se sont écoulés depuis que les princes de cette maison ont quitté la France ; qu’ils sont autant et peut-être plus inconnus en France que les princes de toute autre maison royale en Europe ; que les Alliés doivent s’accorder entre eux pour proposer à la France un souverain à la place de Napoléon, dont il faut se débarrasser si l’on veut que l’Europe jouisse jamais de la paix, mais qu’il importe peu que ce soit un prince de la maison de Bourbon ou de toute autre famille royale[1]. » La réponse du maréchal Soult à la proclamation du duc d’Angoulême, et les accusations violentes qu’elle renfermait, augmentèrent l’irritation du général anglais ; il enjoignit au neveu de Louis XVIII d’avoir à s’abstenir désormais de toute démarche publique, et lui fit défense de revêtir aucun caractère politique, de prendre aucun titre. Le prince se soumit ; fatigué cependant, au bout de quelques semaines, des déboires de sa position, il se disposait à retourner à Londres, lorsque l’offre de livrer Bordeaux aux Anglais vint modifier sa résolution et changer à son égard les dispositions de Wellington.

Bordeaux, port commercial de premier ordre, ancienne résidence d’un parlement et centre d’une production vinicole considérable, était depuis longtemps un foyer d’opposition. Ses armateurs accusaient le blocus continental de paralyser toute spéculation maritime ; ses jeunes et nombreux légistes reprochaient à l’Empereur son antipathie bien connue pour les gens de palais, pour les avocats ; ils maudissaient surtout l’égalité inflexible et l’insatiable avidité de son système de conscription ; enfin ses négociants en vins et ses propriétaires de vignes attribuaient, aux exigences fiscales des droits réunis le bas prix de leurs marchandises ou de leurs récoltes, et le manqué de débouchés suffisants. Ce mécontentement, plus bruyant qu’actif, ne s’était jamais manifesté qu’à l’état de simples discussions de salon, ou de causeries animées au foyer du Grand-Théâtre et dans les principaux cafés de la ville ; deux ou trois compagnies de dépôt suffisaient pour le maintenir dans ces limites. Les écrivains royalistes les mieux informés signalent, il est vrai, quelques confidences échangées, dès 1810, à Hartwell, entre M. de Blacas et un négociant bordelais, M. Jacques-Sébastien Rollac ; mais ces conversations, renouvelées à différentes reprises, en 1812 et en 1813, n’aboutirent qu’à quelques envois de lettres, à quelques excursions insignifiantes, et à la nomination d’un très-ignoré commissaire royal la province de Guienne. Le duc de Wellington était entré en France depuis près de cinq mois, le duc d’Angoulême était débarqué aux portes de Bayonne depuis plus de six semaines, que les royalistes bordelais, malgré l’absence d’une force armée sérieuse, n’avaient pas encore osé concerter, en faveur des Bourbons, nous ne dirons pas une démonstration, mais une simple démarche.

Considérée dans sa généralité, la population de Bordeaux, loin de se montrer hostile au gouvernement impérial, avait au contraire saisi toutes les occasions de lui donner des preuves de dévouement. Ainsi, après la campagne de Russie, Bordeaux s’était empressé d’offrir à l’Empereur une compagnie entière de cavalerie montée et équipée. Son maire, M. Lynch, organe habituel de ces témoignages de fidélité, avait reçu plusieurs preuves pécuniaires de la satisfaction de Napoléon, qui en avait fait, en outre, un chevalier de la Légion d’honneur et un comte de l’Empire. Il était difficile, au reste, d’aller plus loin que M. Lynch dans l’expression de son admiration pour la personne de l’Empereur et de son attachement à la dynastie impériale. Le 27 novembre, accourant aux Tuileries, au retour de Napoléon après le désastre de Leipsick, il s’écriait : « Napoléon a tout fait pour les Français ; les Français feront tout pour lui ! » Le 29 février 1814, à l’occasion d’une remise de drapeaux à la garde nationale bordelaise, il rappelait à ses administrés « leurs devoirs envers leur auguste souverain ; » il traitait de téméraires les armées qui avaient envahi notre territoire, et promettait, « si le danger s’approchait de Bordeaux, de donner l’exemple de la fidélité et du dévouement. » Nous le répétons : c’était le 29 février que M. Lynch tenait ce langage, et l’avant-veille, 27, ébranlé par la crainte du triomphe des Alliés, ébloui par les récompenses promises à son concours, ce magistrat municipal avait concerté avec M. Taffard de Saint-Germain, commissaire royal pour la province de Guienne, l’envoi de MM. de la Rochejaquelein et Bontemps-Dubarry au quartier général de Wellington. Ces messieurs devaient solliciter l’occupation de Bordeaux par un corps de troupes anglaises que le duc d’Angoulême accompagnerait. La mission fut acceptée et remplie. Wellington débuta par un refus. Les envoyés bordelais revinrent opiniâtrément à la charge. Leur persistance, l’espoir surtout de s’emparer sans coup férir d’un de nos premiers ports commerciaux, finirent par triompher des répugnances du général anglais. Le 7 mars, 15,000 hommes, commandés par lord Beresford, partirent pour Bordeaux. Les quelques compagnies de dépôt composant la garnison de cette ville, réunies aux différents détachements disséminés dans toute l’étendue de la division militaire dont Bordeaux est le chef-lieu, formaient à peine un effectif de 450 à 500 hommes. Toute résistance devenait impossible. Le 11, à l’approche du corps d’armée britannique, les troupes et les principales autorités impériales franchirent la Gironde et se retirèrent sur Libourne. Lorsque le dernier soldat, le dernier gendarme, eurent passé le fleuve et laissé les royalistes sans avoir à craindre l’opposition d’un seul homme armé, M. Taffard de Saint-Germain se transporta à l’hôtel de ville, et là, en qualité de commissaire du roi Louis XVIII, maintint le comte Lynch dans ses fonctions de maire, MM. de Puységur, de Labroue, Both de Tauzia, dans leurs fonctions d’adjoints, et reçut leurs serments.

Les 15,000 Anglais de Beresford, après avoir successivement traversé Saint-Sever, Roquefort et Bazas, s’étaient arrêtés au pont de la Maye, à moins d’une lieue de Bordeaux. Le 12 mars au matin, ils se remirent en marche. Les autorités municipales se portèrent à leur rencontre. Une fois hors des murs, M. Lynch arracha la cocarde tricolore de son chapeau, la jeta par terre, et, arrivé devant le général, compléta sa métamorphose en arborant la cocarde blanche et en ôtant de sa boutonnière la croix de la Légion d’honneur. « Mais, monsieur, lui dit lord Beresford, vous allez beaucoup trop loin ; vous vous compromettez ; on négocie en ce moment, à Châtillon, avec Napoléon... Au reste, ajouta-t-il après un moment de réflexion, faites ce que vous voudrez ! vos dissensions intérieures ne me regardent pas. Je prends possession de Bordeaux au nom du roi mon maître. » Puis il continua sa route. Le cortége laissa les troupes anglaises s’avancer vers la ville, et se porta au-devant du duc d’Angoulême, qui marchait derrière la première colonne.

Ce cortége, que précédait le corps municipal, se composait de 40 volontaires à cheval, élite de la jeunesse dorée bordelaise, d’un petit nombre d’anciens privilégiés et de négociants qu’entraînait le désir de voir le prince, de saluer sa venue, et de 2 à 3.000 individus, curieux ou désœuvrés, également prêts à siffler ou à applaudir, selon l’impression du moment. Les 40 volontaires, quand parut le duc, firent entendre les cris de vive le roi ! vive le duc d’Angoulême ! Ces cris, dont l’étrangeté laissait la masse des assistants étonnée et indécise, ne rencontrèrent d’abord qu’un écho assez faible. Mais le prince ayant répondu aux acclamations des volontaires par ces mots : Plus de guerre, plus de conscription, plus de droits réunis, plus d’impôts vexatoires ! un subit enthousiasme gagna jusqu’aux plus indifférents. Plus de guerre ! plus de conscription, plus de droits réunis ! répéta la foule enivrée. Ces cris accompagnèrent le prince jusque dans la ville, et lui acquirent, dès le jour même, une popularité qu’il aurait vainement demandée à ses droits et à son titre. Le drapeau blanc fut immédiatement arboré sur les principaux édifices publics ; un député au Corps législatif, membre de la Commission des Cinq, M. Lainé, prit la direction de l’administration départementale, et le duc, installé au Palais-Royal, reçut des députations, entendit des adresses, et distribua des cocardes blanches et des rubans blancs.

Ce mouvement ne put dépasser le pont de Bordeaux ; il s’arrêta en même temps que les soldats de Beresford. Malgré le séjour prolongé du neveu de Louis XVIII dans cette populeuse cité, pas une ville, pas un seul des villages placés entre la Garonne et la Loire ne déserta la cause impériale. De Bayonne à Bordeaux, sur la route suivie par l’armée anglaise, deux petites localités, Roquefort et Bazas, furent les seules où le passage du duc d’Angoulême avait fait arborer quelques cocardes blanches et pousser des cris de vivent les Bourbons ! La manifestation si vantée du Midi, en 1814, ne produisit rien au delà. Son impuissance, au reste, fut si profonde, que les royalistes de Bordeaux, au bout de quelques jours, effrayés de leur audace et tremblants à la pensée des châtiments qu’elle pouvait appeler sur eux, supplièrent le duc d’Angoulême de demander au duc de Wellington des renforts de troupes, des envois de fonds, et des pouvoirs qui eussent pour résultat de placer la ville et ceux des habitants qui s’étaient déclarés pour Louis XVIII sous la protection effective, spéciale, de l’armée anglaise et du gouvernement britannique. Le prince transmit cette demande au général anglais, qui lui répondit le 29 mars :

« C’est contrairement à mon avis et à ma manière de voir que certaines personnes de la ville de Bordeaux ont jugé convenable de proclamer roi Louis XVIII. Ces personnes ne se sont donné aucune peine ; elles n’ont pas souscrit un schelling pour le soutien de leur cause, et n’ont pas levé un seul soldat ; et maintenant, parce que je n’étends pas l’armée que je commande au delà de ce que je pense nécessaire et convenable, et parce que leurs propriétés et leurs familles sont exposées, non pas à cause de leurs actions (car elles n’ont rien fait), mais à cause de leur déclaration prématurée, elles me jettent le blâme et m’accusent en quelque manière. Le fait est que la manifestation de Bordeaux n’est pas unanime, que ces sentiments ne se sont étendus nulle part, pas même dans la Vendée, ni dans aucune autre partie du pays occupé par l’armée. Non-seulement, dans l’état de choses actuel, je ne peux faire à Votre Altesse Royale l’avance de fonds qu’elle me demande ; mais, après tout ce qui s’est passé, je ne sais pas si je ne vais pas au delà de la ligne de mes devoirs en prêtant à votre cause la moindre protection ou le moindre appui. Il est assez curieux qu’on me demande, à moi qui, de toute manière, ne puis être regardé que comme un Allié, de fournir des troupes pour appuyer le gouvernement civil de Votre Altesse Royale quand j’aurais le droit d’attendre le secours des armes de Votre Altesse Royale contre l’ennemi commun. »

Le lendemain, 30 mars, le jour même de la reddition de Paris, Wellington, dans une nouvelle lettre au duc d’Angoulême, ajoutait :

« La proclamation du maire de Bordeaux donne à entendre dans tout le pays que les Alliés sont obligés de donner protection à ceux qui se déclareraient en faveur de la famille de Votre Altesse Royale. Il faut que le public connaisse la vérité. Je dois informer Votre Altesse Royale que si je n’apprends pas, d’ici à dix jours, qu’elle ait démenti les paroles à réfuter dans la proclamation de ce maire, je les démentirai moi-même publiquement[2]. »

Deux causes ont surtout contribué à donner à la journée du 12 mars une importance qui ne lui appartient pas : d’abord, le besoin, chez les princes de la maison de Bourbon, de placer sous la protection d’une manifestation politique intérieure, de nationaliser, pour ainsi dire, leur retour ; en second lieu, la vanité locale, mais surtout l’intérêt de toute la partie remuante, ambitieuse de la population bordelaise à se créer des titres et des droits exceptionnels aux faveurs du nouveau gouvernement, et à grandir le service outre mesure, afin d’imposer à la reconnaissance des obligations proportionnelles.

Simple incident dans l’histoire de l’invasion du Midi par les troupes britanniques, protestation contre le blocus continental, la conscription et les droits réunis, plutôt que soulèvement royaliste, le mouvement bordelais n’exerça pas la moindre influence sur les destinées de l’Empire. Bordeaux, en ouvrant ses portes aux Anglais, n’avança pas d’une heure la chute de Napoléon ; et, lors même que sa population eût repoussé l’ennemi au lieu de l’accueillir, le rappel des anciens princes n’en eût pas été retardé d’un seul jour. C’est à Paris que furent exclusivement portés les coups qui achevèrent la ruine de l’édifice impérial ; ce fut dans les salons et dans le cabinet de M. de Talleyrand que, malgré lui-même, ainsi qu’on le verra, le rétablissement de l’ancienne famille royale devait s’accomplir.

M. de Talleyrand a joué le principal rôle dans les événements d’avril 1814. Son influence, sans être décisive, fut prépondérante. De là, la diversité et la passion des jugements portés sur ses actes de cette époque. Les partisans du régime politique introduit par la Restauration ont glorifié à cette occasion le génie de ce personnage ; les partisans de l’Empire et les amis de l’Empereur ont accusé sa perfidie et sa trahison. L’éloge et le blâme sont également excessifs. M. de Talleyrand ne fit pas la situation ; il la vit venir, se mit en mesure de ne pas être emporté par elle, et se laissa ensuite aller au courant des événements. On a dit de sa politique que c’était « une manœuvre selon le vent[3]. » Le mot est juste. Lui-même, dans son testament, en parlant de sa conduite envers Napoléon, a dit « qu’il ne l’avait point trahi ; que, s’il l’avait abandonné, c’était qu’il avait reconnu qu’il ne pouvait plus confondre, comme il l’avait fait jusqu’alors, la France et l’Empereur dans la même affection ; que ce ne fut pas sans un vif sentiment de douleur, car il lui devait presque toute sa fortune ; qu’au reste il n’avait abandonné aucun gouvernement avant que ce gouvernement se fût abandonné lui-même. » Cet aveu, fait en face de la mort, ne justifie assurément pas le rôle du prince de Bénévent ; il l’explique. L’étude attentive des faits, en 1814, prouve, en effet, que M. de Talleyrand, à cette époque, fut moins coupable envers l’Empereur qu’envers la France : il a trahi la patrie plus que l’Empire, et sa trahison, comme on le verra, n’est nullement dans les faits où l’a placée longtemps le préjugé public.

Nous avons dit, à l’occasion de l’équipée royaliste de Troyes, que, vers le milieu de février, tous les hommes que leur opinion ou leurs intérêts rendaient les adversaires du gouvernement impérial se bornaient à échanger, à voix basse, des espérances encore très-confuses, et à quêter partout des nouvelles. Prince de Bénévent, vice-grand-électeur de l’Empire, vice-président du Sénat, membre du conseil de régence, M. de Talleyrand était un des hommes que Napoléon avait le plus comblés de biens et grandis ; on ne pouvait donc, à cette date, le ranger au nombre des ennemis de l’Empire et de la dynastie impériale ; mais, ministre disgracié, les salons le classaient parmi les mécontents. Sa position, d’un autre côté, était tout exceptionnelle : son haut rang, ses dignités, sa grande existence, lui donnaient sans doute, sur les affaires publiques, des moyens personnels d’information qui l’obligeaient à une certaine réserve ; mais, placé en dehors du mouvement des affaires actives, il pouvait s’observer moins que les membres du gouvernement dans le choix de ses relations et tolérer plus facilement autour de lui une certaine liberté de langage. En outre, M. de Talleyrand, issu de race noble, et tour à tour évêque, membre de l’Assemblée constituante, émigré, ministre sous le Directoire, prince sous l’Empire, avait touché à toutes les époques, s’était mêlé aux hommes de toutes les opinions et de tous les régimes. Ses salons, un mois après le départ de l’Empereur pour l’armée, étaient donc devenus le rendez-vous naturel des principaux opposants de toutes les catégories ; on y voyait jusqu’à des abbés. On n’y conspirait pas, comme on l’a dit ; on y commentait assez bas les rares et courts bulletins publiés par le Moniteur ; on s’y inquiétait surtout des projets des Alliés. Quels étaient les plans, les vues des souverains ? Les travaux du congrès de Châtillon devaient-ils aboutir à un résultat pacifique ? Voilà les questions que chacun s’y adressait, et auxquelles personne ne pouvait répondre. « Le congrès de Châtillon était notre fléau, » a dit l’abbé de Pradt dans un Récit historique dont nous parlerons plus loin. M. de Talleyrand lui-même ne savait rien, n’entrevoyait rien. Cette incertitude le tourmentait. « Ah ! s’écriait-il souvent en parlant du congrès de Châtillon, si quelqu’un pouvait aller là ! » Tenter une démarche directe était aussi difficile que dangereux : qui envoyer ? à qui écrire ? L’ombrageuse police de l’Empire continuait à veiller ; les souverains, ainsi que Napoléon, d’ailleurs, étaient à la fois partout et nulle part : aujourd’hui sur un point, le lendemain à vingt lieues en deçà ou au delà. Aucune route n’était sûre. Des partis de toutes les armées ne cessaient de s’y succéder, interceptant les communications, arrêtant les voyageurs ou dépouillant les courriers, tantôt au nom de la France, tantôt au nom des Alliés. Il n’était pas jusqu’à l’insurrection des campagnes qui ne vînt ajouter à la difficulté du passage. Ce fut dans ces circonstances que le duc de Dalberg, l’homme le plus avant dans l’intimité de M. de Talleyrand, prononça le nom du baron de Vitrolles.

Ancien soldat de l’armée de Condé, cœur chaud, intelligence prompte, esprit plein de ressources et d’audace, M. de Vitrolles était une de ces natures actives, une de ces organisations énergiques, qui, perdues dans la foule durant le calme, se révèlent au milieu des tourmentes politiques, et deviennent les hommes d’un événement. Le vague sentiment d’une crise prochaine l’avait fait accourir du fond des Alpes à Paris, dans les derniers jours d’octobre 1813. Lié, depuis longues années, avec M. de Dalberg, il trouvait chez lui quelques rares numéros du Times ou du Chronicle, que M. de Pradt, alors dans son archevêché de Matines, recevait par l’entremise d’un employé supérieur de la douane, et qu’il faisait ensuite tenir très-secrètement à M. de Talleyrand et à ses amis ; ces journaux n’arrivaient qu’à grand’peine, et c’était par cette voie détournée, fort peu régulière, que le prince de Bénévent et son entourage parvenaient à connaître les nouvelles du dehors et à saisir quelque chose des mouvements des coalisés. Dans les premiers jours de février, les feuilles anglaises annoncèrent le départ du comte d’Artois pour le continent. À deux ou trois semaines de là, le bruit se répandit dans quelques salons que le prince était arrivé en Suisse. M. de Vitrolles conçut aussitôt le projet d’aller le rejoindre ; il le dit à M. de Dalberg. « Il faudra passer par Châtillon ! » s’écria le duc, qui, dans l’ignorance où il était, ainsi que M. de Talleyrand, de la situation et des faits, croyait que les souverains, absorbés dans le commandement de leurs armées, avaient abandonné aux plénipotentiaires de Châtillon la décision suprême de la paix ou de la guerre. « Vous sauriez ce que fait le congrès, ajouta-t-il : la marche de ses travaux doit importer au comte d’Artois ; vous la lui feriez connaître, et vous pourriez en même temps nous en instruire. — Mais à qui m’adresser ? répondit M. de Vitrolles ; je ne suis connu personnellement d’aucun plénipotentiaire. — Peut-être M. de Talleyrand consentira-t-il à écrire quelques lignes. Dans tous les cas, je vous donnerai quelques mots de reconnaissance pour MM. de Nesselrode et de Stadion, tous deux mes anciens et intimes amis. »

M. de Vitrolles eut promptement terminé ses préparatifs. Mais, lorsqu’au moment de monter en voiture il demanda si le prince de Bénévent avait préparé quelques lignes, M. de Dalberg lui apprit qu’il n’avait rien voulu donner. Quant au dernier, il tint sa promesse : il traça sur le portefeuille du hardi voyageur, pour M. de Stadion, les noms de deux jeunes dames de Vienne, que le plénipotentiaire autrichien et lui avaient connues à la même époque ; pour M. de Nesselrode, cette recommandation laconique : Ayez confiance. Ces noms et ces mots, écrits en encre sympathique, furent les seules lettres de créance de M. de Vitrolles, qui, parti de Paris le 6 mars, arriva le surlendemain, 8, à Châtillon après de longs détours et force incidents de route. Les noms des deux Viennoises, prononcés par lui, furent une sorte de talisman qui lui valut, de la part du plénipotentiaire autrichien, l’accueil le plus cordial et le plus empressé. Il lui dit le motif de sa venue. « Vous ne saurez rien ici, lui répondit M. de Stadion ; le congrès ne fait rien et ne peut rien décider ; c’est au quartier général qu’il vous faut aller. » M. de Vitrolles partit pour Troyes, et trouva, dans MM. de Nesselrode et de Metternich, des auditeurs non moins bienveillants, mais bien plus avides encore de nouvelles. Ces ministres ignoraient l’état des choses à Paris aussi complétement que MM. de Talleyrand et de Dalberg ignoraient la position et les projets des Alliés.

Aux nombreuses questions des deux ministres sur la situation politique et morale de la capitale de l’Empire et des provinces où la guerre n’avait pas encore pénétré, M. de Vitrolles, qui ne savait que la pensée du monde où il vivait, répondit que la France, épuisée de sacrifices, lasse de la guerre, aspirait au renversement de Napoléon et à l’établissement d’un gouvernement pacifique. « Cependant partout on nous repousse, répondirent les ministres ; partout on nous traite en ennemis. — C’est que vous vous présentez en ennemis. Les souverains auraient dû faire de la guerre actuelle une question française. S’ils avaient présenté à la France le drapeau blanc et prononcé le nom des Bourbons, Napoléon serait aujourd’hui renversé et la paix signée. » Plusieurs conférences eurent lieu ; la discussion ne sortit pas de ce cercle.

M. de Vitrolles était arrivé en simple curieux ; ces entretiens avaient grandi son rôle. Le temps pourtant s’écoulait ; les ministres de la coalition discutaient sans rien décider. M. de Vitrolles résolut d’entraîner le chef même des coalisés, qui venait d’arriver à Troyes, battant une seconde fois en retraite depuis Provins, avec l’armée de Schwartzenberg. Il sollicita une audience d’Alexandre. Ce souverain, quelques jours auparavant, avait opposé les refus les plus opiniâtres, les plus désobligeants, à des demandes de même nature, faites, au nom du comte d’Artois, par MM. François d’Escars et Jules de Polignac, arrivés de Nancy. Repousser M. de Vitrolles était plus difficile ; il était appuyé dans sa démarche par les deux principaux ministres de la coalition ; l’empereur consentit à l’écouter.

Dans cette entrevue, qui eut lieu le 17 mars, M. de Vitrolles aborda résolûment la question du rétablissement des Bourbons. Alexandre témoigna d’abord la répugnance la plus extrême pour ces princes et pour leur cause. « Ils sont oubliés en France, dit-il ; personne n’y songe, aucune voix ne les appelle. — (On ne connaissait pas encore au quartier général allié la manifestation de Bordeaux.) — Leur retour est une éventualité irréalisable. » Tout autre que M. de Vitrolles se serait tenu pour battu après une telle déclaration ; mais, loin de céder, il insista avec tant de chaleur sur l’opportunité du rappel des anciens princes, dont le rétablissement, disait-il, importait au repos de l’Europe autant qu’à l’intérêt de la France ; la conviction qui l’inspirait était si forte, qu’il finit par ébranler Alexandre. S’il ne gagna pas immédiatement le Tzar à la cause des Bourbons, il réussit du moins à le détacher du nombre de leurs adversaires. C’était déjà un succès ; il devait en obtenir un autre plus important.

« Votre Majesté ne connaît de la France que quelques départements, ajouta M. de Vitrolles : or ce n’est pas dans les provinces que les partisans des Bourbons peuvent donner la mesure de leurs forces ; c’est à Paris, centre de l’opinion royaliste, foyer de toutes les résistances au gouvernement de Napoléon. Le jour où les troupes alliées paraîtront sous les murs de la capitale, les nombreux royalistes qu’elle renferme ne craindront pas de se montrer, et le mouvement contre Napoléon éclatera, général, irrésistible. — En êtes-vous bien sûr ? — J’en réponds sur ma tête. — Mais ce mouvement, qui le dirigera ? » Entraîné par sa situation même à s’exagérer la signification réelle de l’adoption du rapport de la commission des Cinq, et de l’opposition persistante des quatre ou cinq Sénateurs qui avaient voté contre l’établissement de l’Empire, M. de Vitrolles n’hésita pas à promettre le concours de la majorité du Corps législatif et d’une partie du Sénat. Parmi les hauts fonctionnaires de l’Empire décidés à se prononcer dans le même sens, il cita, à tout hasard, les noms de MM. de Talleyrand, de Dalberg, de l’abbé de Pradt et du baron Louis. « Je crois, comme vous, dit le Tzar après quelques instants de silence, que c’est à Paris seulement que la question entre Napoléon et nous doit se décider. Je l’ai toujours pensé, je l’ai dit cent fois ! Je suis las, d’ailleurs, de cette lutte sans résultats où nous avançons que pour battre en retraite ; je veux jouer le tout pour le tout. Monsieur de Vitrolles, ajouta-t-il en élevant la voix, mon parti est pris. Mes alliés et moi, jusqu’ici, nous avons agi isolément : nous allons réunir toutes nos forces, et, coûte que coûte, nous arriverons sous Paris ! »

Cet entretien dura trois heures. Le lendemain, 18, la concentration de toutes les troupes alliées dans les plaines de Châlons était décidée, comme nous l’avons dit, malgré le roi de Prusse et le prince de Schwartzenberg ; le 19, on enjoignait aux membres du congrès de Châtillon de se séparer, et des courriers portaient à Blücher l’ordre de se trouver au rendez-vous général avec toutes ses forces ; enfin, le 20 au matin, les souverains, comme on l’a vu, quittaient Troyes, et, vers le milieu de la journée, venaient se heurter contre Napoléon sous les murs d’Arcis.

L’avant-veille, 18, après avoir écrit à M. de Dalberg une lettre que M. de Metternich se chargea de faire parvenir et qui n’arriva jamais, M. de Vitrolles était parti pour Nancy, où les rapports des commandants russes de la Lorraine aux généraux en chef annonçaient la récente arrivée du comte d’Artois. On a vu à quel moment il joignit ce prince et le danger qu’il courut en cherchant à traverser une seconde fois le théâtre des opérations militaires.

L’Empereur, pour masquer ses erreurs et ses fautes ; les partisans de l’Empire, dans un but analogue ; le peuple, les soldats, par un orgueil ou une crédulité faciles à comprendre, ont tous attribué à la trahison le résultat de la campagne de 1814. Pendant seize années, de 1814 à 1830, avoir trahi donnait des droits aux honneurs et à la fortune. Personne ne s’est fait faute de produire ses titres ; d’autres sont allés plus loin, ils en ont inventé. Nombre de gens ont même poussé l’audace jusqu’à solliciter des récompenses pour des actes de lächeté ou de friponnerie commis par eux durant la période impériale et qu’ils transformaient en témoignages de haine contre l’Empire et de fidélité à l’ancienne dynastie. Rarement ils ont demandé en vain le prix de leurs services menteurs. Aucune intrigue n’est donc restée sous le boisseau. Eh bien, si l’on interroge attentivement et avec conscience tous les documents, toutes les révélations relatives aux jours qui précédèrent le rappel des Bourbons, on demeure convaincu que si, pendant la campagne de 1814, on put remarquer, dans les hauts rangs de l’administration ou de l’armée, de la lassitude, du découragement ou de l’hésitation, en revanche, il n’y eut, avant le 31 mars, à Paris, comme dans l’armée conduite par l’Empereur, ni complot ni trahison, dans l’acception matérielle du mot. On a parlé de communications avec les souverains : un seul homme fut reçu par Alexandre et par les principaux ministres alliés, M. de Vitrolles ; de correspondances avec Paris : le quartier général allié n’en eut avec personne. Qu’aurait-on appris, d’ailleurs, aux coalisés ? que Paris ne serait pas défendu ? Qui le savait ? Paris, comme on le verra, renfermait des forces et des ressources suffisantes pour une résistance énergique et prolongée. D’un autre côté, lorsque, le 17 mars, M. de Vitrolles sollicitait Alexandre d’arriver à tout prix sous les murs de la capitale de l’Empire, ce souverain, le roi de Prusse et le généralissime Schwartzenberg fuyaient devant Napoléon, qui accourait alors d’Épernay et se rapprochait de Paris. L’empereur d’Autriche et tous les diplomates de la coalition, emportés par le même sentiment de terreur, devaient se sauver jusqu’à Dijon ; enfin, le 20, lorsque le mouvement de concentration des coalisés commençait, Napoléon, campé au hameau de Châtres, sur la grande route de Paris à Troyes, était placé entre les Alliés et sa capitale, et couvrait celle-ci. On sait les hésitations qui se manifestèrent au quartier général des coalisés, même après la réunion de toutes leurs masses dans les plaines de Châlons ; on n’ignore pas davantage que ce fut surtout la position prise par l’Empereur sur leurs derrières, cinq jours plus tard, lors de son mouvement sur Saint-Dizier, qui décida les souverains à marcher une dernière fois sur Paris ; encore prenaient-ils cette direction, moins dans l’espérance d’emporter la capitale de l’Empire que pour se frayer une route de retraite par la Belgique. Depuis le milieu de février jusqu’au 31 mars, époque de confusion politique, de pêle-mêle et de surprises militaires, ce fut l’imprévu qui conduisit les hommes et la plupart des événements.

À la vérité, M. de Vitrolles avait hardiment promis le concours de MM. de Talleyrand, de Dalberg, de Pradt et Louis[4]. Tous les quatre, après le triomphe des Alliés, ont réclamé le bénéfice de cette déclaration de noms, contre laquelle ils auraient certainement protesté avec toute la chaleur de l’indignation la plus vive, si la coalition avait été vaincue. Les souverains comptaient positivement sur eux ; mais sur eux seuls. C’est l’abbé de Pradt lui-même qui en a fait l’aveu dans un écrit publié le lendemain, pour ainsi dire, de l’événement, lorsque le mensonge était impossible, et quand il était plus profitable pour son ambition d’exagérer les dévouements de cette nature que de les amoindrir[5]. Après avoir exalté les motifs qui portaient MM. de Talleyrand, de Dalberg et Louis, à désirer la chute de l’Empereur et le triomphe de l’ennemi, ce prêtre effronté se dénonce lui-même en ces termes : « Quelque peu de titres que je puisse avoir à cet honneur (de se trouver au nombre des auxiliaires sur lesquels comptait l’ennemi), il m’avait été accordé. On avait même poussé l’attention jusqu’à pourvoir à notre avenir, s’il eût été compromis par les événements[6]. »

Ajoutons, pour la parfaite appréciation des faits de cette époque, que l’abbé de Pradt, MM. de Talleyrand, de Dalberg et Louis, ne connurent qu’après l’entrée des Alliés les ouvertures royalistes où leur nom était intervenu. Parti de Paris à l’aventure, sans autre but que de rejoindre le frère de Louis XVIII, M. de Vitrolles, une fois à Troyes, n’avait pris mission que de lui-même. L’occasion l’avait inspiré. La Paix avec l’établissement impérial, moins l’Empereur, voilà le seul changement désiré par les mécontents de l’Empire. Leur audace n’allait pas au delà. On lit, en effet, dans le Récit historique déjà cité : « Que voulait-on à cette époque ? deux choses : être délivré d’un joug insupportable et continuer l’ordre établi. Il faudrait n’avoir pas habité Paris une minute pour élever le moindre doute à cet égard[7]. » Il ne faut pas l’oublier : l’abbé de Pradt écrivait et publiait ces lignes en 1816, en pleine réaction royaliste, lorsque, dans les deux Chambres comme au dehors, tous les orateurs, tous les écrivains, affirmaient que, hormis quelques bonapartistes et quelques jacobins incorrigibles, la France entière s’était toujours montrée impatiente du joug impérial et n’avait jamais cessé d’invoquer le retour des Bourbons. Le Récit historique de l’ancien archevêque de Malines donnait le plus éclatant démenti aux affirmations de tous les écrivains royalistes et aux prétentions personnelles de tous les hommes officiels de cette époque de réaction furieuse. Pas une voix ne protesta.

Un seul royaliste, parti de Paris sans un autre but que de gagner la Suisse, et n’ayant pris ensuite sa mission que dans ses inspirations propres, se trouva sérieusement mêlé aux événements, avant la journée du 31 mars ; ce fut M. de Vitrolles. Veut-on savoir quelles étaient, en effet, les illusions et l’attente des autres membres de cette opinion, non les plus obscurs, mais les plus élevés par leur naissance ou par leur fortune ; non dans le fond des provinces, mais à Paris même, centre de toute nouvelle et de toute intrigue ? Ils plaçaient leurs espérances dans Bernadotte ! Bien plus : cet ancien maréchal était, à leurs yeux, l’âme de la coalition ; et, le croyant à Laon, quand il se tenait arrêté à près de cent lieues de là, derrière le Rhin, ils lui adressaient des députés chargés de solliciter son appui ! Cette mission, à laquelle devait d’abord concourir M. Maine de Biran, fut confiée à MM. Vinchon de Quémont et Gain de Montaignac, qui, arrivés à Laon le 13 mars, apprirent du général Gneizenau que Bernadotte, demeuré avec ses Suédois sur la frontière de Hollande, ne prenait plus part, depuis deux mois, aux opérations des coalisés. Ce général leur conseilla de s’adresser à Alexandre. Revenus en toute hâte à Paris, et obligés, pour une nouvelle entente, de forcer la porte des sommités du faubourg Saint-Germain, qui fuyaient leur contact dans la crainte de se compromettre, ils se mirent, le 21 mars, à la recherche de l’empereur de Russie. Incertains de leur route, obligés à de longs détours, ils remontèrent la Loire jusqu’à la Charité, se jetèrent dans le Morvan, et, le 26, atteignirent enfin Dijon, où venaient d arriver l’empereur d’Autriche et les principaux ministres de la coalition, fuyant depuis Troyes, comme nous l’avons dit, à la suite du second mouvement de retraite de Schwartzenberg. Ce fut là seulement que ces députés apprirent l’entrée du comte d’Artois à Vesoul, puis à Nancy ; on ne connaissait, lors de leur départ de Paris, que son arrivée en Suisse. Repoussés d’abord par les ministres étrangers, ils obtinrent, au bout de quelques jours de démarches, des lettres de M. de Metternich, de lord Castlereagh et du baron de Stein. Mais Paris, quand ils y revinrent, était, depuis huit jours, au pouvoir des chefs militaires alliés.

On a vu dans le chapitre précédent que c’est le 25 mars, cinq jours après avoir quitté Troyes, qu’Alexandre, le roi de Prusse et le prince de Schwartzenberg, étaient partis de Châlons pour tenter un coup de main sur la capitale de l’Empire. Leur principale colonne suivait la route de Montmirail ; arrivée entre Bussy-l’Évêque et Vatry, ses coureurs rencontrèrent les corps des maréchaux Marmont et Mortier, que Napoléon avait d’abord laissés sur l’Aisne pour contenir Blücher, mais qui, rappelés ensuite par lui quand il s’était décidé à opérer sur les derrières des Alliés, essayaient alors de le rejoindre sur la haute Marne. Marmont avait sous ses ordres 3,500 hommes d’infanterie et 1,500 chevaux ; Mortier commandait à 6 ou 7,000 hommes. Obligés de battre en retraite devant l’avalanche de soldats qui se précipitait en ce moment de Chalons sur Paris, les deux maréchaux se replièrent, par les défilés de Somesous, dans la direction de Fère-Champenoise. Atteints à peu de distance de cette ville, entourés et assaillis dans toutes les directions par une cavalerie formidable plus nombreuse à elle seule que ne l’étaient leurs deux corps réunis, chargés par des masses d’infanterie, accablés de boulets et de mitraille, Marmont et Mortier se battirent avec un véritable acharnement ; la résistance de leurs soldats était désespérée : cependant elle aurait été vaincue, et la lutte inégale soutenue par les deux maréchaux aurait amené l’entière destruction de leurs colonnes, si un de ces incidents qui se renouvelèrent souvent dans cette courte et rude campagne, n’était pas venu affaiblir progressivement, puis suspendre les attaques furieuses qu’ils s’efforçaient de repousser.

Deux divisions de gardes nationaux mobilisés, commandées par les généraux Pacthod et Amey, conduisaient de Meaux et de Sézanne, à l’Empereur, un convoi assez considérable d’artillerie. Arrêtés près du village de Morin par les premiers détachements alliés, ces deux généraux se replièrent. Bientôt de fortes décharges, venant de leur droite, les avertirent du voisinage d’un corps de troupes françaises. Ces troupes étaient celles de Marmont et de Mortier. Pacthod et Amey s’avancèrent dans la direction du canon ; mais, au lieu de donner dans les régiments des deux maréchaux, ce fut au milieu des réserves de l’armée russe qu’ils tombèrent. L’effort de l’ennemi se tourna immédiatement contre eux. Les héroïques paysans qui composaient ces deux divisions, arrachés la veille à leur famille, étaient à peine exercés : ils se forment sur-le-champ en carrés par régiment, et se disposent à la résistance la plus désespérée. La plaine qu’ils sont obligés de traverser est sans bois, sans mamelons, sans le moindre accident de terrain. Assaillis dans leur marche par un ennemi dont le nombre grossit à chaque pas, ils parviennent cependant à atteindre le pied des collines de Fère-Champenoise sans que leurs rangs aient faibli une seule fois, sans qu’une seule charge les ait entamés. Mais là, entourés par les quatre corps des généraux Palhen. Wassiltchikoff, Korff, et du grand-duc Constantin, foudroyés par le canon et par la mitraille de près de cent pièces d’artillerie qui les battent, pour ainsi dire, en brèche, chargés sur tous leurs fronts par des masses énormes de cavalerie, ce ne fut ni le découragement ni la lassitude, mais la mort seule qui mit un terme à leur résistance. Sommés à différentes reprises, par les généraux russes et par Alexandre lui-même, de cesser le combat, presque tous se firent tuer plutôt que de rendre leurs armes. C’est là que périrent, aux cris de vive l’Empereur ! les 3,000 conscrits vendéens dont nous avons parlé[8]. Ce double combat de Fère-Champenoise, soutenu, en quelque sorte, sur le même terrain, et à moins d’une heure d’intervalle, par deux colonnes françaises parties de deux points différents et se dirigeant l’une et l’autre vers l’Empereur, fut un des plus meurtriers de la campagne ; il venait de nous coûter 10,000 hommes, 6 généraux pris ou tués, 60 pièces de canon et 350 caissons[9].

Le soir de cette journée (25 mars), Mortier et Marmont, que cette diversion venait de sauver, se retirèrent vers Sézanne, toujours luttant contre les troupes attachées à leur poursuite ; et, la nuit venue, ils prirent position sur les hauteurs d’Allement. Le 26 au matin, les deux maréchaux poursuivirent leur mouvement de retraite sur la basse Marne. Arrivés vers la fin de la journée à la Ferté-Gaucher, ils trouvèrent la ville occupée par le corps d’armée du Prussien Kleist, détaché la veille pour leur couper la retraite et qui barrait la grande route de Coulommiers. Le lendemain, une nouvelle lutte, effort désespéré, ouvrit à nos soldats les chemins de Rosoy et de Brie-Comte-Robert, où ils arrivèrent le 28, sans être poursuivis. Le même jour, le gros des troupes alliées, qui avaient continué de descendre la rive gauche de la Marne, passait sur la rive droite par le pont de Triport, chaque régiment musique en tête, et s’emparait de Meaux.

À cette dernière nouvelle, le roi Joseph se hâta de convoquer aux Tuileries tous les membres du conseil de régence. Ce conseil, nommé lors du départ de l’Empereur pour l’armée, comptait seize membres, non compris l’Impératrice : il était ainsi composé : l’Impératrice, le roi Joseph, les princes Cambacérès, Lebrun et de Talleyrand ; les ducs de Massa (Régnier), président du Corps législatif ; de Gaëte (Gaudin), ministre des Finances ; de Rovigo (Savary), ministre de la police ; de Feltre (Clarke), ministre de la guerre ; de Cadore (Champagny) ; les comtes Mollien, ministre du Trésor ; Montalivet, ministre de l’intérieur ; Daru, Boulay (de la Meurthe), Regnault de Saint-Jean-d’Angély, Defermon et Sussy.

Lorsque tous ces personnages furent réunis, Marie-Louise prit place comme présidente, ayant Joseph à sa droite, Cambacérès à sa gauche ; et ce dernier, au nom de la régente, posa cette question : L’Impératrice et le roi de Rome doivent-ils rester à Paris ou se retirer à Blois ?

Joseph s’empressa d’opiner pour le départ : appuyé avec chaleur par Cambacérès et par Clarke, il fut combattu par le duc de Cadore, qui remplissait les fonctions de secrétaire du conseil, et par MM. Boulay (de la Meurthe) et de Talleyrand. Le conseil se trouva d’abord partagé : l’ex-consul Lebrun, le duc de Massa, MM. Montalivet, Sussy et Regnault de Saint-Jean-d’Angély, s’étaient rangés à l’avis des premiers ; les ducs de Gaëte et de Rovigo, les comtes Daru, Mollien, et Defermon se trouvaient avec les seconds. Ils étaient huit contre huit. La discussion dut continuer. Joseph, Cambacérès et le duc de Feltre reprirent successivement la parole. Joseph ne conseillait pas le départ, il l’exigeait ; Cambacérès s’exprima dans le même sens avec une véhémence qu’on ne lui connaissait pas ; Clarke s’emporta. Clarke, a-t-on dit, était inspiré par la coalition ; il n’était inspiré que par la peur : Cambacérès et lui, doués du même courage, s’irritaient à la pensée de rester à Paris quand l’ennemi s’avançait ; ils voulaient fuir. L’un et l’autre s’appuyaient exclusivement, ainsi que Joseph, sur les intentions de l’Empereur : elles étaient connues, disaient-ils, et la désobéissance serait criminelle. Puis ils ajoutaient pour dernier argument : « La France est dans l’Impératrice et dans son fils ; les exposer à tomber entre les mains des Alliés, c’est vouloir livrer la patrie à l’ennemi.

— Quitter Paris, répondait M. Boulay (de la Meurthe), ce serait décourager la population et abandonner la partie. Rester, ce serait, au contraire, doubler le dévouement, ainsi que l’énergie de la garde nationale et de l’armée. Qui pourrait dire, ajoutait-il, l’enthousiasme et l’élan qui s’emparerait de tous les cœurs à la vue de l’Impératrice traversant, son fils dans ses bras, les quartiers populeux de la capitale pour aller s’installer à l’Hôtel de Ville, et invoquant sur son passage, à l’exemple de son aïeule Marie-Thérèse, la protection de tous les citoyens ? »

Cette opinion, développée avec énergie par son auteur, appuyée par M. de Talleyrand et par le duc de Cadore, entraîna successivement le duc de Massa, les comtes de Sussy et Regnault de Saint-Jean-d’Angély. La majorité se trouvait dès lors opposée au départ. Le conseil allait donc décider que Marie-Louise et son fils ne quitteraient point Paris, lorsque Joseph, à bout d’arguments, exhiba une lettre dans laquelle l’Empereur s’exprimait en ces termes :

Reims, le 16 mars.

« Mon frère, conformément aux instructions verbales que je vous ai données et à l’esprit de toutes mes lettres, vous ne devez permettre, en aucun cas, que l’Impératrice et le roi de Rome tombent entre les mains de l’ennemi. Vous serez plusieurs jours sans avoir de mes nouvelles ; si l’ennemi s’avance sur Paris avec des forces telles que toute résistance devienne inutile, faites partir dans la direction de la Loire la régente, mon fils, les grands dignitaires, les ministres, les officiers du Sénat, les présidents du Conseil d’État, les grands officiers de la couronne, le baron de la Bouillerie et le Trésor. Ne quittez pas mon fils, et rappelez-vous que je préférerais le savoir dans la Seine plutôt qu’entre les mains des ennemis de la France. Le sort d’Astyanax, prisonnier des Grecs, m’a toujours paru le sort le plus malheureux de l’Histoire.

Napoléon. »

Le sens prophétique de l’Empereur ne le trompait pas : son fils eut le sort d’Astyanax ; mais ce fut précisément pour avoir quitté Paris.

Cette communication atterra la majorité du conseil.

« Sire, dit aussitôt le duc de Cadore à Joseph, je connaissais la lettre que vient de lire Votre Majesté. Cette lettre a été écrite pour une circonstance différente de celle qui se présente ; elle ne saurait donc modifier l’opinion du conseil.

— Cette lettre a treize jours de date, dit à son tour M. Boulay (de la Meurthe) ; depuis cette époque, la même menace de danger qui nous fait délibérer s’est produite. Les Alliés se sont approchés de la capitale. Cependant l’Impératrice est restée. L’Empereur n’a blâmé ni Sa Majesté ni ses conseillers. Cette approbation tacite équivaut à un changement d’instructions.

— Dans tous les cas, ajouta M. de Talleyrand en se tournant vers l’Impératrice, Sa Majesté ne saurait courir le moindre péril, et il est impossible qu’elle n’obtienne pas de l’Empereur, son père, et des souverains alliés, des conditions meilleures que celles qu’ils accorderaient si elle était à 50 lieues de Paris. »

Mais l’Empereur avait parlé, et telle était la soumission aveugle, absolue, à laquelle il avait habitué les personnages même les plus élevés de son empire, que MM. Boulay (de la Meurthe), de Talleyrand, Defermon, et le duc de Cadore restèrent à peu près seuls du parti de la désobéissance. Le départ fut décidé ; il était alors plus de minuit.

« Si j’étais ministre de la police, dit en sortant de la salle un des membres au duc de Rovigo, Paris serait insurgé avant vingt-quatre heures et l’Impératrice ne partirait pas.

— Il dépendait du conseil de l’empêcher de partir, » répondit le ministre de la police.

M. de Talleyrand marchait alors près de ce dernier ; il se tourna de son côté et lui dit :

« Eh bien, voilà donc la fin de tout ceci ? C’est perdre la partie à beau jeu. Pardieu, l’Empereur est bien à plaindre ! mais on ne le plaindra pas, car son obstination à garder son entourage n’a pas de motif raisonnable. C’est une faiblesse qui ne se comprend pas dans un homme tel que lui. Voyez, monsieur, quelle chute dans l’histoire ! donner son nom à des aventures au lieu de le donner à son siècle ! Quand je pense à cela, je ne peux m’empêcher d’en gémir. Maintenant, quel parti prendre ? Il ne convient pas à tout le monde de se laisser engloutir sous les ruines de cet édifice. Allons ! nous verrons ce qui arrivera. L’Empereur, au lieu de me dire des injures, aurait mieux fait déjuger ceux qui lui inspiraient des préventions ; il aurait vu que des amis comme ceux-là, sont plus à craindre que des ennemis. »

On assure que M. de Talleyrand, à l’occasion de son opposition au départ de l’Impératrice et du roi de Rome, n’a pas craint de dire plus tard : « On se méfiait de moi ; je savais que, si je conseillais le départ, l’Impératrice resterait ; je n’ai insisté pour qu’elle demeurât que dans le but de décider plus sûrement sa retraite sur Blois. »

Ce langage, si M. Talleyrand l’a tenu, est encore un de ces mensonges faits après coup, dont il a été si prodigue et qui lui ont si longtemps servi à duper l’opinion. Ici, le commentaire avait un double but : maintenir dans l’esprit du vulgaire son renom de profonde habileté, puis, expliquer dans un sens favorable à son récent royalisme des conseils qui, adoptés, auraient sauvé, sinon l’Empereur, du moins l’Empire. M. de Talleyrand était sincère lorsque, le 28 mars, il combattait le départ de l’Impératrice. La régence était sa secrète pensée ; ce qu’il voulait à ce moment, ainsi que tout son entourage, c’était, en effet, l’Empire moins l’Empereur. Sous Napoléon, M. de Talleyrand était, en quelque sorte, le second personnage du pays ; avec la régence, il devenait inévitablement le premier. Altesse sérénissime, vice-grand électeur, vice-président du Sénat, il était surchargé de dignités, et les traitements dont il jouissait étaient immenses. En outre, sa principauté de Bénévent ne lui donnait pas un vain titre ; cette possession faisait de lui presque un souverain. Quelle combinaison politique pouvait lui assurer les mêmes honneurs et la même fortune ? Sa position avec l’établissement impérial était si haute, en un mot, que l’avénement d’un autre pouvoir, quel qu’il fût, le forçait à descendre. M. de Talleyrand a subi le retour des Bourbons ; il ne l’a point provoqué. Il ne prit parti pour eux qu’à la dernière extrémité, lorsque les souverains, maîtres de Paris, lui parurent décidés à rétablir l’ancienne famille royale. « À l’Empereur je préférerais tout, même les Bourbons, » disait-il à la duchesse de Vicence au moment où le canon des Alliés retentissait sur les hauteurs de Belleville. Cette répugnance de M. de Talleyrand pour les Bourbons est facile à comprendre : embaucheur de son ordre au profit du tiers en 1789, aumônier de la Fédération en 1790, provocateur de la vente des biens du clergé et prélat consécrateur du nouvel épiscopat constitutionnel en 1791 et 1792, ministre du Directoire lors des proscriptions de fructidor, dévoué durant de longues années à l’élévation de Napoléon comme à la ruine des Bourbons, acteur influent dans le sanglant épisode du duc d’Enghien, enfin, évêque marié, M. de Talleyrand, quelque service qu’il pût rendre aux Bourbons, se trouvait condamné, en cas de restauration, à une défense et à une lutte, pour ainsi dire, perpétuelles contre les préjugés, les rancunes ou les haines de ces princes et des deux ordres auxquels il avait appartenu. Son passé de vingt-cinq ans, inscrit tout entier au Moniteur, n’était pas de ceux qu’on puisse oublier ou que l’on pardonne.

Après la délibération dont nous venons de raconter les détails essentiels, Joseph et Cambacérès avaient suivi l’Impératrice dans son appartement intérieur. Troublés par l’énergique opposition qu’ils avaient rencontrée, et poursuivis par ces pressentiments qui manquent rarement aux hommes à la veille des grandes catastrophes politiques, le frère de Napoléon et l’archichancelier dirent à Marie-Louise que la résolution du conseil leur semblait, en effet, de nature à exercer une influence décisive sur les événements ; que sa présence à Paris serait peut-être plus utile que son départ à la cause impériale ; mais qu’elle seule pouvait être juge du parti qu’il serait convenable d’adopter en d’aussi graves circonstances, « Vous êtes mes conseillers obligés, leur répondit l’Impératrice, je ne prendrai jamais sur moi de désobéir à un ordre de l’Empereur et à la délibération du conseil privé ; donnez-moi, dans un écrit signé, l’avis formel de demeurer à Paris, et j’y reste. » L’un et l’autre refusèrent d’assumer sur eux une telle responsabilité ; ils se retirèrent après être convenus que Joseph se rendrait, le lendemain de bonne heure, aux avant-postes pour juger de la situation, et que l’Impératrice ne quitterait pas les Tuileries avant d’avoir entendu son rapport.

Les préparatifs pour le départ occupèrent toute la nuit. Le 29 mars, au petit jour, les passants pouvaient apercevoir de la place du Carrousel, à travers les fenêtres ouvertes des appartements du château, et à la lueur de bougies encore allumées, des femmes de la cour, des domestiques qui couraient d’une pièce à l’autre, quelques-uns pleurant, tous dans le plus grand trouble. À huit heures, les voitures de voyage vinrent se ranger dans la cour, devant le péristyle du pavillon de Flore.

Le départ avait été fixé à neuf heures. Mais, tout entière à l’attente de la visite que Joseph lui avait promise, et de quelque incident imprévu qui viendrait la retenir, la jeune Impératrice retardait, de quart d’heure en quart d’heure, le moment de quitter ce palais qu’elle ne devait plus revoir. Vainement le duc de Feltre lui dépêchait messager sur messager pour la presser de se mettre en chemin ; une démarche faite par les officiers de la garde nationale et par ceux des autres corps, de service aux Tuileries, contribuait encore à sa résistance : tous étaient venus la conjurer de ne pas quitter Paris. Ainsi placée entre ces sollicitations contraires, voulant rester et ne l’osant pas, elle se jette dans un fauteuil et se met à pleurer. « Mon Dieu ! disait-elle au milieu de ses larmes, ils me laissent seule ! À quoi donc me décider ? » Vers les dix heures, le duc de Feltre lui fit dire qu’elle n’avait plus un moment à perdre, et que, si elle tardait plus longtemps, elle s’exposait à tomber dans les mains d’un parti de Cosaques. Pendant une demi-heure elle attendit encore le rapport que Joseph s’était engagé si formellement à lui faire ; mais ce prince continua à ne pas donner signe de vie ; cet effort fut le dernier : Marie-Louise annonça qu’elle était prête à descendre avec son fils ; ce jeune enfant poussait les hauts cris ; il refusait de quitter les appartements du palais ; sa gouvernante fut obligée de l’emporter dans ses bras. Il était dix heures et demie lorsque l’Impératrice, vêtue d’une amazone de couleur brune, prit enfin place avec le roi de Rome dans une voiture qu’entourait un fort détachement de la garde impériale, et que suivait une ligne interminable d’équipages où se trouvaient quelques-uns des grands dignitaires de la couronne ainsi que les personnes attachées à sa maison et à la personne de son fils. Le lent et triste cortége, qui emportait la fortune de l’Empire, défila au milieu d’une double haie de spectateurs étonnés et silencieux, longea le quai des Tuileries, le quai de Chaillot, et franchit la barrière de Passy, au même moment où les têtes de colonnes des maréchaux Mortier et Marmont, battant en retraite depuis Fère-Champenoise, arrivaient par le pont de Charenton, et lorsque, du haut des collines qui couronnent le côté opposé de Paris, les habitants de Montmartre et de Belleville voyaient l’avant-garde des coalisés déboucher de la forêt de Bondy.

La présence des maréchaux Mortier et Marmont sous les murs de Paris, le 29, était un événement tout fortuit. S’ils avaient pu rejoindre l’Empereur, comme ils en avaient reçu l’ordre et comme ils avaient essayé de le faire ; s’ils n’avaient pas été battus à Fère Champenoise ; si, dans leur retraite, ils avaient pris un autre chemin ou s’étaient reposés un seul jour, l’entrée de Paris n’aurait pas été disputée aux Alliés. Ce furent le hasard et une défaite qui donnèrent à cette capitale quelques défenseurs !

La physionomie de Paris dans cette journée du 29 était singulièrement étrange. « Paris, du côté du midi, était en état de désertion, a dit un témoin oculaire, ministre de Napoléon ; depuis la barrière jusqu’à Chartres, ce n’était qu’un immense convoi de voitures de toute espèce ; on ne peut se faire une idée de ce spectacle lorsqu’on ne l’a pas vu[10]. » Tandis que les barrières situées au midi de la capitale de l’Empire donnaient ainsi sortie aux longues files d’équipages de l’aristocratie impériale, on voyait entrer, par les barrières du nord, les habitants de la plupart des villages situés entre Paris et Meaux, fuyant devant les Alliés, et amenant avec eux leurs enfants, leurs meubles, leurs grains, leurs chiens et leurs bestiaux. Ces tristes arrivages avaient commencé dès la veille. Leurs conducteurs étaient fort abattus. La plupart paraissaient dans la plus grande détresse. Fait incroyable ! l’approche de l’ennemi pouvait suspendre les approvisionnements de Paris : en pareil cas, on alloue une prime aux chargements de denrées qui arrivent. Eh bien, l’octroi n’avait rien changé à ses tarifs ni à ses habitudes : à mesure que les fuyards de la campagne se présentaient pour entrer, les employés de la ville les arrêtaient impitoyablement aux portes, et contraignaient ces pauvres gens de payer pour leurs provisions, pour leurs fourrages et leur bétail, des droits qu’ils n’acquittaient qu’en vendant à vil prix, hors barrière, une partie de ce qu’ils espéraient sauver. Quand, entrés dans Paris, ils avaient pu trouver, sur les boulevards ou dans les grandes rues des faubourgs, un endroit où placer leurs chars ou leurs charrettes, ils attachaient les bestiaux aux ridelles ou aux roues, en confiaient la garde aux enfants et aux femmes, et allaient grossir les groupes, les lignes de curieux stationnés sur les boulevards compris entre la porte Montmartre et la place Saint-Antoine.

Cette foule était impatiente de nouvelles plutôt qu’agitée. On interrogeait chaque nouvel arrivant ou les soldats isolés qui passaient, et l’on commentait leurs réponses. Vers les deux heures, des crieurs circulèrent sur toute cette ligne, vendant un sou la proclamation suivante :

« Le roi Joseph, lieutenant général de l’Empereur, commandant en chef de la garde nationale, aux citoyens de Paris.

Citoyens de Paris, une colonne ennemie s’est portée sur Meaux, elle s’avance par la route d’Allemagne ; mais l’Empereur la suit de près, à la tête d’une armée victorieuse. Le conseil de régence a pourvu à la sûreté de l’Impératrice et du roi de Rome. Je reste avec vous !

Armons-nous pour défendre cette ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce qui nous est cher ! Que cette vaste cité devienne un camp pour quelques instants, et que l’ennemi trouve sa honte sous ces murs qu’il espère franchir en triomphe ! L’Empereur marche à notre secours. Secondez-le par une courte et vive résistance et conservons l’honneur français !

Paris, ce 29 mars 1814.

Joseph. »

Je reste avec vous, disait Joseph, dont les voitures et les bagages étaient déjà disposés pour le suivre le lendemain sur la route de Blois. Armons-nous ! s’écriait-il. Mais où et comment s’armer ? Non-seulement Joseph ne le disait pas ; mais dans ce moment-là même le ministre de la guerre et le commandant de Paris refusaient des fusils et des munitions à la garde nationale.

Si un lieu d’armement ou de réunion avait été indiqué, plusieurs milliers d’hommes auraient immédiatement quitté les boulevards pour aller se mettre en mesure de repousser l’ennemi. Forcés à l’inaction par l’inconcevable silence du frère de l’Empereur, ils en étaient réduits à commenter sa proclamation. Le départ de l’Impératrice et du roi de Rome occupa d’abord les groupes ; cet abandon, cause d’étonnement pour tous, indignait une partie de la foule. Des gardes nationaux en uniforme venaient-ils à passer, on les abordait vivement : « Vous auriez dû vous opposer à ce départ, même par la force ! leur criait-on ; Marie-Louise aurait fait respecter Paris ! » Les détonations de l’artillerie des corps alliés qui, à ce moment-là même (deux heures et demie), poussaient le général Compans devant eux, et s’emparaient des approches de Romainville, venaient, de temps à autre, interrompre ces discussions. « C’est l’artillerie de la garde nationale qui s’exerce à Vincennes, disaient quelques personnes[11]. — Non, répliquaient d’autres curieux, c’est l’Empereur qui arrive ; la proclamation l’annonce. » La venue de l’Empereur, mensonge excusable sans doute, devenait immédiatement le texte de toutes les conversations ; on voyait déjà l’ennemi battu, chassé loin de Paris, et, pour quelques instants, l’inquiétude se calmait.

Joseph, pendant ce temps, s’installait aux Tuileries ; le ministre de la guerre Clarke restait enfermé dans ses bureaux ; et le général Hullin, commandant la place et la division militaire de Paris, se bornait à faire prendre note, au pont de Charenton, du nombre de soldats ramenés par Mortier et Marmont, et à diriger sur les barrières les plus menacées quelques canons, ainsi que des détachements empruntés soit aux conscrits, soit aux soldats de dépôt ou même aux convalescents composant la garnison.

Jusqu’au 29, Joseph avait eu le titre de lieutenant général de l’Empire sans en exercer sérieusement les fonctions : c’était l’Empereur qui continuait à gouverner à l’aide de décisions transmises de ses différents quartiers généraux. Les affaires courantes s’expédiaient par l’impératrice-régente, assistée de Cambacérès et des ministres à département. Quant au lieutenant général, la plupart de ses journées s’écoulaient au Luxembourg, au milieu d’un petit nombre de courtisans dont les grosses flatteries lui faisaient prendre tellement au sérieux sa royauté d’Espagne et des Indes, que, sollicité par Napoléon, peu de temps auparavant, d’abdiquer en faveur de Ferdinand VII, il avait longtemps repoussé cette demande. Vainement l’Empereur lui faisait observer qu’un traité était déjà signé avec Ferdinand, qu’il ne perdait ni n’abandonnait rien, puisque, depuis plus de dix mois, il était sans sujets et sans royaume ; Joseph ne céda qu’après une résistance opiniâtre. « En vérité, disait l’Empereur à cette occasion, ne dirait-on pas que je lui enlève sa part dans l’héritage du feu roi, notre père[12] ? » Créé roi deux fois par Napoléon, Joseph avait perdu, dans l’abus des faciles plaisirs de cette double royauté, toute décision et toute énergie. Il n’avait fait que traverser Naples, dont il laissa le trône à Murat ; son inactivité et sa faiblesse doivent être comptées parmi les causes qui firent tomber de son front la couronne d’Espagne. Après sa rentrée en France, il vint un jour où, comme lieutenant général de l’Empire, il pouvait exercer une grande influence sur la fortune de sa famille ; ce jour-là, Joseph allait encore se trouver au-dessous de sa position.

Capitaine au régiment d’Orléans-dragons lors de la Révolution, chef du bureau topographique du ministère de la guerre sous la Convention, chargé de missions secrètes près des armées sous le Directoire, général de division sans avoir jamais commandé un régiment, Clarke devait son grade et le titre de duc de Feltre à l’adulation infatigable et à l’admiration exaltée dont il faisait profession pour l’Empereur. Il avait parcouru toute sa carrière militaire dans les bureaux ; commis exact, mais habitué à exécuter les ordres de Napoléon, à ne voir et à ne penser que par le maître, il était sans initiative, comme sans courage ; ce n’étaient ni ses talents ni son énergie qui pouvaient suppléer l’insuffisance de Joseph.

La bravoure ne manquait peut-être pas au général Hullin ; mais, simple soldat au début de sa vie militaire, il était resté soldat jusqu’au bout ; sa capacité ne s’élevait pas au-dessus des détails matériels de son emploi ; homme d’obéissance passive, non de commandement, ce n’était point lui, non plus, qui pouvait imposer au lieutenant général et au ministre de la guerre les mesures ainsi que les décisions nécessaires à ce moment de lutte suprême.

Parmi les autres membres du gouvernement, il en était un dont le concours actif n’aurait peut-être pas été sans quelque utilité. Nous voulons parler du duc de Rovigo. Mais, absorbé dans ses fonctions de ministre de la police, le général Savary ne voyait rien au delà des rapports de ses agents et de l’action de la gendarmerie. Un témoin oculaire des faits de la journée du 29 a raconté que, sortant du musée du Louvre, où il avait rencontré les artistes aussi nombreux que de coutume et paisiblement occupés, les uns à copier des tableaux, les autres à regarder à travers les fenêtres le départ de l’Impératrice et de son cortége, il était allé chez Savary, qu’il avait trouvé jouant au billard avec le conseiller d’État Réal. On parla de l’arrivée de l’ennemi. Réal conseilla la publication immédiate d’une ordonnance enjoignant aux Parisiens de dépaver les rues, d’en porter les pierres aux étages supérieurs des maisons, de les jeter sur l’ennemi quand il entrerait, et de faire feu, en même temps, de toutes les croisées. « Mais ce serait un moyen révolutionnaire ! s’écria Savary effrayé ; je ne l’emploierai certes pas ! Que dirait l’Empereur ? »

Le roi Joseph, le ministre Clarke, le général Hullin, voilà les trois hommes qui, le 29 mars, étaient chargés de diriger la défense de Paris et de tenir tête aux événements.

L’Histoire serait injuste si elle faisait peser exclusivement sur eux les fatals résultats de leur incapacité : la responsabilité en appartient à l’Empereur, qui, absent depuis plus de deux mois, aimait mieux laisser ces trois médiocrités en face d’un péril au-dessus de leurs forces que de confier le commandement suprême de Paris à un maréchal énergique et dévoué. Mais il aurait craint le mécontentement des deux rois, ses frères, et des autres maréchaux. Dans sa passion pour l’absolu pouvoir, passion que les revers rendaient encore plus inquiète et plus ombrageuse, il aurait redouté, surtout, de créer, pour un de ses lieutenants, une position trop importante, et de lui confier une autorité que, pendant quelques jours, les hasards de la guerre pouvaient rendre indépendante de la sienne.

Les moyens de défense, cependant, ne manquaient pas : on ne comptait pas moins de 400 pièces d’artillerie de gros calibre, suffisamment approvisionnées, soit à Vincennes, soit à l’École militaire ou au Champ de Mars, soit au dépôt central ; 20,000 fusils neufs existaient, en outre, dans ce dépôt ; voilà pour le matériel[13]. Quant aux hommes, le gouvernement pouvait disposer, outre les corps ramenés par Marmont et Mortier, de 7 à 8,000 hommes casernés à Paris, et appartenant aux dépôts de la garde impériale ou de la ligne ; de 6 à 7,000 soldats de cavalerie, conscrits ou soldats de dépôt, démontés, pour la plupart, et casernés à Versailles ou dans les environs ; de 15 à 18,000 conscrits ou soldats de dépôt, destinés aux régiments de ligne ou de garde nationale active, et casernés à Saint-Denis, à Courbevoie et dans d’autres villages épars autour de Paris[14] ; de plus de 2,000 officiers sans emploi, qui, le 28 et le jour même du 29, vinrent offrir leurs services au ministre de la guerre ; de 15 à 20,000 ouvriers, tous anciens soldats, qui auraient répondu au moindre appel ; enfin de 12,000 gardes nationaux, tous équipés et en partie armés. Ces forces réunies pouvaient présenter un effectif de 65 à 70,000 combattants qu’il était facile de rassembler en quelques heures et d’utiliser, même en ne leur donnant qu’un armement incomplet.

Joseph et Clarke connaissaient l’approche des Alliés dès le matin du 28 ; ils eurent donc toute cette journée, la nuit suivante, la journée du 29 et la nuit du 30, pour employer les ressources que nous venons d’énumérer ; aucune ne fut, pour ainsi dire, mise en usage. Les canons restèrent dans leurs parcs, moins quelques pièces placées, les 28 et 29, aux barrières du nord et sur deux ou trois points des hauteurs qui commandent Paris de ce côté[15] ; les fusils ne quittèrent point leurs râteliers ; les 6 à 7,000 cavaliers démontés, de Versailles, ne furent point appelés, bien qu’une députation d’officiers fût venue solliciter de Clarke, au nom de ces corps, la faveur de prendre part à la défense de la capitale ; les 15 à 18,000 conscrits casernés dans la banlieue restèrent dans leurs dépôts ; le concours des 2,000 officiers fut repoussé[16] ; les ouvriers, malgré leurs énergiques réclamations, durent se borner au rôle de spectateurs ; enfin la garde nationale, réorganisée au mois de janvier précédent, avant le départ de l’Empereur, avait été dépouillée, dès le mois de février, par le général Hullin, du petit nombre de fusils qu’on lui avait donnés, sous prétexte que ces armes étaient nécessaires à la troupe de ligne. Vainement le maréchal Moncey, major général de cette garde, dont Joseph était l’inutile commandant en chef, avait-il réclamé ; Hullin ne voulut rien rendre ; il lui fallait, disait-il, un ordre de l’Empereur ; l’ordre ne vint jamais. Tous ceux des gardes nationaux qui, dans le courant de février et de mars, voulurent s’armer, furent donc obligés de se pourvoir au hasard. Aussi, à une revue passée le 27, trois jours auparavant, dans la cour des Tuileries, et où ils se trouvèrent 12,000, voyait-on, à côté d’un certain nombre de fusils de calibre, des fusils de prisonniers russes, autrichiens et prussiens, achetés à bas prix, une plus grande quantité de fusils de chasse, et des compagnies entières armées seulement de piques ornées de banderoles tricolores, piques que l’on délivrait dans les mairies aux seuls gardes nationaux, après dépôt préalable, ici de 10 fr., là de 20 fr.[17]. Il y a plus : le 29 au matin, lorsqu’on ne connaissait pas encore aux Tuileries le hasard providentiel qui amenait sous Paris les deux corps de Marmont et de Mortier, Joseph et Clarke faisaient sortir de cette capitale la partie la plus vigoureuse des dépôts de la garde impériale pour former à l’Impératrice une inutile escorte de près de 4,000 hommes d’infanterie et de cavalerie. Ces soldats d’élite, ainsi que nous l’avons dit, sortaient par la barrière de Passy, se rendant à Blois, au même moment où l’avant-garde des Alliés établissait déjà quelques batteries sur le canal Saint-Martin et s’emparait des approches de Romainville[18]. On croirait qu’il est impossible de pousser plus loin l’impéritie ; deux faits achèveront de donner la mesure des hommes à qui un hasard fatal et l’aveugle imprévoyance de l’Empereur, véritable vertige, remettaient le sort de la capitale de l’Empire.

Les abords de Paris, sur un cinquième environ de la circonférence de cette capitale, sont défendus par une chaîne de collines abruptes, continues, qui s’étendent depuis Rosny, à la hauteur des villages de Montreuil et de Charonne, jusqu’au faubourg de la Villette. Le point saillant et central de cette chaîne est Romainville. Le sol présente peu de mouvement entre la Villette et Montmartre ; cet espace était seulement défendu par le faubourg de la Chapelle et par les nombreuses maisons bâties en dehors des barrières qui séparent ces deux points. De Montmartre à Neuilly, les avenues du mur d’octroi ne se trouvaient également protégées que par les édifices et les enclos construits entre ces deux communes. On sait que, de l’autre côté de la Seine, Paris est facilement abordable sur tous les points. Ce fut précisément par la ligne des fortifications naturelles, comprises entre Rosny et la Villette, que les Alliés attaquèrent les approches de Paris ; et le premier point sur lequel ils se portèrent fut le saillant de Romainville. Quelques fortifications de campagne, un petit nombre de batteries, suffisamment approvisionnées et bien servies, auraient arrêté le premier effort de l’ennemi. Malheureusement il n’existait de retranchements nulle part ; toutes les avenues de la capitale avaient été laissées ouvertes ; aucune résistance n’était préparée ; on n’avait pas donné un seul coup de pioche, percé ou crénelé un seul mur ; pas un arbre n’était abattu. Quelques tambours en bois, établis en avant de cinq ou six barrières, quelques canons placés en arrière des canaux Saint-Denis et Saint-Martin, voilà tous les préparatifs que, depuis deux mois, avait inspirés au gouvernement de la régente la présence, à quatre reprises différentes et à moins de quinze lieues de Paris, des têtes de colonnes de Blücher et de Schwartzenberg. L’ennemi n’eut donc qu’à se présenter pour s’emparer successivement du village de Noisy, du village et du bois de Romainville. S’il avait continué sa marche, il serait arrivé sans coup férir au mur d’octroi ; Paris aurait été occupé dès le 29. Mais, dans leur ignorance des moyens de défense réunis sur les collines qui se dressaient devant elles, les têtes de colonnes des Alliés s’arrêtèrent pour attendre le gros de l’armée : cette halte devait donner à Marmont et à Mortier le temps de se placer entre elles et Paris.

Ce fut vers les trois heures de l’après-midi que l’ennemi occupa Romainville et Noisy. La nouvelle en parvint à cinq heures et demie au ministère de la guerre. À six heures, Clarke chargea un officier supérieur du génie de se rendre aux Tuileries pour faire connaître ces faits à Joseph et pour lui demander les ordres nécessaires à la reprise de Noisy, mais surtout du village et du bois de Romainville, clef de la position ; cet officier voulut remplir sa mission ; mais il fut arrêté à la porte des appartements intérieurs du palais : observations, prières, paroles de colère, tout fut inutile ; l’envoyé du ministre de la guerre ne put arriver jusqu’au lieutenant général.

D’un autre côté, amenés sous les murs de Paris par les hasards d’une retraite, Marmont et Mortier, ainsi qu’on l’a vu, franchissaient la Marne au pont de Charenton, tournaient Paris par Saint-Mandé et Charonne, et s’avançaient vers la chaîne de collines dont nous venons de parler, en même temps que les Alliés prenaient position au pied et sur une partie de ces hauteurs. Marmont, vers le soir, visita les buttes de Chaumont et de Belleville, qu’il n’avait jamais étudiées comme position militaire ; trouvant un terrain coupé dans toutes les directions par de nombreux murs de jardins, il lui parut indispensable d’y pratiquer de larges ouvertures pour faciliter les mouvements de la cavalerie et de l’artillerie ; ses soldats, harassés de fatigue, étaient, en outre, sans pain, et avaient besoin des forces qui leur restaient pour la lutte du lendemain. Le maréchal se rendit donc en personne au ministère de la guerre, afin de demander des vivres pour les hommes, du fourrage pour les chevaux, et d’obtenir que quelques travaux fussent faits dans la nuit. Clarke demeura invisible comme Joseph ; Marmont, quelles que fussent ses instances, ne put voir que le secrétaire de ce ministre, auquel il laissa, en désespoir de cause, un mot dont Clarke ne prit connaissance que le jour suivant. « Tout demeurait à l’abandon, a raconté un des principaux officiers du duc de Raguse. On croira difficilement que quand nos troupes arrivèrent, le 29, à Charenton, à Belleville, etc., elles n’y trouvèrent pas une seule ration de vivres ou de fourrages, et que, le lendemain, plus de 300 hommes combattirent pieds nus[19]. »

Voilà sous quels auspices s’ouvrit, à quelques heures de là, le 30 mars au matin, la lutte désespérée connue sous le nom de bataille de Paris.

Les troupes des ducs de Raguse et de Trévise, réunies aux deux petits corps des généraux Arrighi et Compans, furent les seules qui prirent une part sérieuse à cette journée avec plusieurs bataillons tirés des dépôts de la garde impériale, quelques centaines de gardes nationaux parisiens, les élèves de l’École polytechnique et plusieurs détachements d’artilleurs de la garde, de la marine et des invalides. Les soldats des deux maréchaux ne s’élevaient pas au delà de 7 ou 8,000 hommes d’infanterie et 2,500 cavaliers ; ceux des généraux Compans et Arrighi allaient à peine à 3,000. Si l’on y joint 2,500 à 3,000 hommes de la garde, 12 à 1,500 hommes fournis par les gardes nationaux volontaires, les élèves et les détachements d’artillerie dont nous venons de parler, puis environ 5,000 soldats de toutes armes, convalescents, etc., placés directement sous les ordres du ministre de la guerre et du général commandant la division, on trouve, pour les forces actives qui, le 30 mars, furent destinées à concourir à la défense de Paris, un total de 21 à 23,000 baïonnettes ou sabres. Ces forces obéissaient à plusieurs chefs, tous jaloux de leur indépendance, et agissant, sans direction commune, isolément les uns des autres. Ainsi on ne comptait pas, à Paris, le 30 mars au matin, moins de huit personnages ayant, soit un rang égal, soit, pour la direction des affaires ou des troupes, un titre ou des fonctions indépendantes : le roi Joseph, lieutenant général de l’Empire ; son frère le roi Jérôme ; le général Clarke (duc de Feltre), ministre de la guerre ; le maréchal Moncey, major général de la garde nationale ; le général Hullin, commandant la place et la division ; le général Ornano, commandant supérieur de tous les dépôts de la garde impériale ; les maréchaux Marmont et Mortier, chefs de deux corps appartenant à l’armée active ; enfin, les généraux Compans et Arrighi avaient, en outre, le commandement distinct, séparé, de deux autres corps qu’ils consentirent à placer sous les ordres du duc de Raguse. Ce manque d’une autorité militaire unique, d’un chef suprême, amena le décousu et le désordre que l’on put remarquer dans la défense : des munitions pour pièces de 12 furent envoyées à des pièces de 8 ou de 4, et pour pièces de 8, à des canons de 4 ou de 12 ; de là, toutes les fausses rumeurs qui coururent, parmi le peuple et la troupe, sur la distribution de cartouches pleines de cendre et de gargousses remplies de son. Ce défaut d’unité dans le commandement eut encore pour conséquence que toutes les troupes ne furent pas également engagées ; que des détachements nombreux demeurèrent toute la journée l’arme au pied, et que les positions de Marmont et de Mortier furent les seules qui présentèrent une défense sérieuse. La forte position de Montmartre, entre autres, resta, pour ainsi dire, désarmée, et ne fut pas défendue.

Les 12 à 13,000 combattants placés sous les ordres directs des deux maréchaux se trouvèrent eux-mêmes fort inégalement répartis.

Treize jours auparavant, le major général avait adressé à Marmont, au nom de l’Empereur, un ordre daté d’Épernay, le 17 mars, à six heures du soir, et dans lequel il lui disait :

« ... L’Empereur désire, monsieur le maréchal, que vous ayez la direction de votre corps et de celui du duc de Trévise...

... Comme M. le maréchal duc de Trévise est le plus ancien, puisqu’il est de la création, ayez l’air de vous concerter avec lui plutôt que d’avoir la direction supérieure ; c’est un objet de tact qui ne vous échappera pas... »

Mortier, aux termes de cette dépêche, se trouvait subordonné à Marmont, qui prit le commandement effectif des deux corps, et se chargea de défendre toute la partie des approches de Paris qui s’étend depuis le canal de l’Ourcq jusqu’à la Marne, c’est-à-dire depuis le faubourg de la Villette jusqu’à Charenton ; il abandonna au maréchal, son collègue, le soin de garder la gauche du canal jusqu’à la basse Seine, soit toute la ligne enfermée entre le faubourg de la Chapelle-Saint-Denis et Neuilly. Les positions prises, la veille, par l’ennemi indiquaient que le duc de Raguse aurait à soutenir le principal effort de la défense ; il garda la majeure partie des troupes, 8 à 9,000 hommes environ ; le reste fut emmené par le duc de Trévise. Ce partage inégal fut justifié par l’événement. Pendant la plus grande partie de la journée du 30, le choc devait demeurer concentré entre le saillant de Romainville et la Villette. Les hauteurs de Belleville et de Chaumont, comprises entre ces deux points, se trouvaient armées d’une soixantaine de pièces de campagne ou de position : 30 canons environ, manœuvrés par des conscrits et pointés par des soldats invalides, étaient en batterie sur les premières buttes ; celles de Chaumont étaient défendues par 28 pièces, que servaient des artilleurs de la marine.

Il était trois heures et demie du matin quand Marmont gravit, du côté de Paris, à la tête de ses régiments, les pentes de Belleville et de Ménilmontant. Ignorant que, dès la veille, Schwartzenberg s’était emparé des hauteurs de Romainville, il marcha rapidement sur cette position, dans le but de couronner les crêtes de toutes les collines comprises entre le saillant de ce nom et le faubourg de la Villette. Mais, arrivé aux premiers jardins du village, de nombreux corps alliés, dont les coureurs, durant la nuit, s’étaient avancés jusqu’à Bagnolet, à quelques centaines de toises du mur d’octroi, l’arrêtèrent. Obligé de se former entre Romainville et Belleville, le maréchal établit ses troupes perpendiculairement à la plaine, sur une ligne transversale qui s’appuyait, à droite, sur Bagnolet, et s’étendait, à gauche, vers Pantin.

Pendant que le duc de Raguse disposait ses régiments, le canon tonnait déjà au pied des buttes. Compans venait d’être attaqué.

Les Alliés étaient arrivés, la veille, par la grande route de Meaux, poussant devant eux le général Compans, qui, après avoir vainement tenté de défendre cette ville, s’était replié, de position en position, jusque sur Pantin, où il avait enfin pu s’arrêter. L’ennemi, en ce moment, essayait de déloger nos troupes de ce village. Les soldats de Compans, débris de huit régiments composant deux divisions aux ordres des généraux Ledru-des-Essarts et Boyer, n’étaient pas 2,000. Leur résistance fut énergique. Mais, accablés par le nombre, ils ne tardèrent pas à abandonner Pantin, ainsi que le pied de toutes les rampes qui se dressaient à leur droite, et à gagner le faubourg de la Villette, où ils s’arrêtèrent.

L’ennemi, dans la plaine, venait de prendre l’offensive ; sur les plateaux, ce fut Marmont qui attaqua le premier.

Ce maréchal, lorsque ses dispositions furent terminées, voulut chasser les Alliés du village et du bois de Romainville, et les rejeter au delà des hauteurs ; il lança ses troupes. L’ennemi, attaqué avec impétuosité, fut culbuté sur tous les points. Nos régiments se logeaient déjà dans le village, quand l’arrivée de nouvelles colonnes alliées contraignit nos soldats de se défendre à leur tour. La lutte, alors, devint furieuse, acharnée. La nature du sol, sur ce point, empêchait les engagements par masses ; on se battait par détachements, par pelotons. Le nombre, à la fin, l’emporta : les régiments de Marmont furent obligés de reculer. Refoulé sur un terrain plus découvert, le maréchal essaye d’arrêter l’ennemi. Il prend plusieurs bataillons, les forme en colonne d’attaque, se met à leur tête, et marche sur une batterie de 12 pièces que les Alliés venaient d’établir en avant des jardins de Romainville. Ces pièces tirent à mitraille ; leur feu est appuyé par une attaque de la division des grenadiers russes de Rajewski, qui n’avaient pas encore combattu dans cette campagne, et par la charge d’un corps nombreux de grosse cavalerie russe dont faisaient partie plusieurs détachements de chevaliers-gardes, conduits par le général Miloradowitch. Ébranlée par la mitraille, désunie par les charges des cavaliers et des fantassins russes, la colonne du duc de Raguse se retire bientôt, en désordre ; les autres troupes du maréchal sont également repoussées dans toutes les directions ; à sept heures et demie, les soldats de Marmont sont rejetés sur les premières maisons de Belleville, à cinq cents toises en deçà de leurs premières positions. De nombreux murs de jardins, des haies épaisses, leur permettent alors de s’arrêter. Le maréchal reforme sa ligne. Sa droite, dans cette nouvelle position, s’appuie à Ménilmontant ; sa gauche s’étend vers les prés Saint-Gervais. Vainement l’ennemi redouble ses attaques ; toutes sont repoussées ; ses efforts, durant une heure, viennent se briser contre la résistance de nos soldats ; ses morts couvrent le terrain.

Les Alliés ne s’étaient pas présentés, le 29, avec toutes leurs forces : 70 à 80,000 hommes de toutes les nations, commandés par Schwartzenberg, avaient seuls engagé l’action. La garde royale prussienne, plusieurs corps détachés, et l’armée de Blücher, composant un total de plus de 100,000 autres combattants, ayant traversé Meaux et Claye, la veille au soir ou durant la nuit, avec Alexandre et le roi de Prusse, devaient successivement arriver sur le terrain. Les attaques du général autrichien, quelles que fussent ses pertes, pouvaient donc se renouveler sans péril. À neuf heures, il ordonne un nouvel et furieux effort contre la nouvelle ligne du duc de Raguse ; ses troupes sont encore repoussées. Le nombre de leurs morts et de leurs blessés, cette fois, est si considérable, que Schwartzenberg se hâte d’appeler à son aide la garde royale prussienne, dont on vient de lui annoncer l’arrivée en arrière de Pantin.

Cette garde, forte de 12 à 13,000 soldats d’élite qui avaient peu souffert dans cette campagne, prit la tête d’une nouvelle et nombreuse colonne. Mais, au lieu de déboucher par le plateau de Romainville et d’attaquer de front les positions de Marmont, les Prussiens s’avancèrent par la plaine, et reçurent l’ordre d’aborder les troupes du maréchal par les pentes découvertes des premières buttes de Belleville. Averti de ce mouvement sur son flanc gauche, le duc de Raguse fit immédiatement couronner les hauteurs par son artillerie. Les Prussiens s’avancèrent avec une grande bravoure. Quand ils furent à portée, les conscrits et les invalides des batteries de Belleville accueillirent ces nouveaux adversaires avec un feu si vif et si nourri, que la colonne, obligée de se retirer dans le plus grand désordre, et toujours poursuivie par nos boulets, ne put se rallier qu’à l’abri des maisons de Pantin. Il était dix heures et demie. À onze heures, la garde prussienne se présenta une seconde fois en ligne, appuyée par des forces encore plus nombreuses que celles qui l’avaient déjà secondée. Ses coups, toutefois, changèrent de direction ; cette nouvelle attaque porta sur les buttes Chaumont ; mais elle ne devait pas avoir un meilleur succès que la première : les marins, qui servaient les 28 pièces placées sur cette position, reçurent, à leur tour, la garde du roi de Prusse avec un feu si terrible, si soutenu, que ce corps et les masses qui l’appuyaient furent encore une fois obligés de reculer. Notre cavalerie ne se contenta pas de les regarder fuir ; elle s’élança à leur poursuite et les chassa de Pantin.

Nos cavaliers, en entrant dans ce village, purent juger de la justesse et de la vigueur du feu de notre artillerie : plusieurs maisons, hautes de trois étages, construites en pierre de taille et derrière lesquelles la garde prussienne s’était reformée après l’attaque contre Belleville, avaient été entièrement percées à jour par nos boulets ; pas un des arbres de la route n’était resté debout ; les champs et les chemins, au pied des buttes, étaient littéralement couverts de morts et de blessés. Un seul fait donnera la mesure des pertes énormes essayées depuis le matin par les coalisés : la garde prussienne, dans les deux dernières attaques, venait de perdre, à elle seule, près de 2,000 hommes.

Il était onze heures et demie quand nos soldats avaient pénétré dans Pantin. Depuis quatre heures et demie du matin, ils luttaient 8 à 9,000 contre des forces presque décuples, sans autre appui que les mouvements naturels du sol. Tant d’efforts avaient lassé les plus robustes ; l’ennemi lui-même avait besoin de repos. À midi, la canonnade se ralentit des deux parts ; le bruit de la mousqueterie diminua ; pendant quelques instants chaque parti sembla d’accord pour suspendre le combat. Ce repos devait profiter seulement aux Alliés. Vers une heure, les Français postés sur les hauteurs purent apercevoir, au fond de la plaine qui s’étendait à leurs pieds, des masses noires, profondes, qui s’avançaient lentement dans la direction de Noisy et de Pantin. À mesure qu’elles approchaient, ces masses se partageaient en trois colonnes : celle de droite s’étendait dans la direction de la basse Seine, vers Aubervilliers, Saint-Ouen et Clichy ; celle du centre, et c’était la plus compacte, venait droit sur Pantin ; celle de gauche se dirigeait vers Romainville. Ces masses étaient une nouvelle armée : c’étaient près de 100,000 soldats nouveaux amenés par Blücher, et que ce général venait lancer contre les débris héroïques qui, depuis l’aube du jour, disputaient à Schwartzenberg l’entrée ouverte de la capitale française.

Si les défenseurs de Belleville et des buttes Chaumont virent avancer ces nouveaux adversaires sans s’émouvoir, sans pâlir, il n’en fut pas ainsi de quelques spectateurs de haut rang alors enfermés dans un pavillon du village de Montmartre.

Six pièces de canon, deux obusiers, quelques détachements de cavalerie, un bataillon de sapeurs-pompiers et 150 à 200 gardes nationaux, voilà tous les moyens de défense réunis à Montmartre[20]. Éloignée de plus de trois quarts de lieue du théâtre de la bataille, dont la séparaient, d’ailleurs, les deux canaux de l’Ourcq et de Saint-Denis, les populeux villages de la Villette et de la Chapelle, et les positions défendues par Mortier, la butte Montmartre fut pas inquiétée, même par les éclaireurs de l’ennemi, pendant la plus grande partie de la journée du 30. Ce fut à cet observatoire commode et sûr que le roi Joseph, accompagné du roi Jérôme son frère et du ministre de la guerre Clarke, vint se placer pour juger et attendre les événements. Si ce prince avait eu le cœur ou l’intelligence au niveau de sa position, au lieu d’assister à la chute de Paris et du trône impérial en spectateur inoccupé, on l’aurait vu, s’installant au centre de la capitale, appeler la population aux armes, distribuer des fusils et des cartouches, et diriger vers les positions des deux maréchaux ou détacher sur les flancs de l’ennemi les 15 à 20,000 volontaires levés à cet appel, les 25 à 30,000 soldats de dépôt qu’il laissait inactifs dans leurs casernes de la banlieue ; ou bien encore, prenant place derrière les combattants de Chaumont et de Belleville, il aurait donné aux généraux et aux soldats ces encouragements, ces éloges qui sont assurément le moindre prix dont les chefs des nations puissent payer le sang versé pour eux. Mais non : après avoir pris, l’avant-veille au soir, ainsi qu’on l’a vu, l’engagement de se rendre, le lendemain 29, aux avant-postes, de reconnaître la situation et de porter un dernier et décisif avis à l’Impératrice, Joseph ne s’était pas borné à oublier complétement cette promesse : installé paisiblement, le matin du 30, aux fenêtres d’un pavillon appelé le Château-Rouge, il ne fit pas autre chose, ainsi que Jérôme et le duc de Feltre, depuis sept heures et demie du matin jusqu’à une heure de l’après-midi, que d’envoyer aux nouvelles et de tâcher de saisir, à l’aide de longues-vues, quelques détails des sanglants assauts que livraient les Alliés aux troupes de Marmont. Vainement dans Paris, hors Paris, 40 à 50,000 hommes, toute une armée, nous ne saurions trop le redire, émus depuis la veille par le bruit des canons alliés, demandaient des armes et des ordres ; aucune autorité ne répondait. Telle était l’absence, à cette heure suprême, de tout commandement et de toute direction, qu’à dix heures une partie de l’artillerie de position des deux maréchaux avait dû tirer avec des gargousses d’un calibre inférieur, et que, vers midi, plusieurs batteries avaient même complétement manqué de munitions, circonstance qui fut la première cause du ralentissement du feu. Cependant les munitions existaient en aussi grande quantité que les approvisionnements : le seul magasin de Grenelle renfermait 300,000 quintaux de poudre en barils, 5 millions de cartouches d’infanterie, 25,000 cartouches à boulet, et 3,000 obus chargés ; le parc de campagne, en outre, était approvisionné outre mesure ; enfin, la poudrière de Vincennes était encombrée. Aussi n’y avait-il qu’un cri d’indignation et de colère parmi les troupes de Mortier et de Marmont. Mais qu’importaient ces plaintes et ces clameurs au frère de l’Empereur et au duc de Feltre ! Indifférents à tous les soins qui n’intéressaient pas leur sûreté personnelle, ce roi de hasard et ce ministre sans courage n’attendaient que le moment de fuir. Aussi, lorsque, vers une heure, le duc de Raguse fit dire à Joseph que les positions où il s’était jusqu’alors maintenu commençaient à être forcées, et qu’un des corps amenés par Blücher s’avançait, par Romainville, sur Ménilmontant et Charonne ; quand ce prince, plongeant lui-même ses regards sur la plaine Saint-Denis, aperçut les nouvelles troupes qui noircissaient au loin la campagne, il chargea deux de ses officiers de porter aux maréchaux quelques lignes que, dans une indigne prévision, il avait écrites plus d’une heure auparavant ; et, abandonnant à tous les hasards de la lutte le gouvernement, Paris et ses héroïques défenseurs, il s’élança au galop sur les boulevards extérieurs, et prit la route de Versailles, accompagné de Clarke et de Jérôme.

Dans ce moment, un officier général, accourant à franc étrier, paraît devant le Château-Rouge, et demande Joseph à grands cris. On le lui montre au milieu d’un groupe de cavaliers qui s’enfuyaient, de toute la vitesse de leurs chevaux, dans la direction du bois de Boulogne. Le général s’élance sur les traces des frères de l’Empereur.

On a vu, dans le précédent chapitre, que Napoléon, à quelques lieues au delà de Doulevent, à Doulencourt, avait dépêché son aide de camp, le général Dejean, à Joseph, pour lui annoncer son retour à Paris et lui enjoindre de tenir jusque-là. « Votre Majesté n’a rien de particulier à me prescrire pour la défense de la capitale ? avait dit le général Dejean en quittant l’Empereur. — Non, avait répondu Napoléon, tous mes ordres sont donnés à cet égard. » C’était ce général qui venait d’arriver. Il atteignit Joseph au milieu du bois de Boulogne, et lui rendit compte de sa mission. « Il est trop tard, lui dit Joseph ; je viens d’autoriser les maréchaux à traiter avec l’ennemi. — Mais vous pouvez retirer cet ordre, en suspendre, du moins, l’exécution. Revenez. Vous déclarerez ne consentir qu’à une simple suspension d’armes ; l’essentiel est de gagner la nuit ; l’Empereur sera ici demain matin, ce soir peut-être. — Allez trouver les maréchaux ; dites-leur tout cela ; c’est maintenant leur affaire. — Mais les ordres sont pour Votre Majesté. — Je ne le nie pas. Mais, en cas d’armistice, les Alliés, si je restais, pourraient me vouloir prendre en otage ; que dirait l’Empereur, si un de ses frères se trouvait entre les mains de l’ennemi ! »

Le général Dejean voulut répliquer ; Joseph ne lui en donna pas le temps ; il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, et reprit sa course, toujours suivi par Clarke et par Jérôme ; tous se rendaient à Blois. Le général Dejean, revenu à Paris, erra quelque temps à la recherche des deux maréchaux, et, vers les trois heures, arriva enfin sur les positions du maréchal Mortier.

Nous avons dit que le duc de Trévise était chargé de défendre la ligne comprise entre le canal et la basse Seine. Séparés de Marmont ainsi que des masses alliées par les deux faubourgs de la Chapelle-Saint-Denis et de la Villette, et réunis entre le premier de ces villages et Montmartre, les détachements placés sous les ordres de Mortier étaient restés, pour ainsi dire, sans adversaires durant tout le matin. Ce fut seulement vers les onze heures qu’ils eurent à repousser l’attaque de plusieurs corps avancés. Des charges de cavalerie et une vive canonnade suffirent longtemps pour arrêter l’ennemi dans cette direction. Le duc de Trévise se tenait, de sa personne, dans la partie de la plaine comprise entre Clignancourt et la Chapelle. C’est là que le trouva le général Dejean ; il était dans une extrême irritation lorsque ce dernier, se présenta ; son artillerie, sa principale force, venait de cesser le feu, faute de munitions. Le général lui fit connaître les ordres de l’Empereur et lui rendit compte de sa courte entrevue avec Joseph[21]. Le maréchal, comprenant l’importance d’une suspension d’armes de quelques heures, se fit apporter un tambour et s’en servit, comme d’une table, pour écrire, pendant que les balles sifflaient autour de lui, une lettre dont nous citerons les passages suivants :

« À S. A. S. le prince de Schwartzenberg, commandant en chef les armées combinées.
Sous Paris, le 30 mars 1814.

Prince..., épargnons l’effusion du sang. Je suis suffisamment autorisé à vous proposer des arrangements. Ils sont de nature à être écoutés.

J’ai donc l’honneur de vous proposer, Prince, une suspension d’armes de vingt-quatre heures, pendant laquelle nous pourrions traiter pour épargner à la ville de Paris, où nous sommes résolus de nous défendre jusqu’à la dernière extrémité, les horreurs d’un siége...

Je prie Votre Altesse Sérénissime d’agréer, etc.

Le maréchal duc de Trévise. »

La lettre partit. Le maréchal, à quatre heures et demie, n’avait pas encore reçu de réponse. À ce moment, un dragon vint lui annoncer qu’un officier ayant un papier à lui remettre attendait depuis longtemps à la barrière un moyen de le lui faire tenir. « Pourquoi ne l’apporte-t-il pas ? s’écria le maréchal. — Il prétend que c’est trop difficile, » répondit le dragon. Quelques balles, quelques boulets égarés, arrivaient jusqu’à la barrière ; l’officier prétendait qu’il était impossible de passer. Le duc de Trévise envoya chercher la dépêche ; c’étaient les quelques lignes adressées aux maréchaux par Joseph avant de quitter le Château-Rouge. Le duc les lisait quand lui arriva la réponse de Schwartzenberg : « Il ne dépendra que de vous, monsieur le maréchal, et des autorités de la ville de Paris, disait le généralissime autrichien, d’épargner à cette capitale les malheurs dont elle se trouve menacée. » Le maréchal se mit aussitôt en devoir de répondre à cette ouverture ; mais, au moment où il rédigeait ses propositions, le général de brigade Meynadier, chef d’état-major du duc de Raguse, lui apporta une nouvelle qui coupait court à toute négociation.

L’ordre que Joseph avait fait transmettre aux deux maréchaux, formulé dans les mêmes termes pour l’un et pour l’autre, était ainsi conçu :

« Si M. le maréchal duc de Raguse et M. le maréchal duc de Trévise ne peuvent plus tenir, ils sont autorisés à entrer en pourparlers avec le prince de Schwartzenberg et l’empereur de Russie, qui sont devant eux.

Joseph.

Montmartre, ce 30 mars 1814, à midi un quart. — Ils se retireront sur la Loire. »

Cet ordre était arrivé aux mains de Marmont à deux heures ; le maréchal n’en avait pas moins continué à se battre, bien qu’il eût alors à se défendre non-seulement contre les troupes de Schwartzenberg, mais encore contre le centre de cette armée de Silésie qui venait d’arriver, à son tour, sur le champ de bataille et de s’y partager en trois colonnes. La colonne du centre, commandée par le général Giülay, venait droit au duc de Raguse ; celle de droite, conduite par Blücher en personne, se portait à pas comptés, par Aubervilliers et Clichy, sur la butte Montmartre ; enfin, la colonne de gauche, aux ordres du prince de Wurtemberg, traversant le bois et le village de Romainville, s’avançait, partie sur Ménilmontant, partie sur Charonne et la chaussée de Vincennes, d’où elle devait se voir repousser par une batterie de 28 pièces que manœuvraient les élèves de l’École polytechnique. Ces élèves étaient au nombre de 216 ; des artilleurs de la vieille garde pointaient leurs canons ; déjà ils avaient été attaqués, le matin à onze heures, par un corps nombreux de cavalerie, qui, tournant Romainville et ne rencontrant aucune résistance entre Noisy et Rosny, s’était approché de Vincennes, par Bagnolet et Montreuil. Aucune troupe d’infanterie ne soutenait les 28 pièces de ces jeunes gens, qui, chargés avec vigueur par les cavaliers alliés, s’étaient vus obligés d’abandonner leurs canons et de se retirer sous la protection de deux autres batteries de 6 pièces chacune, placées à la barrière du Trône, et que manœuvraient des artilleurs à cheval ainsi que des canonniers de marine. Quelques coups de mitraille, tirés par ces derniers, permirent à une compagnie de cuirassiers et à quelques pelotons de gendarmes qui se trouvaient là de charger l’ennemi. Les élèves reprirent leurs pièces, et purent ainsi défendre le passage de la chaussée contre le prince de Wurtemberg, qui, arrêté par leur feu, tourna le bois de Vincennes par Fontenay, Nogent et Saint-Maur, descendit la rive droite de la Marne, et s’empara du pont de Charenton.

Blücher ne devait pas rencontrer la même résistance. Ne pouvant croire que Montmartre n’était pas fortifié, il ne s’en approchait, comme on l’a vu, qu’avec les précautions les plus grandes. Ce fut à trois heures et demie seulement que ses premiers détachements parurent au pied de la butte. Quelques obus et quelques boulets furent lancés contre eux ; mais, à quatre heures, il ne restait plus un seul homme armé sur ce point. Blücher l’occupa immédiatement en force, et, à quatre heures et demie, les 8 pièces que nos soldats y avaient laissées étaient tournées contre Paris et jetaient sur les faubourgs les plus rapprochés des boulets et des obus[22].

Il était près de quatre heures lorsque Marmont connut le double mouvement de Blücher et du prince de Wurtemberg : menacé sur sa gauche par le premier, sur sa droite par le second, et près de se voir forcé en tête par Schwartzenberg et par Giülay ; laissé d’ailleurs dans la plus complète ignorance sur la prochaine arrivée de Napoléon, le maréchal jugea le moment venu de faire usage de l’autorisation de Joseph[23]. Il fit appeler le colonel Charles de Labédoyère, et lui donna l’ordre de traverser les lignes des deux armées, précédé d’un trompette, pour gagner le quartier général allié et proposer aux souverains une suspension d’armes. Labédoyère partit ; mais il ne tarda pas à reparaître : son cheval et celui de son trompette venaient d’être tués. Passer, disait-il, était impossible ; l’ennemi, devant les positions du maréchal, se trouvait trop nombreux, le terrain trop difficile, et le feu trop vivement engagé[24].

Le général Compans, au bas des buttes, à la Villette, était plus favorablement placé ; ses avant-postes tenaient l’entrée de la grande route. Le duc de Raguse lui envoya l’ordre de tenter la négociation. Compans fit successivement partir trois parlementaires : le premier fut tué, le second grièvement blessé ; le troisième, M. de Quélen[25], son aide de camp, put enfin arriver au château de Bondy, où se trouvaient Alexandre et le roi de Prusse ; il leur exposa sa mission. « Mon intention n’est pas de faire le moindre mal à la ville de Paris, dit Alexandre à M. de Quélen ; ce n’est pas à la nation française que nous faisons la guerre, mais à Napoléon. — Ce n’est pas même à lui, ajouta aussitôt le roi de Prusse, mais à son ambition[26]. » La suspension d’armes fut consentie, et deux officiers revinrent, avec M. de Quélen, à la Villette, pour en arrêter les termes. La conférence se tint dans ce faubourg, chez un marchand de vin ayant pour enseigne le Petit Jardinet, et ce fut sur la table de ce pauvre cabaret que fut signé, à cinq heures du soir, un armistice de quatre heures, destiné à régler la retraite des troupes ainsi que les conditions d’une capitulation pour Paris.

Il était temps : Blücher hérissait déjà de batteries toutes les plates-formes de Montmartre ; les hauteurs de Mont-Louis, à la droite de Ménilmontant, se couvraient également de canons alliés ; enfin, Marmont, après la lutte la plus désespérée, se voyait littéralement acculé au mur d’octroi, mais sans avoir laissé, assure-t-on, ni un canon ni un prisonnier entre les mains de l’ennemi. On raconte que, dans les derniers instants, enveloppé dans la grande rue de Belleville par les corps alliés qui venaient de ramener sa droite depuis Bagnolet, il dut combattre en simple soldat. On se fusillait des croisées, de chaque côté de la rue où il était enfermé. Les généraux Ricart et Pelleport furent blessés près de lui ; onze hommes tombèrent à ses côtés percés de coups de baïonnettes ; son chapeau, ses habits, furent troués de balles. Ce fut à pied, une épée nue à la seule main qui lui restât libre, et à la tête seulement de 40 grenadiers, qu’il parvint à se faire jour et à gagner la barrière. C’est là que, pour sa gloire, ce maréchal aurait dû mourir [27] !

Pendant que quelques milliers de valeureux soldats, épuisés par la fatigue et par la faim, débris de plus de 160 bataillons ou escadrons qu’avaient décimés les luttes des deux derniers mois, défendaient ainsi, pied à pied, l’entrée ouverte des faubourgs de Paris[28], le peuple de cette capitale suivait avec une attention inquiète le bruit du canon tiré à ses portes. Selon que les décharges arrivaient plus distinctes ou plus sourdes, selon qu’elles étaient plus répétées ou plus ralenties, l’ennemi, dans la pensée de la foule, gagnait du terrain ou en perdait. Ces alternatives de craintes et d’espérances agitaient la masse des curieux qui, depuis la rue de la Paix jusqu’à la porte Saint-Antoine, occupaient chaque côté des boulevards. Il y avait cependant une notable différence entre l’attitude des groupes, selon qu’ils stationnaient près des quartiers opulents ou près des quartiers populeux. Sur le boulevard des Italiens, devant le café Tortoni, des oisifs des deux sexes, nonchalamment assis sur des chaises, ne prêtaient qu’une oreille distraite aux détonations de l’artillerie des deux armées et regardaient passer d’un œil indifférent les blessés, gardes nationaux[29] ou soldats, que l’on portait aux ambulances provisoires ou aux hôpitaux. Plus loin, au contraire, dans la partie la plus rapprochée des rues du faubourg Saint-Martin et du faubourg du Temple, la foule était compacte et agitée. Là, une sorte d’exaltation patriotique s’emparait de tous les groupes à la vue de chaque voiture qui amenait du champ de bataille des mourants ou des blessés. On interrogeait ceux-ci : « Ah ! s’écriait un soldat dont le bras droit avait été fracassé par un biscaïen, ils sont trop ! » Sur certains points, on appelait la présence de l’Empereur ; sur d’autres, on proposait de marcher à l’ennemi ; ailleurs, on demandait des armes. L’Empereur ? les dernières nouvelles qu’on avait de lui remontaient à sept jours ! Des armes ? Joseph, Clarke et Hullin, nous l’avons dit, avaient autorisé les mairies à délivrer des piques aux seuls gardes nationaux, moyennant un dépôt préalable de 10 ou de 20 francs ! Le gouvernement, d’ailleurs, où était-il ? Ses chefs, qu’étaient-ils devenus ? Depuis la veille et le matin, régente, grands dignitaires, ministres, hauts fonctionnaires, les principaux employés des administrations, tout, jusqu’au Trésor, avait disparu ; tout avait fui ! Les seules autorités qui fussent restées étaient le préfet de la Seine, le préfet de police, et les maires, fort ignorés, des douze arrondissements.

Ce désarroi, cet abandon général, inspiraient les craintes les plus vives à la classe riche de la population de Paris ; ils préoccupaient surtout 25 à 30 personnes, banquiers, commerçants, propriétaires, qui attendaient Marmont, lorsqu’à six heures du soir, après avoir fait avertir le duc de Trévise, par le général Meynadier, de la signature de l’armistice, il parut dans le salon de son hôtel de la rue de Paradis-Poissonnière. Il était à peine reconnaissable, a dit un témoin oculaire : sa barbe avait huit jours ; la redingote qui recouvrait son uniforme était en lambeaux ; de la tête aux pieds il était noir de poudre. Le duc de Raguse annonça la suspension d’armes. « C’est bien pour l’armée, s’écria-t-on autour de lui, mais Paris, qui le garantira des excès de l’ennemi ? Il faut une capitulation pour le sauver ! » Marmont en convint. « L’armistice, ajouta-t-il, a précisément pour objet de faciliter un arrangement particulier à la capitale. Mais je suis sans autorité pour traiter en son nom ; je ne la commande pas ; je ne suis pas le gouvernement. Simple chef de corps, je n’ai à m’occuper que des troupes sous mes ordres. Elles ne peuvent plus rien ; elles ont fait tout ce que l’on pouvait humainement exiger d’elles. On vient de m’annoncer le retour de l’Empereur par la route de Fontainebleau ; je vais me replier sur cette ville, et laisser, à qui doit le prendre, le soin d’une capitulation spéciale pour Paris. — Mais qui la proposera, qui la signera ? répliqua-t-on tout d’une voix. Le gouvernement, les ministres, tous les hauts fonctionnaires nous ont abandonnés ; il ne reste plus personne ! Ce n’est pas le conseil municipal qui peut traiter directement avec l’empereur de Russie et le roi de Prusse ; ces princes ne connaissent pas même de nom un seul de ses membres. Les maréchaux, après avoir défendu la ville, auraient-ils l’inhumanité de l’abandonner à toutes les exigences et à toute la colère du vainqueur ? Puisqu’ils ont conclu l’armistice, que leur coûterait-il de compléter la négociation ? Joseph, d’ailleurs, ne leur a-t-il pas donné carte blanche ? »

Marmont résista longtemps. À la fin, entraîné par les supplications de tout ce qui l’entourait, par les prières d’une députation du conseil municipal qui vint le conjurer de s’entremettre, il consentit à prendre la responsabilité d’un acte que, de toutes parts, on lui signalait comme l’unique moyen de salut pour Paris. À ce moment, — minuit, — un des principaux officiers de son état-major, le colonel Fabvier, qui venait de diriger le mouvement de retraite des troupes sur Fontainebleau, rentra. Marmont lui dit qu’il le choisissait, tout à la fois, comme négociateur chargé de le représenter dans la capitulation, et comme commissaire pour la remise des barrières de Paris aux Alliés. Le colonel se récria vivement contre cette double désignation : « En signant la capitulation, j’attacherais mon nom à un acte trop malheureux, disait-il au maréchal, et remettre les barrières à l’ennemi est une mission qui me répugne. — Il est pourtant essentiel que l’Empereur sache quelle est la composition et la force des troupes qui vont occuper Paris, répliqua Marmont ; personne mieux que vous n’est en état de prendre à la hâte, au coup d’œil, des renseignements précis qui lui seront d’autant plus utiles, qu’il vous connaît et qu’il a confiance en vous. Aussi est-ce moins un ordre que je vous donne qu’un service que je vous demande dans l’intérêt de l’Empereur comme dans celui de la France. » Le colonel céda. Les troupes, pendant ce temps, continuaient leur mouvement de retraite, et c’étaient les détachements les premiers partis que l’Empereur venait de rencontrer à Fromenteau.

La capitulation de Paris étonna la France et l’indigna. Le peuple ne put comprendre comment Paris, capitale d’un grand empire, centre de toutes les ressources du gouvernement, avec une population de 700,000 âmes, s’était rendu après une lutte de quelques heures. Les nations ont leurs jours d’injustice : le gouvernement de la régente avait été inepte et lâche, l’Empereur imprévoyant et aveugle au delà de toute croyance ; l’armée, sous Paris, s’était montrée héroïque : fait inouï ! elle venait de tuer à l’ennemi plus de soldats qu’elle ne comptait de combattants ; et ce furent les chefs de cette armée qu’on accusa[30] ! Les peuples ont aussi leurs passions : la défaite, même la plus honorable, leur semble une honte qu’ils ne peuvent accepter ; être trahis va mieux à leur orgueil ; la capitulation, signée par les officiers du duc de Raguse, fut reprochée à ce maréchal comme un acte d’infâme trahison. — Joseph Bonaparte, Clarke, duc de Feltre, et le général Hullin, voilà les seuls noms sur qui doit éternellement peser le fatal souvenir de la première capitulation de Paris. Le maréchal Marmont était encore un des plus nobles soldats de notre armée, au 30 mars 1814 !

L’Empereur se montrait plus équitable le soir même, quand, arrivé à dix heures à Fromenteau, il apprenait de la bouche du général Belliard les détails de cette funeste journée.

« Eh bien, Belliard, s’écria-t-il quand il aperçut ce général, qu’est-ce que cela ? Vous ici avec votre cavalerie ? où donc est l’ennemi ? — Aux portes de Paris, Sire. — Et l’armée ? — Elle me suit. — Elle vous suit ! Et qui donc garde Paris ? — La garde nationale. — Que sont devenus ma femme, mon fils ? Où est Mortier ? où est Marmont ? — L’Impératrice et le roi de Rome sont partis hier pour Rambouillet ; les maréchaux sont sans doute encore à Paris pour terminer leurs arrangements. »

Le général fit alors un récit succinct de la bataille. « Eh bien, messieurs, dit Napoléon au duc de Vicence et au prince de Neufchâtel, qui venaient d’arriver, vous entendez ce que dit Belliard ? Allons ! je veux aller à Paris ; partons ! Caulaincourt, faites avancer ma voiture ! »

Le général Belliard fit observer à Napoléon qu’il ne pouvait aller plus loin, qu’il n’y avait probablement plus de troupes à Paris. « C’est égal, dit l’Empereur, j’y trouverai la garde nationale ; l’armée me rejoindra demain ou après, et je rétablirai les affaires... Ma voiture !... Belliard, suivez-moi avec votre cavalerie ! — Mais, Sire, Votre Majesté s’expose à se faire prendre et à faire saccager Paris. Plus de 120,000 hommes occupent toutes les hauteurs environnantes. D’ailleurs, j’en suis sorti en vertu d’une convention, et je ne peux y rentrer. — Quelle est cette convention ? — Je ne la connais pas, Sire ; seulement le duc de Trévise m’a prévenu qu’elle existait et que je devais me porter sur Fontainebleau. — Que fait Joseph ? où est le ministre de la guerre ? — Je l’ignore ; nous n’avons reçu aucun ordre de l’un ni de l’autre de toute la journée, chaque maréchal agissant pour son compte : on ne les a point vus aujourd’hui à l’armée, du moins au corps du duc de Trévise. — Allons, il faut aller à Paris : partout où je ne suis pas, on ne fait que des sottises ! »

L’Empereur était dans une agitation extrême ; il marchait à pas inégaux et précipités. « Il fallait, messieurs, tenir plus longtemps, répétait-il sans cesse ; il fallait tâcher d’attendre l’armée, il fallait remuer Paris, qui ne doit pas aimer les Russes, mettre en action la garde nationale, qui est bonne, et lui confier la défense des fortifications que Joseph et le ministre de la guerre ont dû faire élever et hérisser d’artillerie ; elle les aurait sûrement bien gardées, tandis que les troupes de ligne auraient combattu en avant sur les hauteurs et dans la plaine. — J’ai l’honneur de répéter à Votre Majesté, Sire, qu’on a fait aujourd’hui plus qu’il n’était possible ; l’armée entière, composée de 15 à 18,000 hommes, a résisté à plus de 100,000 jusqu’à quatre heures. — Tout cela est étonnant ! Combien aviez-vous de cavalerie de votre côté ? — 1,800 chevaux, Sire, y compris la brigade d’Autencourt. — Mais Montmartre fortifié, garni de gros canons, devait faire une vigoureuse résistance. — Heureusement, Sire, l’ennemi l’a cru comme vous, et voilà pourquoi il ne s’en est approché qu’à la fin de la journée et avec de grandes précautions ; cependant il n’en était rien ; il n’y avait que 6 pièces de 6. — Qu’a-t-on fait de mon artillerie ? Il devait y avoir 200 pièces de position et des munitions pour les alimenter pendant plus d’un mois. — La vérité, Sire, est que nous n’avons eu à opposer à l’ennemi que des pièces de campagne, encore a-t-il fallu ralentir le feu à deux heures, faute de munitions. — Allons ! je vois que tout le monde a perdu la tête. Voilà pourtant ce que c’est d’employer des hommes qui n’ont ni sens commun ni énergie ! Eh bien, Joseph s’imagine cependant qu’il est en état de conduire une armée, et le routinier Clarke a tout l’orgueil d’un bon ministre[31] ! »

Après avoir laissé échapper ces aveux, critiques amères de son aveuglement et de ses faiblesses, Napoléon reprit le projet de continuer sa route. Vaincu, pourtant, par les observations et par les instances de Berthier, de Belliard et de Caulaincourt, il permit à ce dernier d’aller seul à Paris pour s’informer de la situation exacte des choses, pour intervenir, s’il était possible, au traité : et il consentit à attendre à la maison de poste de la Cour-de-France le courrier que le duc devait lui expédier. Ce courrier arriva à quatre heures du matin. Caulaincourt annonçait à l’Empereur que tout était consommé : une capitulation, signée à deux heures de la nuit, venait de donner Paris aux Alliés. Cette capitulation, dont il lui transmettait une copie, était ainsi conçue :

« L’armistice de quatre heures dont on est convenu pour traiter des conditions de l’occupation de la ville de Paris et de la retraite des corps qui s’y trouvent ayant conduit à un arrangement à cet égard, les soussignés, dûment autorisés par les commandants respectifs des forces opposées, ont arrêté et signé les articles suivants :

article premier.

Les corps des maréchaux ducs de Trévise et de Raguse évacueront la ville de Paris le 31 mars, à sept heures du matin.

art. 2.

Ils emmèneront avec eux l’attirail de leurs corps d’armée.

art. 3.

Les hostilités ne pourront recommencer que deux heures après l’évacuation de la ville, c’est-à-dire le 31 mars, à neuf heures du matin.

art. 4.

Tous les arsenaux, ateliers, établissements et magasins militaires seront laissés dans le même état où ils se trouvaient avant qu’il fût question de la présente capitulation[32].

art. 5.

La garde nationale ou urbaine est totalement séparée des troupes de ligne ; elle sera conservée, désarmée ou licenciée, selon les dispositions des cours alliées.

art. 6.

Le corps de la gendarmerie municipale partagera entièrement le sort de la garde nationale.

art. 7.

Les blessés et maraudeurs restés après sept heures à Paris seront prisonniers de guerre.

art. 8.

La ville de Paris est recommandée à la générosité des hautes puissances alliées.

Fait à Paris, le 31 mars 1814, à deux heures du matin.

Signé : Le colonel Orloff, aide de camp de S. M. l’Empereur de toutes les Russies ;
Le colonel comte Parr, aide de camp de S. A. le maréchal prince de Schwartzenberg ;
Le colonel baron Fabvier, attaché à l’état-major de S. E. le maréchal duc de Raguse ;
Le colonel Denys[33], premier aide de camp de S. E. le maréchal duc de Raguse. »

Le duc de Vicence parut lui-même au moment où l’Empereur achevait de lire sa dépêche : il reçut l’ordre de retourner à Paris et de sonder les intentions d’Alexandre ; Napoléon revint à Fontainebleau.

  1. Lettre adressée de Saint-Jean-de-Luz par le duc de Wellington au comte Bathurst, n° 852 du Recueil des dépêches et des ordres du jour de ce général.
  2. Lettres du duc de Wellington au duc d’Angoulême, datées de Seysses, et publiées sous les nos 890 et 891 dans le Recueil des dépêches et ordres du jour de ce général.
  3. Madame de Staël.
  4. L’abbé de Pradt, émigré rentré, avait été comblé des bienfaits de l’Empereur, dont il fut longtemps un des adulateurs les plus exagérés. Attaché d’abord à la chapelle impériale, en qualité d’aumônier, il prenait, à cette époque, le titre passablement étrange d’aumônier du dieu Mars. Promu ensuite à l’évêché de Poitiers, il ne tarda pas à solliciter le siège archiépiscopal de Malines, que Napoléon lui donna malgré l’opposition de tout le clergé belge et malgré les répugnances du pape lui-même.
    L’abbé Louis, ancien conseiller clerc au parlement de Paris, avait été fait baron par l’Empereur et nommé par lui administrateur du Trésor public. C’est en cette dernière qualité que, présentant au Corps législatif un projet de loi sur la vente des biens des communes, il disait à cette Assemblée :
    « Si quelque chose pouvait ajouter à la reconnaissance des Français envers le restaurateur de la monarchie, ne serait-ce pas cet ordre invariable, cette économie sévère portée dans les moindres détails de l’administration ? Rien n’échappe à la vigilance de l’Empereur ; rien de trop petit pour l’occuper lorsqu’il en peut résulter du bien. Nous le voyons, comme Charlemagne, ordonner la vente des herbes inutiles de ses jardins, lorsque sa main distribue à ses peuples les richesses des nations vaincues. Si un homme du siècle des Médicis ou du siècle de Louis XIV revenait sur la terre, et qu’à la vue de tant de merveilles il demandât combien de règnes glorieux, combien de siècles de paix il a fallu pour les produire, vous répondriez qu’il a suffi de douze années de guerre et d’un seul homme. »
    C’est le 11 mars 1813, moins de dix mois avant l’entrée des Alliés en France, que M. Louis tenait ce langage.
    Quant à M. de Dalberg, baron d’origine allemande et duc de création impériale, la générosité de l’Empereur envers lui avait été sans bornes. Lorsque Napoléon, dans sa munificence impériale, éleva l’électorat de Bavière au rang de royaume, un des articles secrets de l’acte de création stipulait en faveur de M. de Dalberg, pour des services dont nous ignorons la nature, un présent de 4 millions, qui lui furent intégralement payés par le nouveau monarque.
  5. Récit historique sur la restauration de la royauté en France, le 31 mars 1814. — 1816.
  6. M. de Pradt fait allusion, ici, à des paroles dites par les ministres étrangers à M. de Vitrolles, et que ce dernier avaient rapportées, après le 31 mars, à l’archevêque de Malines. « Si ces messieurs se compromettaient, avaient dit MM. de Nesselrode et de Metternich à M. de Vitrolles, ils n’auraient rien à craindre pour leur avenir, ils en trouveraient un chez nous. »
  7. Récit historique de l’abbé de Pradt, pages 38, 39.
  8. Voyez page 269.
  9. Les gardes nationaux des deux divisions Pacthod et Amey appartenaient tous aux provinces de l’Ouest ou du Centre. Nous n’avons pu obtenir de renseignements que sur la composition de la seule division Pacthod ; elle comprenait quatre régiments divisés en huit bataillons : deux de ces bataillons avaient été fournis par le département de la Sarthe, deux autres par le département d’Eure-et-Loir, deux par celui du Loiret, un bataillon par le département de Loir-et-Cher, et un dernier bataillon par le département d’Indre-et-Loire. On lit, dans un rapport adressé au ministre de la guerre par le général Delort, commandant une des brigades de cette division : « Je ne saurais trouver d’expression pour caractériser la bravoure des gardes nationales sous mes ordres ; les épithètes de brave et d’héroïque dont tout le monde s’honore sont sans valeur et sans force pour donner une idée juste et précise de leur conduite. »
  10. Mémoires du duc de Rovigo, tome VIII.
  11. Le bruit lointain de l’artillerie des corps français ou alliés qui, durant le cours de cette campagne, s’étaient le plus approchés de Paris, avait porté l’alarme, à différentes reprises, dans les faubourgs de cette capitale. Pour apaiser ces terreurs, le gouvernement fit publier, dans tous les journaux du 26 mars, une note où il était dit que tous les jours les artilleurs de la garde nationale s’exerçaient à Vincennes. Or la garde nationale n’avait ni canonniers ni canons.
  12. Le prince Louis, nature infirme, organisation maladive, avait également pris au sérieux les droits qu’il prétendait tenir de sa nomination, par l’Empereur son frère, au trône de Hollande. Le 1er juillet 1810, cédant à des motifs qui font honneur à son caractère, il avait abdiqué son éphémère couronne « en faveur de son fils Napoléon-Louis, et, à son défaut, en faveur de son second fils Charles-Louis-Napoléon. » Le 9, un décret impérial prononça la réunion de la Hollande à la France. Le 1er août, le roi démissionnaire, alors retiré à Tœplitz, protesta contre ce décret, « tant en son nom qu’au nom du jeune roi mineur, qui devait parvenir à sa majorité sans rien perdre des droits que dieu et la nation lui avaient donnés à la couronne, déclarant le décret de réunion nul et de nul effet, illégal, injuste aux yeux de Dieu et des hommes, et se réservant de faire valoir les droits de ses enfants mineurs aussitôt que les circonstances le permettraient. » La circonstance lui sembla venue en 1813, lors de la réunion du congrès assemblé à Prague, au mois de juillet, pour la pacification de l’Europe. Il saisit cette assemblée de sa protestation et de ses réclamations en faveur des droits de ses enfants. Sa démarche fut sans résultat. À cinq mois de là, le 29 novembre, lors du soulèvement de la Hollande et de la retraite des autorités et des troupes impériales, quand l’Empire penchait déjà vers sa ruine, Louis écrivit de Soleure aux magistrats d’Amsterdam, pour leur rappeler encore ses droits, lesquels étaient bien supérieurs à ceux de la maison d’Orange, disait-il, puisque le chef de cette maison avait formellement renoncé aux siens en recevant la principauté de Fulde à titre de dédommagement.
  13. 80 pièces du plus fort calibre, transportées de Cherbourg au Havre, où elles furent embarquées sur la Seine et destinées à la défense de Paris, attendaient depuis plus de trois semaines à Meulan des moyens de transport qui n’arrivèrent pas. Elles y furent oubliées par Clarke et par Joseph.
  14. Une note, que nous avons sous les yeux, porte ce dernier chiffre de soldats à près de 25,000, y compris un régiment de gardes d’honneur cantonné à Maintenon.
  15. L’artillerie qui fit feu, le lendemain, se composait, pour la plus grande partie, des canons ramenés par les deux maréchaux.
  16. On les accusait de mauvais esprit. Ce reproche était basé sur cette circonstance, que quelques-uns d’entre eux avaient été mis en réforme par suite de suspicions politiques qui remontaient à 1804. Il s’agissait bien alors d’accusations de républicanisme !
  17. On donnait, par dérision, aux hommes de ces compagnies, le nom de Picards. — « Il y avait plus d’un mois que la garde nationale demandait avec instance qu’on lui délivrât des fusils de munition au lieu de ces piques ridicules avec lesquelles on l’avait en grande partie armée ; elle avait plusieurs fois renouvelé sa demande sans pouvoir rien obtenir. J’en avais écrit à l’Empereur, qui m’avait répondu : « Vous me faites une demande ridicule : l’arsenal est plein de fusils, il faut les utiliser. » (Mémoires du duc de Rovigo, t. VII, p. 9.)
  18. Le duc de Rovigo, ministre de la police, ne quitta Paris, le 30 mars, que dans la soirée, après la bataille ; il alla rejoindre l’Impératrice à Blois, et l’accompagna ensuite à Orléans. On lit dans ses Mémoires, à l’occasion de l’entrée de Marie-Louise dans cette dernière ville : « L’Impératrice arriva à Orléans, où on lui fit encore une réception de souveraine. Les troupes étaient sous les armes. Je faisais de bien tristes réflexions en voyant la ville d’Orléans pleine de troupes ; nous en avions laissé encore bien davantage à Blois, où s’étaient successivement retirés les dépôts qui étaient à Versailles et à Chartres, ainsi que la colonne des troupes de la garde impériale qui accompagnait l’Impératrice, et cela, d’après les dispositions du ministre de la guerre. Comment tout cela n’avait pas été réuni aux corps des maréchaux Mortier et Marmont qui défendaient Paris ? On ne peut en donner une autre raison, sinon qu’on ne l’avait pas voulu. Ces divers détachements s’élevaient à plus de vingt mille hommes. » (T. VII, pages 169 et 170.)
  19. Colonel Fabvier. Journal des opérations du 6e corps, page 66.
    Une note publiée précisément à l’occasion de ce passage, par M. Brucy, ancien secrétaire général de la direction générale des vivres de la guerre contient les faits suivants :
    « La direction générale des subsistances militaires préparait les quantités de vivres qui lui étaient demandées par le ministre de la guerre et les faisait diriger sur le quartier général de la grande armée quand le ministre ne lui prescrivait pas une autre destination. Chaque jour il partait des convois considérables. Les 28 et 29 mars, il était parti de Paris 60,000 rations de pain, 20,000 rations de vin et 20,000 rations d’eau-de-vie ; mais ce convoi avait dû rétrograder et était rentré dans la capitale. Sans doute il aurait été facile d’en disposer aussitôt en faveur des deux corps d’armée qui arrivaient en même temps ; mais la direction générale des vivres n’était pas instruite de ce qui se passait à l’armée, et, alors, son devoir lui prescrivait de mettre les subsistances en sûreté.
    La halle aux draps était pleine de pain... Enfin, la preuve sans réplique que la direction générale des vivres, en tout ce qui la concernait, avait fait son devoir, c’est que les 200,000 soldats alliés qui entrèrent le surlendemain trouvèrent dans les magasins militaires de la capitale les subsistances qui leur étaient nécessaires, et, ceci, jusqu’à ce que l’autorité civile se fût mise en mesure de remplir cette tâche. »
    La direction des vivres, sans doute, avait fait son devoir. Mais le lieutenant général de l’Empire ! mais le ministre !
  20. Le ministre de la police, duc de Rovigo, avait visité cette position dans la matinée ; on lit dans ses Mémoires : « Lorsque j’arrivai à Montmartre, je ne fus pas peu surpris de n’y voir aucune disposition de défense ; on y avait grimpé deux ou trois pièces de campagne, et il y en avait deux cents dans le Champ de Mars que l’on aurait pu transporter n’importe sur quel point de Paris avec les chevaux de carrosse de la capitale. Le ministre de la guerre n’avait qu’un mot à dire ; il ne le dit pas. Rien ne fut disposé pour la défense ; les plates-formes n’étaient pas même ébauchées ; il n’y avait pas une esplanade de faite pour mettre des canons en batterie. Bien plus, Montmartre était sans troupes ; la garde nationale fut obligée de l’occuper. » (T. VII, p. 10.)
  21. Non-seulement nous tenons de la bouche même du général Dejean les détails qui précèdent ; mais nous les avons littéralement transcrits d’un agenda où cet aide de Camp de l’Empereur prenait note, heure par heure, pour ainsi dire, des ordres verbaux qu’il était chargé de porter, des faits dont il était témoin, des impressions qu’il en ressentait, en un mot, de tout ce qui pouvait servir de base aux rapports qu’il rendait à Napoléon ; ces détails furent écrits le soir même du 30 mars.
  22. Un boulet tomba dans un terrain vague, derrière Tivoli, au milieu d’une troupe d’enfants occupés à jouer, et qui, courant après ce projectile, le ramassèrent. Un homme fut blessé par un autre boulet dans une maison de la rue Saint-Nicolas-d’Antin. Un obus éclata dans les jardins de l’hôtel Thelusson (la rue Neuve-Laffitte occupe aujourd’hui l’emplacement de ces jardins) ; un second tomba rue de Clichy, dans les jardins de M. Greffulhe. Enfin, un nouveau boulet, après avoir renversé une cheminée de la maison n° 8 de la rue Basse-du-Rempart, vint tomber dans le jardin de l’hôtel de Gontaut, rue Louis-le-Grand.
  23. « Il ne vint à la pensée de Dejean ni de Mortier de faire connaître à Marmont la prochaine arrivée de l’Empereur, d’user le temps de la suspension d’armes, et de tenter un nouvel effort pour attendre la nuit. » (Mémoires du duc de Rovigo, t. VII, p. 17.)
  24. Le colonel de Labédoyère, grièvement blessé à la bataille de Bautzen, où il commandait, croyons-nous, le 112e régiment de ligne, était alors en congé à Paris. Bien qu’il fût encore souffrant le 30 mars, il n’hésita pas, ainsi que plusieurs autres officiers dans la même position, non point à offrir ses services au gouvernement, mais à se porter sur le champ de bataille et à se mettre sous les ordres du duc de Raguse.
    Nous citerons, parmi les généraux qui tinrent cette noble conduite, le général Michel, de la garde impériale, qui, blessé grièvement à Montmirail, quitta littéralement son lit pour reprendre son épée et se mêler aux quelques détachements de grenadiers à pied chargés de la défense du canal ; les généraux Chastel, Boyer de Rébeval et Boudin, blessés également tous trois.
  25. Frère de l’archevêque de Paris.
  26. M. de Lafayette ajoute à cette conversation le détail suivant : « L’empereur Napoléon est-il à Paris ? demanda Alexandre. — Non, Sire. — L’Impératrice est-elle partie ? — Oui, Sire. — Tant pis, » répondit l’Empereur. Et il se promena d’un air rêveur. (Mémoires, t.V, p. 304.)
  27. Le maréchal avait eu le bras droit cassé par un biscaïen à la bataille des Arapiles ; il le portait encore en écharpe. Il avait eu le pouce et l’index de la main gauche fracassés par un coup de feu à la bataille de Leipsick. Enfin, le cheval qu’il montait venait d’être tué ; c’était le cinquième qui tombait mort sous lui depuis l’ouverture de la campagne.
  28. Ce chiffre de 160 bataillons ou escadrons donne une moyenne de 75 hommes par bataillon ou escadron. Cette moyenne est plutôt exagérée qu’amoindrie. Le général Fabvier, dans son Journal des opérations du 6e corps en 1814, donne le relevé des appels faits à différents jours du mois de mars. Le 29, au soir, veille de la bataille, la 8e division (4 régiments) comptait 92 officiers et 745 sous-officiers et soldats : c’était un peu plus de 200 hommes par régiment. La 20e division (4 régiments) présentait 1,200 sous-officiers et soldats et 204 officiers : c’était un officier pour 6 soldats. Il existait des bataillons où il ne restait plus que 25 hommes ; dans d’autres, 13 ; un bataillon du 16e de ligne présentait sur le terrain 1 officier et 5 sous-officiers et soldats. La plupart des officiers se tenaient dans les rangs et se battaient à coups de fusil.
  29. On porte à 6 ou 700 le nombre des gardes nationaux volontaires qui, disséminés par pelotons inégaux, depuis Montmartre jusqu’à la barrière du Trône, prirent uns part active à l’action ; on voyait parmi eux d’anciens soldats amputés. 150 environ furent tués, plus de 200 blessés ; quelques-uns furent faits prisonniers. La plupart se battirent en tirailleurs. Un certain nombre tinrent longtemps dans le cimetière du Père-Lachaise, dont ils avaient crénelé les murs.
  30. Les Alliés, dans leurs états officiels, ont porté le chiffre de leurs pertes, devant Paris, à 14,000 hommes. Au début de la lutte, on l’a vu, les soldats de Marmont et de Mortier étaient à peine 13,000.
  31. En 1847, quatre ans après la première publication de ce volume, le comte de Montholon faisait paraître ses Récits sur la captivité de l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène ; voici ce qu’on lit dans cet ouvrage, à l’occasion des événements que nous venons de raconter : « Tout le monde regarde Marmont comme un traître, nous dit l’Empereur, mais il y a bien des gens plus coupables que lui. Les hauteurs de Paris devaient être fortifiées, et elles ne l’étaient pas. La défection se montrait de tous côtés. On approvisionnait, avec des boulets de 8, des pièces de 6 ; on donnait ordre et contre-ordre ; on délibérait quand il fallait se battre. Le roi Joseph a perdu la tête. Il a été frappé d’épouvante par la gravité des événements. Un aide de camp de Marmont n’a pu le rattraper. On a dit que c’était pour me forcer à faire la paix. C’est absurde : Joseph savait bien que tout était perdu avec Paris. Il a vu un corps de cavalerie ennemie qui gagnait sur sa gauche, il a eu peur d’être coupé, il n’est pas militaire, et il est parti. J’ai eu grand tort de le faire roi, surtout en Espagne. Il fallait là un roi ferme et militaire. Joseph ne pensait à Madrid qu’aux femmes et à faire des jardins. Il a de l’esprit ; mais il se croit militaire, et il n’en a pas les moindres connaissances. Il m’a fait bien du mal en Espagne. Mes frères n’ont jamais rien compris aux événements ; ils les ont toujours vus comme des niais, et cependant ils ont tous beaucoup d’esprit. Lorsque j’étais Premier-Consul, ils n’avaient pas de maison, mais on leur faisait la cour à cause de moi. Lafayette et Mathieu de Montmorency étaient toujours chez Joseph. Lorsque je le fis roi, il me les demanda pour les attacher à sa maison. Je me moquai de lui, mais je le laissai libre de faire ce qu’il voudrait. Ils lui ont ri au nez quand il leur a proposé d’être ses chambellans. Mes frères n’avaient d’idée de rien. Ils m’ont fait bien du mal. Quand les événements leur ont fait perdre leurs couronnes, ils me le reprochèrent, comme si je les avais privés de l’héritage du feu roi notre père. Il est fou ; disaient-ils en parlant de moi. Les imbéciles ! » (T. II, p. 192, 193 et 194.)
  32. Malgré les termes de cet article, toutes les munitions enfermées dans la poudrière de Grenelle furent mises hors de service.
    À quelques jours de là, lorsque les courtisans du nouveau gouvernement inventaient, chaque matin, contre l’Empereur déchu, de nouvelles injures et de nouvelles calomnies, le bruit se répandit dans le public, et les journaux répétèrent que Napoléon avait donné l’ordre de mettre le feu à la poudrière, dans le but, disait-on, de faire sauter une moitié de Paris. Nous croyons même que la Restauration récompensa un officier du nom de Lescours, qui se vanta d’avoir reçu cette mission et d’y avoir désobéi. Napoléon avait, en effet, laissé des instructions à la direction de l’artillerie, relativement à la poudrière ; mais elles prescrivaient uniquement de détériorer toutes les poudres de cet établissement avant que les Alliés pussent être à même de s’en emparer. Ce fut précisément pour obéir à la lettre de ces instructions que, dans la nuit du 30 au 31, les généraux d’Aboville et Caron firent noyer par un détachement de pompiers toutes les munitions de Grenelle. L’opération commença dès que l’on connut la signature de la capitulation. Le 31 au matin, il ne restait plus une seule cartouche en état de servir.
  33. Denys de Danrémont, depuis gouverneur général de l’Algérie, et tué devant Constantine.