Vaulabelle - Histoire des deux restaurations jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, tome 1/7

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CHAPITRE VII


Paris, le matin du 31 mars. — Le conseil municipal au château de Bondy. — Message à M. de Talleyrand. — Manifestation en faveur des Bourbons. — Entrée des Alliés dans Paris ; leur défilé sur les boulevards ; cavalcade royaliste ; attitude de la population ; la colonne de la place Vendôme ; on essaye de renverser la statue de l’Empereur. — Les souverains sur la place Louis XV ; le colonel Fabvier. — Alexandre chez M. de Talleyrand ; Conseil ; délibération ; déclaration des souverains. — Réunion royaliste dans le faubourg Saint-Honoré ; députation à l’empereur de Russie ; réponse de M. de Nesselrode. — Les journaux. Convocation du Sénat ; formation du gouvernement provisoire ; séance du Sénat le 1er avril. — Le conseil municipal ; manifeste de M. Bellart. — Séance du Sénat le 2 avril ; déclaration de déchéance. — Les sénateurs chez Alexandre. — Séance du 3 avril ; texte du décret de déchéance. — Réunion du Corps législatif ; déclaration d’adhésion — Adhésions des autres corps constitués. — Les souverains à l’Opéra. — Mouvement parmi les troupes alliées.

Les habitants des quartiers placés au nord de Paris, en s’éveillant le matin du 31 mars, purent apercevoir toutes les hauteurs qui dominent cette partie de la ville couronnées par les feux encore allumés des bivacs de l’ennemi et par des lignes formidables d’artillerie. Une batterie de 60 pièces de 12 était établie sur une seule des rampes de Montmartre. Les quelques coups tirés la veille par Blücher, à l’aide des canons que nos soldats avaient laissés sur cette position, avaient été suspendus par la conclusion de l’armistice. Le feu devait recommencer vers une heure du matin, si, à minuit, la capitulation n’était point signée. « Faudra-t-il bien allumer la ville ? avait demandé le général Müffling à Alexandre. — Non, répondit le Tzar ; je veux seulement les effrayer et leur montrer que nous sommes les maîtres. » Chaque position occupée par les Alliés était couverte de soldats qui s’apprêtaient à figurer en grande tenue dans le cortége de 50,000 hommes dont l’empereur de Russie et le roi de Prusse voulaient se faire accompagner au moment de leur entrée solennelle dans Paris. À mesure que leurs apprêts étaient achevés, ces soldats, que les hasards de la guerre avaient amenés des contrées les plus diverses et les plus lointaines du continent européen, se réunissaient sur les points les plus élevés et contemplaient, avec un étonnement mêlé d’orgueil, l’amas confus, immense, d’édifices qui s’étendait devant eux. Quelques-uns, plus avides, se hissaient sur le mur d’octroi et jusque sur les barrières alors fermées, cherchant à saisir, à travers les rues et les lignes des maisons, quelques détails de cette capitale célèbre dont la renommée racontait tant de merveilles.

Tout le monde n’avait pas reposé durant cette nuit. Immédiatement après la signature de la capitulation, une députation composée de huit maires ou membres du conseil municipal, de MM. de Chabrol, préfet de la Seine, Pasquier, préfet de police, Alexandre de Laborde et Tourton, représentant la garde nationale, était sortie de Paris accompagnée des deux officiers étrangers qui avaient signé la capitulation. Arrivée à quatre heures du matin au château de Bondy, quartier général des souverains alliés, la députation dut attendre le réveil d’Alexandre. M. de Nesselrode, qui la reçut, ne tarda pas à s’approcher du comte de Laborde, dont le nom, comme écrivain et comme savant, lui était connu, et, l’emmenant dans l’embrasure d’une croisée, il lui demanda quel était l’état de l’opinion publique à Paris, ce qu’il fallait faire, ou, pour dire mieux, ce que les habitants voulaient qu’on fît. M. de Laborde évita d’abord de répondre ; mais, pressé par le ministre russe, il lui dit que tous les hommes distingués par leurs lumières étaient fort attachés aux intérêts de la Révolution, et que la régence de Marie-Louise, si la force des choses obligeait à un changement de gouvernement, était la combinaison qui réunirait l’immense majorité des suffrages. « Et les Bourbons ? demanda M. de Nesselrode, dominé par le souvenir de ses entretiens avec M. de Vitrolles. — On n’y pense que dans quelques salons de l’ancienne noblesse, » répondit le comte. Il ajouta que, dans le cas où les souverains désireraient des renseignements plus étendus, personne n’était plus à même de les leur fournir que M. de Talleyrand, tant à cause de sa grande expérience des affaires que par suite de ses rapports avec un grand nombre d’hommes politiques de toutes les opinions qui se réunissaient habituellement chez lui. « Mais est-il encore à Paris ? demanda M. de Nesselrode. — Il a dû recevoir l’ordre d’accompagner l’Impératrice à Blois, répondit M. de Laborde ; je crois pourtant qu’hier soir il n’était pas encore parti. — Retournez immédiatement à Paris, reprit le ministre d’Alexandre ; si vous y trouvez le prince, faites qu’il ne parte pas, dites-lui d’attendre, et, s’il le faut, employez la force pour le retenir. » Le comte de Dunow, aide de camp du prince Wolkonski, fut chargé d’accompagner M. de Laborde, afin qu’on ne l’arrêtât pas aux avant-postes, et tous deux partirent suivis d’un seul Cosaque, le premier qui entra dans Paris. Arrivés près de la barrière, ils croisèrent le duc de Vicence, qui, le visage pâle et fatigué, se rendait auprès d’Alexandre. Ces messieurs se saluèrent sans se parler. Caulaincourt allait tenter de nouveaux efforts en faveur de la cause impériale ; M. de Laborde, sans qu’il s’en doutât lui-même, allait préparer la chute de l’Empire.

La députation municipale, restée à Bondy, fut introduite à six heures et demie dans le salon où se trouvait Alexandre ; elle réclama sa protection pour Paris. Le Tzar la promit dans les termes les plus bienveillants. Il parla de la guerre : « Ce n’est point moi qui l’ai provoquée, dit-il aux députés ; Napoléon a envahi mes États sans motifs, et c’est par un juste arrêt de la Providence que je me trouve, à mon tour, sous les murs de sa capitale. » L’accent de sa voix, d’abord doux et caressant, s’était successivement élevé ; les mots que nous venons de rapporter furent prononcés avec une certaine énergie. La conversation ne tarda pas à devenir plus générale ; il adressa plusieurs questions à différents membres de la députation, et demanda à M. Barthélémy, entre autres, « où était M. de Talleyrand, et si l’on connaissait ses dispositions. » M. Barthélemy ne put répondre. On se sépara.

Connaître les dispositions de M. de Talleyrand était difficile. Lui-même n’aurait su les dire. Incertain des événements, ne connaissant rien des projets des Alliés ni de la position exacte de l’Empereur, il n’avait aucune résolution arrêtée ; il attendait. Comme grand officier de la couronne, M. de Talleyrand avait reçu l’ordre de rejoindre Marie-Louise à Blois. Le 29, il avait fait ses préparatifs de départ, et, le 30 au matin, il se disposait à monter en voiture quand le bruit du canon des buttes Chaumont et de Belleville vint soudainement l’arrêter. La bataille finie et l’armistice signé, sa perplexité augmenta. La reddition de Paris, événement nouveau, inattendu, pouvait décider du résultat de la campagne et du sort de l’Empereur. « Il ne convenait pas à tout le monde de se laisser ensevelir sous les ruines de l’édifice, » avait-il dit, au sortir du conseil de régence où fut décidé le départ de l’Impératrice ; et il était de ceux qui voulaient échapper. Résolu à voir venir le lendemain, sans cependant se compromettre avec le gouvernement impérial, il se rendit chez le duc de Rovigo, ministre de la police : « Je ne refuse pas de partir, lui dit-il, mais il me semble préférable, dans l’intérêt de l’Empereur et de tout le monde, de rester. Je désire, pour le bien de tous, que l’édifice ne soit pas détruit, et ce n’est plus qu’à Paris qu’on peut le sauver. — Et il recommença ses tirades contre ceux qu’il accusait de tous les malheurs qui arrivaient, a ajouté Savary ; il plaignait vivement l’Empereur de s’en être rapporté aux ignorants qui l’avaient perdu[1]. Le ministre de la police, pour toute réponse, lui intima l’ordre de quitter Paris sur-le-champ, le prévenant que son départ serait surveillé, et qu’il allait prendre les mesures nécessaires pour le faire effectuer. M. de Talleyrand ne s’effraya pas ; il courut chez M. Pasquier, préfet de police, et fit auprès de ce fonctionnaire les instances les plus vives pour obtenir la permission que le ministre venait de lui refuser. M. Pasquier se retrancha sur l’insuffisance de ses pouvoirs et refusa également d’accueillir sa demande[2]. Le prince de Bénévent tenta une nouvelle démarche. Le soir, vers les sept heures, il se rendit à l’hôtel du duc de Raguse, rue de Paradis-Poissonnière, et sollicita du maréchal, non plus l’autorisation de rester, mais une attestation écrite constatant l’occupation, par les Alliés, de toutes les avenues de Paris et l’impossibilité où l’on était de franchir les barrières. Le maréchal, à son tour, refusa cette attestation[3]. Battu de tous côtés, M. de Talleyrand, dès qu’il fut rentré chez lui, fit donner le mot à quelques gardes nationaux, ses gens ou ses fournisseurs, pour aller se poster, le lendemain de grand matin, à la barrière d’Enfer, placée sur la rive gauche de la Seine, à l’opposé des points occupés par les Alliés ; puis, le 31, de bonne heure, il monta dans une voiture où se trouvait le duc de Plaisance ; son cocher et les valets, debout sur le marchepied de derrière, étaient en grande livrée ; on atteignit la barrière : « Vos passe-ports ! crièrent aussitôt avec force plusieurs gardes nationaux placés près des grilles ; on ne peut pas sortir sans passe-ports ! — Mais vous voyez bien que c’est Son Altesse Sérénissime le prince vice-grand électeur ! répondirent les valets de pied, qui n’étaient point dans le secret de cette comédie. — Oh ! Son Altesse peut passer, répliquèrent d’autres gardes nationaux groupés silencieusement devant la porte du corps de garde. — Non, non, s’écria le prince de Bénévent en avançant avec vivacité la tête hors de la portière ; je n’ai pas de passe-port, et ce n’est pas moi qui violerai les ordres de l’autorité ! » M. de Talleyrand revint rapidement à son hôtel. Quels reproches pouvaient lui adresser l’Empereur ou la Régente ? n’avait-il pas fait publiquement tous ses efforts pour quitter Paris ?

Ce fut à sept heures du matin, au retour de cette course, que le comte de Laborde lui transmit les paroles de M. de Nesselrode. Cette communication inattendue dépassait toutes les espérances du prince de Bénévent ; il l’accueillit en affectant la plus profonde indifférence, et pria négligemment le comte de répéter ces détails au duc de Dalberg, à l’abbé de Pradt et à l’abbé Louis, qui causaient dans un salon voisin, puis de leur demander ce qu’ils en pensaient. M. de Laborde s’empressa d’aller raconter à ces trois personnages ses courses et ses conversations de la nuit et du matin. Pendant ce temps, M. de Talleyrand ne perdait pas une minute pour tirer de la démarche de M. de Nesselrode tout le parti qu’on pouvait attendre de son adresse dans les petites choses et de sa remarquable habileté dans toutes les questions où se trouvaient engagés ses intérêts de vanité ou d’ambition. Il se hâta d’écrire et de faire porter au ministre russe une lettre où il le sollicitait à une entrevue, et mettait à sa disposition et à celle d’Alexandre sa demeure ainsi que sa personne. À quelques heures de là, M. de Nesselrode se présentait à l’hôtel Saint-Florentin, et annonçait au prince de Bénévent que le Tzar, après le défilé et la revue des troupes alliées, viendrait se reposer chez lui.

Tandis que M. de Talleyrand préparait ainsi son influence et faisait sa position, à quelques pas de lui, sur la place Louis XV, sept ou huit royalistes, anciens titrés que l’Empire n’avait pas admis dans les rangs de sa noblesse, ou qui n’avaient obtenu que des qualifications inférieures à celles qu’ils avaient portées, essayaient, de leur côté, de faire tourner le triomphe de l’ennemi au profit de l’ancienne royauté. Sortis du faubourg Saint-Germain par le pont de la Concorde, ils parurent sur la place de ce nom à dix heures et demie du matin, au moment où passait un bataillon de garde nationale. Les royalistes étaient à cheval ; ils s’approchèrent du bataillon aux cris de Vive le Roi ! et en agitant leurs chapeaux, auxquels étaient attachées de larges cocardes blanches. Accueillis par le silence le plus glacial, injuriés même par les derniers pelotons, qui, ne comprenant rien à cette démonstration, les prenaient pour des fous ou des gens ivres, ils se rendirent à la mairie du premier arrondissement, où ils renouvelèrent leurs provocations. Deux ou trois voix, parmi les gardes nationaux du poste, répondirent à leurs cris ; mais ce fut le seul encouragement qu’on leur donna, et, lorsqu’ils remontèrent vers la Madeleine pour prendre les boulevards, leur groupe ne comptait pas un seul adhérent de plus. Vainement, sur cette nouvelle ligne, ils continuèrent à agiter leurs chapeaux et à crier Vive le Roi ! les passants étonnés regardaient, incertains de savoir s’ils devaient rire ou siffler. À la hauteur de la rue de la Paix, trois cavaliers, dont l’un portait une paire de pistolets à sa ceinture, se joignirent pourtant à la cavalcade, qui, arrivée sur le boulevard des Italiens, fit alors la rencontre de quinze à dix-huit autres royalistes que l’on voyait parcourir, depuis une heure, l’espace compris entre les bains Chinois et l’entrée du faubourg Montmartre, portant, en guise d’étendards, quelques mouchoirs de poche attachés à des cannes. Les deux groupes se confondirent, et leur réunion présentait un total de vingt-cinq à trente individus qui continuèrent à se promener sur cette partie des boulevards, les uns silencieux, les autres criant de toutes leurs forces : Vive le Roi ! vivent les Bourbons ! à bas le tyran ! Il était près de midi. La foule, qui commençait alors à garnir les bas-côtés, entendait ces cris sans en comprendre le sens. Quel était le Roi que l’on saluait ainsi ? Quels étaient ces Bourbons dont on invoquait le nom ? Très-peu de spectateurs pouvaient s’en rendre compte. Le dernier cri de Vive le Roi ! poussé à Paris, remontait à vingt-deux ans, et la masse de la population, depuis dix années, ne connaissait que le cri de Vive l’Empereur ! Les hommes de 45 à 50 ans pouvaient seuls avoir conservé un souvenir fort effacé des princes de l’ancienne famille royale. Aussi les efforts du groupe royaliste n’éveillaient-ils chez les curieux qu’un sentiment de pitié ou de surprise si général, si marqué, que l’enthousiasme des membres les plus résolus de la cavalcade finit par se glacer : une partie d’entre eux, fort embarrassés de leur rôle, mettaient déjà leur cocarde dans leur poche, quand, vers midi et demi, un bruit lointain de fanfares vint leur rendre l’assurance. C’étaient les souverains alliés qui faisaient leur entrée dans la capitale française, à la tête de 50,000 soldats.

Un nombreux détachement de trompettes ouvrait la marche. Un corps épais de cavalerie, dont les hommes marchaient quinze de front, suivait. Les souverains et leur état-major venaient ensuite. Tous les yeux cherchaient Alexandre ; l’instinct public devinait en lui le maître de la situation. Ce prince, revêtu d’un uniforme vert avec des épaulettes d’or, et coiffé d’un chapeau surmonté d’une touffe de plumes de coq, marchait en avant du groupe des généraux, ayant à sa droite le généralissime Schwartzenberg, qui représentait l’empereur d’Autriche, et à sa gauche le roi de Prusse. La figure grave et triste de ce dernier contrastait avec le visage ouvert d’Alexandre, qui souriait à la foule et saluait, en s’inclinant, les femmes qui, du haut des fenêtres, agitaient des mouchoirs blancs à son passage. Derrière eux marchaient en rangs pressés une foule de généraux parmi lesquels on distinguait l’hetmann Platoff, le général Müffling et plusieurs Anglais que signalaient leur habit écarlate et leur petit chapeau plat. Le cortége mit près de cinq heures à défiler ; toutes ces troupes se rendaient aux Champs-Élysées.

Le sentiment qui dominait la foule était la stupeur : cette foule était énorme ; elle inspirait les craintes les plus sérieuses aux généraux alliés. « Notre inquiétude fut grande tant que dura le défilé, ont dit des officiers russes ; nous redoutions, à chaque pas, de voir s’ébranler l’effroyable masse d’hommes qui se pressait de chaque côté des boulevards ; il leur suffisait de se rapprocher pour nous étouffer ; nos soldats n’auraient pu faire usage de leurs armes. Ce fut seulement en arrivant aux Champs-Élysées que nous commençâmes à respirer ; encore n’étions-nous pas fort tranquilles. » En effet, on voyait, à l’attitude de la majorité des spectateurs, que la population, prise dans sa généralité, ressentait profondément l’abaissement national. Sur plusieurs points, à la vérité, un petit nombre de voix faisaient entendre avec force des cris de colère contre le despotisme impérial et des injures contre l’Empereur ; mais ces insultes et ces cris témoignaient plus de haine contre le régime despotique de l’Empire que de sympathie pour les Alliés. Seuls, les royalistes manifestaient une joie dont les éclats insultaient, non-seulement au deuil, mais à la pudeur publique ; car les cadavres des 4 à 5,000 Français tués la veille, et sur lesquels les Alliés avaient dû passer pendant la nuit et le matin pour entrer dans Paris, étaient encore gisants, sans sépulture, au pied des collines de Belleville et de Chaumont, ou dans les champs de Pantin. La cavalcade dont nous avons dit les inutiles provocations avait pris la tête du cortége : les hommes qui la composaient, heureux et fiers de guider l’ennemi sur les boulevards, se livraient aux démonstrations les plus bruyantes, et, s’adressant tour à tour aux officiers, aux soldats du cortége et aux spectateurs, ils poussaient les cris impies de Vivent les Alliés ! vivent nos libérateurs !

Un incident, remarqué par quelques curieux, signala cette marche. Le grand-duc Constantin, entré dans Paris depuis quelques heures, ne s’était point mêlé à l’état-major général. Placé sur un des bas-côtés du boulevard, il regardait le défilé et causait avec quelques étrangers, lorsque M. Sosthènes de la Rochefoucauld, dont la famille, ruinée par la Révolution, avait été comblée des bienfaits de l’Empereur, qui s’était empressé de lui restituer tous ses biens non vendus, s’approcha du grand-duc et lui adressa quelques mots que ce dernier accueillit avec une froideur marquée. M. Sosthènes parut insister ; un geste de hauteur dédaigneuse, accompagné de ces paroles prononcées assez haut : Cela ne me regarde pas, mit fin à l’incident. Voici ce qui se passait.

Lorsque la tête de la colonne alliée était arrivée en face de la rue de la Paix, quelques-uns des cavaliers royalistes qui la précédaient, voyant les regards des souverains et ceux de leur nombreux état-major se diriger curieusement vers la colonne de la place Vendôme, avaient eu aussitôt la pensée de fêter l’entrée triomphante de l’ennemi en abattant, sous ses yeux, et pendant le défilé de ses masses sur le boulevard, la statue placée au sommet de ce monument. MM. Sosthènes de la Rochefoucauld et de Maubreuil, entre autres, suivis par un groupe de leurs compagnons, s’étaient immédiatement détachés du cortége et mis en devoir de faire tomber Napoléon de son glorieux piédestal. Des cordes avaient été passées au cou de la statue, et MM. de Maubreuil, Sosthènes, ainsi que leurs amis, se faisant aider par quelques misérables auxquels ils jetaient des pièces de 5 francs, s’étaient eux-mêmes attelés aux cordes ; mais c’est à peine s’ils étaient parvenus à les tenir tendues. Ils avaient alors eu recours à leurs montures. Ces chevaux, parmi lesquels figurait celui de M. de Maubreuil, ayant la croix de la Légion d’honneur de son cavalier suspendue à la queue, n’avaient pas fait mieux que les hommes. Ce peu de succès fut attribué à l’insuffisance des forces dont on pouvait disposer. M. Sosthènes de la Rochefoucauld se chargea d’aller demander du renfort aux chefs de l’armée alliée ; il s’adressa au grand-duc Constantin. Nous venons de dire l’impression que produisit son indigne requête, même sur ce Tartare.

Il y eut plus d’une extravagance et plus d’une honte dans cette triste journée : on vit les femmes d’un certain monde prodiguer les bravos, les soins, les caresses, aux soldats alliés, tandis que nos malheureux blessés de la veille, repoussés des ambulances et des hôpitaux faute de places, expiraient, sans secours, dans les rues et sur les chemins. Quelques-unes de ces femmes, vers le boulevard de la Madeleine, se précipitèrent au milieu du groupe qui accompagnait l’empereur de Russie et le roi de Prusse, poussant des cris de joie et s’efforçant de saisir les mains des deux monarques ; d’autres, plus retenues, jetaient, sous les pieds des chevaux de ces princes et de leurs généraux, les bouquets de myrte et de laurier dont elles s’étaient parées. L’élégante et belle comtesse Edmond de Périgord (depuis duchesse de Dino), nièce de M. de Talleyrand, se promena, dans la soirée, assise à cheval derrière un Cosaque. Les filles perdues, le 31, ne parurent nulle part : les saturnales de la rue et de la place publique, ce jour-là, appartinrent aux dames riches et titrées.

Il faut rendre cette justice aux aristocraties étrangères : les classes élevées de Vienne, de Berlin et de Madrid, ne prostituaient pas avec cette impudeur la dignité nationale de leur pays lorsque nos soldats entraient en vainqueurs dans les murs de ces capitales. On sait l’accueil fait à nos troupes par la noblesse russe, le jour où elles franchirent l’enceinte de la vieille Moscou !

Les souverains, après avoir suivi la ligne des boulevards jusqu’à la place Louis XV, s’étaient arrêtés à l’entrée des Champs-Élysées pour y présider au défilé de leurs soldats. L’état-major qui les entourait était nombreux, et on pouvait remarquer au milieu de ce groupe, à quelques pas d’Alexandre, un colonel et un simple hussard français, tous les deux à cheval, en grand uniforme, et portant la cocarde tricolore : c’étaient le colonel Fabvier et son soldat d’ordonnance, qui, l’un et l’autre, n’avaient pas cessé, depuis la barrière, de marcher derrière les souverains. Longtemps le colonel demeura silencieux et fort attentif au défilé : compter les troupes qui passaient alors devant lui était une opération que l’habitude lui rendait facile ; mais ce renseignement ne pouvait suffire : il n’importait pas moins à l’Empereur de connaître le chiffre des forces restées hors Paris, ainsi que les noms de leurs généraux. Apercevant, au milieu de l’état-major ennemi, le général Giülay, qu’il avait connu à Vienne et à Schœnbrunn, Fabvier s’approcha de lui, et en obtint, sans même les solliciter, toutes les indications, tous les détails qui pouvaient lui manquer. Le défilé fut seulement terminé à cinq heures du soir : le roi de Prusse alla prendre possession de l’hôtel du prince Eugène, rue de Lille, n° 82, et Alexandre se dirigea vers l’hôtel de M. de Talleyrand, où Fabvier le suivit dans l’espérance d’y rencontrer le prince Wolkonski, chef de l’état-major général allié, et d’en obtenir immédiatement une escorte pour rejoindre nos avant-postes. La petite cavalcade royaliste n’avait pas perdu Alexandre de vue. Quand ce souverain approcha de l’hôtel Talleyrand, il la trouva groupée sur son passage, agitant ses cannes surmontées de mouchoirs blancs, et criant avec un redoublement d’énergie : Vive le roi ! vivent les Bourbons ! « Eh bien, s’écria le Tzar dès qu’il aperçut M. de Talleyrand, il paraît que la France appelle les Bourbons ! »

Cette exclamation tenait surtout à un détail que nous devons expliquer.

Les coalisés comptaient dans leurs rangs des soldats de toutes les nations ; la confusion des langues existait dans chacun de leurs corps d’armée. Non-seulement les régiments d’une même division ne se comprenaient pas, mais plusieurs corps, nos alliés peu de mois auparavant, organisés, armés et habillés par nous, portaient le même uniforme que nos troupes. Cette dernière circonstance avait, assure-t-on, produit ce résultat que, dans plusieurs rencontres, des détachements d’un même corps s’étaient battus entre eux. Pour éviter toute méprise et donner à leurs régiments un moyen de se reconnaître en marche comme au milieu du feu, les souverains alliés, depuis la jonction de leurs masses à Châlons, avaient ordonné à chaque soldat de porter au bras un lambeau d’étoffe blanche, couleur qui tranchait fortement sur des uniformes dont le plus grand nombre étaient, comme ceux de notre armée, en drap de couleur foncée. La partie féminine ou timorée de la population parisienne crut voir dans ce signe de ralliement une manifestation de sentiments pacifiques, une sorte d’appel à la confiance et à l’union ; elle répondit à cette avance supposée du vainqueur en arborant à son tour et en agitant devant les souverains et leurs soldats force mouchoirs blancs. Ces milliers de mouchoirs de couleur uniforme, agités tout le long des boulevards, les cris confus poussés par ceux qui les tenaient à la main, frappèrent vivement Alexandre. Cette démonstration prit, à ses yeux, un sens politique ; elle lui parut l’explosion d’un sentiment royaliste, une invocation au retour des Bourbons. Bon nombre de Parisiens, de leur côté, lorsqu’ils apprirent, le soir ou le lendemain, quel était le drapeau de l’ancienne monarchie, furent convaincus que les soldats alliés étaient entrés parés des couleurs de l’ancienne famille royale. Cette double méprise ne fut pas sans influence sur l’avénement de la Restauration. Nous avons dit que M. de Nesselrode avait précédé son maître, de quelques heures, à l’hôtel Saint-Florentin. M. de Talleyrand avait appris de ce ministre qu’Alexandre, depuis son départ de Châlons, le 25 mars, était décidé à en finir avec Napoléon. « Mais la régence ? avait demandé M. de Talleyrand, qui était loin de soupçonner les ouvertures royalistes où M. de Vitrolles avait fait intervenir son nom. — L’Empereur est à peu près fixé sur ce point, avait répondu le ministre du Tzar ; la régence, ce serait encore l’Empire avec l’Empereur derrière le rideau : nous profiterons de l’absence du père de Marie-Louise pour faire écarter cet arrangement. »

Ces révélations et l’exclamation d’Alexandre en entrant à l’hôtel Saint-Florentin portèrent un coup assez rude aux espérances du prince de Bénévent, qui ne caressait alors qu’un rêve, ne poursuivait qu’un but, la régence. Sa pensée était connue du duc de Dalberg et partagée par ce confident ; M. de Talleyrand résolut de le laisser s’aventurer à plaider la cause de Marie-Louise et celle du roi de Rome dans le Conseil qui devait se tenir le soir même, se réservant, si le plaidoyer ne réussissait pas, de se prononcer pour le parti que le Tzar paraissait décidé à adopter. Ce Conseil, convenu le matin, entre les souverains et leurs principaux généraux, avait un double objet : examiner la situation nouvelle faite aux Alliés par la prise de Paris, et arrêter un plan politique en rapport avec cet événement.

La conférence eut lieu à sept heures du soir, dans le grand salon de M. de Talleyrand ; huit personnes y assistaient : l’empereur de Russie, le roi de Prusse, le prince de Schwartzenberg, le prince de Lichtenstein, le prince de Talleyrand, le duc de Dalberg, les comtes de Nesselrode et Pozzo di Borgo[4].

Après quelques phrases préliminaires, on convint de réduire le débat aux trois questions suivantes : Ferait-on la paix avec Napoléon en prenant toutes sûretés contre lui ? Maintiendrait-on la régence ? Les Bourbons seraient-ils rétablis ?

Alexandre ouvrit la discussion en rappelant que ce n’était pas lui qui avait commencé la guerre, mais Napoléon, qui était venu la porter dans ses États et le chercher jusque dans son antique et fidèle Moscou. « Nous ne venons pas ici, dit-il, attirés par la soif des conquêtes ou animés par le désir de la vengeance. Nous ne faisons pas une guerre de représailles, nous ne faisons pas la guerre à la France : nous n’avons que deux adversaires à combattre, Napoléon et tout ennemi de la liberté des Français. Guillaume, et vous, Prince, ajouta-t-il en se tournant vers le roi de Prusse et vers le généralissime Schwartzenberg, qui représentait l’empereur d’Autriche, les sentiments que je viens d’exprimer ne sont-ils pas les vôtres ? » Le roi de Prusse et le prince de Schwartzenberg, qui, durant toute cette séance où s’agitait le sort du Monde, jouèrent le rôle de personnages muets, inclinèrent la tête en signe d’assentiment. Alexandre dit encore quelques mots et soumit au Conseil la première question : elle fut à peine discutée ; le Conseil décida tout d’une voix que l’on ne traiterait pas avec Napoléon.

La question de la régence fut ensuite posée : le duc de Dalberg s’empressa de prendre la parole et plaida chaleureusement la cause de Marie-Louise et de son fils. Il comptait sur l’appui de M. de Talleyrand ; mais, à sa grande surprise, ce secours lui manqua. M. de Talleyrand, remarquant l’attitude contrainte, étonnée, d’Alexandre pendant le discours de son confident, baissa les yeux sur le tapis quand ce dernier eut cessé de parler, et resta immobile et muet. M. Pozzo di Borgo combattit avec énergie cette combinaison ; lorsqu’il eut terminé, pas une voix ne s’éleva pour l’appuyer ou pour le contredire ; la pensée du Tzar, que tous les regards interrogeaient, était évidente : la régence fut écartée.

Cette cause aurait-elle été perdue, nous dirons plus, aurait-on même posé la question, si Marie-Louise n’avait pas quitté Paris ? La première visite des souverains aurait été pour l’Impératrice. En admettant même qu’ils eussent évité de la voir avant de se réunir chez le prince de Bénévent, auraient-ils osé la renverser du trône si les portes du salon où ils délibéraient s’étaient tout à coup ouvertes devant cette princesse tenant le roi de Rome dans ses bras et venant réclamer à haute voix le maintien de son titre et des droits de son fils ? M. de Talleyrand ne se trompait pas, dans le Conseil du 28, lorsqu’il appuyait l’opinion de M. Boulay (de la Meurthe) ; l’éloignement de l’Impératrice et du roi de Rome, en laissant les adversaires de la dynastie impériale sans contradicteurs, devait consommer la chute de l’Empire[5].

Le traité direct avec Napoléon et la régence étant écartés, la question du rétablissement des Bourbons se trouvait implicitement résolue. Toutes les incertitudes du prince de Bénévent cessèrent : il prit enfin la parole, et se prononça pour le rappel de l’ancienne famille royale, en déclarant que cette combinaison était la seule qui convînt et qui fût désirée. Le prince de Lichtenstein, sujet autrichien, avait laissé passer, sans mot dire, la déchéance de la fille et du petit-fils de son maître ; mécontent, sans doute, de cette décision, il s’en prit aux Bourbons, et répondit à M. de Talleyrand qu’il allait un peu loin en affirmant que le retour des Bourbons fut désiré par la France. « Nulle part, dit le prince autrichien, sur aucune des routes, dans aucun des villages, dans aucune des villes traversés par les troupes alliées, celles-ci n’avaient entendu un vœu de cette nature. La population, au contraire, s’était montrée partout hostile, et, dans l’armée, tous les soldats, vétérans ou conscrits, avaient constamment témoigné pour Napoléon et pour la cause impériale le dévouement le plus absolu. » Alexandre, emporté par le souvenir des faits de la campagne, appuya les observations du prince de Lichtenstein ; il rappela que, six jours auparavant, à Fère-Champenoise, des conscrits, arrachés la veille à la charrue, s’étaient fait tuer, en effet, aux cris de Vive l’Empereur ! plutôt que de rendre leurs armes.

Étonné de la direction que prenait le débat, peu sûr encore du terrain, M. de Talleyrand craignit de s’être trop avancé. « Je ne crois pas m’être trompé, dit-il au Tzar ; dans tous les cas, mon erreur serait celle de tous les hommes qui connaissent le mieux la France et l’état de l’opinion. » Il en appela au témoignage de MM. de Pradt et Louis, qui se tenaient dans une pièce voisine, et offrit de les aller chercher ; le Tzar consentit à les entendre. « M. de Talleyrand nous introduisit dans la pièce où se tenait le Conseil, a raconté l’archevêque de Malines. On se trouva rangé de manière que, du côté droit, le roi de Prusse et le prince de Schwartzenberg fussent les plus rapprochés du meuble d’ornement qui est au milieu de l’appartement : M. le duc de Dalberg était à la droite du prince de Schwartzenberg ; MM. de Nesselrode, Pozzo di Borgo et le prince de Lichtenstein suivaient. M. le prince de Talleyrand était placé à la gauche du roi de Prusse ; M. le baron Louis et moi étions près de lui ; l’empereur Alexandre faisait face à l’assemblée, allait et venait[6]. » Quelques mots de M. de Talleyrand avaient rapidement appris aux nouveaux venus le service qu’il en attendait ; interrogés par Alexandre : « Nous sommes tous royalistes ! toute la France est royaliste ! s’écria le fougueux archevêque de Malines. — Oui, toute la France est royaliste ! répéta M. Louis avec non moins de véhémence. Elle repousse Bonaparte, elle n’en veut plus ; cet homme n’est plus qu’un cadavre, seulement il ne pue pas encore. »

Alexandre ignorait la France : il n’en connaissait ni les hommes ni les choses. Vivent les Alliés ! vivent les Bourbons ! à bas le tyran ! étaient les seuls cris poussés distinctement autour de lui durant la journée. Il avait, en outre, parcouru toute la ligne des boulevards, précédé d’étendards de couleur blanche, et avait marché, pour ainsi dire, entre deux haies de mouchoirs blancs. Les affirmations effrontées des deux abbés ne furent donc pour lui que la confirmation du vœu déjà manifesté sur son passage[7] Plus de doute : l’opinion publique, ainsi que le lui avait annoncé M. de Vitrolles, et comme lui-même le posait en entrant dans la salle du Conseil, repoussait l’Empire et son chef, et appelait le retour des Bourbons. Mais, avant de fermer le débat, il voulut acquitter la parole que, deux ans auparavant, dans la conférence d’Abo, il avait donnée au prince royal de Suède : « Toutes les combinaisons ne sont pas épuisées, » dit le Tzar en prononçant le nom de Bernadotte, mais si bas, que M. de Talleyrand crut pouvoir se donner le courage de sa nouvelle opinion. « Il n’y a que deux choses possibles, Sire, répondit-il à Alexandre, Napoléon ou Louis XVIII. Qui prétendrait-on nous donner à la place de l’Empereur ? Un soldat ? Nous n’en voulons plus. Si nous en désirions un, nous garderions celui que nous avons ; c’est le premier soldat du monde : après lui, il n’en est pas un autre qui puisse réunir dix hommes à sa suite. En un mot, Sire, tout ce qui n’est pas Napoléon ou Louis XVIII est une intrigue.

— Eh bien, voilà qui est décidé, répliqua Alexandre ; nous ne traiterons pas avec Napoléon. Mais ce n’est pas à nous, étrangers, à le précipiter du trône ; nous pouvons encore moins y appeler les Bourbons. Qui se chargera de décider ces deux événements ?

— Les Autorités constituées, Sire, répondit M. de Talleyrand après quelques instants de silence ; je me fais fort d’obtenir le concours du Sénat. »

Les Alliés, depuis leur entrée en France, n’avaient cessé de publier qu’ils ne venaient pas lui imposer un gouvernement ni contrarier ses sympathies ou ses vœux ; la déclaration du prince de Bénévent coupait court à toutes les contradictions, à tous les embarras ; elle devait terminer la conférence. Aussi ses membres se disposaient-ils à se séparer, quand M. de Talleyrand fit observer que les résolutions que venaient d’adopter les souverains seraient sans résultat sérieux si la réunion ne devait pas dépasser la portée d’une simple conversation politique ; il proposa d’en dresser une sorte de procès-verbal qui servirait de base et de guide à la marche ultérieure des puissances coalisées. On y consentit ; le prince tint la plume ; mais, au lieu d’un simple procès-verbal, ce fut un manifeste qu’il rédigea. Arrivé à ces mots : Ils ne traiteront plus (les souverains) avec Napoléon Bonaparte, il s’arrêta et fit remarquer au Conseil que cette exclusion n’atteignait pas la famille de l’Empereur, dont les droits demeuraient ainsi dans leur intégrité. Un silence profond se fit dans toute la salle, pas une voix ne répondit à cette observation ; les regards du prince de Bénévent interrogèrent Alexandre, alors arrêté debout devant lui ; ce dernier jeta les yeux, à son tour, sur le roi de Prusse et sur le prince de Schwartzenberg ; ni l’un ni l’autre ne sortirent de leur immobilité. « Eh bien, s’écria Alexandre en se remettant à marcher avec vivacité, ajoutez : ni avec aucun membre de sa famille ! » Le reste devenait de pure forme. La rédaction achevée, M. de Nesselrode en fit une copie. M. de Talleyrand venait de s’avancer trop loin pour ne pas vouloir engager les souverains de telle manière, qu’ils ne pussent reculer en deçà des limites que lui-même avait franchies. Il demanda l’impression et la publication immédiate de la déclaration. Alexandre hésita : « C’était aller bien vite, » disait-il. Mais, étourdi par le succès inespéré de la veille, enivré par sa marche triomphale sur les boulevards et par les acclamations dont quelques bouches indignes l’avalent salué ; convaincu que cette déclaration satisfaisait au vœu de la France, il se laissa entraîner et céda. Une copie fut remise à un des frères Michaud, imprimeurs, qui, depuis le commencement de la conférence, attendait dans un cabinet voisin ; et, une heure après, la pièce suivante était amenée sur tous les murs de Paris :

DÉCLARATION.


« Les armées des puissances alliées ont occupé la capitale de la France. Les souverains alliés accueillent le vœu de la nation française ; ils déclarent :

Que si les conditions de la paix devaient renfermer de plus fortes garanties lorsqu’il s’agissait d’enchaîner l’ambition de Bonaparte, elles doivent être plus favorables lorsque, par un retour vers un gouvernement sage, la France elle-même offrira l’assurance du repos. Les souverains proclament en conséquence :

Qu’ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte ni avec aucun membre de sa famille ;

Qu’ils respectent l’intégrité de l’ancienne France, telle qu’elle a existé sous ses rois légitimes ; ils peuvent même faire plus, parce qu’ils professeront toujours le principe que, pour le bonheur de l’Europe, il faut que la France soit grande et forte.

Ils reconnaîtront et garantiront la Constitution que la nation française se donnera. Ils invitent, par conséquent, le Sénat à désigner sur-le-champ, un gouvernement provisoire qui puisse pourvoir aux besoins de l’administration, et à préparer la Constitution qui conviendra au peuple français.

Les intentions que je viens d’exprimer me sont communes avec toutes les puissances alliées.

Alexandre.

Paris, le 31 mars 1814.

Par S. M. I., comte de Nesselrode. »

Jamais document officiel ne débuta par un plus solennel mensonge. Des mouchoirs blancs agités aux fenêtres des boulevards ou attachés au bout de quelques cannes promenées par 25 à 30 individus, vieux émigrés ou jeunes étourdis ; les affirmations effrontées de deux abbés mécontents de leur position et aspirant à jouer un rôle politique, voilà ce que M. de Talleyrand, parlant au nom des souverains alliés, osait donner au monde comme le vœu de la nation française ! La dérision ne s’arrêtait point là : ce Sénat, qu’on invitait à nommer sur-le-champ un gouvernement provisoire, était le corps le plus avili de l’Empire, et la Constitution que la France était invitée à se donner allait être délibérée par lui seul, au milieu et sous la protection des baïonnettes étrangères ! Considérée dans son ensemble, l’œuvre du prince de Bénévent ne manquait cependant pas d’habileté : sa forme embarrassée et ses phrases incertaines ménageaient toutes les opinions, laissaient le champ libre aux espérances de tous les partis ; elle ne fermait l’avenir qu’à la dynastie impériale. Ce vague ne pouvait satisfaire les quelques royalistes qui avaient déjà arboré la cocarde blanche. En quittant les abords de l’hôtel Talleyrand, après le défilé de l’armée alliée, ils étaient convenus de se retrouver, le soir, rue du Faubourg-Saint-Honoré, n° 45, chez M. de Mortfontaine. La déclaration des souverains venait d’être affichée lorsque sonna l’heure fixée pour la réunion. Les royalistes y arrivèrent décidés à faire triompher plus complétement la bonne cause. 25 à 30 seulement s’étaient montrés dans les rues ; ils se trouvèrent, chez M. de Mortfontaine, au nombre de plusieurs centaines.

Le maître de la maison présidait l’assemblée. Ce fut vainement qu’il essaya d’établir un peu d’ordre dans la délibération ; le débat, dès les premiers mots, avait dégénéré en un épouvantable vacarme : tout le monde criait à la fois ; c’était à qui parlerait le plus fort et le plus haut de ses services, de ses droits, de l’époque de son émigration ; bon nombre se vantaient de n’avoir servi l’ursupateur que pour mieux le trahir. Aux cris tumultueux, aux motions folles, violentes, qui se croisaient de tous côtés, on eût difficilement pensé qu’un but commun réunissait les assistants. Las de s’efforcer de parler sans pouvoir se faire entendre, un des membres les plus ardents, M. Sosthènes de la Rochefoucauld, sauta sur une table, et, d’une voix retentissante, s’écria que l’assemblée, au lieu de perdre un temps précieux, devrait envoyer une députation à l’empereur Alexandre. La proposition fut accueillie, et son auteur, accompagné par MM. Ferrand et César de Choiseul, désignés par la réunion, se mit en chemin pour l’hôtel de M. de Talleyrand, résidence d’Alexandre. M. de Chateaubriand, qu’ils rencontrèrent à la porte de la salle, fut prié de les accompagner, et consentit à les suivre. Arrivés devant M. de Nesselrode, qui les reçut à la place du Tzar, déjà retiré pour prendre du repos, M. de Chateaubriand refusa de porter la parole, et M. Ferrand ne put prononcer un seul mot. Ce fut M. Sosthènes qui se fit l’organe de ses amis politiques.

« Je viens de quitter l’Empereur, répondit M. de Nesselrode, et je me fais garant de ses intentions. Retournez vers vos amis et annoncez à tous les Français que S. M. I., touchée des cris qu’elle a entendus et des vœux qui lui ont été si vivement exprimés aujourd’hui, va rendre la couronne à celui à qui elle appartient. Louis XVIII remontera sur le trône de France. »

La députation retourna chez M. de Mortfontaine. De bruyantes acclamations y accueillirent la réponse de M. de Nesselrode. Le tumulte alors devint effroyable : tous voulaient se faire écouter. Le président ne savait comment lever la séance, lorsque M. Talon, éteignant les lumières, força tout le monde de quitter la salle.

Un des cavaliers qui avaient promené le matin leurs cocardes blanches sur les boulevards, ancien officier vendéen, homme intelligent et énergique, le marquis de la Grange, opérait, pendant ce tumulte, quelques changements qui devaient servir la cause royaliste bien plus activement que les cris et les démarches de M. Sosthènes et de ses amis. M. de la Grange connaissait la langue allemande : cette circonstance le mit en contact dans la journée avec plusieurs officiers généraux de l’armée alliée ; ses sympathies politiques et son nom resserrèrent ces rapports. Il en profita pour obtenir du général Sacken, créé le matin gouverneur militaire de Paris, un ordre qui plaçait tous les journaux sous la police d’un royaliste assez obscur, mais dévoué, nommé Morin. Après avoir installé Morin à la préfecture, en sa qualité nouvelle, M. de la Grange se transporta dans tous les bureaux de journaux et y plaça des rédacteurs, qui s’y établirent soit en qualité d’anciens propriétaires dépossédés, comme aux Débats, soit en qualité de censeurs. Tous reçurent pour mot d’ordre d’annoncer que la cocarde blanche avait été arborée par la population de Paris, et que les armées alliées avaient été accueillies aux cris mille fois répétés de Vive le roi ! vivent les Bourbons ! Cette prise de possession de tous les instruments de la publicité politique fut accomplie dans la nuit. La métamorphose fut aussi soudaine que complète. Le 30 mars, toutes les nouvelles étaient rédigées dans le sens impérial[8] ; chaque ligne respirait le plus entier dévouement à l’Empire et à l’Empereur : le 1er avril, ces mêmes journaux maudissaient l’Empire, donnaient à l’Empereur les noms les plus odieux, vantaient les bienfaits de l’invasion, appelaient de toutes leurs forces l’arrivée des princes de la maison de Bourbon, et reproduisaient de longs fragments empruntés à une brochure publiée, la veille au soir, par M. de Chateaubriand, sous le titre De Bonaparte et des Bourbons, et dans laquelle il accusait Napoléon d’avoir frappé le pape et de l’avoir traîné par ses cheveux blancs ; d’avoir empoisonné ou fait étrangler des prisonniers de guerre et des détenus politiques ; d’avoir plus corrompu les hommes et fait plus de mal au genre humain, en dix années, que tous les tyrans de Rome ensemble, depuis Néron jusqu’au dernier persécuteur des chrétiens ; d’avoir dévoré, dans le même espace de temps, 15 milliards d’impôts, plus de 5 millions d’hommes, gagné 4 millions de fr. sur les soupes distribuées aux pauvres pendant la disette de 1812, spéculé sur les enterrements et mis un impôt sur les morts ; où, lui donnant les noms de fou furieux, de scélérat vulgaire et d’histrion, il lui reprochait d’être un homme de peu, un enfant de petite famille, qui, s’il eût encore régné quelques années, eût fait de la France une caverne de brigands. Ce pamphlet, que la passion politique ne saurait excuser, car, écrit en pleine invasion, il déversait, au profit des envahisseurs, la haine et l’insulte sur l’homme en qui se personnifiait, à ce moment, l’indépendance française ; ce pamphlet, disons-nous, eut un immense retentissement. La célébrité littéraire de l’auteur, la violence même des accusations, aidèrent au succès. Sa publication, en ralliant autour d’un mot d’ordre et d’une formule politique les adhérents encore épars et cachés de l’ancienne royauté, fit naître, pour ainsi dire, le parti royaliste ; elle valut un autre bénéfice aux Bourbons : le 31 mars, leur nom était ignoré ou oublié de la généralité des habitants de Paris ; le 1er avril, ce nom, s’il causait une profonde surprise, intervenait, du moins, dans toutes les conversations, et les prétentions, sinon les droits de cette famille au trône de France, devenaient un fait public et incontesté[9].

Les souverains, en proclamant qu’ils ne traiteraient plus avec Napoléon, n’avaient cependant pu déclarer qu’ils le privaient de son titre et de son autorité d’Empereur ; ils n’avaient pas renversé l’Empire, rendu le trône vacant, ni restitué la couronne aux Bourbons. Cette tâche, comme on l’a vu, était dévolue au Sénat. M. de Talleyrand n’avait pas trop présumé de la servilité de ce corps avili ; il devait en avoir la preuve le lendemain, dès son entrée, pour ainsi dire, dans la salle des séances.

Ce fut le prince de Benévent lui-même qui, en sa double qualité de vice-grand électeur de l’Empire et de vice-président du Sénat, convoqua extraordinairement, le 1er avril, les membres de cette Assemblée. Le Sénat comptait cent quarante titulaires, dont six appartenaient à la famille impériale, et vingt-sept aux départements formés par les territoires réunis à la France depuis les premières guerres de la Révolution. Quatre-vingt-dix environ se trouvaient alors à Paris. Durant la matinée, chacun d’eux fut visité, et sollicité avec les instances les plus vives de venir assister à la séance ; quelques-uns, en très-petit nombre, refusèrent d’y paraître, par dévouement pour la famille impériale ; d’autres s’abstinrent par peur ; plusieurs, qui s’étaient cachés, ne cédèrent qu’après une longue résistance ; M. de Pastoret, entre autres, ne fut découvert et entraîné qu’au bout de quatre à cinq heures de recherches et d’efforts. Enfin, à quatre heures du soir, soixante-quatre membres, dont neuf appartenaient aux départements réunis, se trouvèrent dans la salle. La séance, indiquée pour deux heures et demie, put enfin commencer ; M. de Talleyrand, tenant à la main quelques feuillets manuscrits, ouvrit la discussion en lisant, d’une voix hésitante, le discours suivant :

« Sénateurs, la lettre que j’ai eu l’honneur d’adresser à chacun de vous pour les prévenir de cette convocation leur en a fait connaître l’objet. Il s’agit de vous transmettre des propositions. Ce seul mot suffit pour indiquer la liberté que chacun de vous apporte dans cette Assemblée ; elle vous donne le moyen de laisser prendre un généreux essor aux sentiments dont l’âme de chacun de vous est remplie, la volonté de sauver votre pays et la résolution d’accourir au secours d’un peuple délaissé.

Sénateurs, les circonstances, quelque graves qu’elles soient, ne peuvent être au-dessus du patriotisme ferme et éclairé de tous les membres de cette Assemblée, et vous avez sûrement senti tous également la nécessité d’une délibération qui ferme la porte à tout retard et ne laisse pas écouler la journée sans rétablir l’action de l’administration, ce premier de tous les besoins, par la formation d’un gouvernement dont l’autorité, établie pour la nécessité du moment, ne peut qu’être rassurante. »

L’embarras de M. de Talleyrand, en lisant ces deux ou trois phrases obscures, incorrectes, écrites par l’abbé de Pradt, tenait moins sans doute aux difficultés de sa position qu’aux expressions dont l’archevêque de Malines avait cru devoir faire usage[10]. Son allocution, depuis le premier mot jusqu’au dernier, n’était qu’une indigne moquerie : il vantait l’esprit d’indépendance et de liberté qui allait présider aux délibérations du Sénat, quand les Sénateurs se réunissaient sur l’ordre donné par des souverains étrangers à qui le canon seul avait ouvert les portes de Paris et qu’appuyaient 200,000 soldats ; il invoquait leur patriotisme et leur fermeté, lorsqu’il devait exiger de leur soumission le renversement des institutions dont ils étaient précisément institués les conservateurs[11]. Mais le despotisme impérial avait si complétement éteint le sens moral de cette Assemblée, que ses membres entendirent et acceptèrent avec le plus grand sérieux les éloges décernés par M. de Talleyrand à leur civique énergie, et que, tout aussitôt, ils mirent au service de ce personnage l’obéissance mécanique a laquelle les avait habitués Napoléon.

Au Sénat devaient appartenir la formation du gouvernement provisoire et la nomination de ses membres. Ce gouvernement n’en avait pas moins été constitué, dès la veille au soir, par M. de Talleyrand, agissant dans son cabinet, sans autre assistance que celle de ses intimes. Membre obligé de ce nouveau pouvoir, il s’en était réservé la présidence et avait choisi pour collègues le duc de Dalberg, le comte François de Jaucourt, le général Beurnonville et l’abbé de Montesquiou. Un membre de l’Assemblée constituante, ancien évêque alors marié ; un duc d’origine allemande et de création impériale ; un ancien marquis devenu comte de l’Empire ; un ancien général de la République qu’avait longtemps signalé son exaltation révolutionnaire ; enfin, un membre du clergé, correspondant de Louis XVIII, voilà l’étrange assemblage politique qui devait présider au renversement de Napoléon et au rétablissement des Bourbons ; ces cinq personnages se trouvaient, en quelque sorte, résumer toutes les passions, tous les intérêts engagés dans les événements des vingt dernières années.

M. de Talleyrand n’eut besoin que d’annoncer ces choix pour les voir aussitôt acceptés par les Sénateurs et légalisés par un Sénatus-Consulte. Pas une observation ne s’éleva. À la vérité, cette réunion, pas plus que celles qui suivirent, n’avait rien de la solennité et des formes ordinaires d’une assemblée délibérante. Bien que revêtus de leur costume officiel, les Sénateurs causaient debout, divisés en petits groupes ou réunis autour du bureau, avec tout le laisser aller de gens qui s’entretiennent familièrement chez eux, entre eux et portes fermées. Quand M. de Talleyrand eut fait passer au secrétaire la liste de son gouvernement provisoire, il rappela que la déclaration des Alliés imposait au Sénat la tâche de préparer une Constitution. « Une Constitution ne s’improvise pas en quelques minutes ! » s’écrièrent plusieurs membres. Mais les souverains étrangers avaient parlé : le Sénat voulut du moins faire preuve d’empressement et de bon vouloir ; on arrêta quelques bases sommaires que le gouvernement provisoire fut chargé de publier le lendemain, dans une Adresse au peuple français, où il annoncerait en principe :

1° Que le Sénat et le Corps législatif seraient partie intégrante de la Constitution projetée, sauf les modifications nécessaires pour assurer la liberté des suffrages et des opinions ;

2° Que l’armée, les officiers et soldats en retraite, les veuves, conserveraient leurs grades, honneurs et pensions ;

3° Qu’il ne serait porté aucune atteinte à la dette publique ;

4° Que les ventes des domaines nationaux seraient irrévocablement maintenues ;

5° Qu’aucun Français ne serait recherché pour les opinions politiques qu’il aurait pu émettre ;

6° Que la liberté des cultes et des consciences serait maintenue et proclamée, ainsi que la liberté de la presse, sauf la répression légale des abus de cette liberté.

Le Sénat, collection non d’opinions, mais d’intérêts cupides, stipulait d’abord sa conservation ; la liberté d’écrire, sans laquelle il n’existe ni institutions ni gouvernement libres, ne venait qu’en dernier lieu, et seulement par phrase incidente : l’Assemblée se sépara après cet effort. Voici les soixante-quatre membres dont les noms figurent au bas du procès-verbal de cette séance du 1er avril :

« Abrial, Barbé de Marbois, Barthélémy, le cardinal de Bayanne, de Berderbusch, Berthollet, Beurnonville, Buonacorsi, Carbonara, Chasseloup-Laubat, Cholet, Colaud, Cornet, Davout, de Grégori-Marcoringo, Dembarrère, Depère, Destutt de Tracy, Dubois-Dubay, Emmery, Fabre (de l’Aude), Ferino, Fontanes, Garat, Grégoire, d’Harville, d’Haubersaert, d’Hédouville, Herwin, de Jaucourt, Journu Aubert, Klein, Lambrechts, Lanjuinais, Launoi, Lebrun de Richemont, Lejeas, Lemercier, Lespinasse, MalleviIIe, Meermann, Montbadon, Péré, Pontécoulant, Porcher de Richebourg, Rigal, Roger-Ducos, Saint-Martin de Lamothe, Sainte-Suzanne, Saur, Sérurier, Schimmel-Penninck, Soulès, Tascher, de Valmy, Van Dedem, Van Depoll, Vaubois, Villetard, Vimar, Votnay ; prince de Bénévent, président ; Pastoret, de Valence, secrétaires.

Dans cette première séance, le Sénat n’avait pas encore porté une main bien résolue sur l’édifice impérial. M. de Talleyrand, à la vérité, n’avait rien demandé au delà de ce que l’Assemblée venait de voter. Ce personnage, avant d’aller plus loin, voulait que la situation fût plus nettement décidée. Il consentait à suivre les événements ; non à les devancer. Or toutes les questions restaient forcément en suspens tant que l’Empereur, entouré de ses maréchaux et de son armée, demeurait debout à Fontainebleau. Il était difficile d’en finir avec Napoléon autrement que par une grande bataille, par le meurtre ou par une révolte. M. de Talleyrand, voyant les Alliés fort peu pressés de combattre, travaillait de tout son pouvoir à produire un autre dénoûment ; mais il fallait l’attendre[12]. D’un autre côté, le prince de Bénévent n’avait ni garanties personnelles, ni promesses même de ces Bourbons, auxquels il venait de se convertir ; il ignorait quelle reconnaissance il pouvait espérer d’eux. Son intention était donc de louvoyer jusqu’à ce qu’un fait décisif le tirât d’embarras, quand une démarche hardie, partie ce jour-là même de l’Hôtel de Ville, le contraignit à s’engager plus avant dans la voie ouverte par la déclaration du 31 mars.

Le soir de cette dernière journée, un membre du conseil municipal, esprit exalté, imagination ardente, homme de passion plutôt que de conviction, facile surtout aux émotions, avait été vivement impressionné par les cris de Vive le roi ! vivent les Bourbons ! que proféraient les royalistes marchant en tête du cortége des souverains alliés. Cet homme, dont le nom fut voué depuis à une triste célébrité, était l’avocat Bellart. Il courut, dans la soirée, chez plusieurs de ses collègues, et, les entraînant par la chaleur de sa parole et par la passion qui venait subitement de l’illuminer, il convint avec eux d’une réunion qui, en effet, eut lieu le lendemain, à l’Hôtel de Ville. Treize membres seulement sur vingt-quatre se trouvèrent présents. M. Bellart leur proposa de publier une proclamation au peuple de Paris et une déclaration où le Conseil demanderait la déchéance de Napoléon, ainsi que le rappel des Bourbons. Une démarche aussi éclatante effraya les conseillers. On décida d’en référer au préfet de la Seine et à M. de Talleyrand. Le préfet, alors M. de Chabrol, répondit qu’il ne s’opposait point à cette manifestation ; mais, attaché à l’Empereur, disait-il, par ses serments et par la reconnaissance, il ne pouvait prêter au Conseil qu’un concours purement moral. M. de Chabrol craignait de s’engager ; il ignorait à qui appartiendrait le lendemain. M. de Talleyrand fut plus net : il accueillit fort mal la confidence et qualifia le projet du Conseil d’excès de zèle. M. Bellart ne fut pas ébranlé ; sa proclamation était faite ; il tenait à la publier ; ses collègues, sans force contre sa volonté enthousiaste, le laissèrent aller, et, le soir du 1er avril, les passants purent lire, affichée sur les murs de Paris, la pièce suivante :

« Habitants de Paris, vos magistrats seraient traîtres envers vous et la patrie, si, par de viles considérations personnelles, ils comprimaient plus longtemps la voix de leur conscience.

Elle leur crie que vous devez tous les maux qui vous accablent à un seul homme.

C’est lui qui, chaque année, par la conscription, décime nos familles. Qui de nous n’a perdu un fils, un frère, des parents, des amis ? Pour qui tous ces braves sont-ils morts ? Pour lui seul, et non pour le pays. Pour quelle cause ? Ils ont été immolés, uniquement immolés à la démence de laisser après lui le souvenir du plus épouvantable oppresseur qui ait pesé sur l’espèce humaine.

C’est lui qui, au lieu de 400,000,000 que la France payait sous nos bons et anciens rois pour être libre, heureuse et tranquille, nous a surchargés de plus de 1,500,000,000 d’impôts auxquels il menaçait d’ajouter encore.

C’est lui qui nous a fermé les mers des deux mondes, qui a tari toutes les sources de l’industrie nationale, arraché à nos champs les cultivateurs, les ouvriers à nos manufactures.

À lui nous devons la haine de tous les peuples, sans l’avoir méritée, puisque, comme eux, nous fûmes les malheureuses victimes, bien plus que les tristes instruments de sa rage.

N’est-ce pas lui aussi, qui, violant ce que les hommes ont de plus sacré, a retenu captif le vénérable chef de la religion, et privé de ses États, par une détestable perfidie, un roi, son allié, et livré à la dévastation la nation espagnole, notre antique et toujours fidèle amie !

N’est-ce pas lui encore qui, ennemi de ses propres sujets, longtemps trompés par lui, après avoir refusé tout à l’heure une paix honorable dans laquelle notre malheureux pays, du moins, eût pu respirer, a fini par donner l’ordre parricide d’exposer inutilement la garde nationale pour la défense impossible de la capitale, sur laquelle il appelait ainsi toutes les vengeances de l’ennemi ?

N’est-ce pas lui, enfin, qui, redoutant par-dessus tout la vérité, a chassé outrageusement, à la face de l’Europe, nos législateurs, parce qu’une fois ils ont tenté de la lui dire avec autant de ménagement que de dignité ?

Qu’importe qu’il n’ait sacrifié qu’un petit nombre de personnes à ses haines ou bien à ses vengeances particulières, s’il a sacrifié la France, que disons-nous la France ? toute l’Europe à son ambition sans mesure ?

Ambition ou vengeance, la cause n’est rien. Quelle que soit cette cause, voyez l’effet ; voyez ce vaste continent de l’Europe partout couvert des ossements confondus de Français et de peuples qui n’avaient rien à se demander les uns aux autres, qui ne se haïssaient pas, que les distances affranchissaient des querelles, et qu’il n’a précipités dans la guerre que pour remplir la terre du bruit de son nom.

Que nous parle-t-on de ses victoires passées ? Quel bien nous ont-elles fait, ces funestes victoires ? La haine des peuples, les larmes de nos familles, le célibat forcé de nos filles, la ruine de toutes les fortunes, le veuvage prématuré de nos femmes, le désespoir des pères et des mères, à qui, d’une nombreuse postérité, il ne reste plus que la main d’un enfant pour leur fermer les yeux : voilà ce que nous ont produit ces victoires ! Ce sont elles qui amènent aujourd’hui jusque dans nos murs, toujours restés vierges sous la paternelle administration de nos rois, ces étrangers dont la généreuse protection commande la reconnaissance, lorsqu’il nous eut été si doux de leur offrir une alliance désintéressée.

Il n’est pas un d’entre vous qui, dans le secret de son cœur, ne le déteste comme un ennemi public ; pas un qui, dans les plus intimes communications, n’ait formé le vœu de voir arriver un terme à tant d’inutiles cruautés.

Ce vœu de nos cœurs et des vôtres, nous serions les déserteurs de la cause publique si nous tardions à l’exprimer.

L’Europe en armes nous le demande ; elle l’implore comme un bienfait envers l’humanité, comme le garant d’une paix universelle et durable.

Parisiens, l’Europe en armes ne l’obtiendrait pas de vos magistrats, s’il n’était pas conforme à leurs devoirs.

Mais c’est au nom de ces devoirs mêmes et des plus sacrés de tous, que nous abjurons toute obéissance envers l’usurpateur pour retourner à nos maîtres légitimes.

S’il y a des périls à suivre ce mouvement du cœur et de la conscience, nous les acceptons. L’histoire et la reconnaissance des Français recueilleront nos noms ; elles les légueront à l’estime de la postérité.

En conséquence,

Le conseil général du département de la Seine, conseil municipal de Paris, spontanément réuni,

Déclare, à l’unanimité de ses membres présents,

Qu’il renonce formellement à toute obéissance envers Napoléon Bonaparte ;

Exprime le vœu le plus ardent pour que le gouvernement monarchique soit rétabli dans la personne de Louis XVIII et de ses successeurs légitimes ;

Arrête que la présente déclaration et la proclamation qui l’explique seront imprimées, distribuées et affichées dans Paris, notifiées à toutes les autorités restées dans Paris et dans le département, et envoyées à tous les conseils généraux de départements. »

Ce plaidoyer déclamatoire, où la vérité était étouffée sous l’enflure et l’hyperbole, fut le premier cri jeté officiellement en faveur des Bourbons. Une démarche aussi décisive contrariait trop fortement la politique expectante de M. de Talleyrand pour qu’il ne s’efforçât pas de l’arrêter. Pendant la nuit, la police arracha tous les exemplaires affichés dans les rues ; le Moniteur du lendemain et des jours suivants ne lui accorda pas la plus courte mention ; la censure força les autres journaux à garder le silence ; seul, le Journal des Débats, rendu, comme nous l’avons dit, à ses anciens propriétaires, osa reproduire l’œuvre de M. Bellart. Cette publicité suffit pour contraindre le gouvernement provisoire à faire un nouveau pas, et à demander la déchéance de l’Empereur.

Prendre l’initiative de cette mesure était une hardiesse qui dépassait la résolution du prince de Bénévent et des autres membres du gouvernement provisoire ; ils connaissaient depuis la veille la réunion de l’armée impériale à Fontainebleau : une attaque désespérée, un soulèvement populaire pouvaient changer la situation. S’ils hésitaient, il n’était pas un membre du Sénat qui ne dût décliner, à plus forte raison, la responsabilité d’une proposition aussi périlleuse. La difficulté pourtant fut vaincue ; et, par une de ces bizarreries que présentent les temps de crise et de révolution, ce furent précisément quelques amis de la liberté, égarés sur les bancs du Sénat, hommes honnêtes et convaincus, mais dont le patriotisme était plus sincère qu’intelligent, plus ferme qu’élevé, qui se firent, dans cette circonstance, les instruments de M. de Talleyrand et des Alliés, ainsi que les auxiliaires de la Restauration.

La plupart des Sénateurs avaient appartenu aux Assemblées de la première période révolutionnaire. Un très-petit nombre, sept ou huit au plus, parmi lesquels nous citerons MM. Garat, Grégoire, Lambrechts, Lanjuinais, Destutt de Tracy, étaient restés fidèles aux principes de cette grande époque : adversaires résolus du régime impérial, ils avaient combattu ou repoussé tous les Sénatus-Consultes sur lesquels Napoléon avait successivement assis sa dictature. Leurs collègues, mécontents et surpris de cette opposition persévérante, leur donnaient, comme une injure, le nom de républicains ; Napoléon avait essayé de tromper l’opinion publique sur l’énergie de leurs convictions en les appelant des idéologues. En 1814, leur juste aversion pour le despotisme impérial les trompa. Préoccupés de la pensée de restituer à la France sa liberté et ses droits, ils oublièrent qu’un peuple conquis ne saurait être un peuple libre, et que, pour les nations, il n’existe pas de liberté possible sans l’indépendance ; qu’en face de l’invasion étrangère un sentiment unique devait occuper les esprits, animer toutes les âmes, la lutte contre les envahisseurs ; que là où étaient les Alliés, là se trouvait l’ennemi ; et que les intérêts de la France, son honneur, dans ce moment de crise suprême, étaient inséparables du triomphe de nos armes et du maintien du chef élu par la nation. M. de Talleyrand fit à leur patriotisme abusé un appel qui fut trop facilement entendu. Le 2 avril au soir, à sept heures, dès l’ouverture de la séance extraordinaire convoquée, pour ce jour-là, sous la présidence de M. Barthélemy, M. Lambrechts demanda la déchéance.

Pas une voix ne s’éleva pour combattre la proposition ; les plus intrépides, parmi les Sénateurs attachés à la famille impériale, quittèrent silencieusement la salle. Appuyée par les amis de M. Lambrechts, soutenue par les confidents du gouvernement provisoire, la motion fut mise aux voix : le résultat ne pouvait être douteux ; on demandait, le Sénat s’empressa d’accorder. La résolution proposée par M. Lambrechts était ainsi conçue :

« Le Sénat déclare Napoléon Bonaparte et sa famille déchus du trône, et délie, en conséquence, le peuple français et l’armée du serment de fidélité. »

Jamais pouvoir ne fut renversé par moins d’efforts et en moins de temps. L’Empereur subissait la loi que lui-même avait faite. Le Sénat, dans ses mains, était devenu un instrument purement passif ; l’instrument continuait à fonctionner avec la même obéissance aveugle ; la main qui le faisait mouvoir avait seule changé.

Déclarer la déchéance ne suffisait pas ; il fallait au moins dire les motifs de cette décision et apprendre au public comment le Sénat, qui brisait ainsi les serments du peuple et de l’armée, se trouvait, lui, délié des siens. Débattre ces questions était au-dessus des forces de la majorité ; elle obéissait, mais ne discutait pas ; M. Lambrechts fut donc chargé d’écrire les considérants du Sénatus-Consulte et de les apporter le lendemain. Puis, comme il était dans les habitudes de cette Assemblée, toutes les fois qu’elle avait enregistré un ordre du maître, d’aller elle-même lui en porter la nouvelle, en signe de soumission et de respect, elle se rendit en corps auprès du chef de la coalition pour lui faire l’indigne hommage du décret qu’elle venait de rendre. Cette bassesse, qui permettait à Alexandre de voir courbés devant lui, sollicitant un regard d’approbation, une parole d’éloges, la plupart des hommes qui avaient approché le plus près son rival, flatta l’orgueil de ce souverain. « Messieurs, leur dit-il, je suis charmé de me trouver au milieu de vous. Ce n’est ni l’ambition ni l’amour des conquêtes qui m’y ont conduit. Mes armées ne sont entrées en France que pour repousser une injuste agression. Je suis l’ami du peuple français. Ce que vous venez de faire redouble encore ce sentiment. » Puis, faisant allusion à quelques mots du président sur la Constitution que le Sénat devait préparer, il ajouta « Il est juste, il est sage de donner à la France des institutions fortes, libérales, et qui soient en rapport avec les lumières nouvelles. »

Ces dernières paroles provoquèrent une sorte d’enthousiasme parmi les Sénateurs. Notre langue ne leur fournissait pas d’expressions assez fortes pour exalter la haute intelligence et les lumières supérieures du souverain dont le génie, planant au-dessus des préjugés de la puissance et des cours, comprenait ainsi les besoins de son époque. Un membre parla des nombreux prisonniers de guerre retenus en Russie. « Le gouvernement provisoire m’a demandé leur liberté, dit aussitôt Alexandre ; je l’accorde au Sénat d’après les résolutions qu’il vient de prendre. » Cette promesse, conséquence obligée de la situation, porta au comble l’enthousiasme du Sénat ; il ne se contenta pas de l’explosion de reconnaissance dont il fit alors retentir les salons de M. de Talleyrand ; le lendemain, 3 avril, à l’ouverture de la séance, l’Assemblée s’empressa de consigner sur ses registres ce témoignage d’éclatante générosité.

Cette séance du 3 avril avait pour but spécial d’entendre la lecture du travail dont M. Lambrechts s’était chargé. Ce travail, acte d’accusation véritable, dressé par la minorité du Sénat contre cette Assemblée elle-même autant que contre l’Empereur, fut lu sans soulever la moindre observation et immédiatement adopté. Il servit de préambule au décret de déchéance, dont la rédaction définitive se trouva ainsi conçue :

DÉCRET.

« Le Sénat conservateur, considérant que, dans une monarchie constitutionnelle, le monarque n’existe qu’en vertu de la Constitution ou du pacte social ;

Que Napoléon Bonaparte, pendant quelque temps d’un gouvernement ferme et prudent, avait donné à la nation des sujets de compter pour l’avenir sur des actes de sagesse et de justice ; mais qu’ensuite il a déchiré le pacte qui l’unissait au peuple français, notamment, en levant des impôts, en établissant des taxes autrement qu’en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu’il avait prêté à son avénement au trône, conformément à l’article 53 de l’acte des Constitutions du 28 floréal an XII ;

Qu’il a commis cet attentat aux droits du peuple, alors même qu’il venait d’ajourner, sans nécessité, le Corps législatif, et de faire supprimer comme criminel un rapport de ce corps, auquel il contestait son titre et sa part à la représentation nationale ;

Qu’il a entrepris une suite de guerres en violation de l’article 50 de l’acte des Constitutions du 22 frimaire an VIII, qui veut que la déclaration de guerre soit proposée, discutée, décrétée et promulguée comme la loi ;

Qu’il a inconstitutionnellement rendu plusieurs décrets portant la peine de mort, notamment les deux décrets du 5 mars dernier[13], tendant à faire considérer comme nationale une guerre qui n’avait lieu que dans l’intérêt de son ambition démesurée ;

Qu’il a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d’État ;

Qu’il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs et détruit l’indépendance des corps judiciaires ;

Considérant que la liberté de la presse, établie et consacrée comme un des droits de la nation, a été constamment soumise à la Censure arbitraire de sa police, et qu’en même temps il s’est toujours servi de la presse pour remplir la France et l’Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme et d’outrages contre les gouvernements étrangers ;

Que des actes et rapports entendus par le Sénat ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite ;

Considérant qu’au lieu de régner dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français, aux termes de son serment, Napoléon, a mis le comble aux malheurs de la patrie ;

Par son refus de traiter à des conditions que l’intérêt national l’obligeait d’accepter, et qui ne compromettaient pas l’honneur français ;

Par l’abus qu’il a fait de tous les moyens qu’on lui a confiés, en hommes et en argent ;

Par l’abandon des blessés sans pansement, sans secours, sans subsistances ;

Par différentes mesures dont les suites étaient la ruine des villes, la dépopulation des campagnes, la famine et les maladies contagieuses ;

Considérant que, par toutes ces causes, le gouvernement impérial établi par le Sénatus-Consulte du 28 floréal an XII a cessé d’exister, et que le vœu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier résultat soit le rétablissement de la paix générale et qui soit aussi l’époque d’une réconciliation solennelle entre tous les États de la grande famille européenne ;

Le Sénat déclare et décrète ce qui suit :

Napoléon Bonaparte est déchu du trône, et le droit d’hérédité établi dans sa famille est aboli ;

Le peuple français et l’armée sont déliés du serment de fidélité envers Napoléon Bonaparte. »

Le plus grand nombre de ces reproches, loin d’être empreints d’exagération, restaient plutôt au-dessous de la vérité ; mais le moment était étrangement choisi pour les produire. Était-ce, d’ailleurs, aux Sénateurs à s’en armer pour accabler Napoléon vaincu ? Monument honteux de la lâcheté humaine, ce décret, où chaque accusation portée contre l’Empereur retombait directement sur le Sénat, son adulateur et son complice infatigable, fut transmis au gouvernement provisoire et envoyé immédiatement dans tous les départements et aux armées ; le soir même, il était affiché dans les principaux lieux publics, et des crieurs le publiaient dans toutes les rues de Paris.

Un des considérants s’appuyait, comme on l’a vu, sur l’ajournement du Corps législatif. Il peut paraître étrange que la réunion de cette Assemblée n’ait pas été la première mesure imposée aux Sénateurs par le gouvernement provisoire. M. de Talleyrand redoutait cet appui. Dans sa pensée, le nombre des membres du Corps législatif, leur origine et leur composition, donnaient à cette chambre une sorte d’indépendance dont le rapport du 31 décembre et les votes qui suivirent étaient la preuve irrécusable. On ne conduit pas, en effet, une assemblée de 2 à 300 personnes, représentants temporaires et responsables d’intérêts multiples et éloignés, aussi commodément qu’une réunion de 60 à 70 individus rompus, depuis longtemps, à l’obéissance la plus absolue, ayant la même origine et la même existence, qu’enchaîne une servilité commune, et qu’on tient enfermés dans une salle où tout se décide à huis clos, avec le laisser aller de la causerie intime. Mais le Sénat et ses actes étaient tombés dans un décri si général et si profond, que la déclaration de déchéance, pour être prise au sérieux, avait besoin du concours d’un corps politique ayant quelque puissance sur l’opinion. Le Corps législatif, depuis qu’il ne fonctionnait plus, avait conquis auprès des classes moyennes une certaine popularité et un certain renom de courage. Le gouvernement provisoire fit taire toute répugnance et lui demanda son adhésion. Le 3 avril, 80 membres environ, présents à Paris, se réunirent sous la présidence de M. Faulcon, et, après une courte délibération, adoptèrent la résolution suivante

« Le Corps législatif, vu l’acte du Sénat du 2 de ce mois, par lequel il prononce la déchéance de Bonaparte et de sa famille, et déclare les Français dégagés envers lui de tous leurs liens civils et militaires ;

Vu l’arrêté du gouvernement provisoire du même jour, par lequel le Corps législatif est invité à participer à cette importante opération ;

Considérant que Napoléon Bonaparte a violé le pacte constitutionnel,

Le Corps législatif, adhérant à l’acte du Sénat,

Reconnaît et déclare la déchéance de Napoléon Bonaparte et des membres de sa famille. »

Après le vote de cette courte déclaration, qui empruntait à son laconisme même une sorte de dignité que n’avait pas la longue accumulation de griefs derrière laquelle le Sénat s’efforçait d’abriter ses adulations et ses bassesses passées, plusieurs membres montèrent à la tribune, les uns pour demander que la Chambre proclamât, séance tenante, les droits des Bourbons, les autres pour proposer l’envoi immédiat d’une députation auprès de Louis XVIII. Ces motions restèrent sans résultat. La Chambre n’avait été saisie par le gouvernement provisoire que de la seule question d’adhésion ; l’habitude et le respect des formes l’emportèrent. Le président leva la séance. Les différentes motions royalistes que nous venons de rapporter effrayèrent M. de Talleyrand : elles pouvaient, en se renouvelant, amoindrir son rôle et l’obliger à subir les conditions de l’ancienne royauté, quand il voulait, au contraire, lui imposer les siennes. Il coupa court à ce nouvel embarras en fermant provisoirement la salle. La réunion du 3 avril était la seule que devait tenir le Corps législatif jusqu’au mois de juin suivant.

L’adhésion de cette Assemblée entraîna celle de tous les autres corps constitués. La cour de cassation, la cour impériale (depuis cour royale), la cour des comptes, les tribunaux inférieurs, les maires, les officiers de la garde nationale, suivirent cet exemple, le soir même ou le lendemain. L’impulsion une fois donnée, on vit se renouveler l’éternel et honteux spectacle que présente, aux époques de changements politiques, le choc de toutes les cupidités et de toutes les ambitions qu’aiguillonne l’espoir ou la peur. La déchéance fut approuvée, applaudie par les fonctionnaires de tous les ordres et de tous les rangs. Les plus bas prosternés, la veille, devant l’Empereur, s’élevaient avec le plus de violence contre lui. C’était à qui se prononcerait le plus vite ; à qui ferait le plus de bruit de la haine que lui avait toujours inspirée l’Empire ; à qui parlerait le plus haut de son attachement pour le gouvernement nouveau. Cette fièvre de dévouement n’agitait pas seulement tout ce peuple de salariés qui avait des traitements à défendre ; elle enflammait le zèle de cette tourbe de solliciteurs et d’intrigants que l’on voit, dans les moments de crise, se ruer à l’assaut de toutes les positions lucratives. Le gouvernement provisoire, installé à l’entre-sol de l’hôtel de M. de Talleyrand, au-dessous des grands appartements occupés par Alexandre, était difficilement accessible ; ses membres, inconnus d’ailleurs de la foule, ne paraissaient pas en public. En revanche, les souverains alliés se montraient dans tous les lieux de promenade ou de réunion et aux principaux théâtres. Ils recueillaient donc les adulations, les applaudissements que les coureurs de places, les enthousiastes de circonstance et le monde officiel cherchaient vainement à adresser à M. de Talleyrand et à ses collègues. Un seul exemple donnera la mesure des basses adulations qui saluaient partout la présence de ces princes. Voici deux couplets chantés le 3 avril, par l’acteur Laïs, sur la scène de l’Opéra, aux acclamations de toute la salle, lorsque l’empereur de Russie et le roi de Prusse parurent dans la loge habituellement occupée par Napoléon :

« Vive Alexandre !
Vive ce foi des rois !
Sans rien prétendre,
Sans nous dicter des lois,
Ce prince auguste
À le triple renom.
De héros, de juste,
De nous rendre un Bourbon.
Vive Guillaume
Et ses guerriers vaillants !
De ce royaume
Il sauve les enfants.
Par sa victoire
Il nous donne la paix,
Et compte sa gloire
Par ses nombreux bienfaits. »

C’est la rougeur au front que nous reproduisons ces rimes abjectes. De tous les soldats alliés, les Prussiens étaient ceux qui avaient montré le plus de haine contre nos populations. Leur passage à travers nos départements avait été partout marqué par le pillage, le viol, le meurtre et l’incendie. Et c’était sur le premier théâtre de Paris, en présence de 3,000 spectateurs applaudissant à grand bruit, qu’on osait célébrer ces excès odieux comme des bienfaits ! Si les Prussiens étaient des sauveurs, quel nom méritaient donc nos malheureux soldats[14] ?

Disons-le bien vite : cette dégradation du caractère national restait, pour ainsi dire, à la surface de la société parisienne et ne pénétrait pas jusqu’aux couches vives de la population. Un observateur attentif, en parcourant les quartiers populeux du centre, mais surtout les faubourgs, pouvait facilement apercevoir que, là, le sentiment patriotique restait intact : il y avait du ressentiment au fond des cœurs, de la tristesse ou de la colère sur les physionomies ; on y insultait, on y arrachait les rares cocardes blanches qui s’aventuraient dans les principales rues. D’un autre côté, bien que les soldats alliés observassent la discipline la plus sévère ; qu’il leur fût interdit, sous peine de la vie, de se promener dans l’intérieur de Paris, ailleurs que sur la double ligne des boulevards et des quais ; que leurs officiers, les Russes surtout, montrassent dans tous leurs rapports une politesse si attentive, que l’on pouvait croire qu’en devenant les hôtes de la capitale de la civilisation moderne ils désiraient mériter ses suffrages et se montrer dignes d’elle ; malgré tous ces soins, les soldats alliés, disons-nous, ne pouvaient stationner ou se rendre aux barrières sans y être l’objet de provocations invariablement suivies de rencontres et de duels presque toujours fatals pour eux. Chaque soir, un certain nombre manquait aux appels.

Tel était l’état des choses à Paris le 4 avril, lorsque des bruits arrivés de Fontainebleau causèrent, dans le petit monde royaliste et parmi les fonctionnaires mêlés aux faits des cinq derniers jours, une agitation et un trouble extraordinaires : l’inquiétude était sur tous les visages. En même temps, la masse des régiments alliés campés dans l’intérieur de la ville, aux Champs-Élysées, au Champ de Mars, à l’esplanade des Invalides et sur les quais, se réunissaient et prenaient les armes. De nombreuses colonnes se portaient au midi de Paris, sur la route d’Essonne, et des ponts étaient jetés sur la Seine aux deux extrémités opposées des barrières, à Bercy et au-dessous de Chaillot. Nous devons dire la cause de ce mouvement.

  1. Mémoires de Savary, duc de Rovigo, t. VII.
  2. Mémoires de Savary, duc de Rovigo, t. VII.
  3. Ce détail est confirmé par une lettre du maréchal Marmont que nous avons eue sous les yeux.
  4. Les chefs militaires de la coalition assistaient seuls à cette conférence : ses diplomates, on l’a vu, s’étaient enfuis à Dijon avec l’empereur d’Autriche.
  5. Marie-Louise, lorsqu’elle dut quitter Blois, se rendit à Orléans, puis à Rambouillet, où elle reçut la visite de son père. Les premiers mots de François II, en l’abordant, furent ceux-ci : Vous seriez régente de l’Empire français si vous n’aviez pas quitté la capitale de la France.
  6. Récit historique de l’abbé de Pradt, p. 68.
  7. Deux prêtres et un moine apostats avaient joué le rôle le plus influent dans l’avénement de Napoléon au gouvernement de la République, lors des journées de Brumaire, l’ex-abbé Sieyès, Directeur, l’ex-évêque Talleyrand, ministre des affaires étrangères peu de jours auparavant, et l’ex-oratorien Fouché, alors ministre de la police. Trois prêtres précipitèrent également sa chute : M. de Talleyrand, l’archevêque de Pradt, et l’ex-abbé Louis, qui assistait, en qualité de diacre, M. de Talleyrand, lors de la messe que ce dernier, évêque d’Autun à cette époque, célébra sur l’Autel de la patrie, au Champ de Mars, le jour de la fête de la Fédération, en 1790.
  8. Quelques journaux (les Débats entre autres) ne parurent pas le 31 mars ; ceux qui furent publiés ne contenaient que des nouvelles de théâtre et des articles de littérature.
  9. Dans les jours qui suivirent, les journaux ne se bornaient pas à donner à Napoléon les noms de tyran, d’usurpateur, de Robespierre à cheval ; ils exaltaient les vertus des souverains alliés et rapportaient avec attendrissement une foule de mots vrais on supposés, prononcés par Alexandre, et dont on pourra juger le mérite par la citation suivante :
    « Sa Majesté (Alexandre) passa devant la colonne de la place Vendôme en regardant la statue, elle dit aux seigneurs qui l’entouraient : Si j’étais placé si haut, je craindrais d’en être étourdi. Ce mot si philosophique est digne d’un Mare-Aurèle. » (Journal des Débats et Journal de Paris.)
    On lisait, à quelques jours de là, dans ce même Journal de Paris :
    « Il est bon de savoir que Bonaparte ne s’appelait pas Napoléon, mais Nicolas ; ni Bonaparte, mais Buonaparte ; il avait retranché l’u pour se rattacher à une illustre famille de ce nom. »
    « — Plusieurs personnes se sont amusées à faire différentes anagrammes du nom de Buonaparte, en ôtant l’u de ce nom ; celle qui nous paraît le mieux peindre le personnage est celle-ci : Nabot paré. »
    TESTAMENT DE BUONAPARTE.

    Je lègue aux enfers mon génie.
    Mes exploits aux aventuriers,
    À mes partisans l’infamie,
    Le grand-livre à mes créanciers ;
    Aux français l’horreur de mes crimes,
    Mon exemple à tous les tyrans,
    La France à ses rois légitimes,
    Et l’hôpital à mes parents.

  10. L’abbé de Pradt a raconté que M. de Talleyrand était entré au Sénat avec deux discours différents, l’un écrit par lui, de Pradt, l’autre par un personnage qu’il ne nomme pas. Si le prince de Bénévent lut le projet de l’archevêque de Malines, ce ne fut pas, ajoute ce dernier, par un motif quelconque de préférence, mais uniquement parce qu’il porta la main dans sa poche gauche, au lieu de la mettre dans sa poche droite.
  11. Le Sénat conservateur, dans l’Adresse qu’il présenta à Napoléon après la fatale campagne de Russie, disait « qu’établi pour la conservation de la quatrième dynastie, la France et la postérité le trouveraient fidèle à ce devoir sacré et que tous ses membres seraient toujours prêts à périr pour la défense de ce palladium (la dynastie) de la prospérité nationale. » Le Sénat terminait en demandant le sacre du roi de Rome, afin, disait cette Assemblée, de lier les Français par un nouveau serment. Cette Adresse fut présentée le 27 décembre 1812, quinze mois avant la prise de Paris.
  12. Des projets de meurtre eurent positivement lieu ; on en trouvera le détail dans le volume suivant, à l’occasion de l’Épisode Maubreuil.
  13. Les décrets de Fismes.
  14. Nous avons sous les yeux une médaille en bronze d’un assez grand module qui fut frappée à cette époque, et où on lit : sur la face, Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse. Ange de paix. Paris ; sur le revers, Gallia reddita Europæ (la France rendue à l’Europe). Aprile (avril), 1814. Au centre du revers sont gravées trois fleurs de lis.