Vaulabelle - Histoire des deux restaurations jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, tome 1/8

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CHAPITRE VIII


Napoléon à Fontainebleau, le 31 mars : arrivée de Marmont. L’Empereur passe la revue du corps de ce maréchal, le 1er avril ; incident ; rapport du colonel Fabvier sur l’entrée des Alliés dans Paris. Retour de Napoléon à Fontainebleau ; concentration de l’armée impériale entre cette ville et Paris. — Alexandre et le duc de Vicence ; retour de ce dernier auprès de Napoléon. — Allocution de l’Empereur à sa garde ; ordre du jour pour la marche de l’armée sur Paris ; résistance des maréchaux. — Napoléon abdique en faveur de sa femme et de son fils ; départ de ses plénipotentiaires pour Paris ; leur arrivée à Essonne. — Marmont ; sa conduite depuis le 31 mars ; son traité avec le prince de Schwartzenberg ; il accompagne les plénipotentiaires à Petit-Bourg ; le traité est rompu. — Paris, le 4 avril. — L’hôtel Talleyrand, le soir du 4. — Arrivée des plénipotentiaires ; conférence entre Alexandre, Macdonald, Ney, Caulaincourt et le général Dessolles. — Rejet de la régence, à la suite de la défection du 6e corps (corps de Marmont). — Scène de nuit. — Récit de la défection du 6e corps ; départ d’Essonne ; arrivée du 6e corps à Versailles ; il se soulève et se met en marche pour Rambouillet ; Marmont accourt ; il apaise la révolte. — Retour du duc de Raguse à l’hôtel Talleyrand. — Les plénipotentiaires reviennent à Fontainebleau. — Napoléon veut continuer la guerre ; il abdique sans réserve. — Traité du 11 avril ; l’Empereur refuse de le signer et tente de se suicider ; il ratifie. — Séjour de Napoléon à Fontainebleau du 13 au 20 avril : son isolement, son abandon. — Adieux de l’Empereur à sa garde ; son départ ; son voyage à travers la France ; dangers qu’il court en Provence ; il s’embarque pour l’île d’Elbe.

Lorsque, le 31 mars au matin, Napoléon quitta la maison de poste de Fromenteau, après avoir connu par le duc de Vicence la capitulation définitive de Paris, il revint à Fontainebleau et s’installa, non dans les grands appartements, mais dans une espèce de logement militaire situé au premier étage, le long de la galerie de François Ier. À ce moment, les corps de Marmont et de Mortier achevaient leur mouvement de retraite, et venaient se ranger derrière la petite rivière d’Essonne ; tous les détachements sortis de Paris avec les deux maréchaux se ralliaient également en arrière de cette ligne. Marmont avait quitté Paris, de sa personne, à six heures du matin, une heure avant l’instant fixé pour la remise des barrières de Paris aux Alliés. Arrivé à son corps, ce maréchal établit son quartier général au village d’Essonne, tandis que le duc de Trévise portait le sien à deux lieues, sur la gauche, à Mennecy ; et, après avoir visité ses différents postes, ordonné les dispositions nécessaires pour la sûreté de sa nouvelle position, le duc de Raguse partit pour Fontainebleau, afin d’y rendre compte à l’Empereur de ses mouvements et de ses actes, depuis dix jours, et de prendre ses ordres. Napoléon lui fit l’accueil le plus cordial, le retint à souper, et entendit, avec l’intérêt le plus marqué, la narration des événements des deux derniers jours : Marmont entra dans les plus grands détails sur la bataille qu’il avait soutenue la veille, fit valoir le courage déployé par ses officiers et ses soldats, cita un assez grand nombre de noms, entre autres celui du colonel Fabvier, dont il fit connaître la mission à l’Empereur, qui, lorsque le duc de Raguse eut terminé son récit, se montra prodigue d’éloges. La position d’Essonne, à l’avant-garde, devenait le poste le plus important de l’armée ; Napoléon, en preuve de satisfaction et de confiance, dit au maréchal qu’il lui en laissait le commandement, et lui annonça que, le lendemain, il irait le voir et inspecter avec lui toute cette ligne. « Préparez vos listes de récompenses, ajouta-t-il, ce sera une occasion pour les distribuer. »

Le 1er avril, à six heures du matin, l’Empereur vint, en effet, à Essonne et visita toute la ligne avec le duc de Raguse. Toutes les promotions, toutes les décorations sollicitées par le maréchal en faveur des officiers et des soldats de son corps, furent immédiatement accordées ; les colonels Fabvier et Denys, signataires de la capitulation, recevaient, entre autres, la croix de commandeurs de la Légion d’honneur. Un incident que nous devons raconter signala la fin de cette inspection.

Lorsque, l’avant-veille 30 mars, à cinq heures du soir, Marmont avait fait cesser le feu en annonçant la signature de l’armistice aux officiers généraux sous ses ordres, l’un d’eux, le général de division Chastel, qui, bien que blessé, était venu, le matin, lui offrir ses services, s’indigna ; Marmont lui avait confié plusieurs détachements isolés de toutes armes dont cet officier général avait immédiatement formé une colonne de partisans. Dans ce moment, le 30e régiment de dragons venait d’écraser trois bataillons russes, formés en carré dans les vignes d’une des buttes Chaumont. Cette charge, conduite par le colonel Ordener, avait en lieu malgré le général Bordesoulle, qui criait au colonel d’arrêter, lui disant qu’il y avait capitulation signée, et que les coups qu’il portait étaient du sang inutilement répandu. « Vous feriez mieux de me donner votre réserve de cuirassiers, criait à son tour Ordener pendant qu’avec ses dragons il continuait à charger et à tuer ; en quelques instants j’aurais balayé tout le plateau ! » Le 30e reprenait sa position, lorsque parut le duc de Raguse, et c’était sur le front de ce brave régiment que se trouvait alors Chastel. « Un armistice ! disait Chastel ; c’est à n’y rien comprendre ! ce n’est pas assez de laisser l’artillerie manquer de munitions ou de lui en donner dont elle ne peut se servir, on nous ordonne de nous retirer quand nous pouvons encore nous battre ! C’est probablement ici comme sur tous les autres champs de bataille ; il y a trahison partout ! — Oui ! oui ! nous sommes trahis ! répétaient les dragons en brandissant, avec une énergie furieuse, leurs longs sabres tout teints de sang russe ; nous voulons encore nous battre ! nous ne nous retirerons pas ! »

Acteurs dans de simples scènes de détails, témoins de faits isolés, ne voyant rien au delà de ce qui se passait sur le terrain où ils luttaient, les officiers et les soldats de ces bandes héroïques ne pouvaient comprendre comment, se battant comme ils se battaient, tuant comme ils tuaient, repoussant et écrasant tous les détachements qui leur étaient opposés, chaque engagement général, depuis plusieurs mois, se terminait cependant par un échec ou par une retraite. La trahison seule expliquait pour eux l’impuissance inaccoutumée de leurs coups. Marmont n’essaya pas de lutter contre l’exaspération des détachements alors réunis autour de lui. Il s’éloigna en disant au général Chastel que, dès que les troupes auraient rejoint l’Empereur, il le ferait traduire devant un conseil de guerre.

Quand, le surlendemain, dans sa visite des lignes du duc de Raguse, Napoléon arriva devant la petite division du général Chastel, Marmont dénonça la conduite de ce dernier et demanda sa mise en jugement. Chastel, loin de se rétracter, renouvela ses accusations : il y avait trahison évidente, disait-il, depuis la bataille de Dresde. L’Empereur s’entremit ; il s’efforça de calmer Chastel, et fit amicalement observer au maréchal qu’il fallait beaucoup pardonner à la généreuse irritation des troupes, ajoutant que ce n’était pas, d’ailleurs, le moment de se montrer sévère et de punir. Marmont céda. Au même instant, le colonel Fabvier, dont Napoléon attendait impatiemment la venue, et qu’il avait fait demander plusieurs fois, se présenta devant lui.

En entrant, la veille au soir, à la suite de l’empereur de Russie, dans l’hôtel de M. de Talleyrand, le colonel y avait rencontré un des amis particuliers de Marmont, M. de Bourrienne, qui se trouvait là, en qualité de capitaine d’une compagnie de la garde nationale de Paris, destinée à former, avec une compagnie de grenadiers russes, la garde d’honneur d’Alexandre. Après quelques mots rapidement échangés avec cet ancien chef du cabinet particulier de Napoléon, Fabvier s’était mis à la recherche du prince Wolkonski ; la confusion qui régnait dans ce premier moment rendit longtemps ses démarches sans résultat ; enfin, il put découvrir le prince russe, et, après de nouveaux retards, obtenir les ordres dont il avait besoin pour franchir les lignes alliées. Il était près de minuit lorsqu’il vint retrouver son cheval et son soldat d’ordonnance dans la cour de M. de Talleyrand. M. de Bourrienne, l’apercevant une seconde fois, accourt, et lui annonce qu’Alexandre vient de signer une proclamation où il déclarait, au nom du roi de Prusse et de l’empereur d’Autriche, comme au sien : que désormais ils ne traiteraient plus avec Napoléon ni avec aucun membre de sa famille. On imprimait cette proclamation, ajoutait-il ; il l’avait lue, et on allait l’afficher dans tout Paris. À ce moment, l’escorte qui devait conduire le colonel arrivait ; il s’éloigna avec elle, et, à la suite de longs détours auxquels on l’obligea, et qui prirent la plus grande partie de la nuit, Fabvier avait enfin pu atteindre les positions occupées par nos troupes. L’Empereur, après l’avoir complimenté sur sa conduite dans la journée de l’avant-veille, lui demanda les renseignements qu’il avait pu recueillir. Fabvier lui fit connaître ce qu’il avait vu et ce qu’il avait appris sur la force et la composition des troupes alliées. « Cela concorde parfaitement avec ce que je sais déjà, » lui dit Napoléon, qui ajouta aussitôt : « Quelle était l’attitude de la population pendant le défilé ? » Le colonel répondit avec franchise qu’il avait entendu des acclamations injurieuses. L’Empereur insista pour en connaître les termes. Fabvier obéit : « Les Parisiens sont malheureux, répondit Napoléon, ils deviennent injustes. » Le colonel parla ensuite des cris de Vive le Roi ! poussés en tête du cortége, et des royalistes à cocardes blanches qu’il y avait vus. « Des cocardes blanches ! s’écria l’Empereur étonné. En êtes-vous bien sûr ? Vous vous êtes trompé. Ce sont quelques émigrés rentrés avec les Alliés, quelques hommes comme Saint-Priest et Langeron. — Non, Sire, elles étaient aux chapeaux de Français qui habitent Paris. — C’est impossible. Je ne peux vous croire. — Mais, Sire, j’ai l’honneur d’affirmer à Votre Majesté que j’ai même reconnu quelques-uns de ceux qui les portaient. — Si cela est, vous pouvez bien me les nommer, ajouta l’Empereur avec un air de doute. — Je sabrerais ces individus si je me trouvais en face d’eux, Sire ; mais je ne peux dire leurs noms à Votre Majesté. — Bah ! quelques anciens émigrés du faubourg Saint-Germain ! Eh bien, si vous dites vrai, il en est un qui devait bien certainement s’y trouver ; c’est cette pauvre tête de Sosthènes de la Rochefoucauld. Au reste, tout cela n’est rien. » Le colonel ne répondit pas, bien que M. Sosthènes fût précisément un des cavaliers royalistes qu’il avait reconnus ; il raconta ensuite ce que lui avait dit M. de Bourrienne de la déclaration des souverains alliés. L’Empereur parut encore douter de ce fait. « Votre Majesté en recevra probablement une copie aujourd’hui même, répliqua le colonel, car j’ai l’honneur de lui répéter que M. de Bourrienne m’a positivement affirmé avoir vu et lu la pièce imprimée. Napoléon ne répondit que ces mots : « Ce pauvre Bourrienne, cela a dû lui faire bien du mal. » Son calme, pendant toute cette conversation, ne l’avait pas abandonné un seul instant ; il donna quelques ordres pour des travaux a faire aux avant-postes, et reprit le chemin de Fontainebleau.

Dans le cours de cette journée, les troupes qui accouraient des plaines de la Champagne à la suite de Napoléon achevèrent d’arriver, et vinrent prendre position, à leur tour, entre Fontainebleau et la ligne de l’Essonne. Marmont et Mortier n’étaient pas également les seuls maréchaux qui eussent alors rejoint le quartier général impérial : Moncey, Lefebvre, Ney, Macdonald, Oudinot, Berthier, s’y étaient successivement rendus. Un seul ministre, le duc de Bassano, se trouvait à Fontainebleau ; le duc de Vicence remplissait une mission près des souverains alliés : tous les autres chefs d’administration, partis avec l’Impératrice ou le roi Joseph, étaient à Blois.

Le 1er avril, Napoléon, campé à Fontainebleau, avec son avant-garde postée à une journée de marche de Paris, avait donc 50,000 hommes, au moins, c’est-à-dire toute une armée réunie sous sa main. En se jetant dans la capitale, le soir du 30 mars, soit seul, ainsi qu’il le voulait, soit même à la tête d’un certain nombre de soldats, l’Empereur aurait fait un acte de témérité ; car, maîtres de toutes les collines au nord de Paris, ayant tous leurs fronts défendus par d’immenses lignes d’artillerie, les Alliés, du haut de ces rampes, auraient opposé une résistance que Napoléon n’aurait pu vaincre qu’au prix d’immenses sacrifices. Mais la position de l’ennemi, depuis le 31, était changée : les souverains avaient commis l’inconcevable faute de quitter cette ligne de hauteurs si difficilement abordables, pour descendre dans Paris et pour éparpiller leurs soldats sur les quais, les promenades, les boulevards extérieurs, et sur les différents chemins qui conduisent à Fontainebleau. Dans ces conditions, un effort de nos troupes, prompt, furieux, et secondé par le soulèvement de quelques quartiers du centre et des faubourgs, empêcherait évidemment la jonction de ces tronçons épars, isolerait les principaux chefs et jetterait dans chaque colonne, ainsi séparée, une épouvante et une démoralisation assez fortes pour paralyser toute résistance sérieuse. Ce coup d’audace, le général Bonaparte l’aurait tenté sur-le-champ ; l’empereur Napoléon, durant quatre jours qui furent quatre siècles pour sa cause, hésita et attendit. Il essayait de négocier.

Le duc de Vicence, comme on l’a vu, s’était rendu le matin du 31 au château de Bondy, alors quartier général des souverains alliés. Le duc avait longtemps résidé à Saint-Pétersbourg comme ambassadeur de Napoléon : ce séjour ne l’avait seulement pas mis en relation officielle avec Alexandre ; des rapports plus intimes, fondés sur le caractère et sur les qualités personnelles du duc, s’étaient établis. Ces rapports, l’absence avait pu les rompre ; ils n’étaient pas oubliés. L’accueil du Tzar fut empressé, cordial. Mais, aux premiers mots que voulut prononcer Caulaincourt sur la situation politique, Alexandre l’arrêta, et lui dit qu’absorbé par les soins de son entrée dans la capitale française il était forcé de remettre au lendemain toute discussion sérieuse. « Il est bien tard ! » s’écria Alexandre, lorsqu’ils se revirent le 1er avril. — Ce mot n’impliquait pas un parti pris irrévocable. Le duc de Vicence, encouragé, développa toutes les ressources, toutes les chances qui restaient à Napoléon ; sa chaleur, ses instances, entraînèrent Alexandre ; le 2, au soir, quand le Sénat avait déjà rendu son décret de déchéance, le duc fut congédié avec ces paroles : « Que Napoléon abdique, et l’on s’entendra peut-être pour la régence. »

Ce fut dans la nuit du 2 au 3 que le duc de Vicence vint rendre compte à l’Empereur de sa mission. Il lui conseilla de céder : les moments pressaient, disait-il ; le rappel des Bourbons n’avait pas encore été officiellement proclamé, mais leur nom se prononçait partout ; des adresses nombreuses sollicitaient leur retour ; la cocarde blanche était publiquement arborée. Napoléon entendait ces conseils, ces détails, sans répondre ; quelles que fussent les instances de son ministre, il gardait le silence ; enfin, le jour venu, il sortit pour inspecter divers cantonnements. Plusieurs régiments de la garde, quand il rentra, étaient en bataille dans la grande cour du château. Sa vue excita les transports des officiers et des soldats. Le cercle, sur son ordre, fut immédiatement formé, et, poussant son cheval au centre, il dit d’une voix forte :

« Soldats ! l’ennemi nous a dérobé trois marches et s’est rendu maître de Paris. Il faut l’en chasser ! D’indignes Français, des émigrés auxquels nous avons pardonné, ont arboré la cocarde blanche et se sont joints aux ennemis. Les lâches ! ils recevront le prix de ce nouvel attentat ! Jurons de vaincre ou de mourir ! Jurons de faire respecter cette cocarde tricolore qui, depuis vingt ans, nous trouve sur le chemin de la gloire et de l’honneur ! »

Les cris Nous le jurons ! vive l’Empereur ! Paris ! Paris ! sortirent aussitôt de toutes les bouches. Napoléon était déjà rentré dans son cabinet, que les acclamations duraient encore. Il avait rencontré cet enthousiasme parmi tous les détachements visités le matin ; il le retrouva dans les différents corps qu’il inspecta dans le reste de la journée : cet admirable dévouement mit un terme à ses hésitations. Le 4 au matin, un ordre du jour apprit aux troupes que le quartier général allait être transféré entre Essonne et Ponthierry.

Accueillie avec transport par les soldats, par les officiers de grades inférieurs et par les jeunes généraux, cette nouvelle jeta la stupeur parmi les maréchaux et les officiers du haut état-major. Ces derniers, depuis deux jours, s’étaient mis en relation avec Paris ; des lettres, des journaux, leur faisaient connaître la marche des événements ; quelques-uns, le maréchal Oudinot, entre autres, avaient même reçu des communications directes du gouvernement provisoire.

Les ducs de Reggio et de Raguse étaient les deux lieutenants de l’Empereur sur lesquels M. de Talleyrand avait porté le principal effort des intrigues qui, dans sa pensée, devaient amener l’abandon ou la révolte des troupes, et faire de l’armée impériale elle-même l’instrument de la perte du chef de l’Empire. Les moyens de persuasion étaient différents pour les deux maréchaux. Nous dirons plus loin les considérations politiques à l’aide desquelles Marmont, demeuré à Essonne, fut entraîné. On prit moins de précautions avec Oudinot, soldat intrépide, mais intelligence peu étendue. Un de ses anciens aides de camp, le général Lamotte[1], fut chargé, au nom du gouvernement provisoire, de persuader au maréchal que l’empereur de Russie était décidé à ne plus traiter avec Napoléon, et que, hors le maintien de ce dernier, les Alliés étaient prêts à souscrire à toutes les conditions que la nation et l’armée pourraient demander. Oudinot devait se montrer d’autant plus accessible à ces ouvertures, que le nom des Bourbons n’y intervenait pas. À ce moment, la moindre proposition en faveur de ces princes aurait indigné le maréchal. Il se laissa donc convaincre, et, dès la matinée du 3, à quelques pas seulement de l’Empereur, on put l’entendre, au milieu de ses collègues, dans les groupes de généraux, gémir sur la situation de la France, dont la fortune et la grandeur étaient sacrifiées à la folle ambition d’un seul homme, et déclarer que l’armée devait séparer ses intérêts de ceux d’un chef avec lequel il n’existait ni paix ni repos possible, et qui conduirait inévitablement la patrie à sa ruine.

Fatigués de la guerre, inquiets de l’avenir, tous les auditeurs du duc de Reggio approuvaient son langage ; ils n’hésitaient que devant l’idée d’un lâche abandon. Ce fut dans ce moment de fermentation et d’incertitude que la condition d’abdication, posée par Alexandre à Caulaincourt, pour arriver à une régence et à la paix, vint à transpirer. Chacun accueillit le mot prononcé par le Tzar comme une sorte de révélation ; on entrevoyait enfin une issue ; on avait un but. Pendant la matinée du 3, l’abdication devint le texte de toutes les conversations, de toutes les controverses du palais impérial. Cette combinaison, moyen facile de transaction entre l’intérêt et le devoir, ne donnait pas seulement le repos à toutes les consciences, elle assurait la paix tant souhaitée ; elle laissait debout l’Empire, la dynastie impériale, ainsi que toutes les fortunes, toutes les grandes existences attachées à ce gouvernement. Pourquoi donc l’Empereur n’abdiquerait-il pas ? Voilà ce que l’on entendait, le 3 au soir, autour des maréchaux. Il faut qu’il abdique ! fut le mot du lendemain. Cependant la pensée des hauts lieutenants de Napoléon, dans la première partie de la matinée du 4, n’allait pas au delà de conseils officieux, de représentations respectueuses. Mais, quand l’ordre qui transférait le quartier impérial au delà de Ponthierry fut connu, lorsqu’on apprit que l’attaque de Paris était décidée, tous les sentiments amassés depuis deux jours firent explosion. Le projet partait d’un esprit insensé, s’écriait-on ; c’était un coup de tête qui devait amener la destruction de l’armée et la ruine de Paris. Paris ! tous y avaient leurs hôtels, leur famille, leur fortune. Quelques pourparlers eurent lieu à la hâte : une heure auparavant, on devait se borner à conseiller l’abdication ; la résolution fut prise de la demander formellement, et, au besoin, de l’exiger.

Chaque jour, à midi, il y avait parade dans la cour du Cheval-Blanc. Les troupes qui défilèrent, ce jour-là, étaient nombreuses, ardentes, et s’attendaient à se mettre immédiatement en marche. Le défilé fini, Napoléon rentra dans ses appartements, reconduit par le haut état-major. Arrivé dans le dernier salon, où les maréchaux seuls le suivirent, Macdonald s’approcha, tenant à la main une lettre que lui avait adressée le général Beurnonville, et dans laquelle ce membre du gouvernement provisoire annonçait au maréchal le décret de déchéance rendu l’avant-veille, ainsi que l’intention des Alliés de ne plus traiter avec Napoléon ni avec aucun membre de sa famille. De tous les maréchaux alors présents à Fontainebleau, Macdonald était le plus calme, le plus réservé ; c’était cette attitude précisément qui avait donné à ses collègues la pensée de se servir de lui pour entamer la discussion. « Qu’est-ce que cela ? dit l’Empereur en prenant la lettre des mains du duc de Tarente. — Voyez, Sire, répondit ce dernier. — Cette lettre peut-elle être lue tout haut, monsieur le maréchal ? — Oui, Sire. »

Un secrétaire du cabinet la prit et la lut. La physionomie de l’Empereur, qu’interrogeaient avidement tous les maréchaux, resta calme. « Demain, nous aurons raison de tout cela, dit l’Empereur quand la lecture fut achevée. Je compte sur vous, messieurs, » ajouta-t-il en s’adressant aux maréchaux.

Les détails de la scène qui suivit n’ont été connus que par les confidences des personnages alors enfermés avec l’Empereur. Quelques-uns ont probablement exagéré leur rôle dans l’intérêt de leur position sous le gouvernement royal ou dans l’intérêt de leur vanité. Quoi qu’il en soit, un fait reste certain, incontestable, c’est que l’ordre de transférer le quartier impérial au delà de Ponthierry était donné lorsque les maréchaux entrèrent dans le cabinet de l’Empereur, et qu’ils en sortirent avec son abdication. Quels motifs purent forcer Napoléon à ce changement de détermination ? « Il y eut d’abord des insinuations respectueuses, a dit un personnage fort réservé, présent à l’entrevue ; les représentations, les récriminations vinrent ensuite ; puis on déclara qu’on ne marcherait pas. » D’après les sources qui nous ont semblé les moins suspectes, voici ce qui se serait passé :

Ces paroles « Je compte sur vous, messieurs, » furent le signal de l’explosion. Oudinot, Ney et Lefebvre répondirent que, sans doute, ils étaient toujours dévoués, mais que marcher sur Paris était un projet auquel il fallait renoncer, et que pas une épée ne sortirait du fourreau pour une entreprise aussi désespérée. « L’armée, du moins, me suivra, » dit l’Empereur en songeant aux acclamations dont l’avaient salué, quelques minutes auparavant, les soldats encore rangés dans la cour. « L’armée obéira à ses généraux, » répliquèrent durement Oudinot et Ney. Napoléon, étonné, regarda les deux maréchaux et leurs collègues ; il put lire dans leur physionomie la résolution bien arrêtée de désobéir. Sa volonté, si vigoureuse et si forte quand elle s’exerçait dans toute la plénitude d’un pouvoir omnipotent, fléchit devant cette résistance inattendue ; il garda un moment le silence, et dit d’une voix lente mais calme : « Que pensez-vous donc que je doive faire ? — Abdiquer, répondirent Oudinot et Ney ; il n’y a que l’abdication qui puisse nous tirer tous de là. » Le maréchal Lefebvre ajouta : « Voilà ce que vous avez gagné à ne pas suivre les conseils de vos amis quand ils vous engageaient à faire la paix. »

Ce triste débat, où un grand homme, pliant sous le poids de sa propre grandeur, se trouvait aux prises avec des dévouements fatigués, des intérêts repus, impatients de soustraire leurs honneurs et leur fortune aux hasards d’une plus longue lutte, se termina comme avaient fini les discussions soulevées à Düben et à Saint-Dizier : Napoléon céda ; il prit une plume, et, d’une main émue, écrivit la déclaration suivante :

« Les puissances alliées ayant proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu’il est prêt à descendre du trône, à quitter la France et même la vie pour le bien de la patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de l’Impératrice et du maintien des lois de l’Empire.

Fait en notre palais de Fontainebleau, le 4 avril 1814.

Napoléon. »

L’Empereur se leva, tendit le papier aux maréchaux et leur dit : « Tenez, messieurs ! eh bien, êtes-vous contents ? » Puis, se promenant à grands pas, il ajouta : « Messieurs, il faut aller à Paris défendre les intérêts de mon fils, les intérêts de l’armée, les intérêts de la France, surtout ! Je nomme, pour mes commissaires, le duc de Vicence, les maréchaux prince de la Moskowa et duc de Raguse... — Êtes-vous contents ? Tous ces intérêts ne vous semblent-ils pas en bonnes mains ? — Oui, Sire, » répondirent les maréchaux d’une commune voix. L’Empereur, cessant de marcher, s’assit alors sur un petit canapé placé près d’une fenêtre : l’émotion qu’il cherchait à vaincre devint, à la fin, la plus forte ; il se leva de nouveau : « Non ! non ! s’écria-t-il, point de régence ! Avec ma garde et le corps de Marmont, je serai demain dans Paris ! » Les maréchaux se recrièrent ; Ney dit quelques mots ; Napoléon, passant rapidement et à diverses reprises sa main sur son front, s’arrêta, et, regardant les maréchaux, leur dit d’une voix forte et impérieuse : «Retirez-vous, messieurs ! »

Si, dans ce moment, Napoléon, traversant le groupe de ses hauts lieutenants, se fût montré aux officiers inférieurs et aux soldats, il aurait eu la preuve que les maréchaux, en parlant au nom de l’armée, avaient exprimé une répugnance et des sentiments qu’elle ne partageait pas. Les acclamations qu’il avait entendues quelques instants auparavant étaient sincères. L’armée ne connaissait que l’Empereur ; un mot, un geste, auraient encore suffi pour la faire se précipiter tête baissée au devant de tous les périls. Les officiers de troupe, alors présents à Fontainebleau, ont été plus loin, ils ont affirmé que si Napoléon, au lieu d’annoncer son projet et de laisser aux généraux le temps de délibérer, avait caché sa pensée et marché résolûment jusqu’au delà d’Essonne, ils ont affirmé, disons-nous, que non-seulement les soldats se seraient jetés avec furie au milieu des rues de Paris, décidés à s’ensevelir sous ses ruines, mais que les chefs eux-mêmes, emportés par l’élan des inférieurs, auraient bravement fait leur devoir. Mais c’est le sort de tous les souverains, même les plus illustres, de prendre la voix de leur entourage pour la voix publique : victimes de l’espèce de solitude dans laquelle ils se tiennent enfermés, et du vide que les habitudes de cour et de palais font autour d’eux, les paroles qu’ils entendent, quand elles ne sont pas l’écho de leur propre voix, n’expriment jamais que des opinions exceptionnelles, des sentiments isolés. Napoléon, même dans cet instant suprême, n’eut pas la force de secouer les liens d’une factice grandeur. Il se tint enfermé dans son cabinet. Au bout de quelque temps, il fit appeler le duc de Vicence, puis Macdonald. L’Empereur avait recouvré tout son calme quand le maréchal entra. « Eh bien, duc de Tarente, lui dit Napoléon, vous croyez donc que la régence est la seule chose possible ? — Oui, Sire. — Alors, c’est vous que je charge d’aller négocier avec Alexandre à la place du duc de Raguse. Il vaut mieux que Marmont reste à son corps d’armée ; il y est indispensable. Partez avec Ney ; je me confie à vous ; j’espère que vous avez tout à fait oublié ce qui nous a séparés pendant longtemps ? — Oui, Sire ; je n’y pense plus depuis 1809. — J’en suis bien aise, maréchal ; mais il faut que je vous le dise, j’avais tort. — Sire !... » Napoléon, en prononçant les dernières paroles adressées à Macdonald, était ému ; il lui tendit la main, pressa vivement celle du maréchal et n’ajouta que ce mot : « Partez ! »

Le duc de Vicence et les deux maréchaux montèrent presque immédiatement en voiture. Arrivés, vers les quatre heures, à Essonne, ils s’arrêtèrent chez le duc de Raguse et lui apprirent le but de leur mission, ainsi que les circonstances qui l’avaient décidée. Ils ajoutèrent qu’au moment de partir l’Empereur leur avait recommandé, non-seulement de lui communiquer tous ces détails, mais de lui dire qu’il le laissait encore maître, soit de rester à son corps d’armée, s’il y croyait sa présence indispensable, soit de remplir la mission de confiance particulière qu’il lui avait d’abord destinée. Dans ce dernier cas, des pouvoirs, tenus tout prêts, lui seraient expédiés sur-le-champ. « Si vous ne venez pas avec nous, dirent en terminant les plénipotentiaires, allez, du moins, à Fontainebleau ; l’Empereur a besoin de voir ses amis. »

Ces confidences jetèrent le trouble dans l’âme de Marmont ; il ressentit les premières atteintes du remords qui devait si lourdement peser sur le reste de sa vie. Ce maréchal ne s’appartenait plus.

Lorsque, le 1er avril, Napoléon, après son inspection de la ligne de l’Essonne, avait quitté Marmont pour retourner à Fontainebleau, ce dernier était resté à son poste d’avant-garde. À quelques heures de là, le maréchal recevait la visite d’un de ses anciens aides de camp, le colonel Montessuis, qui lui était dépêché par M. de Talleyrand, avec plusieurs lettres, dont une du général Beurnonville, chargé de la partie militaire du gouvernement provisoire ; une autre du général Dessolles, nommé au commandement en chef de la garde nationale de Paris ; le reste était des amis particuliers du maréchal. Au lieu d’éconduire cet émissaire, Marmont l’accueillit, l’écouta. La journée du lendemain, 2, s’écoula tout entière en nouvelles visites, en nouveaux pourparlers, en discussions sans résultat. Le 3, le prince de Schwartzenberg, dont le quartier général était au château de Petit-Bourg, à deux lieues seulement d’Essonne, intervenait, à son tour, auprès du maréchal, et lui faisait l’ouverture suivante :


« Monsieur le maréchal,

J’ai l’honneur de faire passer à Votre Excellence, par une personne sûre, tous les papiers et documents nécessaires pour mettre Votre Excellence au courant des événements qui se sont passés depuis que vous avez quitté la capitale, ainsi qu’une invitation des membres du gouvernement provisoire à vous ranger sous les drapeaux de la bonne cause française. Je vous engage, au nom de votre patrie et de l’humanité, à écouter des propositions qui doivent mettre un terme à l’effusion du sang précieux des braves que vous commandez.

Agréez, monsieur le maréchal, etc.

Le maréchal prince de Schwartzenberg. »

Tant que la négociation s’était maintenue à l’état de propositions verbales, Marmont avait facilement écouté ; il hésita quand il fallut conclure ; durant tout un jour il ne sut que résoudre. Il y avait lutte entre ses loyaux instincts de soldat et les considérations d’intérêt politique à l’aide desquelles on s’efforçait de l’entraîner. Par un odieux travestissement des sentiments les plus saints, c’était en invoquant son patriotisme, c’était au nom du pays épuisé, de l’indépendance et de l’honneur national compromis, que MM. de Talleyrand et Dessolles, surtout, sollicitaient sa défection ; ils lui disaient : « La prise de Paris a décidé la question militaire ; la cause de l’Empereur est perdue ; mais il reste la France à sauver. Son sort est en vos mains. Adhérez aux actes du Sénat et du gouvernement provisoire ; le reste de l’armée suivra votre exemple, et une paix solide, honorable, rendra enfin au pays le repos qu’il a perdu depuis 22 ans. » Ces incitations faisaient, pour ainsi dire, de Marmont l’arbitre des destinées de la France. Ce rôle politique l’éblouit ; emporté par un fatal vertige, le duc de Raguse oublia que ce gouvernement provisoire et ce Sénat qui l’appelaient à eux agissaient sous l’influence de l’ennemi, siégeaient et délibéraient au milieu des Autrichiens, des Prussiens et des Russes. Par un dernier effort de sa conscience troublée, le maréchal réunit pourtant, avant de s’engager, les principaux généraux de son corps, et ce fut seulement après les avoir consultés, quand tous eurent approuvé la défection, que, dans la nuit du 3 au 4, il transmit au généralissime autrichien la réponse suivante :

« Monsieur le maréchal,

J’ai reçu la lettre que Votre Altesse m’a fait l’honneur de m’écrire, ainsi que tous les papiers qu’elle renfermait. L’opinion publique a toujours été la règle de ma conduite. L’armée et le peuple se trouvent déliés du serment de fidélité envers l’empereur Napoléon par le décret du Sénat. Je suis disposé à concourir à un rapprochement entre le peuple et l’armée qui doit prévenir toute chance de guerre civile et arrêter l’effusion du sang français. En conséquence, je suis prêt à quitter, avec mes troupes, l’armée de l’empereur Napoléon, aux conditions suivantes, dont je vous demande la garantie par écrit :

Art. 1er. Moi, Charles, prince de Schwartzenberg, maréchal et commandant en chef les armées alliées, je garantis à toutes les troupes françaises qui, par suite du décret du Sénat du 2 avril, quitteront les drapeaux de Napoléon Bonaparte, qu’elles pourront se retirer librement en Normandie avec armes, bagages et munitions, et avec les mêmes égards et honneurs militaires que se doivent les troupes alliées.

Art. 2. Que si, par suite de ce mouvement, les événements de la guerre faisaient tomber entre les mains des puissances alliées la personne de Napoléon Bonaparte, sa vie et sa liberté lui seraient garanties dans un espace de terrain et dans un pays circonscrit, au choix des puissances alliées et du gouvernement français. »

Le prince de Schwartzenberg accepta ces conditions dans les termes suivants :

« Monsieur le maréchal,

Je ne saurais assez vous exprimer la satisfaction que j’éprouve en apprenant l’empressement avec lequel vous vous rendez à l’invitation du gouvernement provisoire de vous ranger, conformément au décret du 2 de ce mois, sous les bannières de la cause française.

Les services distingués que vous avez rendus à votre pays sont reconnus généralement ; mais vous y mettrez le comble en rendant à leur patrie le peu de braves échappés à l’ambition d’un seul homme.

Je vous prie de croire que j’ai surtout apprécié la délicatesse de l’article que vous demandez et que j’accepte, relativement à la personne de Napoléon. Rien ne caractérise mieux cette belle générosité naturelle aux Français, et qui distingue particulièrement Votre Excellence.

Agréez les assurances de ma haute considération.

Schwartzenberg.

À mon quartier général, le 4 avril 1814. »

Ce traité, qui n’aurait pas été possible si la confiance de l’Empereur n’avait pas conservé à Marmont le commandement de l’avant-garde de l’armée, constitue la trahison du duc de Raguse. Il n’y est nullement question, comme on le voit, des droits ni du rappel des Bourbons. L’acte de déchéance, au reste, ne prononçait pas le nom de ces princes. La paix, voilà le but que, fatigués par vingt ans de guerre, alarmés par l’état de lassitude et d’épuisement où ils voyaient l’armée et le pays, poursuivaient la plupart des hommes qui furent mêlés aux événements des quatre premiers jours d’avril 1814. Cette paix, que Marmont ne croyait pas acheter trop cher au prix de son honneur militaire et de tous ses devoirs envers son bienfaiteur, son ami, l’abdication de l’Empereur la rendait assurée ; la défection du 6e corps devenait dès lors sans objet ; le maréchal le comprit. Aussi, après avoir fait connaître sa position aux plénipotentiaires, s’empressa-t-il de leur proposer de se rendre avec eux auprès de Schwartzenberg, à Petit-Bourg, pour rompre immédiatement son traité, et y attendre les sauf-conduits nécessaires à leur passage à travers les lignes alliées. « Je vous accompagnerai ensuite chez l’empereur Alexandre, je joindrai mes efforts aux vôtres en faveur de la régence, » ajouta Marmont, ému par les dernières marques de la confiance infatigable, illimitée, que mettait Napoléon dans son dévouement et dans sa fidélité.

Il était nécessaire que les généraux, confidents du traité, connussent sa rupture, au moins momentanée. Non-seulement Marmont s’empressa de rédiger une sorte d’ordre du jour qui annonçait à tous les commandants de division l’abdication de l’Empereur, ainsi que la démarche que, de concert avec les trois plénipotentiaires, lui-même allait tenter en faveur de la régence ; mais il donna au général Souham, chargé du commandement en son absence, comme le plus ancien général de division, et au général Bordesoulle, qu’il fit appeler l’un et l’autre, l’ordre formel de ne faire aucun mouvement jusqu’à son retour. Tous ces soins pris, le duc de Raguse, vers les cinq heures et demie, partit pour le quartier général du prince de Schwartzenberg avec Ney, Macdonald et Caulaincourt. Le généralissime autrichien lui rendit, en effet, sa parole ; l’exécution du traité fut suspendue ; les passe-ports demandés à Alexandre arrivèrent, et, vers les dix heures du soir, les trois maréchaux et le duc de Vicence purent enfin partir pour Paris.

Nous avons dit l’agitation et le mouvement qui, vers le milieu de cette journée, s’étaient fait remarquer, tant parmi le petit nombre de royalistes trop pressés de se mettre en évidence que dans le monde officiel et dans les rangs des coalisés. On venait de connaître à l’hôtel Talleyrand l’ordre du jour publié, le matin, à Fontainebleau pour transférer le quartier général impérial au delà de Ponthierry. Napoléon allait marcher sur Paris. Les Alliés, ne voulant pas y attendre son attaque, se préparaient à la soutenir en arrière d’Essonne, et les ponts établis sur la Seine au-dessus et au-dessous de la capitale étaient destinés, dans le cas d’une retraite, à épargner à leurs soldats les dangers d’un passage à travers les rues de cette immense cité. Toutes les ambitions, tous les intérêts engagés dans les manifestations des cinq derniers jours, avaient pris peur à ces nouvelles. L’enthousiasme pour Alexandre, Frédéric-Guillaume et les Bourbons, se trouva soudainement calmé : les cris de Vive le Roi ! vivent les Alliés ! cessèrent ; les cocardes blanches et les rubans blancs disparurent. Bon nombre de gens se tinrent immédiatement prêts à renier leurs paroles et leurs actes, et à prouver, s’il en était besoin, qu’ils n’avaient agi et parlé contre l’Empereur que pour servir mieux et plus sûrement la cause impériale. Cette métamorphose, si commune à toutes les époques de révolution, était facile aux ambitieux et aux intrigants de second ordre ; il ne pouvait en être de même pour ceux des membres du Sénat qui avaient prononcé la déchéance, et pour les hauts fonctionnaires qui s’étaient officiellement ralliés au gouvernement provisoire. L’effroi fut grand parmi ces personnages ; aussi les salons de M. de Talleyrand, dans la soirée du 4 avril, étaient-ils littéralement encombrés de gens accourus pour savoir s’ils devaient prendre la fuite ou rester. L’annonce de la suspension du mouvement de Napoléon sur Paris, puis la nouvelle de l’arrivée de plénipotentiaires chargés de traiter en faveur de la régence, ne purent les rassurer. Pour la plupart, la régence était encore la disgrâce ou l’exil ; tous réunirent donc leurs efforts pour la faire écarter. M. de Talleyrand et ses collègues, les personnages étrangers à qui l’on supposait quelque influence sur les souverains, se virent immédiatement entourés, sollicités dans ce but. Les Alliés, leur disait-on, ne pouvaient honorablement consentir à la régence ; ils étaient enchaînés par leurs promesses et par leurs actes des jours précédents. La déclaration du 31 mars ne proclamait-elle pas l’exclusion formelle de tous les membres de la famille impériale ? N’était-ce pas sur la foi de cet engagement que tant de gens s’étaient compromis ? Auraient-ils joué leur fortune, leur liberté, leur vie peut-être, s’ils avaient pensé que les souverains pussent jamais changer de résolution ?

Ces reproches, ces plaintes, retentissaient dans toutes les salles de l’hôtel de M. de Talleyrand. Ce dernier s’en fit l’écho auprès d’Alexandre ; le général Beurnonville les redit au roi de Prusse. Alexandre, en signant la déclaration du 31 mars, avait cédé à l’entraînement d’un triomphe inespéré ; ses dispositions restaient peut-être les mêmes ; mais l’ivresse du premier jour était dissipée ; il jugeait mieux sa position. Ce souverain croyait que l’armée impériale manœuvrait derrière la haute Marne, à plus de soixante-dix lieues de Paris, quand il autorisait M. de Talleyrand à écrire « que les Alliés ne traiteraient plus avec Napoléon ni avec aucun membre de sa famille. » Aujourd’hui, ce terrible capitaine se trouvait à une journée et demie de marche, appuyé sur ses lieutenants les plus illustres et sur 50,000 soldats éprouvés. Et cependant il consentait à descendre du trône, à s’avouer vaincu ! Une transaction était-elle trop chère à ce prix ? Depuis quatre jours, d’ailleurs, le gouvernement provisoire promettait la défection de quelques-uns des maréchaux de Napoléon, ainsi que la dissolution de ses troupes, et c’étaient deux de ces maréchaux qui venaient, au nom de l’armée elle-même, proposer de traiter ! Le tzar écouta donc sans s’émouvoir les observations de M. de Talleyrand, et se contenta de lui répondre que, quel que fût le parti adopté par les Alliés, jamais ils n’abandonneraient ceux qui se seraient compromis en se confiant à leurs déclarations.

Cette parole n’était pas fort rassurante ; aussi, quand, vers minuit un quart, Ney, Macdonald et Caulaincourt, parurent dans les salons de l’hôtel Saint-Florentin, furent-ils vivement frappés de la morne attitude des groupes nombreux qu’il leur fallut traverser pour arriver au cabinet d’Alexandre. La pâleur était sur toutes les figures. « J’aurais bien de la peine, a dit un des personnages les plus compromis, témoin oculaire[2], à peindre l’anxiété, pour ne pas dire la consternation, de quelques membres du gouvernement provisoire, et des autres personnes réunies dans le salon où je me trouvais ; il y en avait dont le visage était réellement décomposé[3]. »

L’empereur de Russie était seul lorsque les plénipotentiaires impériaux arrivèrent auprès de lui. Le général Dessolles entra immédiatement après eux ; Alexandre l’avait fait appeler en qualité de commandant de la garde nationale et comme représentant de la population armée de Paris. La conférence, par cette adjonction, se trouvait composée de cinq personnes.

Le maréchal Macdonald ouvrit la discussion. Sa parole fut élevée, chaleureuse ; il n’oublia rien de ce qui pouvait agir sur l’esprit ou remuer le cœur d’Alexandre. Il parla noblement de Napoléon, de sa gloire, de sa grandeur et de ses revers. Interprète des sentiments de l’armée, il peignit avec énergie ses sacrifices, son infatigable bravoure, son inébranlable dévouement à l’homme qui la conduisait depuis quinze ans. Fidèle à Napoléon aux jours de sa puissance, disait le maréchal, l’armée ne l’abandonnerait pas avec la fortune : tous, chefs et soldats, croiraient commettre un acte de lâcheté en ne soutenant pas sa cause, tant qu’il leur resterait des armes et un champ de bataille. « Cette cause, du reste, ajouta Macdonald, devient d’autant plus sacrée, que l’Empereur consent à quitter le trône, et que sa personne reste en dehors de la mission dont il nous a chargés. Il s’inquiète peu du sort qu’on lui réserve ; nous avons plein pouvoir de traiter pour la régence, pour l’armée, pour la France ; mais Napoléon nous a positivement défendu de rien stipuler pour lui. »

Ces derniers mots parurent causer une vive impression à Alexandre. « Cela ne m’étonne pas de lui, » dit-il d’une voix émue à Macdonald.

Ney prit ensuite la parole. Envisageant la question sous le point de vue militaire, il énuméra toutes les ressources, toutes les chances qui restaient à Napoléon, et fit un imposant tableau des forces impériales encore intactes au pied des Pyrénées, en Italie, sur le Rhône et dans toutes les places fortes du nord et de l’est de la France. « Si les Alliés, dit-il en terminant, repoussant le vœu de l’armée, refusent de traiter, non-seulement avec l’Empereur, mais même avec sa famille, que risque Napoléon en continuant la lutte ? Quelle qu’en soit l’issue, la position qu’on veut lui faire ne saurait empirer. »

Caulaincourt appuya les observations de ses deux collègues par des considérations empruntées exclusivement à la politique. Il fit surtout ressortir l’étrange contradiction que présentaient les derniers actes des souverains, comparés avec leur langage depuis le début de la campagne. Dans tous les départements où ils avaient pénétré, dans toutes les villes où ils étaient entrés, les Alliés avaient proclamé qu’ils ne venaient pas imposer un gouvernement à la France, ni contraindre la volonté de ses habitants ; et cependant, à peine maîtres de Paris, ils déclarent ne vouloir traiter ni avec Napoléon ni avec aucun des siens ! Comment concilier cette exclusion avec la liberté du vœu national ? Exclure, c’était condamner ; cette condamnation était-ce la France qui l’avait prononcée ?

Alexandre était visiblement ébranlé. Il ne répondait pas, et se bornait à répéter de temps en temps « que les choses étaient bien avancées avec le Sénat. » Le général Dessolles vint au secours du gouvernement provisoire. Il combattit la régence en appuyant particulièrement sur ce point, que cette combinaison n’offrait aucune garantie sérieuse à la France ni à l’Europe, l’Empereur pouvant continuer à gouverner sous le nom de sa femme et de son fils. Il fit ensuite remarquer au Tzar combien il serait fâcheux pour l’honneur des Alliés que tant de personnes, entraînées depuis cinq jours par la déclaration du 31 fussent compromises pour y avoir ajouté confiance. « Pour moi, je l’avoue, ajouta-t-il en terminant, peut-être aurais-je hésité à me prononcer, si j’avais pu croire que les souverains dussent jamais abandonner une résolution aussi solennellement proclamée. »

Le général Dessolles avait mis dans ces dernières paroles une vivacité qui blessa le Tzar[4]. Alexandre répondit avec une certaine hauteur que la loyauté de ses alliés et la sienne étaient au-dessus de tous les soupçons ; que, quels que fussent les événements, nul n’aurait à se plaindre de s’y être confié. « Mais, ajouta-t-il, toutes les considérations de personnes doivent céder devant la nécessité politique ; l’intérêt des Bourbons, famille oubliée de la France, et que l’Europe ne connaît plus, ne peut entrer en balance avec l’intérêt de tous les souverains, de tous les peuples. » Puis, s’adressant aux plénipotentiaires, il leur dit qu’il n’était point seul, qu’il consulterait le roi de Prusse, et que, dans quelques heures, il leur ferait connaître sa réponse.

L’entrevue officielle était terminée. Une sorte de causerie intime succéda. Alexandre se montra cordial avec Caulaincourt, bienveillant avec les deux maréchaux. Les trois plénipotentiaires regardaient leur cause comme gagnée. L’attitude du général Dessolles prouvait que lui-même partageait cette conviction. Tout à coup la porte du cabinet s’ouvre, un aide de camp s’avance une dépêche à la main, et prononce, en langue russe, quelques mots qui font pâlir Caulaincourt.

« Messieurs, dit Alexandre aux plénipotentiaires après avoir lu rapidement la dépêche, je résistais avec peine à vos instances ; il m’en aurait coûté de repousser le vœu de l’armée française, surtout lorsqu’il était présenté par des hommes tels que vous. Mais cette armée n’est pas unanime ; une partie ne veut plus de Napoléon ; le corps tout entier du duc de Raguse, entre autres, abandonne la cause impériale et passe de notre côté ; au moment où je parle, il traverse les lignes de mes soldats.

— C’est impossible ! s’écrièrent les deux maréchaux.

— Lisez, messieurs, » répliqua Alexandre en leur présentant le papier qu’il tenait à la main.

Le prince de Schwartzenberg, dans cette dépêche, annonçait que tous les régiments composant le corps de Marmont venaient d’abandonner leurs positions et se retiraient sur Versailles. Les maréchaux étaient atterrés.

« Vous comprenez, messieurs, dit alors Alexandre, que ce fait change complétement la situation. L’abdication conditionnelle ne suffit plus ; Napoléon doit se résigner à une abdication absolue. »

Les plénipotentiaires quittèrent Alexandre. Bien que la nuit fut assez avancée, la foule n’avait pas diminué dans les salons de M. de Talleyrand ; l’anxiété y était toujours aussi vive. À la vue des deux maréchaux, sortant du cabinet du Tzar, on s’empressa autour d’eux ; chacun voulut les interroger. Le général Beurnonville, entre autres, s’approcha de Macdonald. « Ne me parlez pas, monsieur, s’écria ce dernier en reculant d’un pas ; je n’ai rien à vous dire ; vous m’avez fait oublier une amitié de trente ans ! » Puis, s’adressant au général Dupont, le capitulé de Baylen, que le gouvernement provisoire avait nommé commissaire au département de la guerre, et qui s’était également avancé vers lui, le maréchal ajouta : « Quant à vous, monsieur, votre conduite envers l’Empereur n’est pas généreuse ; peut-être vous a-t-il traité avec sévérité ; mais depuis quand venge-t-on son injure personnelle aux dépens de son pays ? »

La voix du maréchal était haute, son attitude indignée ; la vue de tous les lâches, de tous les traîtres qui, pâles de peur, se pressaient autour de lui, révoltait sa loyauté. M. de Talleyrand, craignant un éclat, s’approcha du groupe qui environnait le maréchal : « Messieurs, dit-il, songez que vous êtes ici chez l’empereur de Russie. Si vous voulez disputer... discuter, ajouta-t-il en se reprenant, descendez chez moi ! — Disputer ! qu’est-ce à dire ? répliqua le maréchal en laissant tomber sur le prince de Bénévent un regard de hauteur et de mépris. Quant à discuter, monsieur, c’est parfaitement inutile ; mes camarades et moi, nous ne reconnaissons pas votre gouvernement provisoire. »

Marmont s’était présenté avec les deux maréchaux et Caulaincourt à l’hôtel Samt-Florentin, mais il ne les avait point suivis dans le cabinet d’Alexandre. Il était revenu les attendre à l’hôtel du prince de la Moskowa. Quand ils y rentrèrent, Marmont venait d’apprendre, par le colonel Fabvier, la défection de son corps d’armée. « Je donnerais un bras, s’écria-t-il en apercevant les plénipotentiaires, pour réparer la faute de mes généraux. — Dites le crime, répliqua Macdonald ; et la tête, dans tous les cas, ne serait pas de trop. »

Non-seulement la défection des régiments composant le corps du duc de Raguse enlevait à l’Empereur près du cinquième de ses soldats, mais Fontainebleau restait à découvert, et Napoléon se trouvait à la discrétion des Alliés.

On a fort diversement expliqué ce fatal épisode ; les détails en sont restés fort ignorés, jusqu’ici[5] ; avant de les dire, nous reproduirons l’explication donnée par le duc de Raguse lui-même dans un Mémoire justificatif, opuscule de quelques pages, qu’il fit d’abord paraître dans le Moniteur de Gand du 18 avril 1815, et qu’il répandit ensuite en France, plusieurs semaines après le retour de l’Empereur de l’île d’Elbe. Arrivé, dans le cours de son récit, à la visite des trois plénipotentiaires lors de leur passage à Essonne, le maréchal s’exprime en ces termes :

« ... Le duc de Tarente, le prince de la Moskowa et le duc de Vicence arrivèrent chez moi à Essonne. Ils m’apprirent que l’Empereur venait d’être forcé à signer son abdication, et qu’ils allaient, à ce titre, négocier la suspension des hostilités. Je leur fis connaître les arrangements pris avec le prince de Schwartzenberg, et je leur déclarai alors que, puisqu’ils étaient d’accord pour un changement que le salut de l’État demandait, et qui était le seul objet mes démarches, je ne me séparerais jamais d’eux. Le duc de Vicence exprima le désir de me voir les accompagner à Paris, pensant que mon union avec eux, d’après ce qui venait de se passer (le traité avec Schwartzenberg), serait d’un grand poids ; je me rendis à leur désir, laissant le commandement de mon corps d’armée au plus ancien général de division, lui donnant l’ordre de ne faire aucun mouvement, et lui annonçant mon prochain retour. J’expliquait mes motifs au prince de Schwartzenberg, qui, plein de loyauté, les trouva légitimes et sans réplique, et je remplis la promesse que j’avais faite à mes camarades. À huit heures du matin, un de mes aides de camp arriva et m’annonça que, contre mes ordres formels et malgré ses plus instantes représentations, les généraux avaient mis les troupes en mouvement pour Versailles, à quatre heures du matin, effrayés qu’ils étaient des dangers personnels dont ils croyaient être menacés et dont ils avaient eu l’idée par l’arrivée et le départ de plusieurs officiers d’état-major venus de Fontainebleau. — La démarche était faite et la chose irréparable.

Voilà le récit fidèle et vrai de cet événement, qui a eu et aura une si grande influence sur toute ma vie. »

Le Mémoire justificatif de Marmont porte la date du 1er avril 1815. À cette époque, les généraux qu’il accusait d’avoir mis les troupes en mouvement contre ses ordres formels, malgré les plus instantes représentations de son aide de camp (Fabvier), étaient tous vivants. L’Empereur venait de ressaisir la couronne ; personne ne pouvait prévoir la catastrophe de Waterloo : toutes les chances, au contraire, semblaient être pour le succès durable de la cause impériale. Il y a plus : quelques-uns des généraux accusés étaient employés dans l’armée qui devait bientôt entrer en campagne ; pas un d’eux cependant ne protesta, tous acceptèrent l’accusation. C’est que le duc de Raguse disait vrai ; les faits avancés par lui étaient rigoureusement exacts ; il ne taisait que les noms des coupables. Ces noms, l’histoire doit les dire ; les chefs qui, sous l’empire du sentiment de terreur dont parle le duc de Raguse, entraînèrent le 6e corps à Versailles, dans la nuit du 4 au 5 avril, furent :

Les généraux de division Souham, commandant en chef par intérim, Bordesoulle, Compans, Digeon (de l’artillerie), Ledru des Essarts, et le général de brigade, chef d’état-major, Meynadier.

Voici ce qui s’était passé.

La contrainte morale à laquelle avait cédé l’Empereur en abdiquant pesait à sa fierté. La régence, d’ailleurs, pouvait ne pas être acceptée ; dans le secret de son cœur, peut-être même espérait-il un refus. Dans tous les cas, sa position militaire devait rester forte. Le soir du 4 avril, vers les cinq heures, désireux de se tenir prêt à tout événement, il dépêcha aux avant-postes son premier officier d’ordonnance, le colonel Gourgaud. Le colonel était chargé de voir Marmont, resté à Essonne, puisque l’Empereur n’avait reçu aucune nouvelle de lui ni des plénipotentiaires ; de visiter également le maréchal Mortier, dont le quartier général était à Mennecy ; de recueillir leurs rapports sur la position des corps alliés placés devant eux ; puis, dans le cas où l’ennemi semblerait ne préparer aucun mouvement, d’engager les deux maréchaux à venir souper à Fontainebleau. Reçu, à son arrivée chez Marmont, par le colonel Fabvier, Gourgaud s’étonna de ce que le duc de Raguse eût quitté son poste, en des circonstances aussi graves, sans en avertir l’Empereur. Il insistait sur le péril possible de cet abandon, quand parut un officier porteur d’une dépêche du général de brigade Lucotte. Ce général avait remplacé le duc de Padoue (général Arrighi), renversé de cheval par un coup d’obus à la bataille du 30 mars, dans le commandement d’une division de réserve attachée au 6e corps, et qui gardait alors le pont et la ville de Corbeil. La venue de cette dépêche parut à Gourgaud accuser plus haut que tout ce qu’il pouvait dire l’absence du duc de Raguse. « Il faut l’ouvrir, dit-il à Fabvier ; peut-être annonce-t-elle une attaque de l’ennemi sur Corbeil. » Fabvier déchira l’enveloppe ; elle renfermait quelques lignes du général, ainsi qu’une copie de l’ordre du jour adressé par le maréchal à tous les commandants de division, pour leur annoncer l’abdication de l’Empereur. Cette copie, faite à la hâte, mal écrite, avait éveillé les soupçons de Lucotte. « Je vous envoie, écrivait il au maréchal, une pièce qui vient de me parvenir et qui me semble une manœuvre de l’ennemi. L’Empereur ne saurait avoir abdiqué ; je ne peux croire à un pareil malheur. » Fabvier reconnaissait les inconvénients qui pouvaient résulter du départ du maréchal, et dit au colonel Gourgaud que, pour les prévenir, au moins en partie, il se placerait immédiatement aux avant-postes, et se mettrait ainsi en mesure, à la moindre alerte, de hâter le retour de Marmont. Au bout de quelques instants d’intime causerie avec le premier officier d’ordonnance, son camarade et son ami[6], l’aide de camp du maréchal alla, en effet, prendre son poste d’observation à l’extrême avant-garde ; sur la route même de Paris, et Gourgaud, remontant à cheval, parcourut les lignes avancées, puis se rendit au logement de Souham, chargé, nous l’avons dit, du commandement du 6e corps, comme le plus ancien général de division. Arrêté par deux grenadiers de faction à la porte, on lui dit que Souham venait de sortir pour visiter quelques postes ; il n’insista pas et prit le chemin de Mennecy. Il faisait nuit quand il y arriva ; le duc de Trévise était à souper. Gourgaud lui exposa sa mission ; le maréchal le fit reposer quelques instants, et tous deux partirent ensuite pour Fontainebleau.

Officier de la plus brillante bravoure, non-seulement le colonel Gourgaud figurait au premier rang, par sa capacité, dans l’état-major particulier de l’Empereur ; mais jeune, infatigable, caractère énergique et sûr, il était connu de toute l’armée pour l’officier de l’intime confiance de Napoléon. Sa présence inopinée au milieu du 6e corps en un pareil moment et à pareille heure, sa visite des principaux postes et des lignes du 6e corps, avaient alarmé Souham et les autres généraux de division. Complices, nous l’avons dit, du traité fait par le maréchal avec le prince de Schwartzenberg, leur conscience troublée vit dans la mission du colonel et dans l’ordre qui appelait, le soir même, Marmont à Fontainebleau, l’indice d’un danger qui devait probablement les atteindre. Plus de doute : l’Empereur soupçonnait la négociation, s’il ne la connaissait pas. La crainte de châtiments mérités les agitait déjà, quand vint une dépêche du maréchal Berthier, qui reproduisait l’invitation faite au duc de Raguse de se rendre au quartier impérial. Il était d’usage, lorsque l’Empereur chargeait un officier d’un ordre verbal pour un chef de corps, de transmettre cet ordre en double et par écrit, par la voie hiérarchique de l’état-major général. Le fait de cette dépêche n’avait donc rien que de naturel. Mais, dominés par le sentiment de leur faute et du péril auquel elle les exposait, Souham et les autres généraux perdirent tout sang-froid ; le simple envoi de cette ampliation prit à leurs yeux un caractère d’insistance qui porta leur terreur au comble ; tous virent la mort pour le lendemain ; ils résolurent de se mettre en sûreté.

En 1814, le souper était encore dans les habitudes de la vie. Souham se chargea de réunir à sa table les officiers supérieurs de tous les corps d’infanterie, Bordesoulle ceux de la cavalerie. Ces officiers se rendirent à l’invitation ; ils ignoraient la négociation avec Schwartzenberg, ainsi que l’abdication de l’Empereur : l’ordre du jour qui transférait le quartier général impérial au delà de Ponthierry leur était seul connu. Pas un d’eux ne fut donc surpris lorsque le général, dont ils étaient les convives, leur annonça que, dans la nuit même, toute l’armée impériale se mettrait en marche sur Paris. Des transports de joie éclatèrent à cette nouvelle. Enfin, on allait se battre ! Le repas se prolongea au milieu des plus patriotiques effusions et de toasts nombreux portés à l’Empereur et à son triomphe infaillible. Vers minuit, quelques colonels voulurent se retirer pour prendre un peu de repos. On les retint. L’Empereur, leur dit-on, devait arriver à Essonne avec le gros de l’armée, dès la pointe du jour ; le 6e corps, désigné pour former l’avant-garde, était forcé de se mettre en mouvement vers les trois heures du matin : il devenait donc inutile de se coucher. On attendit. À l’heure indiquée, les troupes prirent les armes, et le corps d’armée, échelonné par brigades, ayant la division de cavalerie de Bordesoulle en tête, prit, vers les trois heures et demie du matin, la route de Paris. Il était nuit noire.

On a vu que le colonel Fabvier s’était placé aux avant-postes. Étonné de la marche de ces troupes, et n’obtenant aucune réponse satisfaisante des différents officiers qu’il essayait d’interroger, il franchit le pont d’Essonne que traversait alors un régiment d’infanterie, et trouva, à la gauche du pont, réunis autour d’un feu de bivac allumé à la porte d’un cabaret, plusieurs généraux, parmi lesquels étaient Bordesoulle, Compans et Souham. Il demanda d’un ton respectueux à ce dernier la cause du mouvement qui s’opérait. « Je n’ai pas l’habitude, répondit Souham, de rendre compte de mes actes à mes inférieurs. » Le colonel insista. « Marmont s’est mis en sûreté, ajouta Souham ; je suis de haute taille, moi, et je n’ai nulle envie de me voir raccourcir de toute la tête. » Fabvier ne se tint pas pour battu ; il répliqua que les généraux n’avaient rien à craindre pour leur sûreté. Un escadron de gendarmerie d’élite était la seule force qu’on pût envoyer contre eux. En faisant immédiatement passer leurs bagages de l’autre côté de la rivière, ne pouvaient ils pas, à la moindre alerte, franchir, à leur tour, les quelques pas qui les séparaient des grand’gardes de l’ennemi ? Que risquaient-ils donc de laisser les troupes dans leurs positions, et d’attendre ? Compans était de cet avis. « Tout cela est bel et bon, s’écria Souham en jurant ; mais le vin est tiré, il faut le boire ! » Fabvier annonça l’intention d’aller avertir le duc de Raguse ; les généraux lui dirent qu’ils ne s’y opposaient pas ; le colonel partit rapidement pour Paris.

Cependant les troupes continuaient leur mouvement. La route, contre leur attente, était sans obstacles : les régiments d’avant-garde avançaient sans avoir à répondre au moindre Qui vive ! Seulement, un bruit étrange qui leur venait de chaque côté du chemin, et dont l’obscurité les empêchait de se rendre compte, tenait leur attention en éveil. Enfin, à la hauteur de Petit-Bourg l’aube du jour parut. Nos soldats regardèrent autour d’eux ; d’abord ils se crurent dupes d’une illusion ; bientôt un sentiment de vague inquiétude ralentit leur marche ; au bout de quelques instants, ils s’arrêtèrent frappés de stupeur ! Les deux côtés de la route étaient bordés par plusieurs lignes de troupes rangées en bataille ; ces troupes, c’était l’ennemi ; le 6e corps se trouvait au milieu de l’armée russe ! Pour comble de honte, les Alliés rendaient les honneurs militaires à nos régiments ; leurs fantassins portaient les armes, leurs cavaliers avaient le sabre haut, des fanfares éclataient sur toute cette double ligne. Le 39e dragons occupait la tête de la division Bordesoulle ; un général commanda de rendre le salut et d’avancer. « Si mes dragons tirent le sabre, s’écria le colonel Ordener, ce sera pour charger ! » Le général n’insista pas. Rétrograder était impossible. Ces braves gens, si ardents, si fiers quelques minutes auparavant, se remirent en marche, la rage au cœur. Arrivés à la Belle-Épine, point d’intersection du pavé de Choisy-le-Roi, on leur fit quitter la route de Paris et prendre le chemin de Versailles. Les généraux alliés, nous n’avons sans doute pas besoin de le dire, avaient été prévenus de cette marche, par les meneurs du 6e corps, dès les premières heures de la nuit.

Si l’aube du jour n’était venue pour l’avant-garde qu’après une heure et demie de marche, elle arriva assez à temps pour empêcher l’arrière-garde de s’engager trop loin. Cette arrière-garde, formée par le corps de partisans que commandait le général Chastel, et dont faisait partie un certain nombre de Polonais, rebroussa brusquement chemin dès qu’elle aperçut les lignes russes, et ne s’arrêta qu’au pont d’Essonne, qu’elle mit immédiatement en état de défense.

Cette petite troupe ne fut point la seule qui parvint à échapper à la trahison. Le général Lucotte avait reçu de Souham l’ordre de suivre, avec sa division de réserve, le mouvement des autres divisions du 6e corps. Non-seulement Lucotte désobéit, mais il s’empressa de publier un ordre du jour où se trouvaient les passages suivants :

« La nuit dernière, des corps entiers ont quitté leurs positions. Chargé d’occuper Corbeil, je suis resté fidèle avec vous à mon poste...

...Les braves ne désertent jamais, ils doivent mourir à leur poste. »

Par une coïncidence bizarre et qui témoigne de l’incertitude qui régnait alors dans les actes du gouvernement provisoire, cet ordre du jour qui flétrissait la désertion des autres généraux du 6e corps fut inséré sans commentaires et comme pièce officielle au Moniteur du 7 avril, dans le même numéro qui contenait les pièces de la négociation entre Marmont et Schwartzenberg, ainsi qu’une lettre du maréchal Ney dont nous aurons à parler plus loin.

La joie fut grande parmi les nombreux visiteurs de l’hôtel Talleyrand lorsque, dans cette matinée du 5 avril, ils apprirent à la fois la défection du corps de Marmont et le rejet absolu de la régence. L’ivresse, toutefois, fut de courte durée. Plusieurs aides de camp accourus à toute bride ne tardèrent pas à annoncer que le 6e corps était en pleine révolte.

En arrivant à Versailles, le général Bordesoulle s’était empressé d’écrire au duc de Raguse la lettre suivante :

« Versailles, 5 avril 1814.

Monseigneur,

M. le colonel Fabvier a dû dire à Votre Excellence les motifs qui nous ont engagés à exécuter le mouvement que nous étions convenus de suspendre jusqu’au retour de MM. le prince de la Moskowa et les ducs de Tarente et de Vicence. Nous sommes arrivés à Versailles avec tout ce qui compose le corps ; absolument tout nous a suivis et avec connaissance du parti que nous prenions, l’ayant fait connaître à la troupe avant de marcher.

Maintenant, monseigneur, pour tranquilliser les officiers sur leur sort, il serait urgent que le gouvernement provisoire fit une adresse proclamative à ce corps, et qu’en lui faisant connaître sur quoi il peut compter, on lui fit payer un mois de solde ; sans cela, il est à craindre qu’il ne se débande.

Messieurs les officiers généraux sont tous avec nous, M. Lucotte excepté. Ce joli monsieur nous avait dénoncés à l’Empereur.

J’ai l’honneur d’être, monseigneur, etc.

Le général de division, comte Bordesoulle.

En entraînant leurs régiments au milieu de l’ennemi, les généraux de Marmont avaient surtout cédé à la fausse conviction où ils étaient que l’Empereur connaissait le traité fait avec Schwartzenberg. Qui pouvait l’avoir prévenu ? Un seul général, Lucotte, avait refusé de les suivre ; les soupçons, dans les premières heures, se portèrent sur lui. Or l’Empereur, la veille au soir et dans le courant de la nuit, ne savait rien du traité ; il le connut seulement quand la désertion était accomplie ; Lucotte n’avait donc pu l’en avertir. Quant aux officiers et aux soldats du 6e corps, la retraite précipitée de l’arrière-garde, et les faits qui nous restent à raconter prouvent surabondamment que pas un de ces braves gens n’était le complice du général Bordesoulle.

Pendant que ce chef calomniait ainsi un de ses collègues et la troupe, dans le but sans doute d’amoindrir aux yeux du maréchal la gravité de sa désobéissance, les soldats, rassemblés en groupes tumultueux sur les promenades et sur les principales places de Versailles, s’emportaient contre leurs généraux et demandaient à rejoindre l’Empereur. D’un autre côté, les colonels de toutes armes, convoqués par leur collègue Ordener, se réunissaient chez ce dernier, et convenaient d’emmener le 6e corps à Rambouillet pour gagner ensuite Fontainebleau. La direction des troupes fut déférée à Ordener, qui prit aussitôt le commandement. Peu d’instants après, tous les régiments, infanterie, cavalerie et artillerie, quittaient Versailles aux cris répétés de Vive l’Empereur !

Cette révolte était de nature à tout remettre en question ; elle pouvait décider la reprise des hostilités et imprimer aux efforts des troupes impériales indignées, furieuses, une énergie dont il était impossible de calculer les suites. Marmont, que la nouvelle des événements d’Essonne avait d’abord atterré, fut immédiatement entouré par les membres du gouvernement provisoire, qui le supplièrent d’intervenir ; il céda à ces instances. Jusque-là, ses généraux étaient allés plus loin que lui-même dans la défection : il eut le triste courage de sacrifier jusqu’au bénéfice de cette position en consentant à arrêter la marche de son corps et à prendre ainsi l’entière responsabilité hiérarchique et morale du mouvement. Se jetant aussitôt dans une voiture, il courut à Versailles, qu’il traversa sans s’arrêter, atteignit ses régiments à deux lieues au delà de cette ville, au hameau de Trappes, et, allant droit au colonel Ordener, le menaça de le faire arrêter, puis traduire devant un conseil de guerre pour usurpation de commandement[7]. « Je vous en défie ! » s’écria Ordener, qui se laissa alors emporter aux paroles les plus violentes. Cette résistance déconcerta Marmont, qui, invoquant alors son droit de commandement, et s’adressant aux officiers et aux soldats qui l’entouraient, leur rappela ses services, ses blessures, et leur demanda si c’était un maréchal dévoué comme lui que l’on pouvait soupçonner de vouloir trahir les intérêts de l’armée. « Le 6e corps n’a quitté Essonne, dit-il en terminant, que pour hâter la paix ; elle va se conclure, croyez-en la parole de votre général. Obéissez-lui, et tout sera oublié. » Les soldats, entraînés, se replacèrent sous l’autorité du maréchal, qui ne les quitta qu’après leur avoir fait abandonner le chemin de Rambouillet et prendre la route de Normandie.

Son retour était vivement attendu. L’alarme était revenue parmi les Sénateurs et les membres du gouvernement provisoire ; les souverains eux-mêmes montraient de l’inquiétude. Enfin le duc de Raguse parut. Voici en quels termes un personnage déjà cité, et témoin oculaire, raconte l’ovation qui accueillit le maréchal à son arrivée dans les salons de M. de Talleyrand : « Quinze ans sont passés, et il me semble encore assister à cette scène : tout le monde avait fini de dîner ; il se mit seul à table devant un petit guéridon placé exprès au milieu de la salle et sur lequel on le servit. Chacun de nous allait causer avec lui et le complimenter. Il fut le héros de cette journée[8]. » Déplorable triomphe qui a fait maudire le nom de ce maréchal par tout un peuple, et qui laissera sur sa mémoire une tache éternelle !

La défection du 6e corps, dans la nuit du 4 au 5 avril, ne fit point la chute de Napoléon ; la prise de Paris et l’abdication avaient déjà brisé le sceptre entre les mains de ce souverain. L’établissement impérial, toutefois, restait encore debout ; et ce fut le duc de Raguse qui porta le coup de mort à cette cause, en apaisant, au profit du gouvernement provisoire, la patriotique révolte de ses soldats. En d’autres termes, Napoléon avait cessé d’être Empereur le 4 avril au matin ; le 5, au soir, l’Empire, laissé en suspens pendant quelques heures, tombait à son tour, et faisait place à la Restauration. En effet, ce fut seulement à la fin de cette dernière journée, après le retour de Marmont, que les partisans improvisés des Bourbons osèrent faire décider officiellement le rappel de ces princes. Avant de dire comment cet événement s’accomplit, nous suivrons l’Empereur jusqu’à son embarquement pour l’île d’Elbe. Les quinze jours que Napoléon passa encore à Fontainebleau, longue et solitaire agonie concentrée dans les murs de ce palais, et dont les angoisses furent alors ignorées de Paris comme du reste de la France, présentent un enseignement politique trop sérieux pour ne pas être racontés.

L’Empereur venait de recevoir de Paris une copie du traité convenu entre Marmont et le prince de Schwartzenberg, lorsque des officiers, expédiés par le général Chastel, lui annoncèrent la défection du 6e corps. Il voulut d’abord douter. Quand la conviction fut enfin entrée dans son esprit, sa parole s’arrêta, son regard devint fixe, et il ne rompit le silence que pour laisser échapper ces mots sur Marmont, que l’on accusait d’avoir ordonné le départ des troupes : « L’ingrat ! il sera plus malheureux que moi ! » On dut le laisser seul. Quelques heures après, l’ordre suivant était lu à la tête de tous les régiments de l’armée :


ORDRE DU JOUR.
à l'armée.
« Fontainebleau, le 5 avril 1814.

L’Empereur remercie l’armée pour l’attachement qu’elle lui témoigne, et principalement parce qu’elle reconnait que la France est en lui et non pas dans le peuple de la capitale. Le soldat suit la fortune et l’infortune de son général, son honneur est sa religion. Le duc de Raguse n’a point inspiré ce sentiment à ses compagnons d’armes ; il a passé aux Alliés. L’Empereur ne peut approuver la condition sous laquelle il a fait cette démarche ; il ne peut accepter la vie et la liberté de la merci d’un sujet.

Le Sénat s’est permis de disposer du gouvernement français ; il a oublié qu’il doit à l’Empereur le pouvoir dont il abuse maintenant ; que c’est l’Empereur qui a sauvé une partie de ses membres des orages de la Révolution ; tiré de l’obscurité et protégé l’autre contre la haine de la nation.

Le Sénat se fonde sur les arides de la Constitution pour la renverser ; il ne rougit pas de faire des reproches à l’Empereur, sans remarquer que, comme premier corps de l’État, il a pris part à tous les événements. Il est allé si loin, qu’il a osé accuser l’Empereur d’avoir changé les actes dans leur publication. Le monde entier sait qu’il n’avait pas besoin de tels artifices Un signe était un ordre pour le Sénat, qui, toujours, faisait plus qu’on ne désirait de lui. L’Empereur a toujours été accessible aux remontrances de ses ministres, et il attendait d’eux, dans cette circonstance, la justification la plus indéfinie des mesures qu’il avait prises. Si l’enthousiasme s’est mêlé dans les adresses et les discours publics, alors l’Empereur a été trompé. Mais ceux qui ont tenu ce langage doivent s’attribuer à eux-mêmes les suites de leurs flatteries.

Le Sénat ne rougit pas de parler de libelles publiés contre les gouvernements étrangers ; il oublie qu’ils furent rédigés dans son sein ! Si longtemps que la fortune s’est montrée fidèle à leur souverain, ces hommes sont restés fidèles, et nulle plainte n’a été entendue sur les abus du Pouvoir. Si l’Empereur avait méprisé les hommes, comme on le lui a reproché, alors le monde reconnaîtrait aujourd’hui qu’il a eu des raisons qui motivaient son mépris. Il tenait sa dignité de Dieu et de la nation ; eux seuls pouvaient l’en priver ; il l’a toujours considérée comme un fardeau, et, lorsqu’il l’accepta, ce fut dans la conviction que lui seul était à même de la porter dignement.

Le bonheur de la France paraissait être dans la destinée de l’Empereur ; aujourd’hui que la fortune s’est décidée contre lui, la volonté de la nation seule pourrait le persuader de rester plus longtemps sur le trône. S’il se doit considérer comme le seul obstacle à la paix, il fait volontiers ce dernier sacrifice à la France. Il a en conséquence envoyé le prince de la Moskowa et les ducs de Vicence et de Tarente à Paris, pour entamer la négociation. L’armée peut être certaine que l’honneur de l’Empereur ne sera jamais en contradiction avec le bonheur de la France. »

Aucun des adversaires du régime impérial n’a fait ressortir avec plus d’amertume les fautes de l’Empereur et les vices de son gouvernement. Ces aveux de Napoléon sont la condamnation de tout son règne ; ils font comprendre ses revers et sa chute, et, s’ils n’absolvent pas les hommes, ils justifient l’événement.

Nous avons dit que les trois plénipotentiaires de l’Empereur, en quittant Alexandre, étaient rentrés se reposer à l’hôtel du maréchal Ney. Ils revinrent à Fontainebleau dans la soirée. Ce fut Ney qui se chargea d’annoncer à Napoléon qu’on exigeait de lui une abdication pure et simple, sans autre condition que la garantie de sa sûreté personnelle. Sa parole fut sans ménagement. Il venait, au reste, de s’engager. Avant d’entrer dans le cabinet de l’Empereur, il avait écrit à M. de Talleyrand pour lui annoncer sa résolution d’embrasser « la cause des anciens rois[9]. » Macdonald et Caulaincourt, en confirmant le rejet de la régence, s’efforcèrent, par des formes plus douces, d’amortir la violence de ce nouveau coup. Le premier mouvement de l’Empereur fut de rompre toute négociation et d’en appeler, enfin, à la chance de nouvelles batailles. « Il n’y avait plus d’illusions possibles pour l’armée ni pour ses chefs, disait-il ; les Alliés ne voulaient traiter à aucun prix. L’armée devait-elle donc rendre les armes sans combattre ? »

En effet, outre les 40,000 soldats environ qui restaient encore cantonnés autour de Fontainebleau, 15 à 20,000, on l’a vu, se trouvaient près de l’Impératrice, à Blois, ou dans les garnisons placées entre cette ville et Paris[10] ; 20,000 autres se maintenaient en arrière de Lyon ; 20,000 arrivaient d’Italie, conduits par le général Grenier ; 15,000 venaient de quitter la Catalogne avec Suchet, et 40,000, commandés par le maréchal Soult, disputaient à Wellington l’entrée des provinces du Midi. Ces troupes réunies présentaient une force de plus de 140,000 combattants, avec lesquels l’Empereur pouvait soutenir longtemps la guerre contre un ennemi lent, inquiet et susceptible d’être désuni. Ces considérations, Napoléon les opposait à la demande d’une abdication sans conditions. Durant deux jours, il résista à toutes les instances de ses plénipotentiaires. Un instant, sa pensée s’arrêta sur une retraite générale derrière la Loire. Une longue acclamation d’épouvante accueillit ce projet ; c’était, disait-on, vouloir armer la moitié de la France contre l’autre, et s’exposer à une guerre d’aventures qui, portant le ravage partout, ne pourrait finir nulle part. « Eh bien, s’il faut renoncer à défendre la France, s’écria Napoléon, l’Italie ne nous offre-t-elle pas une retraite encore digne de nous ? Veut-on m’y suivre encore une fois ? Marchons vers les Alpes ! » Ce cri, écho lointain de cette voix du génie qui avait inspiré ses premiers commandements, ne fut ni entendu ni compris. Loin de là, il servit de texte aux plus étranges commentaires. Les fautes de Napoléon étaient des fautes politiques ; les fautes militaires appartenaient à ses lieutenants ; celles-ci lui furent toutes attribuées ; on se mit à douter de la supériorité de son intelligence ; quelques-uns même osèrent accuser sa raison. Des récriminations, des murmures, éclatèrent. Ney s’emporta. Triste condition de la grandeur ! Il aurait suffi à Napoléon de quitter ses appartements impériaux, de sortir de son palais, puis de marcher, pour se voir aussitôt suivi par toute une armée enthousiaste, intrépide ; mais, confiné dans son cabinet, cerné, pour ainsi dire, par son entourage, il n’eut pas la force de secouer le joug de ses grands officiers, de se soustraire au fastueux isolement où le tenait son titre. Il consumait son temps et ses forces à lutter contre la lassitude de son haut état-major ; au lieu d’agir, il cherchait à convaincre, il discutait. À ce moment, le rôle d’Empereur, qu’il s’efforçait de prolonger, semblait anéantir chez lui les facultés du général et du soldat. Son génie, comme l’ont affirmé ses ennemis, avait-il donc besoin, pour se révéler, de la double influence du succès et de la force ? La fortune était-elle une des conditions de son audace, et, disciple du fatalisme oriental, ne savait-il que baisser la tête quand le sort venait à le frapper ? Les gens qui lui sont restés le plus dévoués et qui l’ont approché le plus près expliquent l’indécision et la faiblesse qu’il montra à cette époque de revers, comme après la bataille de Waterloo, par une prostration morale et physique, résultat de longs jours sans repos, de nombreuses nuits sans sommeil et de la prodigieuse contention d’esprit à laquelle l’avaient obligé ses efforts des derniers mois. Même pour les hommes les plus admirablement doués, les forces humaines ont leurs limites.

Sa résistance à la fin fut vaincue. « Vous voulez du repos, dit-il à ses généraux, ayez-en donc ! Hélas ! vous ne savez pas combien de douleurs vous attendent sur vos lits de duvet ! Quelques années de cette paix que vous achetez si cher vous moissonneront en plus grand nombre que ne pourrait le faire la guerre la plus désespérée[11] » S’approchant d’une espèce de guéridon placé au milieu de son cabinet, il écrivit alors sa seconde abdication ; cette pièce, dont l’original manuscrit a été conservé, est ainsi conçue :

« Les puissances alliées ayant proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l’Empereur, fidèle à son serment, déclare qu’il renonce, pour lui et ses enfants, aux trônes de France et d’Italie, et qu’il n’est aucun sacrifice, même celui de la vie, qu’il ne soit prêt à faire aux intérêts de la France. »

Ney, Macdonald et Caulaincourt furent encore chargés de porter cet acte aux souverains et de stipuler, au nom de l’Empereur, les clauses du traité qui devait régler sa position et celle de sa famille. Leur départ fut le signal d’une espèce de désertion générale. Chacun saisissait le moindre prétexte pour quitter Fontainebleau. Les uns partaient, appelés, disaient-ils, par leurs affaires particulières ; d’autres se faisaient donner une mission, ceux-ci s’absentaient dans l’intérêt de leur arme ou de leur corps ; ceux-là pour aller chercher des fonds ; d’autres, enfin, pour visiter leurs femmes ou leurs enfants malades. Tous, en arrivant à Paris, couraient porter leur adhésion au gouvernement provisoire. La solitude commença pour Napoléon. Il put enfin juger les hommes et mesurer l’étendue de sa chute. Le traité que négociaient alors ses plénipotentiaires lui était tout personnel. Hier, souverain le plus puissant du monde, il ôtait la couronne du front de ceux-ci, et donnait aux autres des royaumes : aujourd’hui, deux de ses maréchaux et son ministre des affaires étrangères discutaient avec les représentants de ces ennemis tant de fois et si longtemps vaincus, le lieu et les conditions de son exil. La pensée de ce débat révoltait sa fierté. Le colonel Gourgaud fut chargé d’aller redemander au duc de Vicence l’acte d’abdication. « À quoi bon un traité, écivait-il à Caulaincourt, puisqu’on ne veut pas régler avec moi les intérêts de la France ? Du moment qu’il ne s’agit que de ma personne, il n’y a pas de traité à faire. Je suis un vaincu. Un simple cartel suffit pour garantir ma liberté. » Gourgaud revint de Paris les mains vides ; le traité fut conclu le 11 avril. Caulaincourt l’apporta. Napoléon, en voyant le duc, réclama de nouveau son acte d’abdication. Caulaincourt lui lit observer que, dès la première séance, cette pièce, base de la négociation, avait dû être communiquée et déposée. Napoléon insista, ajoutant qu’il ne ratifierait pas. « Je ne veux pas de traité pour moi seul ! Je ne signerai pas ma honte ! » répétait-il à Caulaincourt. Vainement ce dernier épuisait tous les moyens de persuasion ; Napoléon, durant toute la journée du 12, persista dans son refus. Quel était le motif de cette résolution si subite et si ferme, quand la cause impériale était abandonnée, même par l’Empereur ? Le duc de Vicence devait l’apprendre le lendemain. Voici en quels termes le baron Fain, dans son Manuscrit de 1814, raconte un des plus saisissants épisodes du séjour de Napoléon à Fontainebleau :

« Dans la nuit du 12 au 13 avril, le silence des longs corridors du palais est tout à coup troublé par des allées et des venues fréquentes. Les garçons du château montent et descendent ; les bougies de l’appartement intérieur s’allument ; les valets de chambre sont debout. On vient frapper à la porte du docteur Yvan ; on va réveiller le général Bertrand ; on appelle le duc de Vicence, on court chercher le duc de Bassano. Tous arrivent, et sont successivement introduits dans la chambre à coucher. En vain la curiosité prête une oreille inquiète ; elle ne peut entendre que des gémissements et des sanglots qui s’échappent de l’antichambre et se prolongent sous la galerie voisine. Tout à coup le docteur Yvan sort ; il descend précipitamment dans la cour, y trouve un cheval attaché aux grilles, monte dessus et s’éloigne au galop. Voici ce qu’on raconte du mystère de cette nuit :

À l’époque de la retraite de Moscou, Napoléon s’était procuré, en cas d’accident, le moyen de ne pas tomber vivant entre les mains de l’ennemi. Il s’était fait remettre par son chirurgien Yvan un sachet d’opium[12] qu’il avait porté à son cou pendant tout le temps qu’avait duré le danger. Depuis il avait conservé avec grand soin ce sachet dans un secret de son nécessaire. Cette nuit, le moment lui avait paru arrivé de recourir à cette dernière ressource. Le valet de chambre, qui couchait derrière sa porte entr’ouverte, l’avait entendu se lever, l’avait vu délayer quelque chose dans un verre d’eau, boire et se recoucher. Bientôt les douleurs avaient arraché à Napoléon l’aveu de sa fin prochaine. C’était alors qu’il avait fait appeler ses serviteurs les plus intimes. Yvan avait été appelé aussi ; mais, apprenant ce qui venait de se passer, et entendant Napoléon se plaindre de ce que l’action du poison n’était pas assez prompte, il avait perdu la tête et s’était précipitamment sauvé de Fontainebleau. On ajoute qu’un long assoupissement était survenu, qu’après une sueur abondante les douleurs avaient cessé, et que les symptômes effrayants avaient fini par s’effacer, soit que la dose se fût trouvée insuffisante, soit que le temps en eût amorti le venin. On dit enfin que Napoléon, étonné de vivre, avait réfléchi quelques instants : Dieu ne le veut pas ! s’était-il écrié. »

Les souverains alliés attendaient avec impatience la ratification du traité. Surpris de ne pas voir revenir Caulaincourt, Macdonald, resté à Paris, se rendit à son tour à Fontainebleau. Il y arriva le 15 au matin. Lorsqu’il entra dans la chambre de l’Empereur, il le trouva assis devant la cheminée, enveloppé dans une espèce de robe de chambre en basin blanc, les pieds nus dans des pantoufles, les coudes sur les genoux, et la tête appuyée sur ses deux mains. Napoléon était immobile. Le duc de Bassano et Caulaincourt se trouvaient seuls avec lui. La rêverie qui l’absorbait était si profonde, qu’il n’entendit pas le bruit des pas de Macdonald. « Sire, dit Caulaincourt en se penchant vers l’Empereur, voici le duc de Tarente. — Ah ! c’est vous, maréchal ? » répliqua Napoléon d’une voix pénible et en se tournant lentement vers Macdonald. Sa figure était prodigieusement changée. « Mon Dieu ! Sire, s’écria le maréchal effrayé, Votre Majesté est donc indisposée ? — Oui !... j’ai passé une bien mauvaise nuit. » Le maréchal, au bout de quelque temps, parla du traité ; Napoléon demanda au duc de Vicence le double qu’il avait apporté, le lut sans faire d’observation, le ratifia ensuite sans hésiter, et dit à Macdonald : « Je ne suis plus assez riche pour récompenser vos derniers services. — Vous savez, Sire, que jamais l’intérêt ne m’a conduit. — Je le sais ; je vois maintenant combien on m’avait trompé sur votre compte ; j’entrevois aussi les motifs de ceux qui m’avaient prévenu contre vous. — Sire, je vous l’ai dit, depuis 1809, j’ai tout oublié. — C’est vrai ; mais, puisque je ne peux plus vous récompenser comme je le désirerais, je veux du moins qu’un souvenir, bien faible à la vérité, puisse vous rappeler que je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi. Vicence, ajouta Napoléon en se tournant vers Caulaincourt, demandez le sabre qui me fut donné en Égypte par Mourad-Bey et que je portais à la bataille du mont Thabor. » Constant apporta le sabre ; Napoléon le prit des mains de Caulaincourt et le remit au maréchal en lui disant : « Voilà, mon digne ami, la seule récompense que je puisse vous donner. — Sire, je le garderai toute ma vie ; et si jamais j’ai un fils, ce sera son plus bel héritage. — Donnez-moi la main, maréchal, et embrassez-moi. » Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre ; tous deux pleuraient.

Il est des services et des hommes qu’on ne récompense pas avec de l’argent. Napoléon le savait ; aussi, quand il parlait de sa fortune perdue, faisait-il seulement allusion à l’impuissance où il était désormais, comme souverain, de donner à Macdonald des marques publiques, éclatantes, d’affection et de confiance. Disons, à cette occasion, que sa pénurie était réelle. On sait qu’à la fin de 1813 il tenait en réserve, dans les caves des Tuileries, 250 millions, fruit des contributions de guerre que, par des articles secrets de ses traités, il avait frappées, avant 1810, sur l’Autriche et sur la Prusse. 100 millions avaient été versés dans les caisses publiques dès le mois de janvier 1814 ; des sommes assez importantes avaient, en outre, été données aux départements et aux communes les plus ravagées par la guerre, à des hospices, et à quelques généraux ; le général Souham, entre autres, avait sollicité et obtenu, à titre de gratification, 6,000 fr., la veille même du jour où il était passé à l’ennemi. Le reste de ce trésor, à l’exception de quelques millions emportés à Blois ou restés aux Tuileries, et dont s’empara le gouvernement provisoire, comme nous aurons à le dire dans le volume suivant, avait été dépensé pour les besoins de la dernière campagne.

Caulaincourt et Macdonald portèrent aux souverains le traité ratifié. Ney n’était point revenu. De tous les maréchaux présents à Paris ou résidant dans les départements qui pouvaient communiquer avec le gouvernement provisoire, le duc de Tarente fut le dernier qui reconnut les actes du Sénat ; il ne le fit que lorsque Napoléon eut légalement cessé d’être souverain. Son adhésion contraste, par son laconisme, avec celles qui remplissent les colonnes du Moniteur de cette époque ; il resta noble et digne jusqu’au bout ; voici les termes de cet acte :

« Dégagé de mes serments par l’abdication de l’empereur Napoléon, je déclare adhérer aux actes du Sénat et du gouvernement provisoire. »

Nous n’analyserons pas ici le traité du 11 avril ; la plupart de ses clauses, comme nous aurons à le dire plus tard, restèrent inexécutées. Nous le reproduisons, d’ailleurs, à la fin de ce volume, en même temps que les ratifications de l’Empereur, du gouvernement provisoire, du gouvernement royal et du gouvernement anglais. Nous dirons seulement que Napoléon, pour quitter Fontainebleau, dut attendre la ratification de la cour de Londres ; elle ne parvint à Paris que le 17 et fut notifiée le 19. Le soir même, les commissaires destinés à accompagner l’Empereur jusqu’à son embarquement pour l’île d’Elbe arrivèrent à Fontainebleau.

Les sept jours écoulés depuis le matin où lui-même avait ratifié le traité se passèrent, pour Napoléon, dans une solitude presque complète. Seuls, de tous ses ministres, les ducs de Vicence et de Bassano ne l’abandonnèrent pas ; ils demeurèrent jusqu’au dernier moment auprès de lui, redoublant, pour sa personne, de soins, de respects et d’égards. Macdonald, Mortier et Moncey furent également les seuls maréchaux qui vinrent alors lui rendre visite. Berthier, aussi, était d’abord resté. L’Empereur, après son abdication, ne croyant pas devoir continuer à donner directement des ordres aux troupes, avait confié le commandement de l’armée à ce maréchal, qu’il avait grandi jusqu’à en faire un prince souverain[13]. Ce fut dans un souper où Berthier assistait que Napoléon lui annonça les nouvelles fonctions qu’il venait de lui conférer. Le prince de Neufchâtel remercia, et, après la première effusion de sa reconnaissance, il demanda, en hésitant, l’autorisation d’aller le lendemain à Paris ; elle lui fut immédiatement accordée. « Mais vous ne ferez pas comme les autres, monsieur le maréchal, ajouta Napoléon avec un sourire qui n’était pas sans tristesse, vous tiendrez votre promesse ; je vous reverrai, n’est-ce pas ? — Oh ! Sire, s’écria Berthier, comment pouvez-vous croire... » Il n’acheva pas sa phrase, tant semblait forte l’émotion que lui causait ce doute sur son attachement et sa fidélité ; il y avait des larmes dans sa voix. — Avons-nous besoin d’ajouter que Berthier partit et ne revint pas ? Il envoyait ses ordres de Paris. Confiné dans la bibliothèque du palais, Napoléon ne la quittait que pour se promener dans le petit jardin renfermé entre l’ancienne galerie des Cerfs et la chapelle, ou pour parcourir la galerie où se tenaient les personnes encore attachées à son service ainsi que le petit nombre d’officiers généraux restés à Fontainebleau. Il causait de toute chose, avec tous, familièrement et dans le plus grand calme. Une légère émotion l’agitait pourtant chaque fois qu’il entendait une voiture rouler dans les cours ; il demandait si ce n’était pas Cambacérès, Clarke, Fontanes, Molé, ou quelque autre de ceux qu’il avait tant comblés, qui venaient lui faire leurs adieux. Son espérance se trouvait toujours trompée : il était tombé ; un nouveau pouvoir s’élevait ; c’était aux représentants de ce pouvoir que ses courtisans et ses flatteurs de la veille portaient maintenant les hommages et les louanges dont ils l’avaient si longtemps enivré.

Ces déceptions, quelque résignation qu’il affectât, n’étaient pas sans amertume. On raconte que, le 13 avril, le jour même de la ratification du traité, causant de Marmont, il opposait à la conduite de ce maréchal la patriotique attitude du général Lucotte. Tombé dans la disgrâce de l’Empereur pour nous ne savons quel manquement à l’étiquette, le général Lucotte avait mis le comble à la colère de Napoléon en se permettant de discuter avec lui un ordre qui lui semblait injuste. Lucotte n’avait que son épée pour fortune ; malgré ses services et sa vie irréprochable, il dut quitter les troupes impériales pour entrer dans l’armée du roi Joseph, en conservant toutefois son grade de général de brigade. Plusieurs actions brillantes lui firent donner, par ce frère de l’Empereur, le grade de général de division. Rentré en France avec le maréchal Soult, Lucotte était au nombre des officiers généraux attachés aux deux divisions qui furent retirées de l’armée d’Espagne pour faire la campagne de France à laquelle elles prirent une part glorieuse. La prévention de l’Empereur le suivit sur ce nouveau champ de bataille ; on l’obligea de reprendre son ancien grade. « Voyez ! disait l’Empereur à cette occasion, j’ai été injuste, dur, envers Lucotte, et il a refusé de me trahir ! Tandis que Marmont !... En vérité, je peux me vanter d’avoir bien connu les hommes ! » Un des assistants, le colonel Gourgaud, s’étonna que l’Empereur n’eût pas songé, depuis les événements d’Essonne, à réparer son injustice. « Malheureusement il n’est plus temps, » dit Napoléon. Le duc de Bassano lui fit observer qu’un décret antidaté de quarante-huit heures suffirait. Le décret fut immédiatement rédigé, et Lucotte recouvra son grade de général de division. Quelques officiers firent preuve à ce moment d’une bien noble confiance quand d’autres cherchaient à se créer des titres à la bienveillance du gouvernement nouveau à l’aide de trahisons supposées ou d’une haine qu’ils n’avaient jamais eue, ces officiers venaient demander à l’Empereur des lettres de recommandation. On lisait dans celle qu’il donna, entre autres, à M. de Caraman, un de ses officiers d’ordonnance : « J’autorise M. de Caraman à me quitter. Je ne doute pas que son nouveau souverain n’ait d’utiles services à tirer de lui et à se louer de son zèle, de ses talents et de son dévouement. » Il écrivait au général polonais Kosakowski : « Je déclare avec plaisir, mon cher général, que vous m’êtes resté attaché et fidèle jusqu’au dernier moment. »

Ce fut le 20 au matin que les voitures qui devaient l’emmener vinrent se placer au pied de l’escalier de la cour du Cheval Blanc ; la garde impériale était rangée en ligne dans cette cour ; une foule immense, composée de toute la population de Fontainebleau et des villages voisins, se pressait aux grilles et dans les rues adjacentes. À onze heures et demie, les commissaires étrangers, chargés de l’accompagner, se présentèrent dans la pièce qui précédait son cabinet. On l’avertit. Quelques minutes après, le général Bertrand annonçait l’Empereur ! Toutes les personnes présentes se rangèrent aussitôt sur deux files ; Napoléon parut ; sur son passage étaient placés un petit nombre d’amis et de serviteurs, reste de la cour la plus nombreuse et la plus brillante de l’Europe ; il leur serra la main[14], traversa la galerie et descendit le grand escalier. À sa vue, les tambours battirent aux champs ; d’un geste imposant, il leur fit faire silence ; puis s’avançant vers sa garde, il éleva la voix et dit :

« Officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux ! Depuis vingt ans je vous ai constamment trouvés sur le chemin de l’honneur et de la gloire. Dans ces derniers temps comme dans ceux de notre prospérité, vous n’avez cesse d’être des modèles de fidélité et de bravoure.

Avec des hommes tels que vous, notre cause n’était pas perdue ! Mais la guerre était interminable ; c’eut été la guerre civile, et la France en fût devenue plus malheureuse. J’ai donc sacrifié nos intérêts à ceux de la patrie. Je pars ! vous, mes amis, continuez de servir la France. Son bonheur était mon unique pensée ; il sera toujours l’objet de mes vœux.

Ne plaignez pas mon sort. Si j’ai consenti à me survivre, c’est pour servir encore à votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble !... Adieu, mes enfants ! je voudrais vous presser tous sur mon cœur ! Que j’embrasse au moins votre général, votre drapeau ! »

Le général Petit s’avança, Napoléon le serra dans ses bras ; il prit une aigle et la pressa vivement contre sa poitrine. « Chère aigle ! s’écria-t-il en embrassant le glorieux emblème, que ce dernier baiser retentisse dans le cœur de tous mes soldats !

Adieu, encore une fois, mes vieux compagnons ! adieu ! »

Les yeux de Napoléon étaient humides. Toute la garde pleurait. L’émotion avait gagné jusqu’au commissaire anglais, le colonel Campbell, qui fondait en larmes. L’Empereur monta dans une voiture où se trouvait déjà le général Bertrand ; les chevaux partirent ; la garde sortit lentement de la cour du château, et la foule s’écoula en silence.

Le voyage de Napoléon jusqu’au lieu de son embarquement dura huit jours. Son passage, pendant la première moitié de la route, fut partout salué par les acclamations qui accueillaient sa présence au temps de sa grandeur : Cosnes-la-Charité, Nevers, Moulins, Roanne, entre autres villes, se firent remarquer par l’énergie de leurs manifestations ; associant l’infortune de Napoléon au sort de la patrie humiliée et vaincue, leurs habitants semblaient craindre de ne pas lui témoigner avec assez de chaleur leur attachement et leurs regrets. Chaque détachement de cavalerie qui se trouvait sur son chemin s’empressait de lui faire escorte, aussi longtemps et aussi loin que les chevaux pouvaient pousser leur course. Pour éviter ces démonstrations, dans l’intérêt même des officiers qui s’y laissaient entraîner, Napoléon précipitait sa marche, et ne s’arrêtait que lorsqu’il y était obligé par la fatigue des commissaires étrangers. Chacune de ces haltes était marquée par des réceptions où se présentaient, comme à l’époque de sa puissance, les autorités et les principaux habitants de la localité ; il les interrogeait, comme il avait l’habitude de le faire, et dans le but, sans doute, de masquer ses erreurs et ses fautes, il accusait exclusivement la trahison des malheurs de l’invasion étrangère et de la rapidité de sa propre chute : « Comment, disait-il au maire de Roanne, vous étiez ici sans soldats ? vous deviez avoir 6,000 hommes de troupes de l’armée d’Espagne. Ah ! si je n’avais été trahi que quatorze fois par jour, je serais encore sur le trône ! » L’attitude de la population changea dès qu’il fut entré dans la vallée du Rhône ; aux acclamations succéda le silence ; à mesure qu’il descendait ce fleuve, la contrainte et la froideur augmentaient ; sur quelques points, on pouvait même apercevoir une expression de haine dans la contenance des habitants. Toutefois, ce fut à Avignon qu’il reçut les premières insultes ; on s’y emporta contre lui en injures grossières et en menaces. Les habitants de la petite ville d’Orgon, qu’il dut ensuite traverser pour se rendre à Aix, ne s’en tinrent pas aux invectives ; sa vie fut menacée. Dans leur effroi, les commissaires alliés chargés de protéger sa personne jusqu’au lieu d’embarquement, le supplièrent de se prêter à un déguisement ; il consentit à revêtir l’uniforme de l’un d’eux : « Vous ne m’auriez pas reconnu sous ce costume, » dit-il à un ancien auditeur au Conseil d’État, alors sous-préfet d’Aix, et qui vint le visiter à son passage dans cette ville. « Ce sont ces messieurs, ajouta-t-il en montrant les commissaires, qui m’ont sollicité de le prendre, le jugeant nécessaire à ma sûreté. J’aurais pu avoir une escorte de trois mille hommes ; je l’ai refusée, préférant de me confier à la loyauté française. Je n’ai pas eu à me plaindre de cette confiance depuis Fontainebleau jusqu’à Avignon ; mais, depuis cette ville jusqu’ici, j’ai été insulté, et j’ai couru de sérieux dangers. Les Provençaux se déshonorent. Depuis que je suis en France, je n’ai pas eu un seul bon bataillon de Provençaux sous mes ordres ; ils ne sont bons que pour crier. Les Gascons sont fanfarons, mais ils sont braves. Dites à vos Provençaux que l’Empereur est bien mécontent d’eux. » Les insultes et les injures dont il se plaignait continuèrent à le poursuivre ; obligé de s’arrêter dans un château du département du Var, habité par quelques dames, il ne put contenir le sentiment qui l’oppressait, et leur dit en les abordant : « Il paraît que je suis pour les gens de ce pays un brigand et un scélérat ; du moins, tout le monde le dit, convenez-en, mesdames. Maintenant que la fortune m’est contraire, je suis un misérable et un tyran. Mais savez-vous ce que tout cela signifie ? J’ai voulu mettre la France au-dessus de l’Angleterre ; voilà tout. » Les indignes outrages qu’il eut à subir dans cette partie du Midi ne cessèrent qu’à Fréjus : les habitants de cette petite ville l’accueillirent avec le respect qui lui était dû ; les autorités s’empressèrent de venir le saluer : « Vous voyez Napoléon, ce maître du monde, dit-il au maire ; le voilà aujourd’hui empereur de l’île d’Elbe ! que pense-t-on ici de cet événement ? — Sire, on croit que vous vous êtes perdu par les droits réunis et par la guerre. — Je le sais, mais trop tard ; cependant je n’ai jamais fait que prévenir mes ennemis, étant sûr d’être attaqué par eux, si je ne les attaquais pas le premier. Au surplus, j’ai été trahi. Je suis content de la réception qu’on m’a faite dans cette ville. Je regrette que Fréjus soit en Provence. »

Ce fut le 28 avril que Napoléon s’embarqua au petit port de Saint-Raphau, au même lieu où, quinze ans auparavant, à son retour d’Égypte, il avait débarqué pour aller saisir le pouvoir dont l’Europe victorieuse venait de le déposséder. Éternel résultat de passions sans mesure, d’une puissance sans limites, et leçon toujours perdue ! Lorsque, le 22 juin 1812, Napoléon avait franchi le Niémen pour aller porter la guerre jusqu’aux extrémités du continent européen, son front était ceint d’une double couronne : Empereur, ses États s’étendaient des bouches de l’Elbe aux bouches du Tibre ; la Hollande était française ; la capitale du Monde catholique, Rome, était devenue le simple chef-lieu d’un département français ; Roi d’Italie, il ne régnait pas seulement sur la Lombardie et les anciens États vénitiens ; une de ses sœurs occupait le trône de Naples, et il avait, en outre, assis deux de ses frères sur les trônes d’Espagne et de Westphalie ; Protecteur de la Confédération Helvétique, et Médiateur de la Confédération du Rhin, ses ordres étaient des lois pour la Suisse, pour la moitié de l’Allemagne, et leurs soldats n’avaient pas d’autre drapeau que le sien ; enfin, il entraînait à sa suite, contre la Russie, les armées de l’Autriche et les armées de la Prusse. Vingt-deux mois seulement s’étaient écoulés et tous ces trônes, si péniblement élevés, se trouvaient abattus ; toutes les provinces qu’il avait conquises ou absorbées étaient perdues ; sa double couronne était brisée ; et de toute cette fortune prodigieuse, de tous ces vastes États, de tous ces immenses domaines, il ne lui restait plus que l’imperceptible îlot qu’il tenait de la pitié de ses ennemis, et vers lequel alors cinglait son navire.


FIN DU TOME PREMIER.

DOCUMENTS HISTORIQUES
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TRAITÉ DU 11 AVRIL 1814

CONNU SOUS LE NOM DE TRAITÉ DE FONTAINEBLEAU.

S. M. l’empereur Napoléon, d’une part ; et LL. MM. l’empereur d’Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, l’empereur de toutes les Russies, et le roi de Prusse, stipulant, tant en leur nom qu’en celui de tous les alliés, de l’autre ; ayant nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir :

S. M. l’empereur Napoléon : les sieurs Armand-Augustin-Louis de Caulaincourt, duc de Vicence, son grand écuyer, sénateur, ministre des relations extérieures, grand-aigle de la Légion d’honneur, chevalier des ordres de Léopold d’Autriche, de Saint-André, de Saint-Alexandre-Newsky, de Sainte-Anne de Russie, et de plusieurs autres ; Michel Ney, duc d’Elchingen et maréchal de l’Empire, grand-aigle de la Légion d’honneur, chevalier de la Couronne de fer et de l’ordre du Christ[15] ; Jacques-Étienne-Alexandre Macdonald, duc de Tarente, maréchal de l’Empire, grand-aigle de la Légion d’honneur et chevalier de la Couronne de fer ;

Et S. M. l’empereur d’Autriche, le sieur Clément-Wenceslas-Lothaire, prince de Metternich, Winebourg-Schsenhausen, chevalier de la Toison d’or, grand-croix de l’ordre royal de Saint-Étienne, grand-aigle de la Légion d’honneur, chevalier des ordres de Saint-André, de Saint-Alexandre-Newsky et de Sainte-Anne de Russie, de l’Aigle-Noir et de l’Aigle-Rouge de Prusse, grand-croix de l’ordre de Saint-Joseph de Wurzbourg, chevalier de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et de plusieurs autres, chancelier de l’ordre militaire de Marie-Thérèse, curateur de l’Académie impériale de S. M. I. et R. apostolique, et son ministre d’État des conférences et des affaires étrangères.

(Dans le traité avec la Russie sont les titres du baron de Nesselrode, et dans le traité avec la Prusse sont les titres du baron de Hardenberg.)

Les plénipotentiaires ci-dessus nommés, après avoir procédé à l’échange de leurs pleins pouvoirs respectifs, sont convenus des articles suivants :

Art. 1er. — S. M. l’empereur Napoléon renonce, pour lui et ses successeurs et descendants, ainsi que pour chacun des membres de sa famille, à tout droit de souveraineté et de domination, tant sur l’Empire français et le royaume d’Italie que sur tout autre pays.

Art. 2. — LL. MM. l’empereur Napoléon et l’impératrice Marie-Louise conserveront ces titres et qualités pour en jouir leur vie durant.

La mère, frères, sœurs, neveux et nièces de l’Empereur conserveront également, partout où ils se trouveront, les titres de princes de sa famille.

Art. 3. — L’île d’Elbe, adoptée par S. M. l’empereur Napoléon pour le lieu de son séjour, formera, sa vie durant, une principauté séparée, qui sera possédée par lui en toute souveraineté et propriété.

Il sera donné en outre en toute propriété à l’empereur Napoléon un revenu annuel de deux millions de francs en rentes sur le grand-livre de France, dont un million réversible à l’Impératrice[16].

Art. 4. — Toutes les puissances s’engagent à employer leurs bons offices pour faire respecter, par les Barbaresques, le pavillon et le territoire de l’île d’Elbe, et pour que dans ses rapports avec les Barbaresques elle soit assimilée à la France.

Art. 5. — Les duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla, seront donnés en toute propriété et souveraineté à S. M. l’impératrice Marie-Louise.

Ils passeront à son fils et à sa descendance en ligne directe ; le prince son fils prendra, dès ce moment, le titre de prince de Parme, de Plaisance et de Guastalla.

Art. 6. — Il sera réservé, dans les pays auxquels Napoléon renonce pour lui et sa famille, des domaines, ou donné des rentes sur le grand-livre de France, produisant un revenu annuel net, et déduction faite de toutes charges, de 2,500,000 francs. Ces domaines ou rentes appartiendront en toute propriété, et pour en disposer comme bon leur semblera, aux princes et princesses de sa famille, et seront répartis entre eux, de manière à ce que le revenu de chacun soit dans la proportion suivante, savoir : `

À Madame mère, 300,000 francs ;

Au roi Joseph et à la reine, 500,000 francs ;

Au roi Louis, 200,000 francs ;

À la reine Hortense et à ses enfants, 400,000 francs ;

Au roi Jérôme et à la reine, 500,000 francs ;

À la princesse Élisa, 300,000 francs ;

À la princesse Pauline, 300,000 francs.

Les princes et princesses de la famille de l’empereur Napoléon conserveront en outre tous les biens, meubles et immeubles, de quelque nature que ce soit, qu’ils possèdent à titre particulier, et notamment les rentes dont ils jouissent, également comme particuliers, sur le grand-livre de France, ou le Monte-Napoleone de Milan[17].

Art. 7. — Le traitement annuel de l’impératrice Joséphine sera réduit à un million, en domaines ou en inscriptions sur le grand-livre de France. Elle continuera à jouir en toute propriété de tous ses biens meubles et immeubles particuliers, et pourra en disposer conformément aux lois françaises.

Art. 8. — Il sera donné au prince Eugène, vice-roi d’Italie, un établissement convenable hors de France.

Art. 9. — Les propriétés que S. M. l’empereur Napoléon possède en France, soit comme domaine extraordinaire, soit comme domaine privé, resteront à la couronne.

Sur les fonds placés par l’empereur Napoléon, soit sur le grand-livre, soit sur la Banque de France, soit sur les actions des forêts[18], soit de toute autre manière et dont Sa Majesté fait l’abandon à la couronne, il sera réservé un capital qui n’excédera pas 2 millions, pour être employé en gratifications en faveur des personnes qui seront portées sur l’état que signera l’empereur Napoléon et qui sera remis au gouvernement français[19].

Art. 10. — Tous les diamants de la couronne resteront à la France.

Art. 11. — L’empereur Napoléon fera retourner au Trésor et autres caisses publiques toutes les sommes et effets qui auraient été déplacés par ses ordres, à l’exception de ce qui provient de la liste civile.

Art. 12. — Les dettes de la maison de S. M. l’empereur Napoléon, telles qu’elles se trouvent au jour de la signature du présent traité, seront immédiatement acquittées sur les arrérages dus par le Trésor public à la liste civile, d’après les états qui seront signés par un commissaire nommé à cet effet.

Art. 13. — Les obligations du Monte-Napoleone de Milan envers tous ses créanciers, soit Français, soit étrangers, seront exactement remplies sans qu’il soit fait aucun changement à cet égard[20].

Art. 14. — On donnera tous les sauf-conduits nécessaires pour le libre voyage de S. M. l’empereur Napoléon, de l’Impératrice, des princes et princesses, et de toutes les personnes de leur suite qui voudront les accompagner ou s’établir hors de France, ainsi que pour le passage de tous les équipages, chevaux et effets qui leur appartiennent.

Les puissances alliées donneront en conséquence des officiers et quelques hommes d’escorte.

Art. 15. — La garde impériale française fournira un détachement de 12 à 1,500 hommes de toutes armes, pour servir d’escorte jusqu’à Saint-Tropez, lieu de l’embarquement.

Art. 16. — Il sera fourni une corvette armée et les bâtiments de transport nécessaires pour conduire au lieu de sa destination S. M. l’empereur Napoléon, ainsi que sa maison. La corvette demeurera en toute propriété à Sa Majesté.

Art. 17. — S. M. l’empereur Napoléon pourra emmener avec lui, et conserver pour sa garde, 400 hommes de bonne volonté, tant officiers que sous-officiers et soldats.

Art. 18. — Tous les Français qui auront suivi S. M. l’empereur Napoléon et sa famille seront tenus, s’ils ne veulent pas perdre leur qualité de Français, de rentrer en France dans le terme de trois ans, à moins qu’ils ne soient compris dans les exceptions que le gouvernement français se réserve d’accorder après l’expiration de ce terme.

Art. 19. — Les troupes polonaises de toutes armes qui sont au service de la France auront la liberté de retourner chez elles, en conservant armes et bagages, comme un témoignage de leurs services honorables. Les officiers, sous-officiers et soldats conserveront les décorations qui leur auront été accordées et les pensions affectées à ces décorations.

Art. 20. — Les hautes puissances alliées garantissent l’exécution de tous les articles du présent traité. Elles s’engagent à obtenir qu’ils soient adoptés et garantis par la France.

Art. 21. — Le présent traité sera ratifié et les ratifications en seront échangées à Paris dans le terme de deux jours, ou plus tôt si faire se peut.

Fait à Paris, le 11 avril 1814.

Signé : Caulaincourt, duc de Vicence ;
Le maréchal duc de Tarente, Macdonald ;
Le maréchal duc d’Elchingen, Ney ;
Signé : Le prince de Metternich.

Les mêmes articles ont été signés séparément, et sous la même date, de la part de la Russie, par le comte de Nesselrode, et, de la part de la Prusse, par le baron de Hardenberg.

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II

DÉCLARATION DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

Les puissances alliées ayant conclu un traité avec S. M. l’empereur Napoléon, et ce traité renfermant des dispositions à l’exécution desquelles le gouvernement français est dans le cas de prendre part, et des explications réciproques ayant eu lieu sur ce point, le gouvernement provisoire de France, dans la vue de concourir efficacement à toutes les mesures qui sont adoptées, se fait un devoir de déclarer qu’il y adhère autant que besoin est, et garantit, en tout ce qui concerne la France, l’exécution des stipulations renfermées dans ce traité, qui a été signé aujourd’hui entre MM. les plénipotentiaires des hautes puissances alliées, et ceux de S. M. l’empereur Napoléon.

Paris, le 11 avril 1814.

Signé : Le prince de Bénévent, Dalberg, Jaucourt,
Beurnonville, Montesquiou.
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III

DÉCLARATION AU NOM DE S. M. LOUIS XVIII.

Le soussigné, ministre secrétaire d’État au département des affaires étrangères, ayant rendu compte au roi de la demande que LL. EE. messieurs les plénipotentiaires des cours alliées ont reçu de leurs souverains l’ordre de faire, relativement au traité du 11 avril, auquel le gouvernement provisoire a accédé, il a plu à Sa Majesté de l’autoriser à déclarer en son nom que les clauses du traité à la charge de la France seront fidèlement exécutées. Il a, en conséquence, l’honneur de le déclarer par la présente à Leurs Excellences.

Paris, le 31 mai 1814.

Signé : Le prince de Bénévent.
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IV

LETTRE DE LORD CASTLEREAGH À LORD BATHURST
RELATIVE AU TRAITÉ DE FONTAINEBLEAU.
Paris, le 13 avril 1814.

... Je me borne, en conséquence, pour le moment, à vous expliquer ce qui s’est passé par rapport à la destinée future et à l’établissement de Napoléon et de sa famille.

Votre Seigneurie connaît déjà l’acte d’abdication signé par Bonaparte le 4 de ce mois, et l’assurance qui lui a été donnée par l’empereur de Russie et par le gouvernement provisoire d’une pension de 6 millions de francs, avec un asile dans l’île d’Elbe. Bonaparte avait déposé cet acte entre les mains de M. de Caulaincourt et des maréchaux Ney et Macdonald, pour l’échanger contre un engagement formel de la part des Alliés, relatif à l’arrangement proposé. Les mêmes personnes étaient autorisées à consentir à un armistice et à déterminer une ligne de démarcation qui puisse en même temps être satisfaisante pour les Alliés et prévenir l’effusion inutile du sang humain.

À mon arrivée, je trouvai cet arrangement sur le point d’être adopté. On avait discuté une convention qui aurait dû être signée le même jour, si l’on avait annoncé l’approche des ministres alliés. Les motifs qui portaient à hâter la conclusion de cet acte étaient l’inconvénient, sinon le danger, qu’il y avait à ce que Napoléon demeurât à Fontainebleau, entouré de troupes qui lui restaient toujours fidèles ; la crainte d’intrigues dans l’armée et la capitale, et l’avantage qu’avait, aux yeux de beaucoup d’officiers, un arrangement favorable à leur chef, qui leur permît de l’abandonner sans se déshonorer.

Dans la nuit après mon arrivée, les quatre ministres eurent une conférence sur la convention préparée avec le prince de Bénévent. J’y fis connaître mes objections, en exprimant en même temps le désir qu’on ne crût pas que j’y insistais, au risque de compromettre la tranquillité de la France, que pour empêcher l’exécution de la promesse donnée, à cause de l’urgence des circonstances, par la Russie.

Le prince de Bénévent reconnut la solidité de plusieurs de mes objections ; mais il déclara en même temps qu’il croyait que le gouvernement provisoire ne pouvait avoir d’objet plus important que d’éviter tout ce qui pouvait, même pour un instant, prendre le caractère d’une guerre civile et qu’il pensait aussi qu’une mesure de ce genre était essentielle pour faire passer l’armée du coté du gouvernement, dans une disposition qui permit de l’employer. D’après cette déclaration et celle du comte de Nesselrode, portant qu’en l’absence des Alliés l’Empereur, son maître, avait senti la nécessité d’agir pour le mieux, en leur nom aussi bien qu’en son propre nom, je m’abstins de toute opposition ultérieure au principe de la mesure, me bornant à suggérer quelques modifications dans les détails. Je refusai cependant, au nom de mon gouvernement, d’être plus que partie accédante au traité, et déclarai que l’acte d’accession de la Grande-Bretagne ne s’étendrait pas au delà des arrangements territoriaux proposés dans le traité. On regarda comme parfaitement fondée mon observation qu’il n’était pas nécessaire que nous prissions part à la forme du traité, nommément pour ce qui regardait la reconnaissance du titre de Napoléon, dans les circonstances actuelles. Je joins maintenant le protocole et la note qui déterminent le point d’extension auquel j’ai pris sur moi de faire des promesses au nom de ma cour.

Conformément à mes propositions, la reconnaissance des titres impériaux, dans la famille, fut limitée à la durée de la vie des individus, d’après ce qui s’est observé lorsque le roi de Pologne devint électeur de Saxe.

Quant à ce qui fut fait en faveur de l’Impératrice, non-seulement je n’y fis aucune objection, mais je le regardai comme dû à l’éclatant sacrifice des sentiments de famille que l’empereur d’Autriche fait à la cause de l’Europe. J’aurais désiré substituer une autre position à celle de l’île d’Elbe pour servir de retraite à Napoléon ; mais il n’y en a pas de disponible qui présente la sécurité sur laquelle il insiste, et contre laquelle on ne pourrait faire les mêmes objections ; et je ne crois pas pouvoir encourager l’alternative dont, d’après l’assurance de M. de Caulaincourt, Bonaparte avait plusieurs fois parlé d’avoir un asile en Angleterre.

La même nuit, les ministres alliés eurent une conférence avec M. de Caulaincourt et les maréchaux ; j’y assistai. Le traité fut examiné et accepté avec des changements ; depuis il a été signé et ratifié, et Bonaparte commence, demain ou après-demain, son voyage au Midi.

Signé : Castlereagh.


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L’acte d’accession donné, au nom du gouvernement anglais, par lord Castlereagh, était ainsi conçu :

« Attendu que LL. MM. l’empereur d’Autriche, roi de Bohême et de Hongrie, l’empereur de toutes les Russies et le roi de Prusse, sont intervenus au traité conclu à Paris et signé le 11 avril de la présente année, à l’effet d’accorder, pour les termes respectivement fixés, tels qu’ils sont mentionnés dans le traité, à la personne et à la famille Napoléon Bonaparte, la possession en souveraineté de l’île d’Elbe et des duchés de Parme, de Plaisance et Guastalla, et pour régler tous autres objets ; lequel traité a été communiqué au prince régent de la Grande-Bretagne et d’Irlande par les ministres de LL. MM. II. et RR. susnommés, lesquels ministres, au nom de leurs souverains respectifs, ont engagé le prince régent à y accéder au nom et pour Sa Majesté.

S. A. R. le prince régent, ayant une pleine connaissance du contenu dudit traité, y accède au nom et pour Sa Majesté, pour autant que la chose regarde les stipulations à la possession en souveraineté de l’île d’Elbe et des duchés de Parme, de Plaisance et Guastalla ; mais Son Altesse Royale ne doit pas être considérée comme étant partie intervenante aux autres conditions et stipulations y contenues.

Donné de ma main et sous mon sceau, à Paris, le 17 avril 1814.

Par ordre de S. A. R. le prince régent, agissant au nom et pour Sa Majesté.

Signé : Castlereagh. »

FIN DES DOCUMENTS HISTORIQUES.
  1. Beau-frère d’un avocat, M. Roux-Laborie, secrétaire du gouvernement provisoire, et dont le nom se trouvera lié dans le volume suivant à l’épisode Maubreuil.
  2. Bourrienne. Mémoires, t, X, p. 95. — M. de Bourrienne, ancien secrétaire de Napoléon, avait accepté du gouvernement provisoire la direction générale des postes.
  3. « Je tiens de M. Anglès lui-même que les conspirateurs crurent un instant la partie perdue ; il avait fait charger sa voiture de voyage, persuadé que tout était fini. » Mémoires du duc de Rovigo, t. VII. — M. Anglès remplissait, sous le gouvernement provisoire, l’intérim du ministère de la police.
  4. Le général, assure-t-on, laissa échapper quelques jurons.
  5. 1843, date de la première publication de ce volume.
  6. Les colonels Gourgaud et Fabvier avaient été ensemble à l’École polytechnique et appartenaient tous deux à l’arme de l’artillerie.
  7. En consultant l’Annuaire militaire de 1843, on trouve que le colonel, qui, dans les circonstances que nous venons de rapporter, dut au suffrage de ses collègues le commandement momentané du 6e corps de l’armée impériale, est simple maréchal de camp commandant la subdivision militaire de Maine-et-Loire. En trente ans, le colonel de l’ex-30e dragons a avancé d’un grade. (Note imprimée en 1843, date de la première publication de ce volume.)
  8. Bourrienne. Mémoires, t. X, p. 109.
  9. Voici les passages essentiels de cette lettre :
    « Je me suis rendu hier à Paris avec M. le Maréchal duc de Tarente et M. le duc de Vicence, comme chargé de pleins pouvoirs pour défendre, près de S. M. l’empereur Alexandre, les intérêts de la dynastie de l’empereur Napoléon. Un événement imprévu ayant tout à coup arrêté les négociations qui, cependant, semblaient promettre les plus heureux résultats, je vis dès lors que, pour éviter à notre chère patrie les maux affreux d’une guerre civile, il ne restait plus aux Français qu’à embrasser la cause de nos anciens rois ; et c’est pénétré de ce sentiment que je me suis rendu, ce soir, auprès de l’empereur Napoléon, pour lui manifester les vœux de la nation... Demain matin, j’espère qu’il me remettra lui-même l’acte formel et authentique de son abdication ; aussitôt après, j’aurai l’honneur d’aller voir Votre Altesse Sérénissime.
    Fontainebleau, ce 5 avril, onze heures et demie du soir. »
  10. Voir la 2e note, page 310.
  11. Manuscrit de 1814, par le baron Fain.
  12. Ce n’était pas seulement de l’opium ; c’était une préparation indiquée par Cabanis ; la même dont Condorcet se servit pour se donner la mort. (Note du baron Fain.)
  13. Berthier avait reçu de l’Empereur la principauté de Neufchâtel, et, comme les souverains, ce maréchal ne signait plus ses actes publics que de son seul prénom Alexandre.
  14. Le baron Fain, dans son Manuscrit de 1814, cite les noms suivants : le général Belliard, le colonel Gourgaud, le colonel de Bussi, le colonel Anatole de Montesquiou, le comte de Turenne, le général Fouler, le baron de Mesgrigny, le baron Fain (l’auteur du Manuscrit), le lieutenant-colonel Athalin, le baron de Laplace, le baron le Lorgne d’Ideville, le chevalier Jouanne, le général Kosakowski et son compatriote le colonel Vonsowitch. — Le valet de chambre de confiance de l’Empereur, Constant, et son mameluk Roustan, avaient disparu la veille.
  15. Il est à remarquer que le maréchal Ney ne prend pas le titre de prince de la Moskowa ; on dit que ce fut par ménagement pour l’empereur Alexandre.
  16. L’Empereur ne toucha jamais rien de ces deux millions ; le gouvernement royal refusa de les lui payer.
  17. Non-seulement les membres de la famille impériale n’ont jamais rien touché, mais leurs biens particuliers, saisis par le gouvernement royal, et placés sous le séquestre, furent ensuite donnés ou retenus sans indemnité.
  18. Il faut lire : des canaux ; ces mots actions des forêts sont évidemment une erreur matérielle du copiste, puisqu’il n’a jamais existé d’actions des forêts.
  19. État des gratifications accordées par l’empereur Napoléon, conformément à l’article 9 ci-dessus.
    Savoir :
    AUX GÉNÉRAUX DE LA GARDE.
    Friant
    50,000 fr.
    Cambronne
    50,000
    Petit
    50,000
    Ornano
    50,000
    Curial
    50,000
    Michel
    50,000
    Lefebvre-Desnouettes
    50,000
    Guyot
    50,000
    Lyons
    50,000
    Laferrière
    50,000
    Colbert
    50,000
    Marin
    50,000
    Boulard
    50,000
    AUX AIDES DE CAMP.
    Drouot
    50,000
    Corbineau
    50,000
    Dejean
    50,000
    Caffarelli
    50,000
    Montesquiou
    50,000
    Bernard
    50,000
    Bussy
    50,000
    Au général Fouler, écuyer de l’Empereur
    50,000
    Au baron Fain, secrétaire du cabinet
    50,000
    Au baron Menneval, secrétaire des commandements de l’impératrice Marie-Louise
    50,000
    Au baron Corvisard, premier médecin
    50,000
    Au colonel Gourgaud, premier officier d’ordonnance
    50,000
    Au chevalier Jouanne, premier commis du cabinet
    40,000
    Au baron Yvan, chirurgien ordinaire
    40,000
    À trente officiers de la garde (état A)
    170,000
    Au service de la chambre (état B)
    100,000
    Au service des écuries (état C)
    130,000
    Au service de l’Impératrice et de la bouche (état D)
    140,000
    Au service des fourriers et du roi de Rome (état E)
    70,000
    Au service de santé de l’Empereur (état F)
    60,000
    Total
    2,000,000 fr.

    Ces gratifications n’ont jamais été payées.

  20. Cet article est la seule condition que Napoléon ait mise à son abdication du trône d’Italie ; il n’a pas été respecté.