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Vers anonymes, publiés dans le « Mercure » de 1677

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Vers anonymes, publiés dans le « Mercure » de 1677
Appendice des Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 386-388).


XVII


VERS ANONYMES,
publiés dans le mercure de 1677
et qui paraissent devoir être attribués à Corneille.


Comme on va le voir, le rédacteur du Mercure, Donneau de Visé, annonce ces vers avec une pompe qui serait fort déplacée s’il était question d’un poète ordinaire ; la pièce d’ailleurs justifie, surtout dans sa première partie, les éloges que le journaliste lui donne. Nous n’avons pas besoin de chercher beaucoup pour deviner quel est le grand poëte dont veut parler le Mercure. N’avons-nous pas vu de Visé, dès 1663, se déclarer le défenseur de Corneille[1] ? N’a-t-il pas inséré dans son recueil périodique un grand nombre de petits poëmes de notre auteur, encore inédits ou publiés seulement en feuilles volantes[2] ? Enfin, au commencement de l’année où il a fait paraître les vers qu’on va lire, n’a-t-il pas dit formellement en parlant de Corneille : « Les moindres choses de lui sont à conserver[3] ? » Voilà déjà des indices ; voyons si la pièce même les confirme. Ces vers sont adressés à Iris ; Iris, nous le savons, est la même que la Marquise ou la du Parc[4]. Dans les diverses poésies qui lui sont adressées, notre poëte ne manque presque jamais de déplorer la différence d’âge qui le sépare d’elle, et cela se comprend : elle avait environ vingt-sept ans de moins que lui[5]. Ici encore le premier vers est :

Je suis vieux, belle Iris, c’est un mal incurable ;

et un peu plus bas le poète parle de sa décrépitude. C’est là, suivant nous, le dernier opuscule adressé par Corneille à la du Parc. Une seule chose pourrait surprendre, c’est de ne le voir paraître que neuf ans après la mort de celle qui l’a inspiré ; mais ces vers touchaient à la vie privée du poëte, aux préoccupations de son âge déjà avancé : c’est ce qui les lui aura fait garder en portefeuille, et ce qui l’aura
engagé, en les accordant aux sollicitations de Donneau de Visé, à exiger que du moins ils parussent sans signature. Du reste, il eût été difficile d’en désigner plus clairement l’auteur qu’en le comparant, comme fait le Mercure à la suite des vers, au Martian de Pulchérie, vieillard amoureux, dans lequel, suivant Fontenelle, Corneille s’est dépeint lui-même[6] ? Aussi est-ce avec quelque confiance que nous présentons au lecteur, comme appartenant à notre poëte, ces vers inaperçus et oubliés.




Extrait du Mercure de mai 1677 (p. 96 et suivantes).

« Quittons un moment cette matière, et pour vous délasser de la guerre, passons au chapitre de l’amour. Voici des vers qu’il a fait faire : ils ont un tour noble qui marque les privilèges de leur source, et vous n’en avez jamais trouvé de bons, si vous n’êtes contente de ceux-ci :


Je suis vieux, belle Iris, c’est un mal incurable ;
De jour en jour il croît, d’heure en heure il accable :
La mort seule en guérit ; mais si de jour en jour
Il me rend plus mal propre à grossir votre cour,
Je tire enfin ce fruit de ma décrépitude, 5
Que je vous vois sans trouble et sans inquiétude,
Sans battement de cœur, et que ma liberté
Près de tous vos attraits est toute en sûreté.
Tel est l’heureux secours que reçoit des années
Une âme dont vos lois régloient les destinées. 10
Non que je sois encor bien désaccoutumé
Des douceurs que prodigue un cœur vraiment charmé ;
À ce tribut flatteur la bienséance oblige :
Le mérite l’impose, et la beauté l’exige ;
Nul âge n’en dispense, et fût-on aux abois, 15
Il faut en fuir la vue, ou lui payer ses droits ;
Mais ne me rangez point, alors que j’en soupire,
Parmi les soupirants dont il vous plaît de rire.
Écoutez mes soupirs sans les compter à rien.
Je suis de ces mourants qui se portent fort bien[7] : 20

Je vis auprès de vous dans une paix profonde,
Et doute, quand j’en sors, si vous êtes au monde.
Pardonnez-moi ce mot qui sent le révolté ;
Avec le cœur peut-être il est mal concerté,
Vos regards ont pour moi toujours le même charme, 25
M’offrent mêmes périls, me donnent même alarme,
Et je n’espérerois aucune guérison,
Si l’âge étoit chez vous mon seul contre-poison.
Mais grâces au bonheur de ma triste aventure,
À peine ai-je loisir d’y sentir ma blessure ; 30
Grâces à vingt amants dont chez vous on se rit,
Dès que votre œil m’y blesse, un autre œil m’y guérit.
Souffrez que je m’en flatte et qu’à mon tour je cède
Au chagrinant rival qui comme eux vous obsède,
Qui leur fait presque à tous déserter votre cour, 35
Et n’ose vous parler ni d’hymen ni d’amour.
Vous le dites du moins, et voulez qu’on le croie,
Et mon reste d’amour vous en croit avec joie :
Je fais plus, je le vois sans en être jaloux.
À votre tour, m’en croyez-vous ? 40

« Que pensez-vous, Madame, de cette galanterie ? L’auteur qui prétend que ses vieilles années lui ont acquis l’avantage d’aimer si commodément, et qui s’explique d’une manière si agréable, ne mérite-t-il pas d’être particulièrement considéré de la dame ? Il est rare de pouvoir conserver dans un âge aussi avancé que celui qu’il se donne le feu d’esprit qu’il fait paroître encore dans ces vers ; et le vieux Martian, que vous avez tant admiré dans l’admirable Pulchérie du grand Corneille, n’auroit pas parlé plus galamment, s’il avoit voulu s’éloigner du sérieux. »



  1. Voyez tome VI, p. 457 et suivantes.
  2. Voyez ci-dessus, p. 285, 308, 309, 322 et 334.
  3. Voyez ci-dessus, p. 310.
  4. Voyez ci-dessus, p. 141 et 142.
  5. Elle mourut en décembre 1668, à l’âge d’environ trente-cinq ans (voyez ci-dessus, p. 142) ; elle était donc née vers 1633.
  6. Voyez tome VII, p. 374.
  7. Il y a là comme un souvenir agréablement détourné de ce vers si connu du Menteur (acte IV, scène ii, vers 1164) :
    Les gens que vous tuez se portent assez bien.