Vers les terres neuves/Conclusion

La bibliothèque libre.
Secrétariat de l’École sociale populaire (p. 62--).

CONCLUSION

Nous avons étudié à la course quelques motifs et quelques moyens d’activer la colonisation : les vivres coûtent très cher, les Alliés auront besoin de nos producteurs pour remporter la victoire, le monde entier est menacé d’une disette de blé. Il faut économiser, il faut produire. Nous devons semer nos terres le plus possible, et semer le plus de terres possible : la culture extensive des cantons neufs doit s’ajouter à la culture intensive, que nos gens goûtent fort peu.

La guerre finie, une forte production sera encore nécessaire, rappelons-nous la cherté de la vie de 1913-14 ; il faudra payer des taxes, placer les gens sortis des usines, tous les sans-travail qui courront les soupes et les besognes municipales, qui paraderont sur le champ de mars et agaceront la police. La colonisation de nos quarante-cinq millions d’acres de forêts arpentées permettra à beaucoup d’anciens fermiers repentants de s’assurer du pain et de l’avenir, et au recensement de 1921, d’arborer une population rurale plus nombreuse que la population urbaine.

Le long coulage des Canadiens-Français doit cesser ; nous ne pouvons pas toujours nous payer le luxe d’un émiettement annuel de quinze à vingt milles jeunes gens : notre petit peuple, s’il veut être fort, doit être bloc solide et non sable poudrant. Multiplions nos résistantes et irrésistibles paroisses au Nord, à l’Est et à l’Ouest, aussi nombreuses que le permet notre natalité, cette immigration providentielle que nous avons jusqu’ici tournée contre nous. Instruisons les jeunes et les pères de famille des facilités d’acquérir de belles fermes, crions cela partout dans une propagande de journaux, d’affiches, de conférences, et le reste comme on le fait si bien pour l’Ouest. Transplantons le surplus de nos campagnes par un recrutement systématique et annuel ; groupons nos recrues par régions, aidons-les à traverser la période critique de l’établissement par tous les moyens moraux et pécuniaires ; la raison et l’expérience en indiquent beaucoup, il faut les employer tous pour être sûr de ne pas laisser échapper le bon.

Transportons ici notre sens des affaires ; soyons des agissants, ne bornons pas notre patriotisme à des applaudissements mutuels, à des critiques de nos rivaux, à des jérémiades en petits comités : les gémissements n’ont jamais rien bâti ; on n’agit sur les faits qu’avec des faits. Napoléon, traçant sur la carte de l’Europe le plan de ses campagnes, disait de ses ennemis : « C’est là que nous les battrons ! » Nous autres, quand il s’agit d’effort national et qu’on en vient à la colonisation, nous disons toujours : « C’est ici que nous serons battus ! » Il faut que cela finisse ! Nos gens doivent apprendre « non pas ce qu’on peut faire ou ne pas faire, mais ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire ». C’est avec cette science du vieux colonel Keller qu’on « sauve les choses qui vont périr et qu’on crée celles qui vivent ».

Dans la grande œuvre qui s’impose, il faut l’éveil et le concours de tous,… même de nos chefs. Nous sommes en Amérique trois pauvres millions disséminés parmi cent-vingt millions, une petite armée sans ressources qui lutte dans la proportion d’un contre quarante : évidemment, il nous faut serrer les rangs, combattre sans repos, éviter les désertions, faire taire les chicanes. Chez nous, la bonne besogne se fait par les héros obscurs qui marchent de l’avant, puis demandent aux chefs de les suivre, de leur accorder un chemin de fer pour conquérir encore…

Partout ailleurs, ce sont les gouvernants qui décident les conquêtes, les améliorations, le développement du pays ; c’est ainsi que l’Ouest se peuple, que l’enrôlement prospère et que les affaires marchent ; c’est ainsi que notre colonisation n’a jamais été qu’une banqueroute. Nous ne devons guère compter que sur nous-mêmes.

la part de chacun

« Si chacun attend d’un homme ou de tous le salut, demeurant lui-même les bras croisés, nous sommes perdus, écrit Ollé-Laprune. L’initiative privée, n’oublions pas que c’est le commencement et l’essentiel. Il y a trop d’hommes qui, en présence d’une difficulté ou d’un danger quelconque, appellent un sauveur, un dictateur. Non, il ne faut pas compter sur les sauveurs, il faut se sauver soi-même. » Que chacun sache ce qu’il peut faire et qu’il le fasse ; si l’on ne peut agir, on peut aider, pousser, parler : à force de crier on se fait entendre, on suscite des actes.

Dans notre province, des hommes de tout rang ont pris la hache pour se tailler des fiefs ou des fermes, depuis Messieurs de Boucherville, gouverneur des Trois-Rivières, de Chambly, de Verchères et autres officiers du régiment de Carignan jusqu’à l’apothicaire Hébert, le premier colon de Québec, au chirurgien Bourgeois, au tailleur Mélanson-Laverdure, au meunier Thibodeau, fondateurs d’Acadie, et à ce Robert Giffard qui devait réaliser le type du seigneur colonisateur en peuplant son domaine de Beauport de défricheurs recrutés par lui dans le Perche.

On peut coloniser par procuration, en soudoyant des bûcherons trop pauvres pour être colons eux-mêmes. Les terres ainsi ouvertes pourraient ensuite s’exploiter en métairies ou bien se vendre par paiements faciles à la façon des pianos et des immeubles.

Les industriels canadiens-français devraient établir sur les cours d’eau de l’Abitibi des scieries et des pulperies avant que les Américains n’aillent s’y tailler des monopoles. N’y aura-t-il chez nos gens que des manœuvres et des hommes de chantiers ?[1]

Pourquoi nos amateurs de villégiature n’iraient-il pas camper sur nos rivières et nos lacs poissonneux du Nord, faire des poitrines et de la poésie à leurs enfants dans les merveilleux sites que viennent accaparer les Américains eux-mêmes, au lieu d’aller se reposer et surtout poser aux dispendieuses plages à la mode ? Nos Nemrods pourraient encore s’exercer à tuer les loups que le Manitoba et l’Ontario pourchassent de notre côté et qui ruinent l’élevage dans les terrains si propices du haut Nominingue.

Nous avons dit ce que peuvent faire pour la colonisation les instituteurs, le clergé paroissial, les associations de bienfaisance et le gouvernement. Il y a de l’ouvrage pour tous, ouvrage des bras, ouvrage de tête : « nous ne sommes pas assez nombreux pour qu’on se repose, » ni surtout pour qu’on déserte et qu’on se chamaille. Dans toutes les branches de l’activité sociale et nationale, il faut du travail et des compétences. Notre peuple doit acquérir le nombre, l’espace et la qualité. Notre vieux fonds d’âme latine et française enrichi par l’éducation nous donnera la qualité, la colonisation nous fournira le nombre et l’espace.

L’élan est donné aux écoles primaires, l’instruction secondaire et supérieure sont en progrès. Des leçons d’art, d’histoire et de littérature toujours plus fréquentées, les conférences sérieuses plus goûtées, le mouvement des idées mieux suivi, le langage plus soigné, un meilleur appétit de savoir qu’il faut rassasier et développer encore, quelques succès en musique et en peinture, voilà des indices encourageants pour ceux qui nous rêvent en Amérique un peu du rôle poli des Grecs dans l’empire romain.

L’œuvre des campagnes, elle, est encore boiteuse : de florissants Instituts agricoles s’emploient à créer des compétences agronomiques ; des classes ambulantes pourchassent la routine et prônent la culture intelligente ; la coopération favorisera bientôt les achats et les ventes qui rendront la ferme payante. Mais rien ne se fait encore pour les terres neuves, pas de compétences, pas de publicité, pas de réveil sonné comme partout ailleurs. Nous avons des clairvoyants qui étudient le devoir social propre à toutes les catégories du peuple et qui se préoccupent d’améliorer notre parler, notre industrie, notre éducation, notre hygiène, notre agriculture, nos relations avec les Ontariens ; nul groupe ne s’est chargé efficacement d’améliorer notre déversement des vieilles paroisses et de préparer l’avenir du nombre et de l’espace. Il faut pourtant savoir graduer notre patriotisme, mesurer à chaque tâche notre effort national, donner à la colonisation l’importance primordiale qu’elle mérite. Il faut des chefs, une direction, de l’unité d’efforts à toutes ces bonnes volontés impuissantes qui voudraient s’employer à la conquête du sol. On veut une croisade de tout le peuple, un mouvement de fond, une poussée intense, au lieu des émiettements stériles des années passées : il faut absolument des meneurs, un groupe solide et vivace qui concentre en une force irrésistible toutes les faiblesses isolées, qui sache que les obstacles sont faits pour être vaincus ; un Bureau Central qui reçoive les plaintes et les demandes de secours, qui lance de tous côtés le mot d’ordre et la propagande, qui serve de mégaphone aux réclamations des colons en peine, qui ne permette pas l’étouffement pur et simple des suppliques pour crédits, chemins, concessions, etc., ni des protestations contre les tracasseries de tels marchands, agents des terres ou autres potentats de l’oppression. Il faut des meneurs : c’est ce qui a peut-être le plus manqué à notre vaillant petit peuple dans le passé, et cette faiblesse de gouvernement a fait la force de nos adversaires. La sentence du vieux Grec est toujours vraie : « Une armée de cerfs conduite par un lion est plus à craindre qu’une armée de lions conduite par un cerf. »

Quand il s’agit de colonisation, tout le monde est un peu cerf, il faut des lions à la tête : ce fut le succès de l’Ouest, ce sera le nôtre. Mieux vaut chercher ces vaillants en dehors, au-dessus de la politique, comme pour le Conseil de l’Instruction publique : l’idéal serait peut-être une poignée de patriotes, un comité de la Saint-Jean-Baptiste, qui s’entendît avec NN. SS. les Évêques, les gouvernements et les compagnies de chemins de fer, et qui eût la confiance du peuple sans acception de partis. Qu’on se mette à l’œuvre sans retard, afin d’avoir une organisation toute prête quand se produira la crise. Cessons de vivre cinquante ans en arrière, de tirer des plans et de comparer des statistiques : toute construction d’édifice ou de peuple comprend trois choses : le plan, les matériaux, l’exécution. Nous dépensons nos énergies aux plans, personne ne se charge de l’exécution, et ainsi nous laissons perdre les matériaux, ces belles familles qui émigrent. Si nous voulons survivre parmi les hommes pratiques qui s’emparent du Canada, il nous faut être pratiques aussi et nous emparer du sol de notre Québec, par un élan de colonisation à outrance, Pro Deo et Patria.

  1. Certains industriels ont littéralement fondé leur paroisse. Entre autres, à Manseau, comté de Nicolet, la compagnie Savoie, après avoir exploité le bois de commerce de sa limite, a taillé les lots, attiré les colons, vendu quatre ou cinq cents terres, aidé aux premiers défrichements par un bon système de crédit, et elle ouvre actuellement sa deuxième paroisse. Espérons qu’elle se transportera ailleurs pour multiplier son action bienfaisante, et qu’elle aura des imitateurs.