Vers les terres neuves/II

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Secrétariat de l’École sociale populaire (p. 31-61).

II

COMMENT COLONISER ?


Peut-on raisonnablement parler de colonisation à des gens qui désertent la terre et qui vendent l’héritage paternel avec autant d’aise que les agents d’immeubles concèdent le troisième lot du coin ?

D’abord, dissipons une équivoque. On peut avoir bien des raisons de déserter la terre : l’amour de la vie facile et du luxe qu’on espère assez follement trouver en ville ; le dégoût du rude travail des champs, les maigres profits tirés d’une terre mal cultivée, l’entraînement d’anciens compagnons de misère qui reviennent des États, tout sonnants de petite monnaie ; voilà les arguments classiques. Il y en a plusieurs autres moins apparents, tout aussi réels, peut-être plus ancrés dans le tréfonds de notre race, en particulier cette soif d’aventures qui réclame toujours du nouveau et qui va le chercher aux villes, faute de le trouver à la campagne. Pour qui sait nos ascendances gauloises, franques, romaines et normandes, nos randonnées par toute l’Amérique se comprennent fort bien, et nous devons être, par voie d’hérédité, mobiles et migrateurs.

Souvent, l’on déserte en ville, non par dégoût de la terre, mais d’une terre, située dans un bout de rang, au bas d’une côte, où l’on ne voit rien, où l’on s’ennuie, loin du chemin de fer, loin de l’eau, loin de l’église et du village. On est sociable, on aime la compagnie, les réunions, mais les voisins déplaisent ; des antipathies de clans, des chicanes de conseil municipal ou de maison d’école rendent la vie impossible ; les gens se reluquent, se boudent, que sais-je ? Ou bien encore la ferme est hypothéquée, elle rapporte peu, elle est insuffisante pour un train de vie convenable, surtout pour l’avenir des enfants ; elle a été mal partie, mal divisée, on la voudrait autre, et dans le désespoir de jamais la mettre à sa main, on s’en défait pour filer en ville. On ne déteste pas l’agriculture, mais telles ou telles conditions d’agriculture où l’on se trouve, et si l’on savait quelque moyen d’améliorer sa situation, sans émigrer en ville et sans payer des sommes folles, qu’on n’a pas, pour acheter une terre ailleurs, on serait tout heureux d’assurer l’avenir des enfants sans les exposer aux dangers des rues. Parfois encore, la vieille terre se vend parce que deux, trois, quatre fils, les plus débrouillards, déjà rendus en ville, entraînent le malheureux serf qu’on a rivé à la glèbe paternelle. Ou bien les parents, inquiets d’y envoyer leurs fils et filles seuls, se décident à les suivre pour les pensionner, les surveiller, vivre et mourir au milieu d’eux. Ignorance et manque de guides à notre peuple aveugle, tel est le mal national des quatre-vingts dernières années : de grâce, ne jetons pas trop la pierre à nos pauvres déserteurs, n’obéissons pas à la commune tentation humaine qui veut faire des coupables avec des malheureux.

Dieu merci, la paresse et la ruée aux aises ne sont pas toujours ni même le plus souvent les causes de la dépopulation rurale ; encore faudrait-il, si elles l’étaient, entreprendre une rééducation énergique de notre peuple, sous peine de décadence avouée, de byzantisme et de disparition prochaine.

« Quand il y a dans un peuple quelques paresseux et quelques jouisseurs, écrit M. Godefroy Kurth,[1] l’humanité peut se borner à les regarder et à passer. Ce qui est grave, c’est quand on voit un peuple entier porter dans son sein cette maladie désespérée des civilisations en décadence : le dégoût du travail et la soif du plaisir. » Notre jeune nation glisserait-elle dans la corruption romaine, avant même son adolescence ? Aurait-elle, parmi les Américains, le triste sort des Barbares qui ne prirent de Rome que ses festins et son luxe, et auxquels « il arriva ce qui arrive à toute société jeune et sans expérience, mise en contact avec une société vieille et blasée : leurs mœurs s’altérèrent avec une rapidité prodigieuse, et d’un état qui était presque celui de nature, ils tombèrent d’emblée dans une espèce de décrépitude sénile, sans passer par les phases intermédiaires : c’est la pourriture du fruit vert »…[2]

Souffrirons-nous que ce soit là notre affaire ? Mais non, nous n’en sommes pas là : notre peuple est capable de se ressaisir si l’on veut seulement lancer le cri d’alarme et se mettre à sa tête. Ici comme en France on peut répéter la parole de M. Méline : « Donnez à la campagne les mêmes avantages qu’à la ville, et son procès est gagné. » À tous les agents de désertion qui faisaient du zèle et qui en font encore, chez nous et chez les Acadiens, pour fasciner les convoitises avec leurs breloques et leurs promesses d’aises et d’aisance aux États-Unis, et qui discréditent la terre avec ses fatigues et ses ennuis, la terre insultée ne trouvait pas d’avocats et plaidait coupable, ou ne pouvait rétorquer que des abstractions, des raisons de sentiments, de fidélité au sol, ou des offres de colonisation dans des conditions défectueuses avec la misère, le manque de chemins, les tracasseries gouvernementales et l’impossibilité de bien vendre ses produits.

Mais les temps sont changés : la colonisation est en train de se faire alléchante, et, par contre, la ville a perdu bien de ses charmes, à la crise de 1913-14, et ses parts pourraient bien dégringoler encore rudement d’ici à quelques années. Partout l’on prêche le retour à la terre, l’estime de la profession agricole, et bientôt les cours commerciaux ou classiques et les petits métiers qui alimentent l’exode rural depuis quatre-vingts ans ne seront plus les seules carrières ouvertes aux fils de cultivateurs et même de citadins : les terres en bois debout constitueront de plus solides héritages. Mais comment y diriger notre peuple ? Par les méthodes mêmes qui ont rempli de nos gens les usines américaines, qui ont peuplé l’Ouest canadien et que nous enseigne le bon sens : en instruisant nos campagnards des avantages des terres nouvelles, en les conduisant par groupes compacts afin qu’on puisse les aider et qu’ils puissent s’entraider aux heures pénibles des commencements.

de la réclame !

Nil volitum nisi præcognitum, dit un axiome de philosophie. On ne veut une chose qu’après en avoir pris connaissance, ou, au sens large, on ne monte dans le bois que si ça doit payer. Des milliers de hâbleurs experts en réclame pour les usines américaines ont fait chez nous des razzias de déserteurs ; jamais colon heureux n’est venu dire son avoir, ses labeurs et ses espérances. Pour beaucoup de ruraux, la colonisation est un vocable aussi vide et abstrait que la métaphysique, le rayon terrestre ou le carré de l’hypothénuse.

Qui s’est jamais avisé de dire clairement, efficacement, au point de vue affaires, les avantages et les facilités de la colonisation ? Dans les discours patriotiques de nos 24 juin, on brandit énergiquement devant un enthousiaste auditoire de couturières et de rentiers la vaillante hache du défricheur et le flambeau de la civilisation ; à chaque geste la forêt recule sans doute, un frisson d’épouvante court à travers les sapins ; mais quittons la rhétorique pour la pratique : s’est-on jamais donné la peine de faire aux terres neuves une réclame, mais là, une vraie réclame, organisée, poussée, concluante ; une publicité de journaux, de tracts, d’affiches, de conférences et de projections ; une réclame à millions, toute commerciale, qui emballe la clientèle, pénètre dans tous les recoins et pousse à l’action ?

Il y a cinq ou six ans, un cultivateur progressif de Saint-Prosper, comté de Champlain, M. Théophile Trudel, allait visiter l’Abitibi, que venait d’ouvrir le tout nouveau Transcontinental, et, à son retour chez lui, il publiait à qui voulait l’entendre que les terres de là-bas valaient les meilleures de par chez eux. Il se recruta des imitateurs, qui défrichèrent des lots, bâtirent des cabanes, amenèrent leurs familles, instruisirent leurs amis qui allèrent les rejoindre, si bien que du seul comté de Champlain huit cents colons sont aujourd’hui là-bas, enracinés en bonne terre, particulièrement à Amos-sur-Harricana, tandis que les autres vieux comtés envoient encore leurs surplus de population en ville et aux États-Unis.

Ignoti nulla cupido, dit un second axiome de philosophie semblable au premier : on ne désire pas ce qu’on ignore. C’est tout le génie des grands annonceurs américains : Trade follows light, le commerce suit la publicité. On doit crier partout les avantages de la terre si l’on veut qu’elle éclipse la ville, qui saute aux yeux. Qu’a-t-on fait jusqu’ici pour mettre en belle lumière ces rudes forêts lointaines qui cachent leurs trésors de jolies fermes sous les brouillards et la misère ?

journaux, tracts, affiches

Pourquoi les journaux, qui gémissent tant de la cherté de la vie, ne donnent-ils pas régulièrement des articles sur le grand moyen d’augmenter la production qu’est le déboisement de nos 442,000 lots à prendre ? Il ne s’agit pas de glisser une misérable annonce du Département des Terres, payée tant la ligne pour se noyer dans un fond de page avec les pilules Moro, mais d’articles précis, bien lisants et bien lus, qui reviennent à la charge, citent des témoignages de colons, ressassent les raisons et les moyens d’aller là-bas plutôt qu’en ville. Que fait donc le Journal d’Agriculture, lui qui est tout désigné pour dire aux cultivateurs ce qu’ils doivent faire de leurs fils ? Qu’il enseigne donc en même temps à conserver les vieilles terres et à défricher les nouvelles !

Pourquoi des tracts courts, attrayants, activants, ne se répandent-ils pas à millions dans toutes les écoles ou sur les perrons d’églises de nos vieilles campagnes et de beaucoup de nos paroisses franco-américaines, offrant des héritages à tous, assurant aux familles pauvres une échappée brillante sur l’avenir dans l’Abitibi, la Matapédia ou la Lièvre ? On pourrait modeler ces tracts sur ceux qu’emploie la Bonne Presse de Paris pour réfuter les erreurs courantes : feuille simple imprimée des deux côtés sur deux colonnes avec reliefs et illustrations pour que les idées entrent davantage. Ou encore, copions ces appétissants papiers du Canadien-Nord et du Pacifique-Canadien, annonçant avec le succès que chacun connaît les terres de l’Ouest.

Les jolies brochures du ministère de la Colonisation sont trop dispendieuses pour être distribuées à tous : on en expédie aux gros bonnets, puis on réserve les autres à ceux qui daignent les demander : il s’ensuit qu’elles n’atteignent pas ceux qui devraient les connaître. Le fermier qui écrit pour se les procurer a déjà l’idée de la colonisation ; c’est l’autre, l’ignorant, dont l’horizon se borne à ses clôtures et à son bout de rang, et qui achètera une malle et un billet de chemin de fer à ses fils quand ils seront d’âge à aller s’établir en ville ; c’est le fermier de routine dont la terre sablonneuse, petite et endettée sera plutôt une servitude qu’un avantage pour le malheureux héritier marqué du sort ; c’est le pauvre, le dépourvu d’initiative, l’arriéré qui ne lit pas la gazette, c’est celui-là que le tract doit aller relancer dans ses ténèbres. Comme Mahomet, nos colonisateurs doivent aller vers la montagne, puisque la montagne ne veut pas venir à eux.

La terre doit savoir se présenter, se faire invitante, solliciter les défricheurs : notre Ouest canadien ne s’est-il pas transporté en Écosse, en Finlande, en Autriche, partout ? N’est-il pas allé trouver chez eux les Anglais, les Allemands et les Ruthènes avec une réclame admirablement conçue de tracts, annonces, interviews, discours, projections, chariots de blé ou de légumes parcourant les campagnes, dans tous les pays d’Europe non susceptibles de fournir des sujets, parlant français, tandis que les compagnies de transport touchaient une prime de cinq piastres pour tout colon qui venait faire fortune chez nous, fût-il un de ces Juifs qui fourragent dans les prairies de la rue Craig et du boulevard Saint-Laurent…

Et ces terres, qui ont eu assez d’éloquence pour fasciner à des milliers de lieues un million d’Européens des plus frustes, n’obtiendraient-elles pas de nos gens une minute d’attention si elles daignaient leur dire un petit mot ? Si l’on ne veut pas faire circuler dans nos campagnes des voitures de denrées, pourquoi ne pas profiter des expositions provinciales et régionales pour étaler dans tous les recoins de Québec des produits spécimens des terres neuves, avec cartes, projections, chiffres, explications et invites à s’emparer de notre sol fertile ? Pourquoi ne pas remplacer, sur les terrains d’expositions, les petites tentes louches d’acrobates et de danseuses, qui souillent ces triomphes de l’agriculture, par une espèce de bureau de propagande colonisatrice qui aboutirait à une excursion monstre, à peu près gratuite, pour la fin de l’exposition ? M. le ministre Caron, qui prône avec tant d’énergie le retour à la terre des ex-cultivateurs, ne pourrait-il s’entendre avec son collègue de la Colonisation pour prévenir les désertions, en guidant les ruraux vers les champs illimités ? Pourquoi l’honorable M. Mercier ne joindrait-il pas aux agronomes qui donnent des semaines agricoles dans tous nos districts, des colonisateurs qui disent aux cultivateurs ce qu’ils doivent faire de leurs fils, où leur trouver des fermes gratuites, comment vendre au voisin une terre insuffisante et aller s’en ouvrir cinq ou six dans l’Abitibi ? Croyez-vous que ces conférenciers n’auraient pas autant de succès que les apôtres du drainage, du superphosphate et des poulaillers froids ?

Pourquoi ne collerait-on pas de grandes affiches voyantes aux abords des terrains, et, d’une façon générale, dans toutes les vieilles campagnes, le long des chemins de fer, dans les gares, sur des granges de village, à la manière des annonces de cirques et de Castoria ? On pourrait y reproduire en couleurs quelques scènes graduées de la vie du colon, depuis la première hutte entre les souches jusqu’à la grande ferme bien bâtie, avec statistiques, conditions faciles, etc. Que d’autres véhicules de propagande n’avons-nous pas négligés jusqu’aujourd’hui ? Faut-il donc perdre tout sens des affaires quand il s’agit d’œuvres patriotiques ?

du recrutement

Puisqu’il s’agit d’enrôlement pour une conquête pacifique où les colons sont encore plus nécessaires que les soldats, voyons donc comment procèdent les habiles sergents-recruteurs et adoptons leurs méthodes.

Les enrôleurs sont nombreux, ils rayonnent partout, prodiguent les discours suivis d’entretiens serrés, vont au-devant de leur homme, font les trois quarts et demi du chemin, se font insinuants, persuasifs, entraînants, c’est le cas de le dire.

Les recruteurs de colons, eux, sont-ils bien nombreux ? bien agissants ? bien entraînants ? Vont-ils faire la levée de nos surplus ? Font-ils les trois quarts du chemin ? la moitié ? le quart ? le demi-quart ? Il n’y a, croyons-nous, pour notre province qu’un seul missionnaire-colonisateur en titre, M. l’abbé I. Caron, chargé de peupler l’immense Témiscamingue-Abitibi, et trop pris aux bureaux de Québec pour pouvoir rayonner largement dans toutes nos campagnes. Les bureaux de la colonisation, à Québec et à Montréal, n’exercent d’action au dehors que par la correspondance et les brochures expédiées aux rares administrés qui les demandent. Imagine-t-on un major-recruteur qui se louerait des appartements rue Ste-Catherine ou St-Antoine et qui attendrait en fumant que les conscrits daignent s’amener ? Voit-on bien les cent mille recrues quitter leurs familles pour accourir au khaki ?…

C’est toute une compagnie de recruteurs qu’il faut lancer dans nos vieilles paroisses, toute une mission de colonisateurs, qui reçoivent des cantons à peupler, qui recrutent systématiquement le surplus de tel ou tel diocèse, qui organisent des départs communs de gens qui se connaissent et puissent s’encourager, s’aider, transplanter avec eux leurs coutumes régionales, comme nos ancêtres apportèrent ici leur morceau de France, car le plan n’est pas neuf : « Le fond du peuple canadien, écrit M. Rameau,[3] c’est un vrai démembrement de la souche de nos paysans français : leurs familles cherchées et groupées avec un soin particulier ont transporté avec elles les mœurs, les habitudes, les locutions de leurs cantons paternels. » Des prêtres, de la même région s’il y a moyen, reçoivent là-bas les groupes de pionniers, et les établissements s’additionnent et se multiplient. Pourquoi ne fonderions-nous pas annuellement les quarante paroisses que nous permettent notre natalité et l’esprit d’apostolat de nos prêtres, qui rêvent de colonisation pour étendre le règne de l’Église ?

un projet de transplantation

Voici comment nous nous représentons cette propagande d’instruction verbale et de recrutement, qui serait encore assez facile. Un prêtre-colonisateur dans chaque diocèse obtient de Monseigneur l’Évêque l’autorisation de recruter des colons pour l’Abitibi ou pour le Sud. Il vient de temps à autre dans chaque paroisse, exposer aux hommes, femmes et jeunes gens les motifs de la colonisation, ceux d’ordre pratique et ceux d’ordre élevé, les moyens plus faciles aujourd’hui qu’autrefois, les témoignages de défricheurs heureux, le tout illustré d’éloquentes vues fixes ou animées montrant à l’œuvre un colon type, et aussi la fortune différente de deux anciens voisins qui auraient quitté la terre natale, l’un pour mieux établir ses fils en pays neuf, l’autre pour filer un mauvais coton aux États-Unis. On peut encore faire sauter aux yeux beaucoup de vérités qui auraient pu ne pas entrer par les oreilles : c’est le truc éducationnel pour les enfants, dont le peuple n’est que le plus grand.

Puis, quand l’auditoire est bien au courant, bien enlevé, on l’exhorte à aller voir, on fixe une date d’excursion commune à dix ou quinze paroisses, on distribue séance tenante des billets de colons à très bas prix, surtout pour l’aller ; le lendemain, on complète les renseignements en petits comités, puis on va répéter la séance dans la paroisse voisine. Le jour du commun départ, on est dans le train avec ce contingent de pères de familles et de jeunes gens qu’on instruit encore et qu’on ragaillardit ; rendu au bon endroit, on va faire jaser les colons déjà établis, on sert de cicerone dans la visite des lots et l’on guide la main à ceux qui achètent et qui s’installent immédiatement. Un prêtre résidant se charge des nouveaux venus qu’il organise et soutient dans les premiers ennuis : c’est un germe de paroisse. Le recruteur continue sa levée dans un autre coin de son diocèse, et ce roulement harmonieux, cette poussée ininterrompue de transplantation des vieilles pépinières de la race sera une des œuvres les plus puissantes de notre clergé, ce sera la lutte la plus radicale contre le socialisme, le paupérisme, la tuberculose, l’immoralité des villes et l’anglicisation : ne vaut-il pas mieux prévenir le mal que de le guérir ?

Supposons dans nos dix vieux diocèses le même soigneux recrutement de notre trop plein, avant qu’il ne déborde à faux ; de combien de nouvelles paroisses n’enrichirons-nous pas l’Église et la carte de Québec ! Chaque vieille campagne de mille âmes s’accroît annuellement de vingt à vingt-cinq unités qu’elle peut et doit donner à la colonisation, sous peine de la voir glisser en ville. Chaque vieux diocèse rural de cent mille âmes devrait en céder deux mille cinq cents, le noyau solide de cinq paroisses.

Sans doute, il faut une belle abnégation à nos curés pour organiser eux-mêmes le départ de leurs ouailles ; mais la cause en vaut la peine, et il faut bien savoir que tôt ou tard cette jeunesse ou ces familles s’en iront, et qu’au lieu de devenir des apôtres et des bâtisseurs de patrie, elles s’ajouteront probablement aux épaves et aux déclassés. Le Bulletin de l’Institut International d’Agriculture de Rome (mai 1912, p. 187) rapporte un exemple intéressant d’exportation raisonnée de l’excédent de bras, fourni par une localité anglaise atteinte de dépopulation : « En 1830, la paroisse de Corsley embarqua à ses frais, en une seule fois, soixante-six personnes à destination du Canada. Environ la moitié étaient des jeunes gens n’ayant pas encore atteint leur majorité. En deux ans, deux cents personnes émigrèrent, dit-on sur une population inférieure à deux mille habitants. » N’est-ce pas là notre affaire ? N’imiterons-nous pas le geste encore plus noble des ancêtres français recrutés jadis pour travailler aux débuts si rudes de la Nouvelle-France, alors que, sur trois cents recrues, il en mourait durant la traversée, trente-trois à Pierre Boucher de Boucherville, et soixante à M. de Mésy, et que les autres s’enracinaient ici, exposés à l’ennui, au froid et au couteau des Iroquois ?…

au programme d’éducation

Notre œuvre d’emprise du sol est-elle donc terminée ? La levée des colons ne mérite-t-elle pas de passer dans nos mœurs, comme dans les vieux pays, les anciennes levées de volontaires, et, dans l’Ouest, l’enrôlement des moissonneurs ? La colonisation ne doit-elle pas être inscrite aux programmes d’études avec l’agriculture, dont elle est la source ?

L’éducation se ruralise, tant mieux ! Il importe cependant que les enfants n’apprennent pas seulement à garder le vieux sol, mais aussi à conquérir le neuf. Dès l’école, dans les dictées, le calcul, la géographie et l’histoire du Canada, il faut tendre leurs regards vers cet immense empire du Nord que vient de traverser si opportunément le Transcontinental ; il faut les en coiffer à la manière de ces petits Prussiens de 1815, dont Pierre de la Gorce[4] nous montre le précoce dressage en vue de l’unification de l’empire, qui s’accomplit cinquante-cinq ans plus tard « par l’évolution des mœurs publiques bien plus que par les actes des gouvernants. Dès l’école, les yeux de l’enfant furent accoutumés à contempler au-dessus de l’Allemagne morcelée que les traités avaient faite, une autre Allemagne où toutes les petites divisions politiques étaient marquées d’un trait à peine effleuré, une Allemagne, une par la langue, par la ressemblance des intérêts, par la nécessité de faire face à l’ennemi. À cette leçon par l’image un bref commentaire s’ajoutait sur la mission historique de la Prusse, façonnée de longue main pour défendre la communauté germanique. Dans les universités, l’enseignement de l’école se continua. L’enfant, une fois devenu homme, des associations de toutes sortes le reçurent… Les peuples voisins, accoutumés surtout à rêver, subiraient l’ascendant de ces Prussiens, qui étaient surtout accoutumés à agir »… Arrive en 1861 Guillaume Ier avec sa proclamation qui étonne l’Europe : « Je conserverai fidèlement le legs de mes aïeux. La destinée de la Prusse n’est pas de vivre dans la jouissance des biens acquis… Puissé-je, avec l’aide de Dieu, la conduire à des nouvelles gloires », le patriotisme du peuple exalté de longue main, ne regimbera pas trop contre l’accroissement des dépenses et de l’armée.

Nous pourrions trouver plus près de nous d’autres exemples d’éducation utilitaire qui accoutume les enfants à agir, tandis que les voisins se contentent de rêver ou de parler. Tout en conservant avec piété notre spiritualité idéalisante, ne pourrions-nous pas insuffler à notre jeunesse un peu de louable utilitarisme qui lui fasse réaliser cet idéal qu’elle caresse ? Il faut être pratique, pour réaliser un idéal. Ne craignons donc pas de descendre, ou de nous élever, jusqu’à l’utile dans des matières même qui semblent ne pas s’y prêter, comme l’histoire : étudions l’œuvre des anciens Canadiens en vue du présent et de l’avenir ; pas de sainte rage ou de frisson patriotique, mais une conclusion : les ancêtres ont fait leur devoir, faisons-nous le nôtre ? Qu’est-ce que chacun de nous peut faire pour le pays ? De même, dans la géographie la plus rudimentaire, négligeons un peu, de grâce, le Béloutchistan et les fleuves de Chine, le Yang-tsé-Kiang, le Hoang-Ho et tous leurs affluents charroyeurs de riz, et apprenons à voir la carte de notre province avec ses forêts à défricher, ses cantons à prendre, ses montagnes à convertir en pâturages comme celles d’Auvergne et de Savoie, ses rares chemins de fer à multiplier, ses villes et celles des États-Unis à éviter, et disons pourquoi. Il faut expliquer ce que c’est que la terre paternelle et la honte qui frappe celui qui la déserte, à moins qu’il ne la vende pour assurer des fermes meilleures aux descendants. Les séances d’écoles rurales devraient se changer en apothéoses de la campagne : déclamations, chants, calcul et petites compositions littéraires peuvent semer des idées qui germeront en actes salutaires. Certains livres de lectures, propres à inculquer la fidélité au sol, devraient se trouver dans les plus modestes bibliothèques scolaires : La Terre qui meurt, Les Noêllet, le Blé qui lève de Bazin ; La grande amie, l’Emprise, Restez chez vous de Pierre l’Ermite ; Jean Rivard de Gérin-Lajoie, Les Rapaillages, Chez nous, La Croix du Chemin, les brochures illustrées des ministères de l’Agriculture et de la Colonisation, etc. Dans les collèges classiques et commerciaux, des conférenciers agricoles et colonisateurs pourraient fort bien donner une orientation féconde aux jeunes guides de l’opinion de demain : il faut une mentalité agricole à toutes les classes de notre population, si nous voulons être un peuple agricole ; et si l’instruction agronomique n’atteint jamais qu’un petit nombre d’individus, par contre l’éducation agricole doit pénétrer partout, si l’on veut réellement que la campagne redevienne à la mode. Et quand le choix d’un avenir se décide, il faut que le jeune campagnard ait le plus de cordes possible à son arc en faveur de la terre « Si vous ne faites pas de vos fils des prêtres, disait un jour son Éminence le cardinal Bégin, tâchez d’en faire des agriculteurs. »

Avec une jeunesse ainsi formée, notre race aura autre chose que des appétits de confort et de repos satisfait ; elle gardera ses vieilles gloires et en recherchera de nouvelles. Le recrutement de la colonisation future sera facilité, pourvu que nous ayons des chefs qui en prennent l’initiative. Déjà, dans presque tous nos diocèses, un prêtre est spécialement chargé des œuvres sociales, choses ouvrières et organisations agricoles ; pourquoi ne s’entendrait-il pas avec le gouvernement pour diriger à bon port le surplus de ses comtés, ces jeunes et ces pauvres qui, faute de savoir mieux, s’exilent misérablement pour eux et pour nous ?

aide aux colons

Au point de vue colonisation, la pauvreté se trouve être la meilleure et la pire des choses : la meilleure, parce qu’elle oblige son homme à chercher des héritages ailleurs qu’aux banques ; la pire, en ce qu’elle rend la période de défrichement si pénible que seuls les plus courageux passent à travers, et que les autres ou bien succombent à l’ennui et à la faim et passent pour de faux colons, ou bien, plus souvent, trouvent plus simple d’aller aux États, où tous les enfants pourront gagner, où l’argent vient plus vite et plus brillant.

Comme ce sont les pauvres qui ont fait, qui font et qui feront les frais d’héroïsme de s’attaquer à la forêt par amour pour leurs fils et pour la patrie, et comme, même chez les peuples les plus admirables, l’héroïsme n’est pas une denrée qu’on puisse exiger de tout le monde, à jet continu, si nous voulons créer une transplantation intense et durable, il nous faut trouver moyen de réduire la dose de sacrifices, de faciliter l’accès des terres neuves, de venir en aide au colon. On lui épargnera de mourir d’ennui, si l’on a eu le soin de le grouper avec des amis, des connaissances, tout au moins des régionaux, des pays, comme on dit en France. On lui épargnera de mourir de faim, si le gouvernement ou quelque société nationale lui vient en aide, s’il peut emprunter quelque part, fut-ce à un Crédit agricole, ou du moins, peut-on articuler cette énormité dans Québec ? s’il peut vendre le bois qu’il coupe sur son lot.

« On transplante les hommes comme les arbres, écrit M. Rameau, avec les mêmes difficultés et les mêmes soins ; il faut assurer la formation de nouvelles racines pour qu’ils reprennent une vie qui leur soit propre. »

À l’origine de la colonie, on fournit d’abord le passage, la terre, la nourriture et les hardes jusqu’à la première récolte. Plus tard, en vue de coloniser le Détroit, on donne les instruments, quelques animaux et la première semence. En 1750, M. de la Jonquière ajoute à cela un fusil, la nourriture pour toute la famille pendant dix-huit mois, et il entretient aux frais du roi un charpentier qui aide les habitants à se bâtir.

Que faisait, et surtout que ne fera pas demain le Pacifique-Canadien pour les soldats de retour du front ? Les prospectus viennent de paraître, énonçant des conditions alléchantes, incroyables pour nous, habitués à vivre dans la petitesse… Les fermes seront « prêtes à occuper ; la maison, les granges, les puits, les clôtures, tout sera terminé avant que le nouveau fermier en prenne officiellement possession ; il y aura même quarante acres de terre prête à ensemencer, et l’on fournira, si c’est nécessaire, le bétail, les grains et les machines agricoles… Si le colon ne peut suffire à sa subsistance, on lui prêtera même, à des taux faciles, certaines sommes d’argent. Il y aura dans chaque colonie une ferme-modèle où l’on pourra se renseigner, trouver des animaux de race et les machines trop dispendieuses… On n’est tenu à verser le premier paiement qu’après trois ans, et l’on aura vingt ans pour s’acquitter. »

Voilà qui s’appelle une affaire ! On veut des colons, on prend les moyens d’en avoir, on en aura. Voilà ce que peut faire une simple compagnie de chemin de fer, c’est ce que ne fait pas Québec !… Veut-on savoir les plans de l’Ontario ? Ils se lisent tout clairs dans la Gazette du 9 février 1917 : des lots de quatre-vingts acres, dont dix de nettoyées, seront distribués gratis. On paiera des gages raisonnables à ceux qui suivront le cours d’apprentissage de Monteith, et l’on avancera jusqu’à cinq cents piastres pour l’achat du matériel de ferme et les bâtisses, en prenant une hypothèque (à lien) remboursable en vingt ans à 6%, à partir de la troisième année.

Au Manitoba, « le Ministère provincial a inauguré un nouveau système pour venir en aide aux colons qui n’ont pas l’argent nécessaire pour se monter un troupeau : on leur fournit des bovins sur hypothèque. »[5]

Dans Québec, qu’allons-nous faire ? Pourquoi ne pas défricher quelques acres sur tous les lots ? bâtir des huttes, ou du moins dans chaque canton, une grande maison centrale qui serve de pied-à-terre aux défricheurs, d’habitation au missionnaire et d’église provisoire, puis de maison d’école ? Cette construction de huttes est une affaire de rien pour une équipe d’hommes engagée ad hoc, tandis que ce sont deux cents entreprises pour deux cents colons de s’en bâtir chacun une. Pourquoi ne pas fournir sur place des outils, arrache-souches et machinés, qui sont bien malcommodes à transporter des vieilles paroisses ? Pourquoi ne pas donner du bétail, comme on en ramasse pour les ventes d’automne de Montréal et de Québec, afin que les races pures s’introduisent tout de suite là-bas et qu’on n’y fonde pas des troupeaux inférieurs à base de vaches malingres, les seules qu’un pauvre diable rendu si loin puisse se payer ? Pourquoi n’avancerait-on pas de l’argent, tout simplement, comme le Pacifique-Canadien, et l’Ontario ? À la dernière session, le Crédit agricole est venu sur le tapis, pourquoi n’établirait-on pas le Crédit du colon, puisque le défricheur est sans contredit l’agriculteur qui a le plus grand besoin d’emprunter ? Notre gouvernement offre aux vieilles muninicipalités, pour les travaux de la voirie, des conditions d’emprunt très favorables, pourquoi n’établirait-il pas de même des amortissements faciles en une vingtaine d’années, comme dans l’Ouest ? Ou encore, si nous passons à l’initiative privée, pourquoi les caisses populaires Desjardins, ces systèmes économiques de pompes aspirantes et foulantes, comme le propagateur lui-même se plaît à les appeler, ne crééraient-elles pas ce Crédit du colon en faisant couler sur les terres neuves l’argent qu’elles pomperaient des vieilles paroisses cossues ?

Mais, dira-t-on, ni les caisses ni le gouvernement ne prêteront jamais sur une hypothèque de colon. L’Ouest le fait bien et s’y connaît en affaires ; pourquoi nos gens méritent-ils moins créance ? Non vraiment, qu’on ne dise pas qu’il n’y a jamais moyen de prendre ses garanties avec la généralité des colons ; c’est trop humiliant pour eux et pour nous.

Si le ministère de Québec ne peut fournir de l’argent aux défricheurs, pourquoi ne les laisserait-il pas, du moins, gagner leur subsistance en vendant le bois coupé sur leur lot, comme l’Ontario[6] lui-même le permet à nos compatriotes des environs de Hearst, sur le Transcontinental, qui vendent pour trois ou quatre mille piastres de bois aux pulperies du Wisconsin ? Voilà de quoi défrayer les premières dépenses d’un établissement ; on peut se nourrir, payer des hommes, acheter des animaux et des machines. N’est-ce pas une tracasserie d’un autre âge et de la plus pointilleuse race française, que de forcer à brûler leur bois sur place des défricheurs qui n’ont pas le sou pour s’acheter des chevaux et du grain de semence ? On redoute le faux colon, ce monstrueux bandit, qui coupe les arbres, les vend et se sauve ! N’y a-t-il donc pas moyen de punir les fripons sans écraser toute la catégorie des travailleurs les plus héroïques et les plus nécessaires à notre pays ? Condamne-t-on au garage à perpétuité tous les automobiles parce qu’un malheureux chauffeur, qu’on peut atteindre, a fait de la vitesse ? L’appareil formidable de la justice québécoise doit pouvoir saisir sur le fait quelques faux colons, faire quelques exemples, puis laisser prospérer en paix les honnêtes défricheurs, qui seraient l’immense majorité si on voulait bien leur rendre les débuts tenables. C’est du plus simple bon sens. Depuis des années, depuis toujours, par un criminel suicide de la race,[7] nous nous étranglons avec les mêmes lois stupides et cruelles par lesquelles les autorités du Nouveau-Brunswick empêchent nos Acadiens de conquérir la terre sur la forêt, et les contraignent à se déverser aux usines du Massachusetts, comme nous un peu partout. Ne remédiera-t-on pas à ce contre-bon-sens, à cette législation anti-économique et anti-nationale, comme on veut remédier au voisinage désagréable des marchands de bois dont les limites arrêtent tout progrès de défrichement ? On se propose, en effet, d’échanger les morceaux colonisables des concessions forestières contre d’autres situés ailleurs et impropres à la culture ; cette mesure depuis longtemps réclamée, permettra aux colons du Nominingue et de la Beauce d’acquérir de bons lots détenus jusqu’ici par les compagnies McLaren et Breakey. D’autres points se sont améliorés : les chemins s’ouvrent beaucoup plus vite entre les lots ; les subsides pour la colonisation ont fort augmenté : de 58,443 piastres en 1880-81, ils sont montés à $249,545 en 1913-14, et s’abaissent ensuite à $225,000 puis à $200,000 en 1915-16. Espérons qu’à l’avenir, alors surtout que les villes mêmes, par leurs Chambres de commerce, demandent des subventions plus fortes, des millions pour l’agriculture, espérons donc que les crédits de colonisation dépasseront ce qu’ils ont jamais été, qu’ils ne s’égareront pas trop dans les vieux comtés, et qu’on n’hésitera pas à construire des embranchements de voies ferrées qui permettent aux colons l’accès facile des terres neuves, puis la vente plus avantageuse des produits de leurs champs.

des chemins de fer

Ce n’est pas tout pour le défricheur d’avoir réussi à bûcher, brûler, construire, labourer ou moissonner, il lui faut encore vendre : que lui servent des pleines granges de foin, de grain ou de légumes s’il n’en tire aucun profit, faute de communications, comme c’est un peu le cas du Témiscamingue et du lac Saint-Jean, qui réclament quelques milles de chemins de fer depuis trente ans ?

Au Témiscamingue, un assez mauvais service de bateaux répond au trafic pendant cinq mois de l’année ; l’hiver, il faut recourir au chemin de fer du Nord-Ontario, et pendant un mois d’automne et de printemps on endure un isolement complet de toute civilisation. Imagine-t-on les tracas des colons qui arrivent avec armes et bagages et qui doivent brouetter cela du wagon dans le bateau, du bateau sur les quais, puis sur une vingtaine de milles de chemins fort primitifs jusqu’à leur emplacement de bois debout ? Conçoit-on bien, quelques années après, ce colon courageux, établi dans le canton Latulippe, je suppose, voiturant ses produits : beurre, œufs, viande ou légumes, sur vingt-cinq milles de cahots avant d’atteindre le quai de Ville-Marie, chargeant ses effets sur le bateau, en admettant qu’il ne l’a pas manqué, laissant tout cela à la chaleur, à la merci des manœuvres qui déposeront sur un autre quai pour un futur train de marchandises, ce beurre, ces œufs et cette viande que partout ailleurs on expédie dans un wagon frigorifique et avec le moins de retard possible ?… Ne voit-on pas que toute vente est impossible pour cette autre raison encore, que les risques et les frais de transport mangent tous les profits. Aussi tous ces cantons de producteurs sans consommateurs regorgent-ils de denrées dont ils ne savent que faire, et plusieurs colons abandonnent des fermes très prospères, fatigués qu’ils sont d’être pauvres dans leur opulence. Régulièrement les pétitions circulent dans les paroisses, toujours plus pressantes, quelquefois révoltées et menaçantes ; elles reçoivent toutes le même sort : des belles promesses et le panier. Une cinquante de milles de rails posés par les prisonniers de camps de concentration joindraient au Pacifique-Canadien, déjà rendu à Kipawa pour les touristes, cette fertile région où l’on voit « des champs de blé qui rappellent ceux des grandes plaines de l’Ouest, » et avec quatre-vingts milles de plus la jonction s’opère avec le Transcontinental ; « le courant de colonisation monterait dans l’Abitibi, écrit, dans son rapport de 1916, M. l’abbé I. Caron, et de l’Abitibi il descendrait vers le Témiscamingue. Nous aurions là en peu d’années de nombreuses paroisses riches et florissantes comme celles de la vallée du Saint-Laurent ».

De même, si on prolongeait jusqu’à son terme logique, l’Abitibi, entrevu et visé par Mgr Labelle, le tronçon Montréal-Mont-Laurier, à présent que le pire bout est ouvert, la traversée des Laurentides, on ouvrirait sur l’autre versant, dans la vallée de la Lièvre et jusqu’au Témiscamingue-Abitibi, de superbes régions qui formeraient bloc solide à la frontière ouest de Québec et qui seraient elles-mêmes aussi grandes et aussi peuplées que toute la province efflanquée d’aujourd’hui.

De même encore, à Chicoutimi, les intelligents promoteurs du chemin de fer Roberval-Saguenay, s’ils peuvent obtenir de Québec l’appui financier qu’ils méritent, entendent-ils créer au nord du lac Saint-Jean dix à vingt paroisses, en appliquant exactement le programme d’aide au colon du Pacifique-Canadien dans l’Ouest : « Il faut compter avec l’esprit du temps. Il n’y a plus aujourd’hui de défricheurs capables de grands sacrifices comme nos pères l’ont été. »[8]

En principe, le chemin de fer doit passer le premier, afin que nos gens trouvent aussi facile la route des terres neuves que celle des villes. C’est ainsi que l’ouverture du Transcontinental a été une bénédiction pour l’Abitibi, où jamais colon ne se serait aventuré, il y a dix ans ! Le malheur est que c’est là une exception, et que chez nous la voie ferrée suit les défricheurs, les suit de loin et parfois ne les suit pas du tout, comme au Témiscamingue et à Mistassini.

L’Ontario possède déjà trois grandes lignes qui sillonnent son nord inhabité, du Pacifique au Transcontinental : nous n’en avons pas une, en dépit des nombreux colons qui réclament et gémissent. Notre mesquine politique de chemins de fer est déplorable : Québec, la plus vieille province du Canada, n’arrive qu’au quatrième rang pour le nombre de milles de voies ferrées, avec 4,043 milles[9] contre plus du double, 9,255 milles dans l’Ontario, après même le Manitoba et la Saskatchewan, qui ne datent pas de cinquante ans. Sur $406,259,165 d’aide accordée aux chemins de fer, sous forme de garantie, d’obligations, d’intérêts, etc., par les gouvernements provinciaux et fédéral, notre vieille province, qui contient à elle seule le quart de la population du Canada, ne fournit que $392,000, alors que la Colombie Anglaise, qui est pauvre, montagneuse, mal peuplée, mais qui veut s’organiser, monte jusqu’à $80,322,072.

De 1890 à 1915, nous n’avons payé que $7,347,577 de subventions aux chemins de fer, et, depuis 1910, nous ne fournissons en tout et partout que $750 au « Québec, Montréal Ottawa et Occidental »…[10] Et nous sommes surpris, après de telles largesses, que les locomotives de plusieurs compagnies ne couvrent pas le Nord de long en large devant nos défricheurs ?

Cette politique d’économie de petits rentiers peut avoir du bon pour affronter les critiques du chef de l’opposition ; elle va contre toutes les lois du progrès, contre tout ce qui a réussi dans l’Ouest ; elle force nos gens à émigrer et nos terres neuves à pousser tranquillement du bois mou pour les compagnies étrangères. Si nous ne développons pas notre province, qui donc se donnera la peine de le faire pour nous ? Si nous dépensons tous les revenus à paver aux automobiles des chemins bien durs dans les campagnes riches, cela peut rapporter beaucoup de votes aux élections, mais ne retardera pas d’un train la désertion des pauvres diables qui ne savent où trouver des terres à leurs enfants. L’économie renforcée a beaucoup de bon, à première vue, mais elle perd de ses charmes si l’on se rappelle un petit fait de notre histoire qui pourrait bien se renouveler. À l’époque de l’union des deux Canadas, Québec, en se refusant bien des améliorations s’était arrondi de belles finances ; l’Ontario lui, avec un grand sens des affaires, avait dépensé bien plus que son revenu en travaux publics et se trouvait dans la dèche en face des réclamations de la maison Baring de Londres. Une intrigue mercantile, dénoncée par lord Gosford lui-même, cimenta l’union de l’endetté et du rentier : Ontario paya ses dettes et progressa, Québec devint pauvre, et resta arriéré.

Une fois la guerre finie, l’histoire pourrait bien se montrer encore « une éternelle recommenceuse »…

autres moyens

L’aide au colon peut venir de bien des sources et revêtir bien d’autres formes, quand on connait ses besoins d’outillage, d’argent, de débouchés, de législation plus favorable, de protection contre des fonctionnaires hargneux ou des marchands de bois, d’intercession influente auprès du gouvernement, etc. Comme tous les griefs se rattachent plus ou moins à la question pécuniaire, mentionnons quelques industries déjà proposées pour y subvenir. Dès 1884, le très pratique Mgr Labelle désireux de pousser à des conclusions substantielles une célébration enthousiaste de la St-Jean-Baptiste, disait : « Nous devrions nous imposer une taxe de la colonisation ; et il y a trente ans (donc en 1854) que l’on aurait dû organiser une souscription nationale perpétuelle (un Fonds patriotique de colonisation ! ) pour aider à mettre des Canadiens à la place des pruches et des épinettes. »[11]Et M. Charles Thibault faisait écho en proposant d’imiter « la Société St-Jean-Baptiste de Saint-Sauveur de Québec qui, chaque année, entretient à ses frais dix à douze colons au lac Saint-Jean ».

L’an dernier, à Notre-Dame-du-Chemin, près Québec, se formait un nouveau cercle de colonisation, en vue « d’aider le colon à franchir les heures les plus angoissantes de sa pénible carrière », et il applique l’œuvre de la St-Vincent-de-Paul à protéger une colonie naissante à Matalik, dans le comté de Matane. C’est la belle initiative proposée à toutes les vieilles paroisses, depuis dix ans, par le R. P. Martineau, S. J.[12] et c’est assurément l’idéal, si l’âme des cercles, le curé, est lui-même un pratique et dévoué colonisateur, s’il aiguillonne vers l’action, s’il empêche le groupe de se borner aux parlotes, aux disputes, aux élections d’officiers et aux interprétations des règlements, qui aboutissent vite à la léthargie et à la mort. On pourrait peut-être ouvrir un comité de colonisation dans une organisation déjà existante, cercle rural de l’A. C. J. C. ou section de la St-Jean-Baptiste, pourquoi pas dans un Cercle agricole ? On choisirait trois ou quatre des plus actifs pour voir au recrutement des colons, entretenir le feu sacré, percevoir les fonds, rester en contact avec le Central, qui lui adresserait papiers, tracts, affiches et conférenciers. L’important, c’est de ne pas consumer le temps et les énergies à échafauder des cercles plus ou moins viables, aux dépens de la colonisation directe. N’épuisons pas nos pauvres efforts à soulever des rochers d’inertie ; lançons le grain qui germe, prenons les moyens les plus expéditifs, réduisons l’organisme de propagande et de collectes à sa plus simple expression : une tournée de commis-voyageurs en colonisation, et menons rondement la besogne. Parlons peu, agissons plus. Acta, non verba.

Pourquoi, dans nos villes, les organismes qui s’occupent des questions ouvrières, des œuvres de bienfaisance et des choses nationales, comme les conférences de St-Vincent de Paul, les cercles de jeunesse, les sociétés patriotiques et toutes les œuvres qui ont à cœur le soulagement des misères et déchéances physiques ou morales, ne remonteraient-elles pas à la source de tout le mal, afin d’endiguer d’abord cet énorme coulage des campagnes qui inonde les villes ? Un aliéniste, pour juger de l’état de ses malades, leur commandait d’étancher l’eau lancée sur le parquet par un robinet tout grand ouvert. Si le patient commençait par fermer le jet d’eau, le docteur avait bon espoir de guérison ; mais s’il essuyait avec fureur, sans supprimer la cause de l’inondation, cette impuissance de réflexion enlevait tout espoir de recouvrance.

Il en est un peu ainsi de nous : nous avons gémi et nous gémirons encore de l’obsession de tous les sans-travail, déclassés, mécontents, socialistes, appauvris ou malades qui ont encombré nos rues et qui en déborderont plus que jamais dans quelques mois, à la fermeture des usines de guerre et au retour des soldats, dont « pas trois pour cent iront cultiver la terre », assurait dernièrement un député aux Communes.

Aucune organisation civique, aucune société de bienfaisance ne suffirait à étancher cette marée montante de toutes les misères ; on essuiera, on essuiera avec une charité admirable, on gémira surtout, mais les recrues du malheur déborderont toujours. Si nous sommes sages, commençons par fermer le robinet de la désertion des campagnes, allons recruter chez eux tous ces ruraux qui ne peuvent pas s’y établir, et qui viendraient mendier des places de commis, de charroyeurs de charbon et de balayeurs de rues, d’entrepôts ou de collèges, eux, ces fils de grand air et de liberté… Recueillons en ville les ex-agriculteurs qui regrettent la terre, mais qui ne veulent pas retourner à l’ancienne ferme, trop ennuyeuse ou trop ingrate ; puis menons toutes ces recrues bien doucement et bien intensément vers les lots à prendre.

C’est une question d’apostolat et de charité, non moins qu’une affaire de dignité sociale et de vie nationale : le salut des âmes est plus facile aux champs qu’à la ville ; les élevants spectacles de la belle nature produisent un effet bien autre que les déprimantes visions des rues, et l’on peut découvrir bien des sens au vers du poète :

Qui fait aimer les champs fait aimer la vertu.

De son côté, la bienfaisance ne se limite pas à l’aumône de main à main ; elle est plus large, plus clairvoyante, meilleure organisatrice ; elle aime mieux prévenir que guérir, donner au travailleur des outils plutôt qu’une obole, une terre plutôt que des outils : le consommateur devient ainsi producteur, et c’est toute la communauté qui en profite. « L’intelligence de la science sociale, écrit Le Play, procède du cœur encore plus que de l’esprit.»

Ce que l’Armée du Salut faisait et fera encore pour recruter, conduire et implanter dans l’Ouest canadien, les miséreux des quais de Liverpool et des faubourgs de Londres, notre admirable Saint-Vincent de Paul, qui vient de s’incorporer dans le but d’étendre son œuvre, ne l’essayera-t-elle pas en faveur de nos ouvriers, anciens cultivateurs que vomiront bientôt les usines ?

Pourquoi encore n’obtiendrait-on pas du gouvernement des étendues de bois debout pour y tailler des champs à d’immenses orphelinats agricoles et ménagers, déversoirs des Crèches de nos villes, et pépinières de futurs agriculteurs et — souvenir héroïque de la Nouvelle-France — d’épouses de colon ? Pourquoi ne pas doter de semblable manière des congrégations religieuses, à charge d’y établir sanatoriums, hôpitaux, couvents, collèges, écoles d’agriculture, etc. ? Au moyen-âge, ce sont les monastères qui ont troué d’éclaircies fécondes les épaisses forêts druidiques ; ce sont les moines d’Occident célébrés par Montalembert qui ont défriché une partie de la France, attiré les colons, multiplié les bourgs et les villages : il en sera de même aujourd’hui dans nos solitudes fertiles du Nord et du Sud-Est, si le clergé peut se mettre à la tête d’un vaste mouvement.

« L’œuvre de la colonisation ne recrute que des apôtres, écrivait l’honorable M. Royal, il y a cinquante ans. Partout où le prêtre prend les devants, la colonisation réussit, les paroisses se forment, les églises s’élèvent et la forêt recule. » Et son Éminence le cardinal Taschereau le répétait en 1890, à l’inauguration du Mérite Agricole : « Sans doute que nous devons déplorer l’exode des Canadiens aux États-Unis ; cependant, il ne faut pas nous décourager. Pendant les vingt années de mon épiscopat, cinquante-trois paroisses nouvelles ont été créées. Il y a un proverbe qui dit que le sucre attire les enfants : de même aussi un curé résidant attire les colons. »

Trouvera-t-on dans les vieux diocèses assez de prêtres, pour guider vers les pâturages que Dieu nous offre, les troupeaux errants de l’Église ? Les ouvriers sont toujours bien peu nombreux pour la moisson, il est vrai ; mais l’Église, — elle le comprend et elle le fera, — doit agir, prêcher la croisade, faire l’impossible pour arrêter les fourvoiements de ses ouailles.

Si les autorités civiles d’aujourd’hui veulent sérieusement la fidélité au sol et même le retour à la terre, si M. le ministre de la Colonisation veut renouveler en faveur des cantons neufs l’appel au clergé de son collègue à l’Agriculture, recommandant l’économie et l’accroissement de production des vieilles fermes, l’Église sera tout heureuse d’offrir son concours et ses moyens d’action, et l’on peut tout espérer de cette union conquérante des pouvoirs civil et religieux. Mais si l’on ne doit rien attendre des gouvernants que de belles paroles, de jolies brochures, de l’inertie et des lois tracassières, à cette heure grave où tous les clairvoyants s’inquiètent des problèmes d’après-guerre, le clergé doit marcher tout seul, appuyé s’il se peut, des sociétés nationales enfin réveillées, et ne demandant aux politiciens que de ne pas lui nuire ; il doit pouvoir s’unir dans une action commune, suivre une direction vivante et écoutée, afin d’opérer, en vue de conquête catholique et de salut des âmes, la transplantation que les compagnies de chemins de fer accomplissent avec tant de succès dans l’Ouest, pour des bénéfices de piastres et de sous.

  1. Godefroy Kurth, Les Origines de la civilisation moderne, I, p. 22.
  2. Ibid. p. 162.
  3. La France aux colonies, p. 88.
  4. Histoire du Second Empire, Tome IV, p. 400.
  5. La Gazette agricole, octobre 1916, p. 911.
  6. Voici une comparaison plutôt cruelle des règlements de colonisation dans les deux provinces, tirée d’une lettre de M. J.-L. Pineau, président actif de la Ligue de colonisation Nouveau-Québec et Nouvel-Ontario, (La Presse, 10 mars 1917) :

    Règlements d’un lot au Nouvel-Ontario : « Le colon a droit à un lot de 160 acres, à 50c l’acre, payable en 4 ans, à 6%. Enregistrer le lot 6 mois d’avance, si désiré, et pendant les trois ans, bâtir une maison 16 x 20, au moins, défricher, résider et cultiver 16 acres. »

    Comme on le voit, il n’y a pas de restrictions au défrichement ; le colon peut même engager de l’aide, faire couper et vendre autant de bois de pulpe qu’il le désire. Et après les trois ans le colon a droit à un autre lot de 160 acres, aux mêmes conditions que le premier. Aussi, une première personne, désirant payer une seconde personne, pour faire exécuter les conditions d’un lot, la première personne devient, par le fait, propriétaire de ce lot, mais à condition que le défrichement soit de 32 acres, au lieu de 16. Tout colon peut faire la chasse et la pêche, au Nouvel-Ontario, dans quelque endroit, sans avoir à craindre les régions louées à des clubs, comme on en voit dans notre province.

    Règlements d’un lot en Abitibi : — « Le colon a droit à 100 acres, à 30c l’acre ; défricher au moins 3 acres par année, et les mettre en culture l’année suivante ; dans les (30) trente mois, il devra bâtir une habitation et une grange, et obtenir ses lettres patentes, après 30 mois de résidence continue, et s’il a 15% d’acres en culture. Tout bois coupé, sur le lot avant l’émission des lettres patentes, au contraire que pour défrichement, chauffage, bâtisses et clôtures, sera considéré comme ayant été coupé sans licence, sur les terres publiques. Le colon ne peut pas faire la chasse, et la pêche, dans les régions louées à des clubs. »

    Ne serait-il pas préférable de livrer la forêt au colon, au lieu du marchand de bois ?

  7. On serait parfois tenté de croire que le gouvernement ne tient pas à la colonisation, et qu’il préfère de beaucoup l’industrie forestière à l’agriculture, le marchand de bois au colon, l’arbre à l’homme. Pour ne rien dire de l’administration actuelle, citons quelques faits bien précis particulièrement révoltants, dévoilés dans Le Pionnier de mai 1908 sous la signature d’un prêtre colonisateur, M. l’abbé Chouinard, de St-Paul de la Croix. (Témiscouata) :

    ... « L’idée des terres libres aux colons libres, à mon sens, est la meilleure… Le but de cet article est de faire connaître au public la manière vraiment indigne dont on traite le colon dans notre comté. Comme il n’y a rien de plus probant que des faits, je cite des faits. Un de mes paroissiens, M. Michel St-Pierre, père de plusieurs garçons, voulait en établir trois, voisins, sur les terres nouvelles. Il va au canton Demers, à 20 milles d’ici, choisit ses lots et en fait la demande à l’agent des Terres à la Rivière-du-Loup, avant le 30 avril, car ces lots sont dans les limites des porteurs de licence. L’agent lui concède ces lots. Mais voilà qu’au mois de juillet, au moment où il se disposait, avec ses trois garçons, à aller faire le défrichement voulu par la loi, il reçoit de l’agent, M. Le Bel, ordre de ne pas toucher à ses lots avant que le marchand de bois ait enlevé tout le bois marchand (on sait que cela peut durer des années !). Justement irrité de tant de mauvaise foi, M. St-Pierre prend ses permis d’occupation, retourne à la Rivière-du-Loup, les remet à l’agent et réclame son argent.

    Un autre de mes paroissiens. M. Xavier Lepage, s’adresse au même agent pour avoir un lot dans le même canton. C’est un père de famille qui veut se fixer sur des terres nouvelles. L’agent lui fait comprendre qu’il ne peut avoir son permis avant d’avoir fait le défrichement voulu ! Mon homme, ignorant la loi à ce sujet, va tranquillement prendre son lot, y fait du défrichement et ensemence sa terre. Maintenant sûr de son coup, il se rend à la Rivière-du-Loup pour prendre son permis d’occupation. L’agent l’éconduit honteusement, le traitant de colon de mauvaise foi, etc.

    C’est incroyable, mais c’est vrai. Et il y a ici des centaines de cas semblables dans tout le comté. L’obstacle à la colonisation ne vient pas tant du marchand de bois, des réserves forestières, etc, que du Département des Terres, par ses trop souples agents. On nous en signale un qui aurait déclaré, en présence de plusieurs personnes, qu’il était payé par les compagnies pour décourager les colons comme il le fait. Une enquête serait fort à propos »…

    « Il faut absolument, si l’on veut faire de la colonisation pratique, qu’on s’associe pour le redressement de toutes les difficultés qui sont semées sous les pas du colon. Laissé à lui-même il se décourage et quitte le pays… Le canton Raudot, facile à faire, était sous licence. Nos cercles se sont émus de cet état de choses, et l’on a résolu d’envoyer une délégation à Québec. Il faut rendre cet hommage à l’hon. M. Turgeon qu’il nous a reçus avec courtoisie et a rendu pleine justice à nos légitimes réclamations. Nous avons ainsi obtenu un territoire assez vaste pour la fondation d’une nouvelle paroisse, et tous les obstacles ont été aplanis comme par enchantement Ce que les colons laissés à eux-mêmes n’auraient jamais pu obtenir, nos cercles l’ont eu sans difficulté. C’est le temps de proclamer que l’union fait la force. Le problème serait vite résolu si l’on savait s’unir dans une action commune, et cela par l’association »…

    Voilà en effet la conclusion du bon sens, celle qu’on pratiquerait s’il s’agissait d’une affaire quelconque, ou si nous savions faire de la sociologie pratique, du patriotisme pratique, au meilleur sens du terme. Les griefs sont partout, au Nominingue, à la Gaspésie, au lac St-Jean, à l’Abitibi : il faut des porte-voix aux pauvres plaintes des colons ; il faut des cercles qui fassent enquête, qui dénoncent, qui crient, qui sollicitent. Il faut que les fonctionnaires soient surveillés, dégourdis, aiguillonnés, que la colonisation tienne une place dans leurs loisirs, qu’ils s’occupent non à empêcher le défrichement de notre province, mais à l’étendre de plus en plus. Il faut amender les lois de colonisation, préférer nos bâtisseurs de paroisses aux clubistes et aux marchands de bois millionnaires de New-York, et subordonner le Département des Terres au Ministère de la Colonisation. La terre libre au colon libre !

  8. Lettre de M. Elzéar Boivin, dans Le Progrès du Saguenay, 28 décembre 1916.
  9. Annuaire du Canada, 1914, pp. 477 et suivante.
  10. Annuaire statistique de la province de Québec. 1916, p. 481.
  11. Les jeunes gens de l’A. C. J. C. qui percevaient les souscriptions pour l’Aide aux Blessés de l’Ontario, publiaient dans Le Semeur de mai 1915 un intéressant bout de lettre qu’accompagnait l’obole d’un « ancien » : « Il y a cinquante et quelques années, (en 1862), les jeunes d’alors parmi lesquels Honoré Mercier, Boucher de la Bruère, avaient entrepris une croisade analogue à la vôtre. Il s’agissait de colonisation : aider nos compatriotes à se tailler des domaines dans les cantons de l’Est. Notre projet ne réussit que partiellement parce que nous n’étions pas organisés en société et que nous étions plus ou moins lancés dans la politique »…
  12. Voir le tract numéro 61 de l’Ê. S. P.