Vers les terres neuves/I

La bibliothèque libre.
Secrétariat de l’École sociale populaire (p. 5-30).


I

POURQUOI COLONISER ?


1o L’ARGUMENT ÉCONOMIQUE

De tous côtés, et dès avant la guerre, on s’est ému de la cherté de la vie. Les ruraux qui ont vendu leurs terres pour venir habiter la ville voient fondre tristement leurs dix-piastres avec leurs illusions. D’après la Gazette du Travail (février 1917), les aliments seuls d’une famille de cinq personnes, qui coûtaient 86.95 par semaine, en 1910, sont montés à 810.27 en janvier 1917. Les divers gouvernements fédéral, provincial, municipal et les Chambres de Commerce ont étudié le problème : on aboutit à recommander l’économie et la production plus intense.

C’était prévu : la cherté de la vie est un problème d’addition et de soustraction : le consommateur doit dépenser moins, le producteur doit fournir davantage. Mais l’exportation vient grossir le calcul : si nos trop rares agriculteurs doivent nourrir non seulement nos villes mais encore les peuples en guerre, nous n’y sommes plus du tout. C’est le malheur actuel : nous avons trop peu de producteurs qui produisent trop peu, et qui exportent beaucoup trop en Europe et surtout aux États-Unis.

trop peu de producteurs

En 1871, 80.5 pour cent de la population de notre province vivaient à la campagne ; la production encombrait les marchés de nos rares petites villes, et comme on exportait fort peu en Europe, c’était la congestion des denrées ; la terre ne payait pas et nos gens émigraient en masse aux usines américaines. Par contre, en 1911, le chiffre des villes, qui s’est accru de 850,000 atteint presque celui des campagnes qui n’a monté que de 200,000[1] en 1914, il le dépasse de 7,300 : nous avons 1,131,014 citadins contre 1,123,711 campagnards et la proportion se renverse de plus en plus[2]. Si encore tous nos villageois étaient des producteurs… Mais non, le nombre des cultivateurs, au lieu de doubler comme le reste de la population, diminue littéralement : les 174,996 occupants de terre de 1891, bien loin de s’élever à près de 300,000 comme ils auraient dû, en 1911, sont tombés à 159,554.

Les fermes sont plus grandes qu’il y a vingt ans ; elles sont en général mieux cultivées. Cependant il y a baisse à peu près sur toute la ligne : sans parler du blé, que nous abandonnons trop facilement à l’Ouest, nous récoltons moins de pommes de terre, moins de légumes, moins de blé-d’Inde ; nous perdons en industrie laitière ; nous avons 224,000 pommiers-en-rapport de moins en 1911 qu’en 1901.

Nous produisons deux fois moins de sucre d’érable qu’en 1890 ; nous avons 720,420 vaches laitières en 1915 contre 886,896 en 1908 ; nous avons 554,491 moutons en 1915 contre plus d’un million en 1871 ; nous avons 45,429 ruches en 1911 contre 65,986 en 1901. Les pois et les fèves, ces aliments du pauvre, sont tombés à plat : au lieu de 2,649,000 boisseaux de pois récoltés en 1860, nous en sommes à 404,000 boisseaux, qui se vendent $4. ; et les fèves, qui poussent en n’importe quelle terre de sable, sont descendues, de 330, 000 boisseaux en 1907, à 89,000 en 1914, et on les paie plus de $7.00. Un cultivateur de Vaucluse (comté de l’Assomption) en a récolté pour $175. dans une piécette de trois-quarts d’arpents ; il paraît d’après la Gazette agricole (nov. 1916) qu’on est obligé d’en faire venir des approvisionnements de la Mandchourie !

trop d’exportations

Nous avons trop peu de producteurs qui produisent trop peu, la situation se complique bien davantage si l’exportation s’en mêle pour la peine. Or, les $76,000,000 valant de notre exportation provinciale de 1901 sont devenus $177,556,784 en 1914 ; et, pour tout le Canada, les $163,000,000 de produits canadiens exportés en 1900 se sont élevés pour l’année finissant à janvier 1916 à $669,000,000 dont $337,000,000 de produits animaux et agricoles. Et cette dilapidation de nos marchés n’est pas près de finir : les Américains ne se gênent pas pour opérer chez nous des razzias de bestiaux et de pommes de terre ; mais surtout, nous devons suppléer au déficit alimentaire des nations belligérantes : l’Angleterre, à elle seule, manque de 225,000,000 de boisseaux de blé, ce qui dépasse de 70,000,000 toute la récolte canadienne de 1916. Le monde est menacé de famine ; l’Institut international d’agriculture de Rome a lancé le cri d’alarme : les réserves de blé sont épuisées, et si 1917 ne donne pas beaucoup plus que 1916, nous tâterons de la famine universelle en même temps que de la guerre.

Des quatre milliards de boisseaux de blé produits dans l’univers en temps normal, deux milliards et demi proviennent des pays belligérants ; sur 25,000,000 d’hommes sous les armes, ou morts ou impotents, 15,000,000 au moins travaillaient à la terre et sont devenus improductifs et consommateurs. Ce sont les pays situés hors de la zone bombardée, hors de l’Europe, qui doivent fournir pour les autres, et l’immense Canada surtout, hier au cinquième rang des producteurs de blé, après la Russie, les États-Unis, les Indes et la modeste France, doit s’y mettre de son mieux et croire que la nourriture est aussi nécessaire aux Alliés que les balles.

Nos hommes d’État le comprennent très bien, dans leurs discours. À Calgary, M. Bennett, organisateur du Service National, divisant la nation en trois classes, « ceux qui combattent, ceux qui travaillent, ceux qui donnent et paient, déclare qu’il est aussi important de maintenir l’industrie agricole du pays que d’envoyer des soldats au front. Le Service National du cultivateur est de produire du blé, de nourrir l’armée et le peuple de la Grande-Bretagne. »

Sir Thomas White, ministre des Finances, prône le travail de production et l’économie comme de suprêmes devoirs patriotiques d’où peuvent dépendre notre succès et notre salut national… « En prélevant des fonds pour la guerre, nous nous ferons une règle de ne pas taxer les fermes, effets personnels ou revenus de ceux qui sont engagés dans notre grande industrie fondamentale, l’agriculture. »[3]

Le président du bureau de l’Agriculture de Londres, M. R.-E. Prothero, parle de la Grande-Bretagne comme d’une ville assiégée, et son mot : « La guerre sera gagnée sur nos champs de maïs ou de pommes de terre » semble devoir être la clé de la situation dans l’effort du Service National anglais.

Les gouvernements de France et d’Angleterre organisent l’économie en système, contrôlent la dépense ; déjà les Anglais goûtent du pain noir, et les Français font maigre deux jours par semaine. Bref, ce n’est plus l’abondance, c’est presque la disette ; la famine parle de suivre. Pour les Canadiens, il n’y a pas d’économie qui tienne, si l’exportation doit ainsi drainer nos vivres ; il nous faut produire, produire le plus possible, du bétail, des œufs, du beurre, des chevaux, des légumes.

ce qu’on a fait

Tandis que dans les vieux pays on cultive jusqu’au dernier pouce de terrain, le Canada n’exploite pas 8 % de sa superficie totale. Dans notre Québec, rien que 3 1/2 % des terres sont en culture, soit 15,613,000 acres sur 442,153,000 ; et 44,215,000 d’acres, c’est-à-dire 442,000 terres, déjà arpentées ou explorées, n’attendent que des défricheurs pour muer leur forêt en moissons et en paroisses. Les bras manquaient-ils donc, avant la guerre ?

Une forte propagande d’immigration a fourni des centaines de mille semeurs à l’Ouest et des centaines de paveurs à Montréal. L’Ouest se peuplait vite, grâce au merveilleux plan de colonisation des gouvernements et des compagnies de chemins de fer ; notre province a vu diminuer sa classe rurale par suite d’un système de colonisation pointilleux et barbare, qui n’attirait aucun Européen et décourageait notre propre jeunesse, ces 40,000 immigrants qui nous tombent du ciel chaque année, par le seul excédent de nos naissances.

La superficie des terres occupées n’est pas ici ce qu’elle devrait être, non plus que notre population, du reste. Les deux faillites ont marché de concert ; nos gens ont émigré lamentablement parce qu’ils n’avaient pas de terres accessibles, et les terres ne se sont pas défrichées parce que nos gens émigraient.

Notre population de 1,111,566 âmes, en 1861, qui aurait dû se doubler presque deux fois et dépasser quatre millions en 1911, au lieu de deux petits millions, devrait aussi avoir doublé deux fois la superficie défrichée de notre province ; partant, les 10,375,418 acres de terre occupées en 1861, à cette époque où l’on proclamait patriotiquement que la colonisation allait enfin marcher, devraient s’étendre aujourd’hui à quarante millions d’acres, presque 10 % de notre carte provinciale : nous n’en couvrons que 3 ½ %, 15,613,000 acres. Les 105,671 occupants de terres de 1861, qui devraient être plus de 400,000 ne comptent que 159,554 ; ils ont même fléchi de 15,000, ces vingt dernières années. C’est le fiasco parfait, non seulement de l’immigration, et même de la colonisation, mais de toute l’agriculture québécoise au dix-neuvième siècle. C’est la désertion en masse d’une race agricole, qu’on ne veut pas guider efficacement vers les quatre cent mille terres qui l’attendent et qu’elle ne connaît pas.

Depuis la guerre, quoi de neuf dans la production de nos fermiers ? Ont-ils ensemencé les vieilles terres jusqu’au dernier pouce ? Ont-ils converti en blé, pâturages ou légumes les plaines de l’Ouest et nos forêts de l’Est ? Ont-ils fait le Service National dans les champs de maïs ou de pommes de terre ?

Non : un grand nombre se sont enrôlés, un autre grand nombre ont quitté leurs fermes pour aller en ville tourner des obus ; le plus grand nombre peut-être a déserté aux États-Unis : 84,886 Canadiens, autres que des citoyens des États-Unis, ont passé la frontière en 1915 ; en 1916, 118,136 ont pris le même chemin, et ça empire toujours à mesure que l’on craint davantage la conscription du travail ou des armes. Il faut bien noter qu’on ne parle pas ici des milliers de colons américains non-naturalisés, qui se sont enfuis et décampent encore avec tant de presse que notre gouvernement a jugé bon de leur assurer que la conscription ne les frapperait jamais, eux. On ne compte plus les terres abandonnées. Déjà, en 1916, le Canada, n’avait semé en blé que 10,085,000 acres au lieu de 12,986,000 en 1915, et en bien des endroits la récolte s’est mal faite par manque de moissonneurs ; 1917 s’annonce encore plus mal : on a semé 18.3 % de moins de blé d’automne que l’an dernier.

Les agriculteurs se lamentent sur la pénurie de garçons de ferme, et cependant le vide grandit sans cesse : départ des enrôlés, désertion de ceux qui ne veulent pas s’enrôler. Il faut des soldats, il faut des fermiers. On semble vouloir sacrifier ceux-ci : la production diminue et diminuera bien davantage, en dépit de tous les discours, si nous laissons émigrer nos gens, si nous les exilons nous-mêmes.

ce qu’on doit faire

D’abord, il faut absolument bloquer le coulage, enrayer la désertion des terres en rassurant avec vigueur les paysans contre la conscription. Un Belge du Manitoba l’écrivait récemment : « Enrôler le paysan — et encore plus le laisser déserter — ce serait tuer la poule aux œufs d’or ; ce serait tuer la production rurale, non-seulement en hommes, mais en aliments, si nécessaires à l’Angleterre qui n’a presque plus de paysans… Ce serait affamer les villes, ce serait enfin tuer le pays en tuant le paysan. Notre devise doit être : Ne touchez pas au paysan ! Hands off the farmers !  »

Il n’est pas séditieux, croyons-nous, de constater que pour produire il faut des producteurs, et que pour produire davantage, il faut toujours plus de producteurs, cultivant plus grand de terre ou plus intensément une étendue moindre. C’est ainsi que des pelotons d’instructeurs agricoles parcourent actuellement notre province et poussent les fermiers à la culture intensive ; mais ceux-ci opposent une raison majeure, le manque de garçons de ferme : ils ne trouvent pas d’hommes à engager. Ceux qui pourraient l’être s’en vont travailler aux munitions. Et puis, les Canadiens, du moins ceux des campagnes, n’aiment pas à se mettre à quatre pattes : le jardinage leur donne des tours de reins.

On continuera donc la culture ordinaire, extensive, celle des terres de cent acres. Mais alors, multiplions-les, ces terres de cent acres. Rien de plus facile, puisque nous en avons dans Québec 445,000 qui se donneront au premier occupant. Faisons de la surproduction d’après cette seconde manière, en décuplant l’étendue des terres occupées, si nous ne pouvons décupler le travail sur un seul et même lopin. Beaucoup de jeunes Canadiens qui ne veulent pas s’engager chez un gros fermier où ils sueront beaucoup, gagneront peu et ne verront jamais d’avenir pour eux, seraient très fiers d’aller sans trop de peines défricher à leur profit une ferme qui leur appartiendrait, où ils pourraient élever une famille et donner les lots voisins en héritage à leurs enfants.

Entre nous, il faut avouer qu’il n’y a pas de métier plus ingrat que celui d’homme engagé à la campagne. L’été, ses journées sont longues et chaudes ; l’hiver, sa paye est mince ; toujours sa part d’ouvrage est la plus rude et sa place la dernière : il ressent trop son infériorité, ce qui est peut-être le plus dur de son sort. À vingt, trente ou quarante ans, pourra-t-il espérer un changement de situation ? devenir propriétaire ? se marier ? établir des enfants ? jamais.

Non, la catégorie des engagés à l’année est à peu près éteinte, et il ne faut pas la regretter : elle envoyait fatalement son homme aux États-Unis. Le développement du machinisme et le nombre d’enfants de nos cultivateurs, l’amour de la liberté personnelle et la facilité pour les plus pauvres de se tailler des domaines en pays neuf, devraient contribuer à établir chez nous un autre status agricole que dans les pays vieux, qui ne peuvent plus s’agrandir et qui s’acharnent à faire suer toute sa substance à la dernière motte de terre et à la dune la plus poudreuse. C’est un contresens économique que de vouloir faire de nous un peuple de maraîchers comme si nous étions en Belgique, resserrés dans cinq ou six de nos comtés : il y a 652 Belges par mille carré, là où nous ne sommes pas six.

C’est un autre contresens, dans un pays qui s’ouvre, où la terre est au premier occupant, de nous accorder avec nos ennemis pour comprimer notre peuple dans une espèce de réserve de quinze millions d’acres, quand il y en a quarante-cinq millions d’actuellement disponibles dans Québec, et six cent millions dans tout le Canada. Préjugé ou non, pour nos gens une terre n’est digne de son nom que si elle a autour de cent arpents, et malgré toutes les adjurations des agronomes professionnels ou amateurs, bien peu se résoudront à morceler leur bien entre deux ou trois fils. Nous ne parlons pas de ceux qui posséderaient cinq ou six cents arpents, car alors ce n’est plus une terre mais cinq ou six qu’ils auraient à léguer. Nos gens n’ont peut-être pas tort de répugner à l’émiettement de l’héritage. Cette division a quelque chose d’humiliant, et puis elle ne vaut que pour une génération ; le problème se présentera plus difficile à la génération suivante quand on aura encore plusieurs fils à établir : les familles sont ici plus nombreuses qu’en France.

des terres pour tous les fils

Ce qui arrive chez nous depuis quatre-vingts ans, c’est qu’un des fils reçoit la ferme paternelle et que les autres, élevés dans la persuasion qu’il leur est impossible d’acquérir une terre, apprennent des métiers ou n’apprennent rien du tout et vont chercher fortune en ville ou aux États-Unis : assez souvent l’héritier du domaine les suivra, et le père lui-même ira peut-être les rejoindre et mourir en exil.

Il faut que les cultivateurs sachent bien que leurs cinq ou six fils peuvent tous avoir de belles terres de cent acres, et qu’il n’est pas nécessaire de les acheter à coups de quinze mille piastres. Non, « pour s’établir sur une terre boisée, écrit M. l’abbé Caron, colonisateur de l’Abitibi, il suffit d’avoir de quoi vivre pour un an au plus… Avec un capital de deux à trois cents piastres, un colon laborieux peut être sûr de réussir, surtout s’il possède déjà un matériel de ferme et du bétail.

On nous a cité comme type du colon un brave Canadien de Portneuf qui vivotait là sur une insuffisante petite terre d’à peu près treize cents piastres, et qui résolut de ne pas infliger un si triste héritage à l’un de ses fils. Il entend parler du Témiscamingue, vend son bien, paye ses petites dettes et part avec sept ou huit cents piastres, dont il achète cinq bons lots fertiles, qu’il estime à quinze mille piastres, six ans plus tard. Voilà un bel exemple de transplantation, où il y a profit double ; le pays voit s’accroître le nombre de ses producteurs, et surtout le fermier de misère assure brillamment l’avenir de ses fils et même de ses petits-fils. Jugez, au seul point de vue économique, de ce que seraient devenues les huit cents piastres de notre homme, s’il était allé vivre en ville : en aurait-il même eu assez pour payer les meubles, les toilettes et le piano ?

Résumons cette première partie : on s’accorde à vouloir augmenter la production agricole pour diminuer le coût de la vie, nourrir les pays en guerre et prévenir une famine universelle. Il y a deux manières de produire davantage : la culture intensive de nos terres défrichées, la culture étendue à de nouvelles terres par la colonisation, dans l’Ouest et même dans notre Abitibi, où l’on peut semer dès le premier printemps, et où certain colon de troisième ou quatrième année récoltait déjà l’an dernier mille boisseaux de céréales. Comme nos gens aiment fort peu à s’éreinter sur des arpents de sarclages, et encore moins à devenir garçons de ferme sans espoir de délivrance, il faut les mettre à même de devenir propriétaires, d’établir des familles, de multiplier les producteurs plutôt que les consommateurs. Ce second argument aura toujours plus de force, surtout après la guerre.

Qu’on ne prétende pas, en effet, que cette vogue de l’agriculture tombera, une fois la guerre finie. Au motif de production s’ajoutera alors celui de la réorganisation du travail, de la remise en place du rouage social détraqué par les toutes spéciales besognes actuelles. C’est alors qu’on en verra de rudes : quand on remerciera les centaines de mille ouvriers des munitions ; quand on rapatriera les centaines de mille soldats qui voudront reprendre leurs anciennes places dans les villes ; quand on distribuera le travail assis des postes, douanes, bureaux et banques aux milliers d’amputés que le gouvernement ne suffira pas à combler de pensions ; quand l’or étranger n’arrivera plus chez nous sous forme de commandes de guerre, c’est alors qu’éclatera dans les villes une crise dont le krach de 1913-14 n’aura été qu’un faible avant-goût, c’est alors que vont pulluler les sans-travail, les chercheurs d’emploi, les miséreux et les vagabonds.

L’Angleterre licenciera, au lendemain de la paix, six à huit millions d’hommes et de femmes, qu’on cherchera par tous les moyens à diriger vers le Canada, qui déjà n’en pourra plus. Il devra, lui aussi, trouver un million de places pour occuper son million de travailleurs et de soldats. On parle bien de transformer les industries de guerre en industries de paix ; cela sonne beau dans une envolée, mais dans la réalité, il ne faut pas avoir vu circuler les équipes de jour et celles de nuit pour croire qu’elles ne chômeront pas, et qu’on sortira chaque semaine un travail équivalent aux cent mille obus qui jaillissent de partout. Non, les villes seront débordées, elles vomiront à pleines rues les ex-fermiers et les fils de fermiers embrigadés depuis peu aux usines et aux bureaux, et la terre devra se faire accueillante, bonne, séduisante le plus possible, elle devra s’offrir, aller au-devant par un système facile de colonisation. Les clairvoyants hommes d’affaires du Pacifique-Canadien l’ont compris, et ils préparent admirablement leur Ouest ; Québec doit faire de même pour ses terres en bois debout, dont les avantages et les facilités devront alors sauter aux yeux.

On pourrait accumuler en faveur de la colonisation bien d’autres raisons économiques tirées de circonstances moins urgentes et plus universelles ; celles que nous ressassons depuis cinquante ans valent encore et vaudront toujours, car la condition nécessaire de croissance de tout peuple en tout temps exige en premier lieu la culture de son sol. Aux collectivités aussi bien qu’aux individus s’applique le vers de Paul Harel :

C’est le travail des champs qui nous rendra les forts.


2o L’ARGUMENT NATIONAL


« Les peuples ne meurent pas, ils se tuent, » a dit M. Étienne Lamy. Les uns se laissent mourir d’inanition ; nous qui héritions d’une vitalité extraordinaire, nous avons choisi la dislocation, l’écartèlement, et faute de bourreaux comme chez les Acadiens en 1755, nous nous sommes appliqué la torture nous-mêmes, et avec tant de furie que des lambeaux de notre race gisent épars, encore chauds ou déjà morts, sur tout un continent. Le tronc demeure vivace, mais on devrait enfin cesser de le saigner, de le déchiqueter ; il faut le panser, et si l’on ne peut pratiquer la greffe humaine ou une infusion de sang riche par une bonne immigration française, sauvons ce qui nous reste, permettons-lui de grandir sans tiraillement et dans la mesure naturelle : colonisons chez nous.


les pertes subies

Depuis quatre-vingts ans, l’émigration nous enlève chaque année une moyenne de quinze à vingt mille âmes, comme si une de nos villes, les Trois-Rivières, Hull ou Maisonneuve était engloutie par un tremblement de terre. Dès 1848, Mgr Bourget veut faire dévier le courant vers les nouveaux Cantons de l’Est. En 1850, une lettre collective de NN. SS. les Évêques cherche à guider vers les terres neuves « ceux de nos frères qui seraient tentés d’émigrer, et de les retenir ainsi dans le sein de notre patrie, assez vaste et assez riche pour nourrir une population beaucoup plus nombreuse ».

Malgré tous les efforts du haut clergé, des prêtres colonisateurs et de quelques autres patriotes, les villes américaines nous ont arraché la moitié de notre peuple, les jeunes surtout, qui auraient dû produire et se multiplier pour notre pays, et qui souvent revenaient, minés par la tuberculose, semer la mort chez leurs parents du Canada. On reste donc en deçà de la vérité quand on escompte par le strict doublement des statistiques les pertes que nous avons subies depuis 1851. Nous serions aujourd’hui plus de trois millions au lieu de seize cent mille si les 669,528 Canadiens-français du Québec d’alors, déjà diminués d’une émigration de quinze années assez alarmante pour provoquer deux lettres pastorales, n’avaient laissé se perdre la moitié de leurs descendants. On a fait une comparaison assez curieuse entre l’accroissement théorique et la réalité dans dix-huit des plus vieux comtés de notre province. En 1871, leur population globale était de 329,828 âmes. La seule multiplication naturelle aurait dû porter ce chiffre à un gros million en 1911. Or, il n’était que de 324,953, accusant une diminution de 5,000 âmes en quarante ans, au lieu d’une augmentation de 670,000. On ne conserve pas le tiers de la descendance !

Dans tous les États de la république voisine, il y a de nos compatriotes et surtout de nos ex-compatriotes qui ont déjà changé de nom, de langue, parfois de religion, et qui se doublent aujourd’hui contre nous, avec notre fécondité. Dans tous les comtés de l’Ontario, des provinces maritimes et vraisemblablement de l’Ouest, on trouve de nos gens égarés, au nombre de 500, 300 ou 150 parmi 20,000, 40,000 ou 100,000 étrangers. Si encore ces pauvres familles faisaient bloc, mais non ! elles s’ignorent, ne voient et n’entendent que de l’anglais. Pour quelques milliers qui se soudent plus ou moins étanches, d’autres milliers coulent à pic dès la première génération sous l’anglomanie, les mariages mixtes, l’utilitarisme et à l’école.

Dès 1875, alors que notre première génération, d’émigrés vivait encore, le patriote franco-américain Ferdinand Gagnon gémissait du coulage, du naufrage national, et, désespérant d’obtenir hors de chez nous une organisation résistante, renonçait à tenter des rapiéçages qui coûtaient trop cher et qui ne gardaient pas la moitié de nos gens. Il s’arrangeait donc avec les clairvoyants de chez nous pour tâcher d’enrayer toute émigration et de rapatrier le plus possible : les survivances de là-bas coûtaient trop de morts. Tandis que nos exaltés chantaient un hymne de triomphe pour chaque petite église de bois qui groupait nos tisseuses du Massachusetts ou nos défricheurs du Wisconsin, tandis que les discoureurs des St-Jean-Baptiste monstres de 1880 et 1884 récoltaient des applaudissements faciles avec des envolées délirantes sur les gains et les espérances de la race clairsemée dans le Kansas, l’Illinois, le Dakota et plus loin encore, sans s’occuper, bien entendu, d’y établir des collèges classiques qui pussent leur fournir des prêtres et une classe instruite ; tandis que l’on prédisait pour l’an 1934 quinze ou seize millions de Canadiens-Français marchant à la conquête de cette libre Amérique, nos vrais patriotes, ceux qui gardaient leur tête sur leurs épaules, laissaient gloser ces Athéniens de parade et tâchaient d’arracher aux gouvernements quelques bons lots de forêt, des bouts de chemins de fer et de la propagande colonisatrice. L’Emparons-nous du sol et les quatre-vingts paroisses de Mgr Labelle valent mieux pour nous que tous les discours, délégations, feux d’artifice et processions enrubannées de nos poseurs d’antan et de tous les temps. Quand on n’est pas un fleuve, on doit renoncer à inonder un continent. Si nous comptions 45,000,000 d’âmes comme la Grande-Bretagne, 70,000,000 comme l’Allemagne, 130,000,000 comme la Russie, ce serait une mince affaire, ce serait même une nécessité pour nous de déverser un million d’émigrants par année. Mais quand on n’est que deux millions, que les étrangers nous arrivent par trois cent mille et que nous perdons chaque année du terrain, ne pas serrer les rangs, laisser partir vingt mille de nos jeunes gens, c’est subir en pleine bataille la défection et la traîtrise d’un corps d’armée, qui va tirer contre nous… C’est à peu près ce qui nous arrive depuis soixante-dix ans, et vraiment l’on peut se demander comment il se fait que notre sang ait coulé ainsi sans jamais s’épuiser.

Jamais pareille émigration d’un peuple ne s’est vue depuis la chute de l’Empire romain ; et encore, les Barbares ne s’émiettaient pas follement comme nous, ils partaient en bloc, fuyaient des steppes mauvaises et marchaient à la conquête des riches provinces d’Italie, des Gaules ou de l’Espagne, tandis que nous décampons en fuyards, nous refusons de conquérir notre propre sol et nous échangeons des terres grandes comme l’Empire romain pour quelques métiers de filatures. Cette abdication flagrante de la moitié d’un peuple est le phénomène le plus complet d’insouciance, de naïveté, de désagrégation nationale qu’ait fourni une nation civilisée à l’histoire du monde. D’aucuns se consolent avec des tirades concluantes sur la mission providentielle des Canadiens bâtisseurs d’églises autour des usines américaines. Les Irlandais, les Allemands, les Espagnols, les Italiens et les Polonais s’adjugent la même gloire… Laissons-là cette poétique échappatoire inventée après coup, pour pallier la désertion de nos ignorants, de nos endettés, de nos flâneurs et de nos éblouis qui se sont lancés malgré leurs prêtres à tous les appâts du lucre, qui souvent sont revenus contaminer les poumons, l’esprit et le cœur de leurs proches restés fidèles, qui ont vu leurs descendants perdre en grand nombre leur langue et leur foi, ou au moins vivre dans des périls d’âmes inconnus de nos campagnes. Les colons apôtres de la Nouvelle-France étaient vraiment tout autres.

Songeons bien que si nous étions devenus quatre ou cinq millions au Canada, nous aurions bien plus d’influence, sinon la haute main sur la conduite des affaires, le Canada serait un pays plutôt catholique, et les États-Unis ne se porteraient pas plus mal sans nous, qui y sommes l’équivalent de zéro.

préparer l’avenir

Notre émigration fut une faute immense insensée, irréparable. Il faut l’admettre et en tirer une leçon plutôt que des larmes qui ne guérissent rien. Sous peine d’anéantissement total de notre rare, nous devons mettre un terme à l’aveuglement des individus, à l’inertie des sociétés nationales, à la nullité gouvernementale qui ont rendu possible cette atroce dispersion, pire que celle des Acadiens. Notre plus grand persécuteur ce n’est ni Murray, ni Craig, ni Durham, ni celui-ci, ni celui-là, c’est nous-mêmes, les exécuteurs de cette abominable déportation qui démembre nos familles aussi sûrement que le grand dérangement acadien de jadis.

La proportion de notre race a toujours baissé au Canada : en 1901, nous formions encore 30,71% de la population ; en 1911, nous tombons à 28,51%. Nous serions 55% si nos gens étaient restés au pays. De 1901 à 1911, la population totale du Canada s’est accrue de 34%, nous n’avons gagné que 24%. Il nous faut garder toutes nos forces chez nous si nous voulons surnager dans la marée montante.

De tous côtés on prédit un saut énorme de l’immigration après la guerre : il y aura vingt millions de Canadiens dans le temps de le dire, prétend le Star de Montréal, et S. A. R. le duc de Connaught dans son discours d’adieu nous recommandait de choisir cette multitude d’immigrants en Grande-Bretagne pour que le Canada demeure bien britannique. Que pourrons-nous opposer aux navires pleins d’Anglais et aux convois pleins d’Américains sinon, comme toujours, nos rangées de berceaux ?

Ils ont besoin d’être nombreux, ces berceaux, et solides ! Nos hygiénistes montent la garde auprès des frêles bercelonnettes des villes, tant mieux ! Mais ce sont les vigoureux berceaux rustiques, les bons gros bers de colons décrits par M. Adjutor Rivard, « le vieux ber solide et bien berçant » taillé dans un érable et qui n’a pas le temps de remonter aux entraits du grenier, tant se succèdent drues les petites têtes blondes ; ce sont les bers de la campagne qu’il faut aider à multiplier, non pas tant par des primes aux familles nombreuses, encore qu’elles soient excellentes et méritent d’être rétablies, que par l’établissement systématique de nos fils de cultivateurs sur les terres de colonisation où ils puissent s’agrandir à l’aise. C’est dans nos régions nouvelles, en effet, que se maintient la meilleure proportion de notre natalité : le comté de Matane, avec sa toute neuve vallée de la Matapédia, tient la tête : 59,2 naissances par mille de population. En général, notre natalité commence à faiblir : de 65,3 naissances par mille âmes que’nous avions de 1760 à 1770, nous tombons à 60,1 entre 1830 et 1840, à 55,6 entre 1840 et 1850, à 45 entre 1850 et 1870, puis à 40,3 en 1911. Certaines de nos paroisses de villes semblent contaminées par l’ambiance américaine ou les infiltrations d’Europe : tout récemment, on s’alarmait de ne trouver annuellement en certain quartier de Montréal que « une naissance par dix familles ».

Grâce à Dieu, la campagne reste toujours notre vieille garde qui ne meurt pas et ne se rend pas : une vingtaine de nos comtés ruraux arborent une natalité de 40 à 60 par 1,000 âmes. Mais, chose pénible à constater, plusieurs de ces comtés si prolifiques ont diminué de population depuis 1871. Où vont donc se jeter ces belles recrues de notre race ? Dieu ne nous donnera-t-il tant d’enfants que pour les abandonner à l’exil ? Alors que les Anglais se mettent en quatre pour attirer des millions de colons et que nous désirons recevoir de l’immigration française et belge, commençons donc par installer chez nous les recrues de notre propre sang ! Notre merveilleuse fécondité nous sera-t-elle inutile ? sera-t-elle même une arme contre nous ? Organisons donc en système l’établissement chez nous, sur nos terres nouvelles, des quarante à quarante-cinq mille enfants qui constituent notre excédent annuel : c’est de quoi fonder quarante paroisses !

avec le nombre, l’espace

« L’avenir appartient aux peuples qui auront su occuper sur la rondeur du globe un espace suffisant pour vivre, respirer librement et faire équilibre à leurs voisins, » écrit le géographe Ratzel.

Tel qu’il est aujourd’hui, même amoindri de son million de déserteurs, notre peuple ne ressemble-t-il pas déjà à un grand oiseau qui ouvre des ailes plus larges que sa cage ? Peut-on dire que notre race, embouteillée entre les États-Unis et les Laurentides, et ne cultivant que 3% de ses terres, dont la Couronne peut concéder le reste à n’importe quel flot d’étrangers, occupe un espace suffisant pour vivre, respirer librement et faire équilibre à ses cent vingt millions de voisins ? N’est-ce pas une faute que de nous limiter à quinze millions d’acres de terre, assez peu fertile par endroits, de nous y comprimer dans un étau dont les envahisseurs serreront les demi-tours, si nous ne prenons pas la peine de nous dilater, d’élargir nos cadres ?

Quand on voit les vieux pays se lancer dans des guerres d’extermination pour gagner un carreau de territoire grand comme un de nos comtés, ne devrait-on pas conclure au devoir urgent de conquérir paisiblement à coup de hache une immensité de patrie, quarante-cinq millions d’acres, offertes au premier occupant : un lopin plus grand que la France ! Alors qu’on lutte si ardemment là-bas pour recouvrer l’Alsace et la Lorraine, ne continuerons-nous pas ici l’emprise de la Nouvelle-France ? L’historien Parkman dit que Champlain est venu établir une mission, et les émigrés anglais faire des affaires : nous qui sommes peut-être moins apôtres et plus pratiques, ne poursuivrons-nous pas une colonisation qui est tout ensemble une mission et une affaire ? N’avancerons-nous pas vers les solitudes du nord, de l’est et de l’ouest la blanche procession de nos églises et de nos croix catholiques ? La carte de la province ne s’imprimera-t-elle pas de noms saints et français, du nord au sud, du fond de l’Abitibi à la pointe gaspésienne ? Nos forêts qui attendent des laboureurs depuis la création du monde, ne les changerons-nous pas en champs de blé, en fermes canadiennes, en paroisses catholiques ? Nous laisserons-nous devancer, distancer par l’hérésie ? Les petits-fils des défricheurs-apôtres venus de la Vendée, de la Bretagne et de la Normandie étendre le royaume de Dieu et de la France ne seront-ils plus les évangélisateurs de nos solitudes, refuseront-ils la noble mission d’offrir à Dieu l’adoration de la glèbe, les prémices des champs, et d’être

   le porte-voix en quelque sorte officiel
Par quoi le cri du sol s’échappe vers le ciel ?

Lorsque nos ancêtres, les Francs chevelus, s’établirent en Gaule, leur roi Clovis, au sortir du baptistère de Reims, voulut employer l’ardeur de ses nouveaux chrétiens à conquérir pour Dieu les riches provinces des Visigoths ariens : « Je vois avec peine que ces hérétiques possèdent les plus belles parties de la Gaule. Marchons contre eux, et avec l’aide de Dieu nous les vaincrons. »

Par ici, l’occupation catholique n’oblige point à des luttes cruelles : il nous suffit de prendre les devants, sans déposséder personne. Nos découvreurs ont les premiers planté des croix sur presque tout le continent américain : c’étaient pour eux les jalons avancés de l’empire futur de l’Église, à nous de remplir les cadres !

Notre clergé a toujours compris cette œuvre d’évangélisation, cet apostolat au premier degré, qui consiste à bien baptiser la terre canadienne, afin qu’elle garde ensuite à nos gens leur foi et leurs mœurs. Il y a cinquante ans, dans un article de la Revue Canadienne sur « la Colonisation en 1866 », M. Joseph Royal, analysant le rapport de MM. Chapais et Boucher de la Bruère, rendait hommage au prêtre qui est « le premier, non-seulement dans le chemin de la foi, mais aussi dans les questions de colonisation et d’agriculture.

« Qui découvre les Bois Francs et jette la surabondance de la population du centre dans les riches forêts de l’Est ? Hier, c’était une poignée de missionnaires héroïques ; aujourd’hui, c’est le séminaire de Québec (avec sa ferme de St-Wenceslas), ce sont les Trappistes (dans Dorchester), c’est le vénérable M. Marquis (dans Nicolet). Au sud-est, c’est le Rév. Messire Tassé, curé de St-Rémi, qui dans un travail remarquable prêche aux puissants et à tous la doctrine de la vraie colonisation ; ce sont, dans l’Outaouais et la Gatineau, les RR. PP. Oblats qui vont planter la croix de la civilisation dans leur belle colonie du Désert ; dans le nord-ouest, c’est l’œuvre de MM. Brassard et Provost (à la Mattaouin) ; au nord de Québec, c’est l’estimable curé de Beauport (M. Tremblay), qui ouvre le chemin du lac Saint-Jean. Qui peuple le Saguenay ? C’est encore un prêtre, M. Hébert. Qui fonde les colonies de la Matapédiac ? C’est le vénérable M. Belcourt, qui nous relie ainsi aux Acadiens…

« Avec le prêtre, point de calculs grossiers, point de spéculations intéressées… L’œuvre de la colonisation ne recrute que des apôtres, c’est-à-dire des hommes que l’idée religieuse et patriotique pousse à faire tous les sacrifices possibles pour le succès de la cause. L’habitant ne craint donc pas de les suivre, lui si timide et si défiant par nature. Aussi, partout où le prêtre prend les devants, la colonisation réussit, les paroisses se forment, les églises s’élèvent et la forêt recule. »


transplantons nos surplus


Cette belle expansion, dirigée par nos prêtres de 1866, au nord, au sud, à l’ouest et à l’est pour nous relier aux Acadiens, doit se continuer aujourd’hui et demain avec plus d’intensité que jamais. Il s’agit, en effet, de frayer un chemin à l’Église, de lui bâtir un pont solide entre Québec et le Manitoba par le Nord-Ontario, en bordant de paroisses catholiques le Transcontinental depuis la Tuque et le lac Saint-Jean jusqu’au lac Nepigon, en accrochant le Témiscamingue. Cette fameuse bande de terre forte (clay belt, disent les Anglais) avec sa fertilité admirable peut nourrir, parait-il, dix millions d’âmes, de quoi tailler plus de diocèses que nous n’en possédons actuellement au Canada. C’est une véritable Terre Promise où coulent le lait et le miel, où sont conviés les catholiques de toutes races, et où pourront se donner champ libre ces Canadiens-Français qu’on se plaît à proclamer « les premiers défricheurs du monde », et auxquels on offre si peu l’occasion de se faire valoir.

Toutes les paroisses de Québec doivent y envoyer quelques familles. Ce ne sont pas les hommes qui manquent ; nous ne saurions trop le répéter, vu que nous l’oublions trop : le seul excédent de nos 45,000 naissances nous permet d’ouvrir annuellement quarante nouveaux cantons, si nous nous donnons la peine d’y bien guider nos surplus avant qu’ils ne débordent à faux. De 1901 à 1911, alors que nos villes augmentent de 314,000 âmes, nos campagnes et villages ne s’élèvent pas de 40,000. Et pourtant, Dieu sait si nos familles rurales se multiplient : où vont donc tous ces enfants ? Car il faut bien qu’ils se déversent quelque part : une terre qui peut nourrir une famille de douze enfants ne nourrira jamais douze familles de douze enfants. Évidemment, onze devront partir. De quel côté ?

Il y en a un bon et deux mauvais : se chercher des terres aux régions nouvelles, ou s’enfuir en ville et aux États-Unis. Si personne n’est là pour éclairer le paysan vers le rude chemin de la forêt, il ira vers l’un des mauvais côtés, où tout le pousse, où les chemins de fer le conduisent, où sont rendus les anciens amis. Quel père de famille peut raisonnablement imaginer d’établir ses cinq ou six fils sur des terres en bois debout, qu’il voit en noir, à deux cents milles de chez lui ? Qui prend la peine de le guider, de l’instruire ?

L’avenir des enfants se décide souvent bien à la légère, chez nos cultivateurs. On commence par leur faire entendre qu’il n’y a pas moyen pour eux de se procurer de fermes, on les dégoûte de la terre pour leur en faire perdre la vocation, on leur parle d’un oncle ou d’un cousin qui fait de l’argent en ville ; la visite d’un ami, une place d’apprenti, une besogne quelconque tiendront lieu d’appel divin auprès de bons paysans si religieux par ailleurs. Une éducation des parents s’impose, et c’est le prêtre qui devrait dire le dernier mot dans cette question d’âme et de vie qui décidera de la santé physique et morale de plusieurs générations. Les curés devraient organiser eux-mêmes le déversement de leurs paroisses, qui se produira fatalement sans eux et contre eux, du mauvais côté, s’ils ne veulent pas se mettre à la tête. Ils ne peuvent pas garder toute leur jeunesse, c’est entendu ; qu’ils lui proposent donc une œuvre à faire, un idéal d’avenir et de conquête du sol qui soit tout ensemble une mission et une affaire. Pourquoi ne pas jeter des motifs de cette noblesse dans les considérant parfois si mesquins d’un choix d’état de vie ? Pourquoi ne pas compléter l’éducation chrétienne et nationale de notre jeunesse en lui expliquant comme elle peut faire beaucoup, même sans instruction, pour l’Église et le pays ? On ne sait pas découvrir les forces du bien ; on les ignore, on les laisse en jachère ; nos héros restent à l’état brut faute d’avoir l’occasion de se produire.

des colons sains

C’est le meilleur des vieilles paroisses, la crème et non pas l’écume, qui devrait ainsi se déverser dans les cantons neufs pour y produire cent pour un, pour y former une race forte et belle. Suivons en cela la leçon de nos pères à qui Louis XIV défendait d’admettre en la Nouvelle-France les hérétiques et les vicieux. Sur quoi M. Maurice Barrès, le grand admirateur du miracle de notre survivance, rend hommage à l’intelligence ecclésiastique qui sut trier les colons, nos ancêtres : « Ceux qui restaient, après l’abandon, ce furent des paysans, des chasseurs, quelques soldats. Ces petites gens ont tout sauvé. C’est qu’ils étaient d’excellente race, Normands et Poitevins pour la plupart… Ajoutez à cela que la Compagnie de Jésus, qui s’était chargée du soin de peupler la colonie, ne recruta pour l’émigration que des éléments de choix, d’une parfaite santé physique et morale. Après un siècle et demi écoulé, cette intelligence pratique qui organisa l’émigration fait éclater son bienfait. Des soixante mille Français de 1763 est sortie une population de trois millions d’hommes bien vivants… L’intelligence ecclésiastique a gagné la victoire. »

Est-ce que cette victoire ne se répétera pas aujourd’hui que nous avons tant de si belles terres à couronner d’églises ? Notre clergé n’usera-t-il pas de son crédit auprès du peuple pour lui montrer cette carrière toujours nouvelle de la colonisation, et même, tout directement, pour le recruter et le conduire aux bons endroits, à la Terre Promise ?

Résumons : dans l’intérêt de la cause religieuse et nationale, il faut arrêter le coulage ruineux de nos émigrants, il faut garder nos gens chez nous, les canaliser vers les terres neuves pour donner à nos campagnards des fermes pour tous leurs fils. Québec est un immense empire qu’il faut peupler : faisons, avec mesure sans doute, comme tous les bâtisseurs d’empire, tel ce Frédéric II de Prusse qui décréta l’accroissement de la population, tout comme la levée de l’impôt et de la milice, qui embaucha et fit même enlever des paysans des contrées voisines, surtout les colosses ; tels aussi nos voisins les Anglais dans leur propagande pour coloniser l’Ouest.

Plusieurs de nos patriotes s’occupent, en ville, de corriger notre langage de propager les annonces françaises, etc. S’ils veulent garder aussi l’esprit français, la discipline traditionnelle, s’ils veulent que nous ne soyons simplement « des Américains qui parlent français », ils devront se tourner aussi vers la terre et tâcher d’y retremper notre race urbaine, qui se matérialise dans les affaires et l’amour des aises de l’industrialisme anglo-saxon. La campagne sera toujours le réservoir des forces nationales et pour le nombre et pour la qualité. C’est aux champs que l’âme française résonne de son timbre particulier, qu’elle garde sa modestie, son idéalisme, sa générosité riante, sa gentilhommerie d’un autre âge, son culte des morts et ce catholicisme fervent qui « donne à sa vie une certaine spiritualité malheureusement trop rare en Amérique-nord, » comme l’écrivait en 1914 un journaliste anglais.

En trois mots, si nous voulons garder notre qualité d’âme, peupler la terre de nos pères, et acquérir le nombre nécessaire à un pays représentatif, nous devons décréter la colonisation de nos fertiles cantons de l’Abitibi, du Témiscamingue, de la Lièvre, du lac Saint-Jean et de la Matapédia.


  1. Les statistiques fournies dans ce travail sont tirées surtout de l’Annuaire du Canada, 1914 ; l’Annuaire statistique de la province de Québec, 1914, 1915 et 1918 ; la Gazette du Travail, 1916 ; la Gazette Agricole, 1916 ; Production, Economie et la Statistique Mensuelle.
  2. On compte 15 cités dans la province. Leur population globale était de 699,600 âmes en 1911. D’après les Statistiques municipales, cette population aurait atteint 957,129. en 1915, soit une augmentation de 257,529.

    Les villes sont au nombre de 76. soit 15 de plus qu’en 1911.

    Les municipalités de village sont au nombre de 200 contre 157 en 1911. Le chiffre de population des villages, en 1911, était de 116,338 et de 160,143 en 1915. Plusieurs villages de 1911 sont aujourd’hui organisés en villes. Pour résumer, la province de Québec comptait, en 1915, 1,316,134 âmes dans ses 15 cités, ses 76 villes et ses 200 villages incorporés. La population totale s’élevant à 2,321,187, il restait pour les campagnes et les villages non-incorporés 1,005,053 âmes, donc 310,000 de moins à la campagne qu’à la ville. Annuaire statistique de la Province de Québec, 1916, p. 67.

  3. Extrait du discours budgétaire, 1916, cf. Production, Économie, p. 5.