Veuvage blanc/03

La bibliothèque libre.
Éditions de la Mode Nationale (p. 26-34).


CHAPITRE III


À la gare de Laon, au pied de la ville juchée sur sa haute colline que coiffent les majestueuses tours carrées de la cathédrale, les voyageurs étaient attendus par une façon de char-à-bancs pouvant à la rigueur prétendre au nom de break.

— Bonjour, Clovis, répond le notaire au salut du domestique en capote grise et casquette de livrée. As-tu un char pour les bagages ?

— Oui, monsieur. Fructidor était venu apporter au chemin de fer des sacs de farine. Il prendra les malles.

Ayant remis le bulletin à un homme d’équipe, Me  Sigebert se tourne vers Louise et sous les voiles de crêpe il croit percevoir un faible sourire.

— Ce sont ces noms, lui dit-il, qui vous semblent drôles ? Vous en entendrez bien d’autres. Cette particularité locale fait la joie des étrangers.

— Mais, mon cousin, je ne suis pas une étrangère. C’est mon pays aussi à moi, le pays des miens. Seulement j’y ai si peu vécu et j’étais si petite…

— Cela servira quand même à vous y acclimater mieux. La race ne se perd jamais… Allons, vos petits colis sont chargés. Nous montons ?

Elle monte. La voiture file au trot vif d’un robuste ardennais, et bientôt c’est la grande route poudreuse allongeant son ruban de queue entre les champs de colza, de betteraves, d’artichauts. Dans la vaste plaine ondulée les cultures, très soignées, alternent avec les prairies et les pièces de luzerne, monotonie à peine rompue, de place en place, par quelque bouquet de bouleaux ou les lignes de grêles peupliers et de saules trapus ourlant les petits cours d’eau invisibles. Sur le large horizon bas, des collines faiblement indiquées s’estompent en bleu sourd dans des poussières lointaines. Louise regarde autour d’elle, vaguement. L’air pur et frais de ces grands espaces éventés met un peu de rose à ses joues pâles.

— Pas bien beau, notre pays, remarque Me  Sigebert, mais un bon pays quand même. Et puis c’est ici le noyau de la France, l’ancien royaume de Neustrie, le berceau des Capétiens, le domaine de Robert le Fort, autour duquel se sont, d’âge en âge, soudées les provinces dont l’agrégat a fini par constituer ce royaume qu’on disait au vieux temps être le premier après celui de Dieu.

— L’Île-de-France, précise Louise. C’est un beau nom.

— Nous en sommes fiers et nous nous targuons de celui de « Français », comme nos voisins sont Picards et Champenois. Oui, oui, ma petite cousine, vous êtes « Française ». Mon grand-père, Modeste Sigebert, avait une sœur qui épousa votre bisaïeul, le docteur Fresnaye, de Château-Thierry, un jeune chirurgien des armées. À la Restauration, il s’est fixé dans sa ville natale, dont il a été maire pendant toute la monarchie de Juillet. Et près d’un demi-siècle durant il y exerça.

— Il est mort à quatre-vingt-six ans, n’est-ce pas, d’une attaque d’apoplexie, lors de l’entrée des Prussiens dans la ville ?

— Depuis Craonne et Montmirail il ne les avait pas vus. Cette nouvelle invasion a été trop pour lui.

— C’est bien mon arrière-grand’mère qui avait eu une aventure avec les Cosaques ?…

— Certes… Le fait de guerre de la grand’tante Palmyre, c’est la gloire de la famille. Toute jeune femme, pendant que son mari faisait la campagne de 1814, elle habitait chez son frère, alors titulaire de l’étude dont, après une génération intermédiaire, a hérité votre serviteur. Un matin, comme elle se trouvait dans le verger, arrive une patrouille de mangeurs de chandelle, tout vermineux sur leurs petits chevaux hirsutes, et ils commencent à faire une razzia de poules. Au lieu de se sauver, elle leur crie des injures, et elle déchaîne contre eux le chien de garde, tant et si bien qu’une de ces brutes la poursuit et la blesse d’un coup de lance. Trois mois plus tard, votre grand-père venait au monde… Ah ! les femmes n’avaient pas froid aux yeux dans ce temps-là.

— Et dans notre pays. Papa me disait souvent que c’est une pépinière de bons soldats.

— Oui, répondit Me  Sigebert. Nos paysans sont bambocheurs, querelleurs et braillards, quoique pas mauvais diables au fond, mais fiers, hardis, durs à la peine, laboureurs solides, avec des accès de flâne et de ribotte, de rudes gars parmi lesquels se recrutent des cuirassiers et des canonniers à cheval. De purs Gallo-Germains… Rome ici n’a pas laissé de traces. Mais je vous fatigue, ma petite Louise, avec mes discours.

— Au contraire, mon cousin : c’est très intéressant. Et les yeux de pervenche qui, au nom du mort évoqué s’étant voilés de larmes, fixaient sans regard le lointain vague, revinrent poliment au notaire.

— Il faut vous laisser distraire un peu, reprit-il. Cela n’empêche pas le chagrin, mais aide à le supporter. Et puisque vous voici revenue au terroir, vous devez être instruite de la chronique locale et familiale. Le pauvre cousin Amédée ne devait pas vous en parler beaucoup.

— Il était toujours tellement occupé…

— Puis dans ce grand chaos de Paris, on oublie, tout s’efface. Nous autres qui, de père en fils, demeurons acagnardés à notre petit coin de terre, nous avons du temps pour ruminer les traditions et les conserver. Savez-vous bien que, depuis l’année où Louis XIV est mort, s’il vous plaît, toujours, il y a eu un Sigebert notaire à Bruyères-sous-Laon ? C’est d’aujourd’hui, d’ailleurs, cette dispersion des familles. Il n’y a pas bien longtemps encore on demeurait enraciné au sol natal, ou du moins y venait-on finir ses jours. Votre aïeul, quand il a été retraité comme lieutenant-colonel d’artillerie, s’est fixé auprès de son vieux père, dans la maison où il était né et que votre père depuis a vendue.

Me  Sigebert soupira en hochant la tête. La pensée lui était venue que cette maison avait fondu dans le creuset du jeu, et son respect pour l’immeuble s’en affligeait.

— C’était, reprit-il, quelques années avant la guerre. Le colonel reprit du service et s’est distingué à Bapaume, où il commandait un régiment de marche.

— Papa était au siège de Paris, dit Louise, un petit mouvement de fierté secouant son accablement. C’est là qu’il a été décoré. Il n’avait que vingt ans.

De nouveau se fit sévère l’expression naturellement bourrue du cousin Alcide. Sur son ample poitrine il sentait cette lettre dont la pauvre enfant devait ignorer le contenu, et il savait que cette croix glorieusement gagnée par le soldat, la mort seule avait empêché qu’en fût dépouillé le spéculateur. Un instant il garda le silence. Ce n’est pas elle qui l’eût rompu. L’épuisement causé par tant de larmes l’avait plongée dans une sorte de stupeur bienfaisante.

Comme on allait au pas, montant une côte, le notaire, se retournant, aperçut en arrière le char des bagages qui trottait dans le plat de la route.

— Fructidor nous aura bientôt rejoints… Il a une bonne paire de chevaux. Clovis, arrête un peu devant la forge : j’ai deux mots à dire. Lisez l’enseigne, petite cousine… elle vous amusera.

Tandis qu’il s’enquiert d’une réparation à sa grille, Louise sourit vaguement de lire : « Clodomir Mâchefer, maréchal-vétérinaire, Ferronnerie ». Et il a bien quelque allure de leude mérovingien, ce grand gaillard sec comme une trique, aux longues moustaches rousses, dont les bras noués de muscles et les larges mains brûlées n’eussent pas été embarrassées de brandir la francisque gauloise ou la framée germanique. Cet âpre pays donne une singulière impression de force.

Quoique de tout temps les Sigebert eussent professé, sous des changements d’étiquette, cette opinion moyenne de la vieille bourgeoisie provinciale faite de libéralisme prudemment retenu, frondeuse de l’autorité et de la religion, mais méfiante de la liberté et sachant le péril de la mécréance, lors de la Révolution ils avaient su s’accommoder aux circonstances et en tirer profit. Le comte de Vorges, dont, à une lieue et demie de Bruyères, le château se terre en un vallon boisé et humide, ayant émigré, le tabellion d’alors. Théophile, avait acheté pour une poignée d’assignats sa maison « de ville », devenue bien national.

Au fond d’une assez vaste cour de belle ordonnance, que sépare de la rue une clôture en fer forgé ancien, un bâtiment de bon style Louis XV, érige son étage de pierre grise un peu verdie par le temps, que coiffe un toit aigu en ardoises. Faisant retour d’équerre, deux ailes basses, dont l’une est affectée aux bureaux de l’étude, l’autre aux dépendances relativement importantes d’une habitation semi-rurale. Et, en mélancolique contraste avec les reluisants panonceaux du portail, au-dessus de la porte à laquelle on arrive par un perron arrondi, va s’effritant l’écusson sculpté des bannerets éteints qui avaient accompagné Thibaut, comte de Champagne, à la conquête du Saint-Sépulcre.

— Fédora, Fédora ! crie une voix forte à laquelle fait écho un aboiement enroué… Voilà monsieur qui arrive… Venez prendre les paquets.

En même temps que la grosse cuisinière, Mme Sigebert apparaît en haut des marches au pied desquelles vient de s’arrêter la voiture. Et avant que Louise ait eu le temps de se reconnaître, elle se trouve enlacée entre les longs bras osseux d’une grande femme hommasse qui fait claquer sur ses joues délicates deux gros baisers de nourrice, s’écriant après chacun :

— Ah ! ma pauvre enfant, ma pauvre enfant !…

Puis, tout d’une haleine :

— Mais entrez donc. Vous devez avoir besoin de prendre quelque chose. Fédora, Fédora !… Apportez le malaga et les biscuits.

Fédora en eût été fort empêchée, ayant les mains pleines des sacs et valises que lui passait Clovis. Mais elle jugea superflu de protester contre cette déraisonnable exigence. L’inlassable activité de Mme Sigebert l’incite en appels sans cesse réitérés aux domestiques, lesquels, faute de partager avec leur maîtresse le don d’ubiquité, ont pris le parti de n’y répondre que lors­ qu’ils le jugent expédient selon l’ordre et les besoins du service. Au surplus, elle n’insiste guère, ayant ordinairement oublié ce qu’elle demande avant que soit venu le temps de renouveler son ordre.

L’introduction parmi des inconnus, même présumés bienveillants, à la curiosité de qui on se sent offert en pâture, comporte une gêne. Louise avait le sentiment de ce que sa détresse était inharmonique en cette ambiance paisible, heureuse sans doute. Elle mesurait la disproportion profonde entre des témoignages de sympathie stéréotypés, quoique sincères, et une douleur telle que la sienne.

L’habituelle pétulance de Mme Sigebert, surexcitée aujourd’hui par ces événements sensationnels, la sauva un peu de son malaise. Les trois cousines de Louise lui furent nommées en succession. Poliment, elle assura les reconnaître pour les avoir vues une fois quelques douze ans plus tôt. Docile, elle se soumit à la double accolade de chacune, respectivement accompagnée d’un :

— Vous avez fait bon voyage ?

— Vous n’êtes pas trop fatiguée ?

— Débarrassez-vous donc de votre manteau.

Elle n’eut pas la peine de chercher des réponses qu’au surplus on n’attendait point, Mme Sigebert étant aussitôt repartie dans la voie de l’attendrissement bruyant.

— Pauvre petite, pauvre petite !… que c’est donc malheureux tout cela. Enfin, enfin, il faut avoir du courage et prendre sur vous… Va donc voir, Ludivine, pourquoi on n’apporte point le malaga et les biscuits.

Les pommettes échauffées légèrement par le doigt de vin qu’il lui avait fallu accepter, tant bien que mal, Louise tint tête aux questions de Mme Sigebert, tellement pressées d’ailleurs, et entrecoupées d’exclamations, d’interjections, d’onomatopées, que le joint pour placer son mot ne se trouvait pas aisément. Assises en rang, ses trois cousines la regardaient. Encore que ce fût avec des yeux apitoyés, l’orpheline, si effrayée hier de la solitude, en éprouvait tout d’un coup l’immense besoin.

Processionnellement enfin on la conduisit à sa chambre, et tout d’abord Mme Sigebert insista pour qu’il fût procédé au récolement des colis. Un petit sac étant signalé manquant :

— Clovis ! Clovis ! clama-t-elle du haut de l’escalier…

Ce qu’ouïssant, celui-ci, en train de mettre le couvert, empoigna son panier à bouteilles et se dirigea vers la cave, prétexte honnête pour se dérober à un appel qu’il estimait oiseux autant qu’inopportun.

— Va donc voir, Ludivine… ce sac doit être resté dans le vestibule… Ah ! la trompe du messager… Il faut que j’aille vérifier mes paquets… Vous permettez, ma chère petite ?… Nous devons tout faire venir de Laon, et encore nous n’avons rien. Ah ! ce ne sont pas les ressources de Paris… Fédora ! Fédora !

À quoi la cuisinière, occupée à battre ses blancs pour les œufs à la neige, ne répondit qu’en manœuvrant le moussoir avec un redoublement de vigueur, ce qui pouvait au besoin la dispenser d’avoir entendu. Son empressement d’ailleurs eût été superflu, la vigilante maîtresse de maison étant déjà en querelle avec le voiturier au sujet d’un carton à demi défoncé.

— Tes livres doivent être arrivés, Aurore, dit à son aînée la plus jeune des trois sœurs. Est-ce que tu n’en as pas à remettre pour être rendus demain ?

— Oui, oui, j’y vais.

Julie, la seconde, s’était esquivée déjà, car elle attendait un chapeau.