Veuvage blanc/04

La bibliothèque libre.
Éditions de la Mode Nationale (p. 34-40).

CHAPITRE IV


Pour être au nombre des Grâces, les demoiselles Sigebert n’en possédaient point les attraits. Bien que la doyenne eût à peine atteint la trentaine, un embonpoint précoce alourdissant encore la structure naturellement massive qu’elle tenait de son père, déjà semblait-elle hors d’âge. Son renom local de bel esprit n’était pas rendu manifeste par le regard terne des petits yeux myopes, percés en trous de vrille dans un visage bouffi de blonde lymphatique. Il est positif cependant que rarement Aurore était vue sans un livre entre ses mains grasses et blanches. Invariablement œuvres d’imagination, de toutes farines, louées au cabinet de lecture du chef-lieu ou bien empruntées très loin à la ronde.

Mais, par surcroît, elle écrivait. Tous les Courriers et les Messagers, toutes les Étoiles et les Sentinelles, les Réveils et les Échos du département et de ceux limitrophes étaient dépositaires de sa prose melliflue s’épanchant en contes moraux, nouvelles sentimentales, paysanneries idylliques, variétés instructives, de poésies également, dont plusieurs avaient été couronnées par des académies régionales. Dédaigneuse de la mode, sa coiffure tout en boucles, genre Sévigné, avait pour objet d’exprimer son âme lyrique. Pareillement, sa haute intellectualité se traduisait-elle en costumes d’intérieur, jugés de haute fantaisie par ces dames de Bruyères-et-Montbérault — les communes jumelles — et conçus dans un sentiment oriental qui ne messayait point à son effondrement d’odalisque.

Mlle Aurore n’est pas facile à marier, disaient les bonnes âmes… Il lui faudrait trouver un homme d’esprit tellement supérieur…

Julie, au contraire, était la beauté de la famille. Beauté très relative, existant surtout dans sa propre imagination ainsi que l’aveuglement de ses parents. Avec sa maigreur, trop fortement charpentée pour être élégante — encore qu’au moyen d’artifices de toilettes et d’attitudes étudiées elle s’efforçât de la rendre serpentine — son teint mat que d’aucuns déclaraient jaune, son profil de cavale, les yeux noirs, gros et ronds qui, moins vides de toute pensée, eussent constitué son meilleur atout, elle croyait fermement réaliser le type de la brune ardente qui, en littérature, exerce de tels ravages dans les cœurs masculins. Le roman, sans doute, n’est qu’une image imparfaite de la vie, car, sur ses vingt-huit ans, elle en était à attendre l’épouseur sortable. Peut-être nourrissait-elle des prétentions excessives. Volontiers elle le laissait croire, pensant ainsi se conférer du prestige en même temps qu’elle y trouvait un motif plausible à la prolongation de son célibat.

Tout à fait dans le train, Julie ne craignait pas de parler ce qui de l’argot parisien pénètre dans les provinces, passablement en retard et souvent à côté. Aux fins de mieux fasciner les rares jeunes hommes du pays, elle s’adonnait aux sports : patinage, croquet — encore en faveur dans ces régions attardées — tennis enfin, d’importation récente, dont elle s’était fait l’apôtre, ayant fondé un club auquel appartenait un court créé en un coin de l’emplacement des anciens remparts, Mlle Julie Sigebert était une personne considérable, quoique, comme toute royauté, la sienne n’allât pas sans opposition.

Quant à Ludivine, petite, maigriote, roussote, louchonne, elle détenait, sans illusion et sans conteste, l’emploi de laideron, faisant elle-même les honneurs de son œil qui regarde en Picardie brûler la Champagne, selon la très exacte façon de dire de la région sise entre ces deux provinces. Le visage cependant, plat et ingrat, tout constellé de taches de son, s’éclairait d’un sourire si franc, si cordial, que la sympathie allait droit à elle. C’est ce qu’aussitôt ressentit Louise lorsque, demeurée seule de la famille, Ludivine lui dit d’un ton de gentille malice :

— Nous étions vraiment trop tout à l’heure. Mais si je vous ennuie aussi, ne vous gênez pas pour me mettre à la porte.

Et prévenant les paroles de protestation :

— Je ne le trouverais pas mauvais, allez. Dans votre grand chagrin, ce doit être tellement odieux d’avoir à faire la bouche en cœur.

— Je serais bien ingrate, au contraire, si je n’étais profondément touchée et reconnaissante de l’accueil que je trouve ici.

— Bien sûr, nous ne sommes pas méchants et on fait ce qu’on peut. Mais ce qu’on dit à ceux qui souffrent est tellement au-dessous de ce qu’ils ressentent qu’on doit leur paraître idiots.

Il était communicatif, ce sourire de la petite roussote. Et c’est de même que Louise lui répondit :

— Me pensez-vous assez déraisonnable pour prétendre que la terre cesse de tourner parce que je suis dans la peine ? Je me rends compte, au contraire de mon tort à vous apporter ma tristesse.

— C’est nous alors qui serions d’affreux égoïstes. Il me semble, à moi, que ceux qui ont du chagrin doivent pleurer quand ils en ont envie et que le mieux est de ne pas les tourmenter sous prétexte de les consoler ou de les distraire. Telle n’est donc pas mon intention, mais seulement de vous aider à défaire vos malles, si toutefois vous en avez besoin.

— Besoin, non. Mais cela me fera plaisir, ma cousine.

— Dites vous n’allez pas nous traiter ainsi cérémonieusement ? Mes sœurs encore, à première vue, je comprends qu’elles imposent : Aurore avec son port majestueux et notre ténébreuse Julie… Mais moi !… Savez-vous que, dans mon bas âge, j’étais grosse comme pour deux liards de beurre et assez drôle, paraît-il, ce qui fait qu’on m’appelait « le petit bout ». Ça m’est resté longtemps… Si bien que, quand vous me dites « ma cousine » gros comme le bras, il me semble être ma propre grand’mère.

Elle avait, cette petite Ludivine, le tact qui vient du cœur et ne cherchant pas les paroles stériles pour la consolation des affligés, savait trouver celles qui, un instant, les détournent de leur affliction.

Les besognes manuelles aussi, lorsqu’on est en état de s’y livrer, constituent un dérivatif salutaire. Abandonnée à elle-même, Louise peut-être n’aurait pas eu le courage de s’occuper déjà à son installation. Avec auprès d’elle cette gentille activité trottinante, son goût pour l’ordre lui revint.

— Mieux vaut ne sortir que le nécessaire pour quelques jours, conseilla Ludivine, car vous aurez la chambre verte. Nous avons été prises de court et le temps a manqué pour la faire à fond. Or, plutôt que mettre quelqu’un dans une chambre qui n’est pas faite à fond, maman céderait la sienne.

De nouveau, Louise sourit.

— Vous êtes donc provisoirement dans la chambre de mon frère. Comme il vient coucher de temps à autre, elle est toujours en état. Même cela sent quelque peu la cigarette. Vous ne craignez pas cette odeur ?

— Mon pauvre père fumait beaucoup.

Oh ! l’horreur de cet imparfait… Les jolis yeux de pervenche s’obscurcirent.

Un grattement derrière la porte vint faire diversion.

— C’est Porthos. Il s’imagine que Claude est arrivé.

Sans daigner prêter nulle attention aux personnes présentes, le vieux braque bleu fit deux ou trois fois le tour de la chambre en reniflant avec force. Assuré que son jeune maître ne s’y trouvait point, il s’approcha de l’inconnue qu’il se mit à flairer longuement, mais avec plus de délicatesse. À mesure qu’il s’avançait dans cet examen olfactif, sa physionomie, d’abord sévère, allait s’adoucissant. Son tronçon de queue commença à remuer d’un mouvement qui progressivement s’accéléra jusqu’à ce que, en sachant assez, il s’assît sur le derrière en face de Louise, pour la dévisager de ses beaux yeux d’or. Enfin, gravement, il lui offrit une patte, puis l’autre et comme elle lui flattait la tête, de deux grands coups de langue sur la main il acheva de lui souhaiter la bienvenue.

— Un vrai succès, déclara Ludivine. Porthos n’est pas du tout banal. Avec ceux qui n’ont point l’heur de lui plaire, et c’est le grand nombre, il n’y a pas plus ronchonneau. Mais vous, ça y est… vous êtes de la famille à présent, ad vitam æternam.

Louise soupira. Enfin, Me Sigebert l’avait bien dit : à chaque jour sa peine.

— Mon cousin Claude n’est plus avec vous ? demanda-t-elle au bout d’un instant.

— Oh ! le pauvre garçon, il a eu bien des ennuis. Il s’était présenté à l’École forestière de Nancy… car c’est une manière de sauvage, figurez-vous, un homme des bois, qui ne se plaît pas du tout au commerce des humains. Il avait été admissible haut la main et était certain d’être reçu l’année suivante. Oui, mais voilà que, quelques jours avant les examens, il tombe malade. C’était une fièvre typhoïde qui l’a tenue trois mois entre la vie et la mort. Bref l’école à vau-l’eau, la limite d’âge étant passée. Enfin, il est guéri à fond, trop à fond, car on le trouve excellent pour le service et ce sont ses trois ans à tirer, ne jouissant plus de la dispense. Il les a faits de bonne humeur quand même, étant très cocardier. Puis il était aux dragons d’Epernay et il adore les chevaux. Il avait eu des vélléités de piocher pour Saumur, mais papa l’en a dissuadé, prétendant que le métier d’officier de cavalerie ne convient pas à un garçon sans fortune. Si bien que Claude s’est contenté du beau grade de maréchal des logis. Il voudrait aller en Tunisie ou meme plus loin pour faire de l’agriculture. Et afin d’apprendre le métier il est depuis six mois dans une grande ferme à moutons du pays rémois, un élevage très connu où on fait des reproducteurs qui sont demandés de tous les pays du monde.

— Ludivine !… Ludivine !…

Cet appel lointain ne troubla pas la jeune fille dans ses arrangements. Et à juste raison, car aussitôt la voix sonore se fit entendre, interpellant successivement Clovis et Fédora avec pareille véhémence. Comme c’était aux fins de s’informer prématurément pourquoi on ne servait point, nulle autre réponse ne lui fut faite que, quelques instants plus tard, par la cloche du dîner.

Ce soir-là, avant de s’endormir, Louise passa en revue ses projets d’avenir.

De son chagrin il lui semblait ne jamais devoir être consolée et au surplus ne le souhaitait-elle point. Mais les épreuves matérielles qui se dressaient devant la faiblesse de ses vingt ans, elle les voulait affronter sans défaillance. Son angoisse même, tellement plus cruelle, lui semblait-il, que le dénûment, combien davantage n’en eùt-elle pas souffert si ne se fût ouvert pour elle, refuge apres la catastrophe et halte au seuil de l’inconnu, ce foyer auquel généreusement, on l’invitait à s’asseoir. Dans ce corps fragile se révélait un de ces cœurs stoïques qui se haussent à supporter la douleur par la pensée qu’ils ne sont pas les premiers à la connaître, qui, loin de maudire le destin pour tout ce qui aggrave leur peine, lui sont reconnaissants des petites consolations propres à l’atténuer.

Cependant elle était une enfant encore, et qui de nous ne le redevient aux heures de détresse ?…

— Entrez, cria-t-elle, croyant entendre quelqu’un derrière la porte.

Personne ne répondant, elle ouvrit. C’était le vieux braque bleu. Ainsi que de droit, il entra. Comme Louise s’asseyait pour le caresser, il se serra tout contre elle, et lui allongea sur les genoux son museau humide. Plus encore — elle en eut un peu de honte — qu’à l’affectueux baiser de Ludivine qui, la dernière lui avait souhaité le bonsoir, l’orpheline fut sensible, à cet humble et muet témoignage. Nouant ses bras autour du cou de Porthos, doucement elle pleura sur la grosse tête dont la regardaient, graves et tendres, les bons yeux d’amour et de fidélité.