Veuvage blanc/05

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Éditions de la Mode Nationale (p. 40-52).

CHAPITRE V


La maison Sigebert est située à la lisière du bourg, son jardin, primitivement assez étroit, s’étant agrandi aux dépens du terrain de l’ancienne enceinte jetée bas, dont il englobe un soubassement de tour habillé de lierre. Une barrière sépare le potager d’un bout de pré qui descend en pente douce vers un étroit ruisseau assez profond, traversé par un pont rustique, au delà duquel un petit bois de bouleaux met son rideau de verdure légère devant la perspective sans relief des champs d’artichauts et de colza. Au long de la berge où des saules têtards alignent leurs grosses boules de feuillage pâle, un sentier herbu contourne le bois et s’en va tomber sur la grande route de Laon qui, un peu plus loin, aboutit à l’entrée principale de Bruyères.

De cette petite oasis de fraîcheur et d’ombre au milieu de l’échiquier des cultures, Louise avait fait son ordinaire promenade. Parfois même y apportait-elle un livre ou un ouvrage et, sous la garde du vieux Porthos, qui désormais ne la quittait non plus que son ombre, assise au pied d’un arbre, elle y passait plusieurs heures. En outre de la solitude chère à sa tristesse, elle y trouvait cet attrait si vif qu’exerce la nature. De la campagne, qui aujourd’hui se révélait à elle, tout l’amusait : les poules picorant un fumier, les pigeons roucoulant sur un toit de chaume, les vaches ruminant à l’herbage et fixant l’inconnu de leur grand œil profond et doux ; le retour, au crépuscule, des travailleurs las, regagnant le foyer dont les guide la fumée grise montant dans le ciel ; la rentrée des moutons, pressés les uns contre les autres en une vapeur chaude, et bêlant à la bergerie vers laquelle, attentif et haletant, les pousse le grand chien hirsute ; la descente, grave et lourde, du bétail aux mares où les mufles roses soulèvent des bulles dans l’eau — toutes ces choses humbles et pourtant augustes qui font la poésie de la terre aux pays même les plus dépourvus de beauté.

Au contact de cette vie intense de la nature Louise revivait. La fleur brutalement froissée de ses vingt ans se rouvrait et s’épanouissait avec les lilas sous la caresse du soleil venant réchauffer le printemps des ardeurs de l’été proche. Et en même temps une douceur entrait en elle, mettant un baume sur sa plaie saignante. Si elle avait pu bannir de sa pensée l’angoissant problème de l’avenir, il lui semblait qu’elle se fût endormie dans cette grande paix qui monte de la terre, berceuse comme une bonne nourrice, la terre bienfaisante et sereine, forte de sa passivité et de son éternité.

Cette paix du moins et cette douceur, sans abolir son souci, l’allégeaient, lui donnait la force de le considérer en face. Les prévisions de Me Sigebert s’étaient réalisées : le petit avoir que Louise tenait de sa mère se trouvait englouti avec le reste. Sur la somme qu’avant de mourir Amédée Fresnaye avait confiée à son cousin, les funérailles payées, quelques menues dépenses faites, une centaine de louis demeuraient, constituant tout le bien terrestre de l’orpheline. Sur le conseil du notaire, elle les avait placés en compte courant dans une banque.

— Ce sera, disait-elle, ma petite réserve. Combien dans ma position n’en possèdent pas autant !

Elle souriait d’un faible sourire qui, pour témoigner de sa vaillance, triomphait de sa tristesse.

— Vous n’avez besoin de rien, en effet, remarqua, pratique, Mme Sigebert. Et même votre deuil fini, on ne fait guère ici de toilette.

— Mais, ma cousine, bien avant la fin de mon deuil sans doute, je vous aurai quittée.

— Par exemple !…

Cette exclamation avait amené des larmes aux yeux de Louise. Puis, sa délicatesse s’alarmant de ce que peut-être ses parents pussent prendre ombrage du désir de se soustraire à leur hospitalité, toute rougissante et confuse comme si elle se fût accusée d’une mauvaise pensée, elle avait déclaré son intention de chercher un emploi dans une famille. De nouveau, l’excellente femme protestant avec véhémence :

— Mais ce n’est pas si terrible, avait repris Louise. Après que nous avons perdu ma pauvre maman, ne voulant pas me mettre en pension, mon père m’avait donné une institutrice, puis, jusqu’à ces tout derniers temps, j’ai eu une dame de compagnie. Elles n’ont pas du tout été malheureuses, je vous assure.

— Je vous crois, s’était impétueusement récriée Ludivine… Elles se trouvaient auprès de vous. Mais vous, qui sait auprès de qui vous vous trouveriez ?

Sur quoi, se mouchant avec force, le notaire avait clos un entretien qui le troublait.

— Bon, bon, ma chère petite, vous avez tout le temps de songer à cela. On en reparlera. Pour l’heure, il s’agit de vous remettre, de réfléchir, sans vous presser… Il peut arriver tant de choses…

En présence de toute difficulté il était pour les moyens dilatoires. Mais Louise ne professait pas son optimiste simplificateur. La force de son ferme bon sens lui tenant lieu d’expérience, elle ne se berçait point de mots. Elle ne voyait pas la vie dans le miroir menteur du roman tel que le concevait sa cousine Aurore, le roman niaisement facile où tout s’arrange vers la trois-centième page. Non que la vivace jeunesse, malgré tout, ne chantât en elle la chanson d’espoir. Mais sa confiance n’était pas faite d’illusions. Elle pensait seulement qu’à brebis tondue Dieu mesure le vent.

En attendant, elle se reprenait.

Louise, ce matin-là, s’était attardée à sa promenade. Quand l’angélus de midi, sonnant à la vieille abbatiale, l’avertit qu’il était temps de rentrer, elle se trouvait au débouché du petit chemin des bouleaux. Demeurant, indécise, à calculer si elle aurait plus court de prendre par la route ou de retourner sur ses pas le long du bois, son attention fut attirée par les aboiements de Porthos. Elle le vit qui détalait dans la direction d’un petit nuage de poussière d’où émergeait un tintement de grelot. — Porthos ! Porthos ! cria Louise, craignant un accident…

Et vivement elle s’avança sur la route, si bien que la collision se produisit à quelques pas d’elle.

— À bas, mon vieux, à bas !… Mais finis donc, idiot… Tu vas me faire casser la tête.

Le ton de la jeune voix vibrante n’était que d’un reproche mitigé. Aussi le chien n’en tenait-il aucun compte, bondissant joyeusement autour du cycliste, qui prestement mit pied à terre et se trouva en face de la frêle silhouette noire arrêtée au bord du fossé. Par un geste de machinale politesse il souleva sa cas­quette et, après une brève hésitation, il s’avança vers la jeune fille :

— La cousine Louise, j’imagine ?… Dois-je me présenter ?

— Inutile, car alors vous êtes mon cousin Claude.

Gentiment elle lui tendit la main, cependant que légèrement embarrassés de ne savoir que se dire, ils se regardaient en souriant.

— Est-ce pour m’avoir vue voilà si longtemps que vous m’avez reconnue ? demanda-t-elle enfin.

— Sans le manège de Porthos, sans ce grand deuil aussi, j’aurais hésité assurément.

— C’est que nous avons un peu changé.

— Moi surtout… du moins je l’espère, car le souvenir me restait d’une charmante petite cousine, tout à fait sérieuse et très jolie déjà, qui m’intimidait beaucoup, tandis que j’étais un affreux collégien.

— Mais pas du tout. Je me rappelais au contraire un grand cousin très gentil, qui s’était beaucoup occupé de moi.

— Eh bien ! ma cousine, vous me permettrez encore de me rendre utile, sinon agréable, autant qu’il sera en mon pouvoir.

— Tous les vôtres sont infiniment bons pour moi et je n’attends pas moins de vous, mon cousin.

Un accent de tristesse avait légèrement altéré sa voix et, de l’entendre, une gravité passa dans la physionomie du jeune homme. Lui, appuyé sur le guidon de sa machine, elle tapotant doucement la tête du chien, un instant encore ils demeurèrent sans parler.

— Vous rentriez ? fit enfin Claude… Prenons donc par le pré : il fera plus frais.

Cheminant côte à côte dans l’étroit sentier, ils devisaient maintenant avec cette aisance que donne la franchise du caractère, ils avaient en commun les souvenirs de la journée unique passée douze ans plus tôt par Louise Fresnaye chez les cousins Sigebert, et une intimité naissait entre eux de ces puérilités remémorées.

— Je vous ai balancée sur l’escarpolette, disait-il, et pour vous taquiner un peu, je vous lançais très haut. Mais vous étiez brave.

— Je mourais de peur, au contraire. Seulement je ne voulais pas l’avouer.

— Et la tortue Zéphyrine, vous vous en souvenez ?

— Elle ne m’était pas très sympathique.

— Ce sont des animaux qui gagnent à être connus. Et ils ont leur jugeotte. Elle avait été oubliée, figurez-vous, dans le fourneau de la buanderie. Quand on a allumé pour la lessive, une fâcheuse odeur de graisse fondue a révélé sa présence. On l’a retirée à demi grillée et plongée dans un seau d’eau, d’où elle est sortie parfaitement gaillarde. Toutefois, une maison où on est exposé à de telles malencontres ayant cessé de lui plaire, un beau jour elle a disparu. Je l’avais remplacée par un hérisson.

— Vous aimez toujours les bêtes, à ce que me dit Ludivine. Seulement aujourd’hui ce sont les chiens et les chevaux. Moi aussi d’ailleurs, je les aime.

— Cela prouve, ma cousine, que nous sommes de belles âmes. Ne riez pas… Ceux qui aiment les bêtes, les bêtes les aiment… Voyez Porthos…

— C’est pourquoi vous les préférez aux hommes… toujours selon votre sœur.

— Oh ! la peste… Elle m’aura dépeint comme une manière de Peau-Rouge…

— Un peu. Mais je vois que vous êtes quand même assez civilisé.

— Grand merci, ma cousine. Pour tout vous dire, la civilisation de Bruyères-et-Montbérault ne m’attire que faiblement. Vous y êtes depuis un mois et n’y connaissez que les Sigebert, lesquels sont d’assez braves gens. Attendez un peu… Quand vous aurez pressé le citron…

Le soupir de Louise n’échappa point à celui qui marchait tout contre elle dans le chemin très rétréci encore à cette place. Et sous la lumière atténuée de ce clair sous-bois, ils faisaient un aimable couple. Lui, de taille plutôt petite, mais robuste en sa souplesse juvénile, le teint halé un peu, l’œil brun, vif et hardi, sous la fine moustache noire un beau sourire de loyauté. Elle, sa joliesse blonde en contraste attendrissant avec l’austérité des vêtements de deuil, sa délicate pâleur animée par la marche et le grand air qui avaient mis aussi dans les yeux de pervenche une flamme douce.

— Ah ! diavolo ! s’écria Claude tout d’un coup, et mon ami que j’ai oublié… Oui, un camarade que j’amène… C’est toute une histoire. Il avait affaire à la poste de Laon et est grimpé en ville, tandis que je prenais les devants pour annoncer à ma mère la venue de deux affamés.

Ils pressèrent le pas. Mais, poussée à la main, la bicyclette n’allait guère vite, s’accrochant aux herbes, aux ronces. La passerelle enfin fut franchie. Par delà les planches de pois et de salade, ils aperçurent au loin Mme Sigebert dont les yeux perçants découvrirent, les deux jeunes gens qui cheminaient à travers le pré.

— Clovis ! clama-t-elle, Clovis !… Voilà M. Claude. Mettez vite son couvert.

Comme elle venait au devant d’eux, le domestique, au lieu d’obéir à son injonction, se dirigea vers la cuisine, estimant d’urgence plus immédiate l’avis d’avoir à forcer l’omelette. À peine Mme Sigebert avait-elle embrassé son fils qu’également elle y songea.

— Fédora !… Fédora !…

Mais une méprise du jardinier sollicitant son attention :

— Que faites-vous donc, Aristide ?… Je vous ai dit : à gauche les bégonias et les géraniums à droite, où il y a davantage de soleil.

Louise s’était esquivée, discrète, laissant la mère et le fils à leurs épanchements.

— Tu as déjà renoué connaissance, à ce que je vois, avec la petite cousine. Pauvre enfant ! comme c’est malheureux tout cela… Elle est si intéressant, si courageuse… Tiens ! qui donc vient là-bas ?

Par le passage qui, du côté du puits, met le jardin en communication avec la cour, Mme Sigebert avait aperçu un grand garçon blond, en knickerbockers et vareuse de cycliste, qui, maintenant sa machine, cherchait des yeux quelqu’un pour l’introduire. Vigoureusement Claude le héla.

— Maman, je vous présente Randolph Curtis, qui a fait tout le chemin du Canada à la ferme, dans le but de nous acheter des béliers… Célébrité mondiale, comme vous voyez, bien flatteuse pour les Champenois. Nous sommes devenus de grands amis, et j’ai pris la liberté de vous l’amener, d’autant que nous aurons à vous entretenir, vous et papa, d’une petite affaire.

— Soyez le bienvenu, monsieur. Mais mon enfant, Pourquoi ne m’avoir pas envoyé une dépêche ? J’aurais fait mettre un dindon en broche. Que c’est donc malheureux…

Avant que l’étranger eût pu placer une parole, elle s’élançait vers la cuisine tandis que, gravissant le perron, son fils, très rassuré, car il connaissait la plantureuse chère de la maison paternelle, lui criait :

— Nous montons dans ma chambre pour nous épousseter.

Et cela jeta Mme Sigebert dans une nouvelle surexcitation.

— Justement on vient de la passer à l’encaustique et je crains que ce ne soit pas sec… Que c’est donc malheureux… Laisse la fenêtre ouverte au moins, car vous prendriez mal à la tête.

La présence des deux jeunes hommes donna beaucoup d’animation au repas un peu retardé, que la calme activité de Fédora appuyant celle, exubérante, de sa maîtresse, avait corsé suffisamment pour ce surcroît de convives bien endentés.

Très émue d’abord par la pensée de recevoir un Anglais à sa table, la famille s’était rassérénée en constatant qu’il parlait couramment le français. Ce fut pour le notaire l’occasion de placer sa petite conférence sur l’origine du Canada, cette Nouvelle-France où, dès François Ier, avait été arboré le drapeau blanc, ces « quelques arpents de neige », abandonnés par l’impertinente futilité de la monarchie en décadence. Comme toutefois l’érudition dont il se piquait ne dédaignait nulle occasion de s’instruire, le jeune étranger fut mis à rude épreuve par d’abondantes questions.

Ainsi apprit-on que son père possédait quelque part, entre les lacs Manitoba et Winnipeg, des pâturages s’étendant sur un nombre d’acres dont l’énoncé manqua jeter en apoplexie l’officier ministériel. Comme Mme Sigebert soupirait que c’est bien loin : — Mais non, rectifia Randolph Curtis : du Havre à Québec, neuf jours de navigation, dont trois sur le Saint-Laurent. Puis quelques quarante heures de transcontinental, ce ruban d’acier qui, sur une longueur de douze cents lieues, réalise, après tantôt quatre siècles, le rêve de Jacques Cartier cherchant vers l’ouest la route de la Chine. Ensuite, à cheval ou en char à bœufs, un peu plus que la distance de Laon à Paris, et on est rendu. Une promenade.

Beau pays ? Certes. Et le patriotisme colonial, plus ardent encore que celui de la métropole britannique, fit luire une flamme bleue aux grands yeux couleur ciel d’hiver du Canadien. Des eaux magnifiques. La prairie aux horizons infinis où, pendant des milles et des milles, on galope sans rencontrer trace d’humanité. Parmi les herbes hautes comme ça, des troupeaux de dix, de vingt mille têtes, à l’état quasiment sauvage. Et les forêts aux futaies gigantesques. Et la chasse au terrible ours grizzly dans les Montagnes Rocheuses… Dans cet État, quinze fois vaste comme la France et huit fois moins peuplé, on trouve des solitudes inexplorées encore. Précisément arrivait-il d’une excursion vers l’Athabasca et au grand lac de l’Esclave. Très amusant. Pas aussi exciting néanmoins que de chercher les bêtes à fourrures dans les régions glacées du Labrador… Les petits yeux d’Aurore s’écarquillèrent, car ainsi prenait une réalité vivante son collet de vison.

De toutes ces choses, Randolph Curtis parlait avec la simplicité positive et tranquille de l’Anglais qui dédaigne toute amplification, le fait à ses yeux valant uniquement par soi-même, et pour qui ce serait acte de mauvais goût que faire état des privations endurées, des périls courus.

La brune Julie était passablement émoustillée par la présence d’un jeune célibataire d’aussi bonne mine et s’appliquait en son honneur à ses plus serpentines attitudes, cherchant à monopoliser son attention.

Très beau gars vraiment, ce Randolph Curtis, dans la pureté du type anglo-saxon plus en muscles qu’en cervelle, les épaules d’athlète emmanchées d’un cou de gladiateur faisant contraste avec le clair teint de fille du masque aux traits fins, un peu aigus, strictement rasé, aux cheveux soyeux couleur de blé mûr, bas plantés sur le front étroit. Mais la physionomie se virilisait par la coupe puissante de la mâchoire, meublée de dents de loup entre les lèvres fraîches. Enfin, s’alliant à cet aspect de vigueur, d’endurance, d’énergie latente du jeune animal bien en forme, quelque chose de cette ingénuité prêtée aux héros impavides de la mythologie germanique.

Ludivine, elle, n’avait d’yeux que pour son frère, de qui aussi était-elle notoirement la favorite. Ce sentiment d’ordinaire se traduisait en taquineries réciproques dans lesquelles il n’avait pas souvent le dessus. Mais en ce moment Claude ne s’occupait point de sa sœur, absorbé qu’il était par les descriptions et les récits de son camarade, et les réchauffant de commentaires enthousiastes. Le jeune étranger avait révolutionné ce paisible intérieur. Et quand on fut passé au jardin pour prendre le café, Mme Sigebert mit une cordialité toute particulière à le prier d’y demeurer pendant le congé que prenait son fils.

— C’est très aimable de vous, répondit Randolph Curlis, de qui le franco-canadien parfois s’émaillait d’anglicismes.

Elle s’étonna de voir accepter comme allant de soi une invitation qui, selon les us de la vieille politesse bourgeoise, aurait dû provoquer un combat plus ou moins prolongé, quoique d’issue certaine. Mme Sigebert ignorait que l’hospitalité provinciale est peu de chose auprès de celle des pays d’outremer.

— Je ne vous cacherai pas, maman, fit Claude, que, prévoyant vos bonnes intentions, je l’avais engagé à mettre sa valise au chemin de fer avec la mienne. D’ici ce soir on trouvera bien une occasion pour les faire prendre.

Mais elle ne l’entendait plus. Déjà elle avait appelé les domestiques qui, attablés, demeuraient sourds à son intempestive réquisition. Sans les attendre d’ailleurs, elle monta afin de vaquer elle-même aux soins préliminaires de l’installation de son hôte dans la petite chambre bleue.

Le moment était venu pour Julie de prendre sa revanche.

— Nous avons ici, dit-elle, un petit tennis-club — elle prononçait avec un accent britannique à l’excès — dont c’est tout à l’heure précisément jour de réunion. Si vous vouliez, monsieur, nous faire le plaisir de vous mesurer avec nous… en nous rendant des points, bien entendu, car nous ne sommes pas de très fines raquettes…

Vainement Claude fit-il de gros yeux à son ami. Celui-ci accepta de participer à cet anodin divertissement avec autant d’entrain que s’il se fut agi d’une partie de chasse au bison. Ludivine était réfractaire au tennis, peu fait, disait-elle, pour mettre en valeur son genre de beauté. Quant à Claude, son éloignement pour les mondanités locales l’avait toujours retenu d’aller, même en spectateur, jusque sur le terrain. Néanmoins proposa-t-il à Louise la promenade et, pour la première fois depuis qu’elle faisait partie de la famille, l’orpheline consentit à sortir de sa retraite.

Tandis que Julie épinglait sur ses noirs bandeaux le paillasson canotier avec lequel la chemisette en oxford bleu, la cravate à la marinière, la ceinture de daim et la jupe courte de piqué blanc constituaient un costume tout à fait « sport », disait-elle, d’un ton acidulé, elle fit à sa sœur aînée cette remarque : — Les voilà inséparables. Pour s’être vus une fois quand ils étaient gosses, on dirait qu’ils ont gardé les vaches ensemble.

— L’éternelle chanson de la jeunesse, proféra Aurore avec son sourire supérieur… Peut-être est-ce le coup de foudre.

— Tu plaisantes… Claude serait vraiment inflammable ! D’autant qu’elle est bien gentille, la pauvre petite, mais tellement insignifiante !… On croirait plutôt qu’elle arrive de Pontoise que de Paris. Et en outre, dans sa position, ce serait mal de lui donner des espérances irréalisables.

— Le cœur, ma chère, a des raisons que la raison ne connaît pas.

Le bel esprit de Bruyères se plaît à citer ses auteurs, sans commettre la faute de goût de les nommer. Et comme ils sont pour la plupart peu connus dans son entourage, ainsi lui fait-on volontiers crédit de pensées remarquables. Julie, toutefois, jugea celle-ci fort saugrenue et, haussant ses épaules anguleuses :

— Avec ta manie d’écrire, ma pauvre Aurore, tu vois du roman partout.