Veuvage blanc/06

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Éditions de la Mode Nationale (p. 52-64).

CHAPITRE VI


— Hello ! Julie… vous êtes en retard, ma chère. Tiens, et vous voilà, Claude… Comment va ?

Par cette bruyante et cavalière façon d’interpeller les gens, les demoiselles Pépin pensaient affirmer le genre américain, ou qu’elles jugeaient tel, en étant férues au point d’avoir modifié en Nelly et Daisy leurs noms vulgairement français Hélène et Marguerite. Très modernes, ces deux jeunes personnes, filles d’un riche fabricant de serge, escot, anacoste et autres tissus de laine rase de Soissons, propriétaire du petit château de Vorges où, dès les premiers beaux jours, elles venaient s’installer sous le chaperonnage conventionnel — leur père était veuf — d’une vieille parente pauvre. Aussi ne laissaient-elles pas de faire aux prétentions de Julie Sigebert une sérieuse concurrence. Celle-ci néanmoins s’était mise avec elles sur un pied de grande intimité, affectant de les tenir pour les seules relations du voisinage dignes de sa propre supériorité d’élégance.

Elle avait aussi d’autres motifs, chuchotaient les langues du pays, ou plutôt un seul, lequel pourrait bien être l’existence d’un frère associé au tissage venant chaque semaine avec son père, du samedi au lundi. Précisément se trouvait-il là. Gros garçon roux et joufflu, le front bas, des yeux de ruminant couleur bleu de faïence japonaise, la physionomie têtue et sournoise, ce jeune coquebin, assez empêtré auprès des femmes, n’était pas des plus séduisant, mais pour la médiocrement pourvue beauté de Bruyères, il eût constitué un beau coup de filet.

D’autant se trouvaient diminuées les faibles chances du second clerc de l’étude, blondin rose et poupin, subjugué par les ténébreux attraits de la fille du patron, mais qu’une humble naissance et l’impossibilité d’ache­ter jamais la charge vouaient à l’emploi de ver de terre amoureux d’une étoile. Comme il sied toutefois d’enchaîner des cœurs à son char, Julie daignait accorder à M. Achille quelques menus suffrages, fût-ce uniquement dans le but de piquer au jeu le receveur de l’enregistrement, M. Costerousse, Toulousain au verbe sonore, dont Mlle Sigebert cadette au besoin se fût accommodée car il avait, à l’en croire, quelque bien chez lui.

Les autres membres du club étaient de moindre importance. La fille du juge de paix appartenait à ce type, qualifié en idiome local de « petite ingratitude ». Et ne sachant pas, à l’égal de Ludivine, en prendre de bonne humeur son parti, elle puisait dans la conscience de sa disgrâce une gaucherie qui faisait d’elle la terreur de ses partenaires. Puis la progéniture du maire, très gros marchand de grains, de souche paysanne, dont les héritiers, décrassés par l’éducation reçue dans les institutions religieuses les mieux fréquentées du département, répondaient respectivement aux noms indigènes de Laure, Lauris et Laurisson. Celle-là, compagne de couvent de Julie. Des deux fils, le plus jeune, se reposant avant le service militaire des fatigues d’un baccalauréat péniblement décroché, était un long jouvenceau quasiment albinos, dont, chaque fois qu’une personne de l’autre sexe lui adressait la parole, les joues, vierges de tout poil s’empourpraient au point de donner à croire qu’il allait périr par asphyxie. L’ainé, grand gars faraud et avantageux, manière de coq de village, chasseur, buveur, employait le meilleur de son temps en parties de billard au café du Coq d’Or.

Lauris Lehupier n’ayant aucun goût pour la bonne compagnie, on ne l’avait point vu sans étonnement se laisser enrôler dans le club de tennis. La rumeur publique attribuait ce changement d’humeur à la vive impression qu’aurait produite sur lui la turbulence garçonnière de la petite Daisy Pépin. Et on supputait ce que, le cas échéant, pourrait donner la totalisation de deux fortunes bien faites pour s’allier.

Quelle entrée triomphale au milieu de ce médiocre contingent masculin fait aujourd’hui Julie Sigebert remorquant un si beau cavalier, qu’auréole encore sa nationalité !…

— C’est tellement distingué d’être Anglais, a coutume de dire une châtelaine du voisinage, cliente de Me  Sigebert, la vieille baronne Le Housset, dont la belle et, assure-t-on, folâtre jeunesse s’est écoulée à Paris, au temps de Louis-Philippe, où sous les auspices du duc d’Orléans s’introduisit en France le britannisme.

Et Claude Sigebert encore, quelle aubaine ! Car, outre sa belle mine, à défaut du prestige d’exotisme, il possède celui de son dédain pour la petite coterie où finissent en tempête dans un verre d’eau tant de prétentions, de rivalités, de jalousies, de coquetteries naïves et cependant féroces.

Les présentations furent faites, et les vigoureux shake-hands échangés avec les demoiselles Pépin, le coude levé à la hauteur de l’œil, pouvaient mettre le jeune Canadien en doute quant au côté de l’Atlantique sur lequel il se trouvait. Puis les parties s’organisèrent. Il ne tarda point à s’apercevoir que tous jouaient fort mal. Bientôt il chercha des yeux son ami, avec qui il eût mieux aimé faire un tour de promenade en fumant sa pipe de chasseur qu’il n’avait pas cru devoir se permettre d’allumer devant les dames au sortir de table. Mais Claude n’était plus là.

— Cela vous intéresse, avait, après un moment, demandé à Louise son cousin, de les regarder sautiller ainsi à l’instar de moineaux sur un toit ?

— Oh ! non. Dois-je convenir que le tennis m’est tout à fait étranger ? En fait de jeux j’en suis demeurée au volant et aux grâces de mon enfance.

— À la bonne heure. Pour ma part je préfère une bonne partie de cheval fondu, de quatre coins ou de balle en posture. C’est français, c’est gai, c’est sans prétentions… Que pensez-vous, cousine, de les semer et de rentrer par le plus long ?

Ainsi avaient-ils disparu.

— Voyez-vous, reprit Claude, j’aime bien mes parents. Mes sœurs, c’est plutôt calme, sauf notre bonne petite Ludivine… Je vénère comme il convient mon clocher… Mais plutôt que de vivre ici, je m’engagerais dans un cirque ambulant. Je m’en trouve même beaucoup trop près. Est-ce que vous vous y amusez, vous ?… Pardonnez ma maladresse… J’entends bien que vous n’avez pas le cœur à des divertis­sements. Il faut prendre le mot dans son acception artistique : trouver aux choses du caractère, de l’in­térêt…

— J’ai trouvé ici de l’affection… C’est tout ce dont j’ai besoin.

La voix de Louise, musicale, un peu voilée, avait un charme très prenant. Dans la gravité douce de l’accent, Claude crut sentir un reproche et il rougit.

— Pardon encore… Je ne songe pas assez au grand chagrin qui vous remplit le cœur. Certes, ce n’est pas à présent que Paris vous manque.

— Il ne me manquera jamais, car je ne suis nullement Parisienne. Vous n’avez pas idée combien je prenais peu de part à ses plaisirs. Les spectacles ? Autant que j’en puis juger, il n’en est guère qui conviennent à une jeune fille. Le monde ? Mon père trouvait rarement le loisir de m’y conduire, et cela ne me privait pas du tout. Quelques intimités assurément m’étaient agréables, mais cela, j’imagine, se peut trouver partout. S’il faut l’avouer, d’ailleurs, je ne suis pas mondaine, ni même très liante.

— Une sauvage comme votre serviteur ?

— Le mot serait bien gros…

— Et puis il ne vous siérait vraiment pas.

— Il serait un peu prétentieux.

— Bon !… une pierre dans mon jardin.

— Mais non, mon cousin. Un homme peut avoir des occupations intelligentes et fortes qui l’éloignent de la vie des salons. Tandis que nous autres, quels motifs alléguer pour nous soustraire aux obligations sociales.

— Que ces obligations vous embêtent, parbleu ! Et d’ailleurs, où sont-elles écrites, je vous prie ?

— Vous avez été soldat, mon cousin, et bon soldat, je le sais. Vous savez donc le prix de la discipline. Croyez-vous que sous les drapeaux seulement elle soit nécessaire ? C’est dans l’adversité qu’on reconnaît combien il est salutaire de s’être, au temps du bonheur, imposé une discipline morale.

La féminité si jeune, si délicate de Louise, en même temps que faisant singulier contraste avec la gravité de ces paroles, leur enlevait tout caractère dogmatique. Craignant néanmoins que leur fût donnée une telle interprétation, avec un faible sourire, elle reprit :

— Mais ne me faites pas dire que j’ai des goûts sérieux. Je ne voudrais point paraître pédante.

— Vous y auriez de la peine, répartit Claude vivement. Non, je ne vous vois pas en concurrence avec ma poétique sœur…

— Me prêtez-vous la mauvaise pensée de faire allusion à elle ? Ce serait vous méprendre. Ma cousine Aurore est très… très littéraire…

— Votre hésitation sur le qualificatif qui lui convient la juge mieux qu’un mot de raillerie. Pauvre Aurore, Pourquoi d’ailleurs la blaguer ? Ses élucubrations ont le mérite d’être inoffensives. Tout au plus est-on tenu de subir une fois ou deux l’Ode à Molinchart, mais enfin on n’en meurt pas.

Louise ne put se défendre d’un léger éclat de rire. Cette « Ode à Bibrax », dont Claude travestissait irrévérencieusement le titre, était le chef-d’œuvre de Mlle Sigebert aînée. Et elle se mit à déclamer doucement :

Le vieux pays mérovingien
Où l’antique Bibrax drosse ses tours, hautaine.
Nid d’aigle dominant la pâle et vaste plaine,
Cet âpre pays, c’est le mien.

Ce fier pays, cœur de la France
Où naquit saint Rémy qui baptisa Clovis…


Mais Claude s’était bouché les oreilles. — Oh ! non, grâce, grâce… Il y en a quatre-vingt-dix-neuf strophes dans ce goût autant que de couplets à la complainte de Fualdès.

— Je vous trouve sévère, mon cousin. N’a-t-on pas le droit d’écrire des vers sans que ce soit du Lamartine ou du Victor Hugo ?

— Le besoin ne s’en impose pas.

— Ceux-là ne me semblent point si mal faits. Les rimes sont très riches.

— Oh ! si, elles le sont… Ne sommes-nous pas lauréate de l’Académie Sparnassienne, oui, madame ?… Et ce nom des indigènes d’Épernay les prédispose évidemment au goût de la poétique harmonieuse. Certes, elles sont millénaires, nos rimes : patrie et Neustrie, Chilpéric et Alaric… celui-ci substitué pour les besoins de la prosodie à Attila, lequel assiégea notre bonne ville de Laon quelque temps avant Blücher. Il n’y manque rien, sinon pourtant les haricots et les artichauts qui constituent notre plus pure gloire.

— Vous me faites rire, mais c’est à mon corps défendant. Je ne raille pas les choses dont je serais incapable.

— J’espère bien que vous l’êtes de taquiner la muse. Toutefois dois-je rendre à ma sœur cette justice qu’elle est calée en histoire. Ce n’est pas elle qui tomberait dans l’erreur de la femme du sous-préfet nouveau venu à Soissons. Au débotté, cette érudite dame s’est enquise d’un musée municipal où elle verrait le fameux vase…

— Vous brodez, mon cousin.

— Parole d’honneur. Et quand on lui a appris que, tel celui de M. Sully-Prudhomme, il est depuis longtemps brisé, elle est demeurée péniblement impressionnée d’une si coupable incurie.

Un joli rire argentin fusa des lèvres de Louise, révolte de la jeunesse contre la douleur. Mais le voile de crêpe un instant soulevé retomba sur son âme et Claude respecta la tristesse revenue dans un soupir.

Ils étaient parvenus auprès de la vieille église aux gargouilles réputées. Une forte commère qui sortait d’une masure accolée à l’abside leur donna le bonjour.

— Ça va, Orphise ? lui demanda Claude. Et votre homme, il fait toujours ses farces ?

— Ne m’en parlez pas, monsieur. Ce galvaudeux-là, figurez-vous, était de noce samedi à Montbérault. Il est rentré saoûl comme la bourrique à Robespierre. Au moment de sonner la première messe, j’ai eu beau taper dessus, pas moyen de le réveiller. Alors, qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai enfilé ses culottes et je suis montée dans le clocher où toute la sainte matinée, monsieur, j’ai sonné que je te sonne sonneras-tu. Il ne s’est remis sur ses quilles que pour vêpres.

— À la bonne heure, voilà une maîtresse femme qui fait honneur au sexe. J’espère que pour le relever du péché de paresse, vous lui avez flanqué une bonne tournée… Il faut vous dire, cousine, que notre excellent sonneur Virgile, quand il est dans les vignes du Seigneur, s’oublie parfois à cogner sur sa femme. Mais après, ce qu’elle se rattrape… Et il tend le dos, car une fois dégrisé, il n’y a pas plus doux que lui. Ils font quand même très bon ménage, n’est-ce pas, Orphise ?

— Pardi ! ce n’est pas pour une ribotte par-ci par­ là qu’on va se fâcher ensemble.

— Des types, ces paysans « français », remarqua Claude quand ils se furent éloignés. Il n’y a qu’eux ici qui aient conservé de la couleur. Naguère, quand la province était vraiment et foncièrement province, ignorant les singeries parisiennes et les anglomanies de ces pécores, soit dit sans offenser Julie, peut-être notre bourgeoisie était-elle plus intéressante.

— À en juger d’après ma bisaïeule Fresnaye…

— La grand’tante Palmyre et sa blessure de guerre ?… Ah ! oui, une vraie luronne, on peut le dire… Entre temps elle a donné le jour à quatorze enfants.

Puis, quand le dernier a été établi, toujours rose et toujours souriante, un beau matin, elle fait ses paquets pour l’unique voyage de sa vie. Une idée fixe qu’elle nourrissait depuis un demi-siècle : voir Amsterdam. Je l’ai connue, moi qui vous parle. J’étais tout petit et elle m’avait considérablement impressionné avec sa robe de soie puce, sa tabatière, et, sur son chef un peu branlant, une espèce de mitre en satin bleu ouaté coiffant une perruque blonde à frisotons. Vous riez ?… Eh bien ! elle était cocasse, mais pas du tout ridicule. Une seule fois elle était allée à Paris, qui ne lui inspirait aucun intérêt, et elle se refusait absolument à monter en chemin de fer. « Pourquoi aller si vite ? » disait-elle. « On n’est pas pressé… la vie est longue… »

Sous le souffle de cette verve jeune et franche, Louise se sentait réchauffée jusqu’au fond de l’âme.

— Pour être demeurée étroitement attachée à son coin de terroir, dit-elle, mon arrière-grand’mère me semble n’en avoir pas été plus sotte. Peut-être suis-je un petit esprit, je crois que je me plairais à une de ces existences réglées et discrètes…

Mais avant qu’elle eût fini de parler, un passage de tristesse était venu l’assombrir. Dans quels inconnus au contraire l’allait jeter le destin ? Quels vents l’emporteraient comme fétu par le vaste monde ?

— Nous parlons d’autrefois, répliqua Claude. La vieille femme qui a donné des bâtons de sucre de pomme à son arrière-petit-neveu que voici était un anachronisme, une épave d’âges antédiluviens. Si de son temps il y en avait beaucoup de même trempe, la province pouvait être habitable. Mais le moule en est brisé. Pour trouver la raison de cela, je ne suis pas un psychologue, oh ! mais pas du tout !…

— Ne serait-ce pas un peu les chemins de fer — cette bête noire de la grand’mère Palmyre — qui emportent le meilleur d’un pays et y apportent le moins bon des autres ? Pour croire cela, il est des esprits attardés.

— Possible. Mais alors je me demande où passe cet on ne sait quoi de bon. Il n’est plus ici et il n’est pas ailleurs. Volatilisé en route alors ?

C’est sur le même ton de badinage qu’elle répondit :

— Peut-être en effet les voyages lui sont-ils contraires ? Ou bien — plus probablement — c’est mon explication qui ne vaut rien.

— Mais si, mais si, cousine, je la trouve excellente. À la vérité je ne suis qu’un homme des bois, pas intellectuel pour un sol…

— Et moi qu’une petite femme tout unie…

— Vous me croirez si vous voulez, cousine : je nous trouve très bien comme nous sommes. Tant il y a, sans nous embarrasser davantage de ratiociner, que la province présentement est un nid à vanité, à prétentions et à sottises. Lorsque par mésaventure je prends contact avec le Tout-Bruyères où vous venez d’être introduite… et le Tout-Molinchart lui ressemble fort… je me sens devenir l’Iroquois sous les traits duquel m’avait dépeint à vous ma mauvaise gale de petite sœur. Vous verrez, cousine, vous verrez à l’usage.

— Il se peut que vous ayez raison, mon cousin. Ce que surtout j’aimerais, il me semble, c’est la campagne. Ardeur de néophyte sans doute… Je suis en train de la découvrir et elle m’enchante.

— Bien de la bonté pour la pauvre campagne d’ici. Mais tout est relatif. Et quand même c’est une analogie de goûts entre nous. Seulement j’étouffe autant, moi, dans ces champs très civilisés que dans une rue de ville. Il me faudrait de vastes espaces à l’entour, beaucoup d’air pour me remplir les poumons, un air pur, un air neuf, qui n’ait pas été respiré par tant de gens.

Marchant toujours, ils étaient arrivés à la barrière du jardin. Comme Louise en poussait, pour rentrer, la porte fermée au loquet, Claude, d’un geste dont l’affectueuse familiarité excluait toute apparence de hardiesse, lui mit la main sur le bras.

— Pas encore, cousine, voulez-vous ? Puisque le hasard de l’entretien nous a fait parler de ces choses, il me plairait que vous fussiez la première à être informée de certains projets… Car vous me comprendrez, j’en suis sûr. Poussons jusqu’au petit bois. Nous n’y serons pas dérangés… Vous êtes la seule ici à avoir des goûts aussi bucoliques.

Quelques instants plus tard, assis tous deux sur la mousse, elle dans une jolie attitude de personne qui sait écouter, les mains croisées sur un genou, la tête légèrement inclinée, les yeux dans les yeux de celui qui parlait, lui ayant demandé la permission d’allumer une cigarette, il commença :

— Ce n’est pas, vous le pensez bien, aux fins de lui faire visiter notre estimable chef-lieu, malgré le juste renom de sa cathédrale, les mérites de son hôtel de ville gothique et de sa moyenâgeuse chapelle des Templiers que j’ai amené Curtis. Il s’agit d’une affaire me concernant et sur laquelle, bien qu’absolument décidée dans mon esprit, je veux pour la forme, consulter mes parents. Ce brave camarade avec qui, en quinze jours, je me suis lié de la plus solide amitié… mais oui, cousine, il n’en faut pas davantage, Curtis donc m’ayant beaucoup parlé de son pays, je me suis monté le bourrichon à en perdre le boire et le dormir.

— De l’amour, alors, remarqua Louise avec une petite pointe de gaîté.

— Tant et si bien que… ce sont vraiment des hasards comme on en voit dans les livres… ne me propose-t-il pas de m’emmener avec lui ? Leur élevage prend chaque jour du développement. Son père se fait vieux. Lui est plus amateur de sport que de travail. Bref, il y aurait place pour moi, nous ne savons encore trop à quel titre et dans quelles conditions, mais ceci n’importe guère. L’essentiel, c’est d’y être. Je serai vite au courant du métier, lequel, avec un peu de connaissance du bétail, que je possède, demande seulement de l’activité, de la vigueur, de l’endurance… tout cela, j’en ai à revendre, Dieu merci, enfin l’habitude et le goût du plein air et du cheval. L’anglais, je l’aurai vite appris, ayant d’ailleurs moins à parler aux humains qu’aux quadrupèdes. Et là-bas, après tout, c’est un vieux morceau de France, où notre langue a conservé droit de cité et où on n’a pas oublié la mère-patrie. Si avec une pareille entrée de jeu je perds la partie, c’est que je ne suis qu’un imbécile, et au pire, vaille que vaille, faute de faire fortune, je vivrai au large, sous le soleil du bon Dieu. Voilà de quoi nous sommes venus entretenir mon père et ma mère. Ils vont être un peu estomaqués… mais quoi ? c’est la vie… Eh ! bien, cousine Louise, m’approuvez-vous ?

— Je vous approuve, cousin Claude. Si j’avais été homme, il me semble que j’aurais embrassé une de ces professions en dehors, toutes d’énergie, au labeur un peu rude : soldat, marin, laboureur.

— Et chez nous, que faire en ce genre ? Tout est si étroit, si encombré… on se marche sur les pieds… Je suis très, très heureux que vous soyez de mon avis, car j’attache beaucoup de prix à votre jugement.

— Grand merci. Mais le vôtre est bien prompt, depuis combien d’heures nous connaissons-vous ?

— La sympathie, cousine, la sympathie… Elle renseigne bien mieux que de longs palabres…

Assez longtemps ils demeurèrent assis sur l’herbe dans le bois de bouleaux. Tout bouillonnant, Claude exposait ses projets, ses espoirs ; avec une ardente vivacité, il dépeignait l’existence nouvelle vers laquelle il allait, confiant, joyeux et fort, Louise l’écoutait. Bienveillante et douce, elle souriait à son cousin. Une grande onde d’amertume cependant noyait le cœur de la triste orpheline qui, de son propre avenir à elle, faible, sans armes, de cet avenir si incertain encore, savait seulement que ce serait un humble, un précaire destin.