Veuvage blanc/07

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Éditions de la Mode Nationale (p. 64-74).

CHAPITRE VII


Essoufflée, car, revenant de faire des emplettes au bourg, elle se trouvait un peu en retard, en déployant sa serviette Ludivine annonça :

— La nouvelle du jour : notre grand homme est ici… Eh bien ! oui, le général.

— Tu l’as rencontré ?

— Non, mais je tiens son arrivée de la métayère de la Saulaie qui allait aux provisions.

— Ce doit être lui alors que j’ai rencontré ce matin, dit Louise. Haute taille, moustache grise, la rosette… Il sortait du cimetière.

— Excepté quand il fait campagne — ce qui lui arrive le plus souvent possible — chaque année il vient visiter ses tombes. C’est bien vraiment un enfant de Bruyères, le général Thierry. Tous les siens y sont enterrés. Puis il règle les affaires de sa propriété, peu de chose en somme, et il regagne sa garnison.

— Cette fois-ci, paraît-il, c’est pour demeurer plusieurs mois.

— Par exemple !… Il serait donc en disponibilité ?

— Vous pensez bien, papa, que l’excellente Théodeberte, quoique verbeuse, ne m’en a pas dit aussi long, et pour cause, mais seulement qu’il est souffrant et a besoin de repos.

— Souffrant ? Cela ne lui ressemble guère. Un vrai « Français », Thierry, un chêne…

— Enfin, c’est sûr qu’il va faire séjour, car il a amené ses chevaux.

— Ce brave Thierry ! s’exclama le notaire, cela me fera plaisir de le voir autrement qu’à la volée. C’est que nous sommes de vieux camarades. On a polissonné ensemble à la sortie de l’école des Frères, puis usé ses fonds de culotte sur les bancs du collège. Une bonne vieille famille d’ici, les Thierry, maîtres de poste, de père en fils, et déjà propriétaires de la Saulaie avant la Révolution. Le grand-père était parti volontaire en 92 ; il a été tué à Leipzig, colonel des voltigeurs de la jeune garde. Un autre, établi au chef-lieu, où il avait une grande entreprise de roulage, y a commandé la garde nationale pendant la Restauration. Un troisième, plus jeune, a été retraité chef d’escadron de gendarmerie. Quant au père de Charles, il a été trente ans juge de paix à Bruyères, et a vécu assez pour voir son fils devenir général.

— Général de division ? demanda Louise qui, de son enfance, avait conservé de l’intérêt pour les choses militaires.

— Certes, et il a été un des plus jeunes de son grade. Des états de services superbes… Tout n’est qu’heur et malheur en ce monde : c’est le grand chagrin de sa vie qui a fait sa belle carrière.

— Contez-moi cela, mon cousin.

Sur le chapitre des annales locales, Me Sigebert était intarissable.

— Voici comment. Depuis cinq ou six ans il était marié à une charmante femme qu’il adorait, quand elle vient à mourir en couches, et l’enfant lui survit seulement de quelques semaines. Il était jeune capitaine alors. La violence de sa douleur a été telle que, pour avoir la possibilité de vivre ou trouver l’occasion de mourir, il a demandé sa mutation dans un régiment d’infanterie coloniale en partance pour l’expédition du Tonkin, où il gagnait la graine d’épinards. Ayant continué à servir dans les postes présentant le plus de périls, il a conservé son avance, et à cinquante-six ans il avait décroché la troisième étoile. Un beau soldat dans toute la force du terme…

Depuis la veille Claude manquait à la table de famille. Il était retourné à la ferme pour prendre congé définitivement. Randolph Curtis l’attendait à Bruyères. Les deux jeunes gens ensuite devaient aller à Paris, d’où le Canadien se rendrait en Angleterre afin de rendre visite à des oncles et cousins qu’il n’avait jamais vus. Claude s’occuperait de son équipement, puis reviendrait passer auprès des siens les deux mois à courir jusqu’au jour de prendre la mer.

Cette grosse décision n’avait pas été sans provoquer dans la maison Sigebert quelque émoi. Le notaire cependant reconnaissait que cette tête ardente se serait malaisément accommodée aux routinières, aux médiocres besognes du vieux monde, et l’occasion qui se présentait pour tenter la fortune était bonne certes à saisir au passage. Surtout se préoccupait-il du moyen de réaliser sans perte une dizaine de mille francs qui seraient le viatique de l’émigrant. La mère, elle, prenait davantage à cœur la séparation. Elle appartenait toutefois à cette vieille école familiale tenant qu’on élève ses enfants non pour soi mais pour eux, chaque génération en ayant à son tour le profit et la perte. Enlisée dans sa graisse et juchée sur la littérature, Aurore ne se départissait point de son olympienne sérénité. Quant à Julie, il en eût fallu bien davantage pour que la touchât un événement qui ne lui était pas personnel.

Ludivine au contraire se désolait. Ce n’est pas seulement le compagnon de jeu de son enfance qu’elle perdait, le frère affectueux et gai, mais son ami, celui qui eût été son confident si cette gentille petite âme simple et paisible n’avait eu rien à révéler.

— Je ne voudrais pas poser pour celle qui est incomprise, disait-elle à sa cousine, la larme à l’œil et le sourire aux lèvres… C’est toujours assez ridicule et ce le serait plus encore d’une petite bonne femme de mon modèle. Tout de même, avec Claude je m’entendais si bien…

Handolph Curtis employait son temps en longues randonnées à bicyclette. Pourvu que fût mise en action son énergie musculaire, peu lui en importait le but. Ce matin-là pourtant se proposait-il d’aller visiter Notre-Dame de Liesse. Me Sigebert l’avait copieusement documenté sur la légende de ce célèbre lieu de pèlerinage.

— Et surtout, ajouta-t-il au moment de retourner à son étude, ne manquez pas de vous faire montrer les trois cloches. Il y en a une que les femmes sonnaient pour devenir veuves. Celle-là, à force de servir, la corde en est usée voici bel âge et on ne peut plus l’atteindre. Les deux autres ont pour objets respectifs de se procurer un mari et de rendre mère. Par malheur, dans leur précipitation, les filles souvent confondent l’une avec l’autre.

Ce rire sonore, enfantin un peu, du jeune homme, répondit à la grosse hilarité du notaire.

Chacun étant allé à ses occupations, Randolph Curtis se mit en devoir de vérifier ses pneus.

— Cela vous retarderait-il beaucoup, monsieur, de me donner quelques minutes d’entretien ?

Vivement il se redressa. Il se trouvait seul avec Louise dans le jardin.

— Au diable la promenade, mademoiselle, si je puis vous être de quelque service.

— Oh ! ce ne sera pas long. Je cherche à me placer comme gouvernante dans une famille. Il me semble avoir plus de chances d’y réussir en Angleterre pour enseigner le français à des enfants ou le parler avec des jeunes filles. Je me proposais de mettre une annonce dans le Daily Mail de Paris et dans des journaux de Londres. Mais par la voix de la publicité, il y a tellement de concurence… J’ai donc pensé, monsieur, que peut-être dans vos relations personnelles vous pourriez me trouver cela.

By Jove ! s’exclama le jeune homme, frappé par le calme et la fermeté de ce langage auquel il ne s’attendait guère… Je demande votre pardon, mademoiselle, mais cela est si soudain… j’étais si loin de me douter… enfin c’est une chose qui sonne telle­ment absurde…

— C’est que vous ne connaissiez pas ma position. Mon père avait fait de mauvaises affaires et je me vois obligée de me suffire à moi-même. Mes cousins Sigebert sont la bonté en personne, mais je ne saurais abuser de leur affectueuse hospitalité… Puis-je espérer, monsieur, que vous vous en occuperez ?

Remis de sa prime surprise, et sa mentalité anglo-saxonne estimant assez normal après tout cet acte d’indépendance, Randolph Curtis promis de « ne pas laisser une pierre sans être retournée » pour découvrir ce qu’elle souhaitait.

— Si vous le voulez bien, ajouta-t-elle, ceci restera tout à fait entre nous. Une superstition que j’ai : les choses réussissent bien mieux quand on n’en parle point à l’avance.

— Louise, Louise ! cria une voix aiguë…

Et Julie, en costume de tennis, apparut au détour de l’allée.

— Pardon si je vous dérange… N’auriez-vous pas vu ma raquette ? Je crois l’avoir posée sur le banc… Mais non, elle ne s’y trouvait point. Le jeune homme ayant pris sa machine par le guidon pour sortir du jardin et se mettre en route, Mlle Sigebert cadette se rappela soudain l’avoir laissée dans le vestibule.

Awfully nice girl ! se dit Randolph Curtis tout en pédalant avec vigueur.

Ce n’est pas du tout à la serpentine brune que s’adressait cette énergique compliment.

Le surlendemain, dans le train qui les emmenait à Paris, il répéta son jugement sur Mlle Fresnaye à Claude, qui chaleureusement s’y associa. Après avoir tiré quelques bouffées de son cigare :

— Dites, old fellow, lui demanda-t-il à brûle-pour­-point, est-ce que vous êtes amoureux d’elle ?

— Moi ?… Quelle idée !

— Pourquoi pas ?

— Parce que… parce que…

Cette bizarre position de la question l’interloquait.

— Vous pourriez plus mal faire. She is a trump, don’t you know… Comment dire ?… Un atout… Enfin elle ferait une capitale petite femme.

— D’accord. Seulement c’est moi qui ne ferais pas un capital mari.

Claude riait du mot drôle. Mais tout d’un coup devenu sérieux.

— D’abord je suis beaucoup trop jeune.

— À vingt-cinq ans ?… C’est vrai que nous sommes du même âge. Mais dans nos idées de l’autre côté de l’eau, je suis en retard et je vais considérer la chose.

Agacé sans trop savoir pourquoi, c’est avec un rien de sécheresse que son ami répliqua.

— Vous êtes riche, mon cher. Un pauvre diable de sorte n’a pas le droit de fonder une famille avant d’avoir trouvé le moyen de la nourrir.

— Chez nous cela ne fait pas obstacle. On s’engage et on s’attend.

— Les fiançailles ne sont pas dans nos coutumes françaises.

Absurd people !

Après un instant de réflexion, Randolph Curtis conclut :

— Mais puisque vous n’êtes pas amoureux de votre cousine, ce que je viens de dire ne signifie rien.

— Rien du tout.

Jusqu’à destination Claude demeura quasi muet, enveloppant de la fumée de cigarettes renouvelées sans cesse une mauvaise humeur dont il eût été bien empêché de donner le motif…

Les plus attardées condoléances maintenant épuisées, l’orpheline recevait peu de lettres. Ce ne sont pas les morts seuls qui vont vite. M. Fresnay avait eu moins d’amis que de relations. Pour avoir pu se créer un milieu, sa fille était trop jeune. Et aujourd’hui, autour du trou fait dans l’eau par la pierre qui y tombe, déjà s’agrandissaient les ronds concentriques dont bientôt s’effacera toute trace. Un matin, Julie ayant pris le courrier des mains du facteur, chercha Louise. Elle la trouva assise sur les marches du perron, aidant Ludivine à regarnir les jardinières du salon de fleurs et de mousse fraîches.

— Une lettre pour vous, Louise… une lettre d’Angleterre.

De voir une vive rougeur envahir le visage de sa cousine, elle fut incompréhensiblement choquée. Et de sa voix la plus pointue :

— Des nouvelles de M. Curtis, peut-être ? Il vous donne la préférence.

Vivement Ludivine vint à la rescousse.

— Sais-tu s’il est capable d’écrire proprement le français ?… C’est bien autre chose que de parler. Et qui sait l’anglais ici, excepté Louise ?

— Surtout ce serait tellement préférable de ne pas épiloguer sur la correspondance du prochain.

Elles n’avaient pas vu Claude, accoudé derrière elles à une fenêtre du rez-de-chaussée.

— Où est le mal ! riposta Julie. On voit sans regarder, et si, en famille, on n’a pas le droit de faire une remarque…

— Ces remarques-là s’appellent des indiscrétions.

Il parlait avec rudesse. Sans qu’il s’en rendit bien exactement compte, ce n’est pas seulement les propos aigres-doux de sa sœur qui l’avaient irrité. Quoique, pour conformer l’exemple au précepte, il eût dû détourner ses yeux de Louise qui lisait sa lettre, il remarqua, lui aussi, qu’à présent elle était un peu pâle.

— C’est bien de M. Curtis, dit-elle en la reployant avec soin. Je lui avais demandé un service et il a l’obligeance de me renseigner à ce sujet… en anglais, ainsi que judicieusement le présumait Ludivine. Il vous envoie à tous ses kind regards et bientôt, Claude, il vous écrira.

Après un instant, elle regagna sa chambre.

Dans l’attendrissement de la séparation prochaine, Ludivine n’avait plus le cœur à taquiner son frère. Mais la douce petite malice qui était en elle trouvait à s’épancher autrement.

— Sais-tu, Julie, à quoi je pense ? dit-elle confidentiellement à sa sœur… Si au lieu d’emmener un Français avec lui, cet indigène du Manitoba en emmenait deux, dont une Française ?…

Des gros yeux en boule de jais en sortirent quasiment de leur orbite.

— Tu as lu trop de romans anglais, ma chère, et tu crois que c’est arrivé.

— Qu’y aurait-il donc d’invraisemblable ? En ces bienheureux pays, un homme ne se préoccupe pas de l’argent que peut avoir une fille dès qu’il en est amoureux.

Au vif étonnement des deux sœurs, l’intervention de son frère dispensa Julie de chercher une riposte.

— Quelle rage, dit-il, tient les filles de croire que deux individus de sexe différent ne peuvent s’approcher sans que sévisse le fatal béguin…

— Toujours ce n’est pas à mon profit que je le croirais. Et puis, tu sais, espèce de Patagon, si on supprimait ça, tout de même, le monde finirait vite.

— Tu n’as pas le sens commun, Ludivine, répliqua-t-il agacé.

— Connu : c’est ainsi qu’on s’en tire quand on est a quia. Vous seriez bien embarrassés l’un et l’autre de m’expliquer en quoi mon idée est tellement saugrenue.

— Je ne dis point qu’elle le soit, reconnut Claude honnêtement. Mais comme nous n’en savons rien du tout, ce ne sont que des papotages.

— Du moins ne font-ils de mal à personne et c’est mieux que casser du sucre sur la tête du prochain.

Malaisément déferrée, la petite roussotte d’ordinaire avait le dernier mot. Se trouvant d’accord cette fois, par hasard, Claude et Julie, haussant les épaules, tirèrent chacun de son côté.

Positivement, il estimait absurde l’hypothèse de sa jeune sœur, beaucoup plus qu’à l’examen ne lui semblait celle émise par son ami. Et lui, si peu spéculatif, il se surprit à songer. Il songeait comme jamais encore n’avaient songé ses vingt-cinq ans. Les longues fiançailles, oui, de prime abord cela blesse ces idées qui ne sont que de l’accoutumance à une tradition. Au pays où en existe l’usage, n’est-on pas choqué, tout au rebours, de la précipitation avec quoi ailleurs les amoureux se ruent sur le mariage ? En effet, ne doit il pas y avoir un charme délicat dans le temps — des années parfois — pendant lequel, de loin comme de près, séparés même par les mers, battent à l’unisson deux cœurs tendres et fidèles ?… Quelle douceur ce doit être, dans les peines et les périls, d’avoir sur les lèvres un nom aimé, devant les yeux une image chérie…

D’autre part, objecte le scepticisme de la race, qui sait si la réalité conquise ne se trouvera pas inférieure au rêve ? Puis, aliéner sa liberté sans la compensation de l’immédiat profit… Bon cela pour l’Anglais froid et facilement chaste, car par le goût des sports il trompe celui des femmes… Mais, le tempérament français, plus ardent, plus léger, s’en accommoderait-il ? Pour tenter pareille aventure, il faudrait être bien sûr de soi, être aussi bien sûr d’une femme…

Cependant, pour que Ludivine eût conçu cette idée… Elle est futée, la petite. Et la grinche de Julie ? Les filles ont pour ces choses un flair de limier. Et les paroles de Curtis, l’autre jour, en chemin de fer, est-ce qu’elles auraient été tendancieuses ? Avait-il voulu, en loyal compagnon, s’assurer que le champ était libre ? Ce soupçon irrita Claude violemment. Il s’en gourmanda. Était-il donc comme sa brune sœur, qui dans le moindre flirt surpris voyait une offense personnelle Ah ! et puis au diable toutes ces histoires… On avait bien affaire de lui mettre ainsi martel en tête pour ce qui ne le concernait en aucune manière…

Quand même, il demeura fort énervé.

Une heure plus tard, en traversant le jardin pour aller essayer sa nouvelle carabine sur la cible qu’il avait installée au bout du pré, Louise le rejoignit.

— La lettre de votre ami, lui dit-elle, n’a rien de secret. S’il n’y avait eu que vous et Ludivine, je vous en aurais donné la lecture séance tenante.

— Allez-vous donc, fit-il quasi bourru, invoquer des excuses pour conserver par devers vous des choses qui ne regardent personne ?

— Mais elles vous regardent, mon cousin… elles vous regardent tous ici, car tous vous me portez de l’intérêt. Dès ce soir vos parents en auront connaissance. Puisque cependant vous m’aviez l’autre jour fait l’amitié de m’informer, moi la première, de vos desseins, il me plairait d’en user de même avec vous.

Claude prit place sur un banc auprès d’elle. Elle lui traduisit la lettre. Lorsqu’il la quitta, sa méchante humeur s’était fondue en un profond attendrisse­ment.