Veuvage blanc/08

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Éditions de la Mode Nationale (p. 74-80).

CHAPITRE VIII


— Rien de grave : des retours de malaria d’Afrique, avec complication d’un peu de congestion au foie rapportée d’Extrême-Orient. À la rigueur j’aurais pu garder mon commandement. Mais je ne sais pas faire ma besogne à demi. Je n’aurais eu qu’à me trouver sur le flanc au moment des grandes manœuvres… Le climat de Toulouse aussi, avec son vent d’autan qui est le sirocco atténué, ne convient guère à ce genre d’affection. Si bien que j’ai pris six mois de disponibilité pour me mettre au vert.

— Allons, protesta Me Sigebert. Tu es solide au poste, mon camarade… J’en voudrais pouvoir dire autant, ajouta-t-il avec un regard mélancolique sur les grosses jambes courtes qui supportent la proéminence de son ample abdomen.

De fait, et bien qu’un peu son aîné, il semble au contraire le cadet de quinze ans, ce soldat sec et droit comme une latte, maintenu vigoureux par l’entraînement d’une vie active.

— Peuh ! répond le général, il y a encore de la façade… Mais les charnières commencent à se rouiller, mon bon… Tant que j’étais en selle, je portais beau. Pour le peu de temps que j’ai mis pied à terre, je perds ma forme. Il me semble que je m’affaisse. Toutes les fatigues si gaillardement endurées me tombent sur les épaules.

— Laisse donc… Quand tu te seras reposé, tu feras un nouveau bail.

— Pas bien sûr. Je te le dis au contraire, depuis que me voici temporairement métamorphosé en bon bourgeois, effet de l’oisiveté, de l’air du pays, que sais-je ? une mollesse m’engourdit. Et sais-tu bien à quoi très sérieusement je pense ? Puisque j’ai dû faire halte sur la route, sera-ce bien la peine de reprendre une course dont le terme est aussi proche ? Et ma fois, j’ai quelque vélléité de demander la liquidation de ma pension

— Tu n’es pas en ligne pour les plumes blanches ?

— Trop tard. Le coche est manqué.

— Avec ton ancienneté pourtant, tes beaux services…

— On ne sait jamais pourquoi, ni comment ces choses-là s’arrangent. Dans notre grade, nous nous valons à peu près tous. L’un décroche la timbale les autres restent en route… il n’y a pas à s’en chagriner.

Sous sa philosophie, une mélancolie se devinait. Le notaire objecta :

— Mais les services que tu peux encore rendre au pays…

— Faute d’un moine, l’abbaye ne chôme point.

Uno avulso, non déficit alter…

— Si tu préfères. Je crois pouvoir, en conscience me rendre cette justice d’avoir bien servi. Mais, moi installé dans mes pantoufles, un camarade chaussera mes bottes sans qu’il y ait rien de changé en France qu’un nom sur l’Annuaire et un retraité de plus. En mon temps d’ailleurs, je préconisais, comme cela se doit, le rajeunissement des cadres supérieurs. Il messied de l’oublier quand on est à son tour passé vieille baderne. De toute façon d’ailleurs, l’état-major général devra bientôt se passer de moi. À quoi bon : dès lors l’encombrer plus longtemps de ma carcasse passablement déjetée, quoi que tu aies la politesse d’en dire ?

Sa physionomie s’assombrit pour continuer :

— Je suis seul dans la vie. Pas de fils, pas de gendre en faveur de qui exercer ma petite influence militaire. Pas de fille pour qui m’attacher un officier d’ordonnance propre à lui faire un mari. Je n’ai qu’à m’occuper de ma personne. Ce n’est pas bien intéressant, mais quand même il faut vivre.

— Précisément parce que tu n’as guère d’intérêt que dans ton métier ne devrais-tu pas, ce me semble, y renoncer avant le temps.

La mélancolie du général s’accentua.

— Ah ! c’est que nous avons, nous autres, à passer par une crise ignorée dans vos professions. Quand on a eu la chance de parvenir, lentement, laborieusement, au sommet de la hiérarchie, il n’est d’humilité chrétienne qui empêche de se sentir grandi un peu par l’exercice de l’autorité… davantage encore par le sentiment de la responsabilité. C’est quelque chose, vois-tu, d’être à cheval sur le front de dix mille baïonnettes soudées dans votre main en un bloc d’acier dans lequel battent dix mille cœurs, frémissent dix mille jeunes courages…

Confus de cet accès d’éloquence, brusquement il s’arrêta. Sa physionomie plutôt sévère, qu’avait illuminée une flamme juvénile, prit une expression de bonhomie un peu rude tandis qu’il continuait :

— Eh bien ! choir de là, brutalement, sans transition, du soir au matin à la lettre, pour devenir un vieux monsieur décoré, flânant sans but, son parapluie sous le bras, c’est dur, mon cher Alcide, très dur. Lorsque approche l’échéance, on se sent dans les dispositions de celui qui a une dent à se faire arracher. N’est-il donc pas plus raisonnable de sacrifier ses jours de grâce ?

— Et tu t’établirais ici ?

— Bien heureux d’avoir un point fixe à rallier, au lieu de planter ma tente au hasard de la dernière garnison, ou bien d’élire domicile à Versailles, cette nécropole des vieux pompons.

— Ne t’y ennuieras-tu point ?

— Pourquoi m’ennuierais-je ? N’est-ce pas le vœu du sage au terme de sa carrière : s’asseoir à l’ombre de sa vigne ou de son figuier ?… Les occupations au surplus ne me manqueront point. Fer pour fer, je troquerai l’épée contre le soc de charrue…

— Cincinnatus…

— À cela près que je n’ai pas sauvé la patrie, et qu’elle ne viendra point me relancer. Si, comme le commande la prudence, je laisse la culture aux soins de mes métayers, j’aurai du moins le jardinage… la chasse, tant qu’il me restera assez de jambes pour aller en plaine derrière un bon pointer. Je ferai mon apprentissage de pêcheur à la ligne. Puis quelque manie me viendra peut-être… Les fouilles par exemple… Notre sol n’est-il pas riche en antiquités ?

Comme il sied à un notaire d’esprit cultivé et d’âme traditionaliste, Me Sigebert était passionné pour l’archéologie locale. S’échauffant aussitôt à cette perspective :

— Tu ne crois pas si bien dire. Justement à la lisière de la luzerne, jouxtant les terres du maire, en creusant une tranchée d’irrigation on a mis au jour des ossements mêlés de fibules. Je les ai recueillis pour te les montrer. Il y avait là autrefois des tumuli qui ont été rasés du temps de ton père. Toujours j’avais pensé que ce devait être le lieu de quelque sépulture mérovingienne. Et de l’autre côté de Montbérault, la tradition, t’en souviens-tu ? place un camp romain dont on a retrouvé de faibles traces. Celui de Labiénus, peut-être, quand il fit campagne contre les Lingons.

— Tu vois, dit le général en riant, me voici avec du pain sur la planche. Nous en reparlerons… d’autant que je sens grand besoin de me documenter sur la matière.

Et avec un sourire goguenard :

— Enfin, poursuivit-il, j’aurai mon travail sur la réorganisation de l’armée, l’épée de chevet de l’officier général en retraite, chacun son plan de réformes, toutes meilleures les unes que les autres. Cela ne fait pas de mal, puisque cela reste sur le papier et c’est toujours bien aussi intelligent qu’une collection de timbres. M’ennuyer ?… À d’autres, mon bon… J’en aurai plein les mains au contraire.

— Alors, c’est chose résolue ?

— À peu près. Ainsi, auprès des tombes de ceux que j’ai aimés, attendrai-je que, pour m’envoyer les rejoindre, la mort vienne me chercher dans mon lit puisqu’elle n’a pas voulu de moi au feu, ce que j’eusse préféré certes. Enfin, l’essentiel c’est de bien mourir. J’y tâcherai comme j’ai fait de mon mieux pour bien vivre. Et peut-être ma côte d’amour ne sera-t-elle pas trop mauvaise quand je me présenterai au grand rapport de là-haut.

Pratique, le notaire revint aux choses concrètes.

— Ta maison aura besoin de quelques réparations.

— Elle durerait bien toujours autant que moi. Enfin je verrai le maître maçon.

Et comme Me Sigebert déclamait :


« Passe encore de bâtir, mais planter à cet âge… »


— Voilà bien, reprit-il, la tristesse de ma vie. Pour qui planterais-je, en effet, et même bâtirais-je ?

— C’est vrai : tu n’as pas d’héritier proche.

— Aucun autre que le fils de mon unique cousine germaine, Rose Thierry, qui avait épousé le substitut de Vervins, mort conseiller à la cour. Ce garçon est riche, car mon oncle avait fait une jolie fortune comme ingénieur au percement de l’isthme de Suez. Je le connais peu, ce neveu à la mode de Bretagne, mais assez pour ne l’estimer guère. Il n’a que faire de mes quatre sous et, étranger au pays, il s’empresserait de vendre ma pauvre Saulaie. J’ai trop aimé ma chère femme… J’aurais dû me remarier peut-être pour avoir des enfants à qui transmettre le morceau de terre reçu de mes parents.

Un léger coup frappé à la porte du cabinet notarial les interrompit. C’était Louise. Aussitôt arrivé à Ecuyères, le général avait dû aller en Bretagne pour assister comme témoin au mariage d’un de ses officiers. Au retour, un accès de fièvre l’ayant retenu quelques jours à la chambre, c’était sa première visite à son ancien camarade. Ainsi ne savait-il rien encore de ce nouveau membre de la famille.

Dans la ruine de son foyer, sa paternité perdue avait laissé un si cuisant regret à ce cœur fait pour les affections domestiques, que toute jeune fille rencontrée lui inspirait un intérêt attendri. Celle-ci était bien propre à l’attirer particulièrement, avec l’agrément de sa physionomie distinguée et fine, le charme discret émanant de toute sa personne frêle, enfin, par-dessus cela, quelque chose de grave et de fier. Les présentations faites, quelques propos échangés, Louise s’étant retirée après avoir rendu le message dont l’avait chargée Mme Sigebert, le regard du général interrogea. Sans se faire prier, le notaire lui raconta l’histoire. Et pour finir :

— C’est de grand cœur que ma femme et moi l’avons accueillie et bien volontiers, certes, nous la garderions auprès de nous, car chacun l’aime ici. Malheureusement nous avons de lourdes charges. Aussi, malgré le chagrin que nous en éprouvons, ne pouvons-nous trouver mauvais qu’elle songe à l’avenir. Sous son apparence délicate, elle a une énergie, cette petite… Figure-toi, Charles, qu’elle-même, sans nous en dire mot, s’était mise en quête d’un emploi. Et par l’entremise du Canadien dont je t’ai parlé à propos de Claude, elle vient de trouver. D’ici trois mois, la personne qu’elle remplace ne quittant qu’en octobre, elle partira pour l’Angleterre, comme gouvernante de deux fillettes dans une famille de propriétaires campagnards Quinze cents francs par an… Elle se trouve chanceuse comme si elle entrait en possession des mines de Golconde. Et hier elle avait à Paris son auto… Cela encore ne serait rien. Mais à vingt-trois ans, s’en aller ainsi par le monde, dans une situation dépendante, subalterne, précaire… Ah ! le pauvre Amédée, de là où il est, s’il voit le résultat de sa folie, combien il doit avoir de regret et de honte.

— J’ai eu le capitaine Fresnaye sous mes ordres en Algérie. Esprit tourmenté, je me rappelle, cerveau chimérique, âme empoisonnée d’ambition d’argent. Encore une victime de ce mirage de la fortune qui fait lâcher la proie pour l’ombre, s’écarter des voies droites et prendre les chemins tortueux qui mènent à la culbute. Il avait de la valeur, il serait au moins colonel aujourd’hui, avec l’honorabilité et la sécurité de l’existence… Oui, certes, il a été coupable…